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Selon Thomas Piketty, « la littérature […] regorg[e] d’informations plurielles extrêmement précises sur les niveaux de vie et de fortune des différents groupes sociaux, et surtout sur la structure profonde des inégalités, leurs justifications, leurs implications dans la vie de chacun[1] ». Dans cette perspective, l’idée d’un chantier visant à relire la littérature des femmes au Québec d’avant la « Révolution tranquille » à l’aune de l’économie et de ses manifestations textuelles suggère des pistes nombreuses et stimulantes. À commencer par la mise en lumière d’un répertoire de types et de scripts permettant d’esquisser les formes d’une agentivité féminine économique au sein d’un marché fondé sur la domination masculine et les rapports sociaux asymétriques entre les genres. On peut ici évoquer le rôle d’administratrice de biens immobiliers que revêtent, à quatre-vingt ans d’écart, les personnages d’Angéline de Montbrun[2], chez Laure Conan, et de Laure Clouet[3], chez Adrienne Choquette. Déjouant les schémas traditionnels du mariage ou de l’entrée en religion[4], ces riches héritières apprennent sur le tard à disposer de leur patrimoine comme elles l’entendent ; léguant, louant ou rénovant un domaine familial qui devient moins la « maison du père[5] » que la maison des filles et le reflet de leur émancipation. Autres temps, autre type : apparu dans l’entre-deux-guerres, celui de la jeune employée témoigne, de son côté, d’un rapport à l’argent en tension dû aux nécessités de la vie. Ainsi Pierrette, dans le roman sentimental Amour moderne de Laetitia Filion, doit-elle faire « l’apprentissage du “struggle for life[6] » afin de faire vivre sa famille ruinée. Un troisième type serait, assurément, celui de la consommatrice, et dont les désirs d’achat, calqués sur des velléités d’ascension sociale, constitueraient autant de moteurs au déroulement de l’intrigue que d’attributs délimitant la psyché du personnage. C’est ici la frêle figure de Florentine Lacasse qui apparaît, chez Gabrielle Roy[7], et dont l’échec amoureux se double d’une tragédie socioéconomique, alors que le personnage rêve à la rue Sainte-Catherine, à ses enseignes lumineuses et aux mille promesses de bonheur que reflètent les devantures des salles de cinéma et des magasins de prêt-à-porter[8]. Sélectionnés au sein d’un corpus narratif aussi vaste que disparate sur le plan des formes et des discours littéraires ainsi que sur celui des valeurs qui l’habitent, ces quelques exemples montrent la présence d’un imaginaire économique à même les productions littéraires des femmes au Québec : une représentation systématique d’actions, de figures narratives et de personnages susceptibles, d’une part, de complexifier notre lecture et notre compréhension d’un corpus qui a longtemps été marqué du double sceau de l’exceptionnel et du silence[9] et, d’autre part, de montrer en quoi les oeuvres littéraires constituent les marqueurs d’une situation économique prenant en compte les mécanismes d’attribution de la valeur et du pouvoir entre les rôles genrés.

C’est à ce chantier de recherche que le présent article entend contribuer en se penchant sur un corpus méconnu, mais évocateur d’une configuration significative des rapports de force entre femmes et économie dans la littérature québécoise avant la décennie 1960. Dans le contexte de ce que d’aucuns ont nommé la « révolution littéraire et culturelle[10] » des années 1940, la fiction publiée dans les magazines à grands tirages forme un ensemble vaste dans lequel il est possible d’opérer une lecture critique attentive aux motifs et aux discours mettant en scène les lois du marché, les échanges économiques et les logiques déterminées par l’intérêt. Les mensuels illustrés comme le Bulletin des agriculteurs et La Revue moderne tiennent une position substantielle dans la vie littéraire québécoise de la décennie 1940. Relativement bien dotés dans l’échelle des valeurs symboliques, comme en attestent les signatures qui composent le sommaire et qui traduisent le fort degré d’attractivité de ces magazines dans l’espace culturel – Claude-Henri Grignon, Alain Grandbois, Ringuet notamment –, ils tirent à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, ce qui leur offre une popularité remarquable à l’époque. Ce double enjeu de la légitimité et de la popularité explique le parti pris de ces fictions qui cherchent à situer, aussi précisément que possible, des histoires d’amour sur les plan géographique, social, économique et culturel, répondant ainsi à l’appel d’Henri Girard de « montrer en action des personnages vrais et vivants[11] ». L’attrait pour le réalisme – esthétique, du reste, historiquement consacrée par l’existence centrale de l’argent et des échanges de biens[12] – s’explique aussi, semble-t-il, dans la nature du support de publication lui-même. Objet de consommation où cohabitent et se complètent littérature, information et publicité, le magazine est un objet foncièrement économique, dans le sens où il sursignifie le rapport à l’argent et au pouvoir d’achat ainsi que les logiques d’appropriation et de distinction propres aux rapports de domination et de prédation des classes socioéconomiques, et particulièrement des classes moyennes[13]. Dans ce contexte, que ce soit par les nombreux rapports d’intelligibilité qui naissent entre les différents espaces du périodique ou par le processus d’appropriation du réel qu’opère la fiction, les récits brefs et les contes forment les relais d’images et d’injonctions, tantôt explicites, tantôt tapies dans les ressorts du texte, qui élaborent un cadre économique auquel le lectorat, et plus spécifiquement féminin, peut souscrire à peu de frais.

Partant de là, je me penche sur les représentations de l’économie dans quelques nouvelles écrites par Gabrielle Roy et Jean Despréz (pseudonyme de Laurette Larocque-Auger) et parues dans La Revue moderne en 1939 et en 1940. Profitant de l’essor des magazines pour faire fructifier leur capital symbolique et financier, ces deux écrivaines sont, de prime abord, les pourvoyeuses principales de récits brefs pour le périodique entre 1939 et 1942[14] : Despréz fait paraître dix-neuf nouvelles sous son autre nom de plume, Carole Richard ; et Gabrielle Roy, quinze[15]. En outre, Despréz et Roy remportent ex aequo le prix de littérature de La Revue moderne en 1940, ce qui constitue un indice du succès et de la réussite qui sont les leurs, à un moment où la direction du magazine adopte une politique éditoriale mettant de l’avant la production nouvellistique locale et nationale qui va, de fait, accentuer la concurrence entre les différents membres du personnel littéraire. Les nouvelles, quant à elles, prennent très souvent la forme de brefs récits sentimentaux rythmés par l’humour et les péripéties, et qui situent leur action au sein d’une famille de classe moyenne, dans une maison où les femmes ont leur rôle à jouer. Cette focale, on va le voir, favorise le déploiement d’une série de motifs et de scripts qui délimitent un certain imaginaire économique, qu’on cherchera à comprendre à partir de l’agentivité des personnages féminins, soit des contraintes et des possibles qui motivent leur parcours et leurs intérêts dans la fiction, ainsi que de leur rapport au « bon goût » et à la distinction.

Types, scripts et espaces de l’imaginaire économique chez Gabrielle Roy et Jean Despréz

Dans une perspective rappelant le concept d’échange économico-sexuel forgé par Paola Tabet[16], Nathalie Heinich a fait de « l’articulation entre ces deux critères du statut que sont le mode de subsistance économique, d’une part, et la disponibilité sexuelle, d’autre part[17] » le coeur de son étude sur les « états de femme » dans les textes littéraires occidentaux. Dans son essai paru en 1996, la chercheuse postule l’existence d’un système des « possibles offerts à la carrière féminine[18] » dont les configurations imaginaires dans la fiction réinvestiraient un certain nombre d’attributs définitoires d’une structure identitaire de la féminité. Laissant de côté les tenants et les aboutissants d’États de femme, les pages qui suivent chercheront à montrer comment, en effet, le rapport entre l’agir économique et l’agir sexuel et sentimental se manifeste sous la forme d’une interdépendance stricte dans les nouvelles de Gabrielle Roy et de Jean Despréz.

De prime abord, il convient de dire quelques mots sur le corpus et sur les caractéristiques constitutives de son homogénéité. Les neuf récits à l’étude[19] se distinguent par la fréquence d’un même schéma narratif concentré autour des thèmes de l’amour et de la famille. Ils évitent d’emprunter la voie du récit « de la jeune mariée[20] », un scénario qui deviendra surtout populaire dans la décennie suivante, et optent plutôt pour les modèles, souvent enchâssés, du boy meets girl et du récit de la vie de famille. D’un côté, « Cendrillon “40 », « Le roi de coeur » et « Oh ! ces ingénues… » mettent en scène des personnages féminins, jeunes et célibataires, et qui attendent de rencontrer l’amour ; ce qui se concrétise dans les deux premières nouvelles, tandis que la troisième, après avoir évité de justesse le déshonneur de l’héroïne dans les bras d’un homme plus âgé et aux aspirations tendancieuses, laisse planer les possibles d’une heureuse issue amoureuse. De l’autre côté, les nouvelles « Le budget », « La conversion des O’Connor » et « Toto » se penchent sur des personnages féminins mariés de longue date et sur leurs relations avec les autres membres de la structure familiale. Dans « Le budget », le personnage de Louise doit trouver une solution aux multiples problèmes, notamment économiques, que rencontre sa famille. Dans les deux autres, l’absence réelle ou potentielle de la mère entraîne une succession de malheurs domestiques, tantôt cocasses, tantôt pathétiques qui, à la fin, se résolvent autour d’une alliance familiale, maritale et parentale. « Le coeur de Nadine », de Jean Despréz, synthétise ces deux sous-ensembles. Cherchant à s’épanouir sur le plan sentimental mais également professionnel (elle veut faire des études), l’héroïne éponyme est toutefois confrontée à la sévérité de sa mère, un élément qui annonce, dans la deuxième partie du récit, la crise qui s’instaure entre les parents de Nadine, et que cette dernière s’attachera à régler. Les deux dernières nouvelles du corpus échappent à ces scénarios, mais n’abandonnent pas le filon amoureux pour autant. Dans la nouvelle à chute « Le monde à l’envers », Roy raconte l’escapade romantique en campagne d’un patron et de sa secrétaire – on apprend dans l’excipit que les deux personnages sont en réalité mariés. Quant à « Tragédie nocturne », Despréz y campe une belle veuve riche dans le paysage exotique du Maroc, et qui se laisse berner par un séducteur dont les dents de requin traduisent son appétit pour la fortune et sa mauvaise foi. À mi-chemin entre le roman sentimental et la nouvelle policière, ce dernier récit se conclut sur une note dysphorique qui va à rebours des autres textes : loin de trouver l’amour, l’héroïne est livrée, dans l’excipit, à « la solitude de son pauvre coeur deux fois saboté dans les traquenards de la fatalité » (TN, p. 36).

On comprend que la problématique amoureuse, qui constitue la focale des nouvelles sentimentales de Roy et de Despréz, n’évacue pas d’autres enjeux qui prennent le pas sur l’intrigue principale. Les relations complexes entre les mères et les filles, la déliquescence du couple parental, les rapports de rivalité entre frères et soeurs, le risque que représentent les « prédateurs » masculins pour les héroïnes forment quelques ressorts narratifs récurrents qui participent, d’une part, de la mise en place d’effets de réel allant dans le sens de la direction littéraire de Girard et, d’autre part, d’un brouillage générique semblable, mutatis mutandis, à ce qu’observe Michel Lord pour les nouvelles d’Yves Thériault à la même époque[21], et qu’une étude de plus grande ampleur permettrait de confirmer et d’approfondir dans le corpus nouvellistique des années 1940. On assiste ainsi à la configuration narrative d’un certain nombre de tensions touchant à la fois à la position du personnage féminin dans l’histoire et dans l’univers social que s’attachent à peindre les nouvelles, et à sa disponibilité et à ses intérêts dans les sphères croisées de la sexualité et de l’économie.

Hormis « Le monde à l’envers » et « Tragédie nocturne », qui situent leurs personnages dans un horizon public, rural ou exotique, les récits brefs du corpus se déroulent principalement – sinon complètement, comme « Cendrillon “40 » et « La conversion des O’Connor » – dans l’espace domestique, c’est-à-dire la maison ou l’appartement. Dans son étude sur la littérature féminine moyenne anglaise des années 1920 aux années 1950, Nicola Humble envisage la surreprésentation de la maison comme un levier du système d’assignations de classe et de genre qui entoure les femmes issues des classes moyennes[22]. Ce rapport étroit entre domesticité et identité féminine dans l’imaginaire est tout aussi présent au Québec au tournant des années 1940, et particulièrement dans les magazines. En 1936 déjà, la promotion d’une « Maison moderne » par La Revue moderne visait notamment les lectrices en leur fonction de consommatrices : les annonceurs partenaires du projet mettaient en scène le foyer et ses bienfaits pour les épouses et mères de famille dans de nombreuses publicités qui alimentaient, sur un registre consumériste, les mêmes recommandations prônées par la directrice du courrier mensuel du périodique, Marjolaine (pseud. de Justa Leclerc). Autrement dit, l’univers domestique sature le magazine, ce qui se répercute dans la fiction québécoise populaire publiée dans les mêmes années[23]. Or, ce repli dans la maison ne sépare pas les femmes des préoccupations économiques traditionnellement associées à l’espace public. Cette partition des espaces organise la distribution des rôles, des richesses et des intérêts de façon différente, tout en assurant la reproduction des normes de genre en fonction du paradigme privé/public. Aussi peut-on affirmer avec Alexandre Péraud que, « moins tapageur que son avatar boursier, l’intérêt tapi dans le clair-obscur de la domesticité est donc source d’authentiques drames qui offrent sans doute au scalpel de l’analyste des situations plus subtiles et nous permettent de mieux détailler la manière dont les désirs entrent en jeu ou en conflit[24]. » Chez Roy comme chez Despréz, les hommes travaillent à l’extérieur, sont des employés ou des patrons, gagnent un salaire qu’ils rapportent à leurs épouses. Ces dernières, au contraire (sauf la secrétaire de « Le monde à l’envers »), sont responsables de l’économie de la maison (OI, B, C, RC, CO), un lieu dont les hommes sont, au contraire, soit absents, soit présents temporairement. Demeure manifeste le lien organique qu’entretient le personnage féminin avec la maison ; lien qui se traduit dans les sentiments croisés d’appartenance et de fierté qui marquent l’attachement à l’espace domestique. Dans « Oh ! ces ingénues… », Irène, la mère de l’héroïne, organise régulièrement des fêtes mondaines à son domicile. Ce qui relève d’un caprice, comme le souligne le texte, forme surtout la démonstration éclatante de sa réussite sociale et de ses capacités de direction domestique. Le début de la nouvelle s’ouvre sur la description des menus détails orchestrés par Irène, maîtresse de cérémonie qui avait, dit-on, « la vanité de sa maison » (OI, p. 6), et dont les rêves de grandeur ainsi que le sens de l’organisation des festivités révèlent un goût pour l’excès que ne manque pas de commenter son entourage : « Ça faisait miteux, disaient ses filles. Ça faisait châtelaine, disait-elle. Ça faisait “ben du trouble”, maugréaient sa cuisinière, sa femme de chambre, sa bonne à tout faire, son maître d’hôtel et son chauffeur. Ça faisait vantard, disaient ses bonnes amies. Ça faisait des dettes, disait son homme d’affaires » (OI, p. 6). Excès dépensier et excès de style – ici, les reprises anaphoriques – témoignent, de prime abord, d’un orgueil domestique qui est raillé par la famille et les proches d’Irène, mais également de la concrétisation d’un statut social que se doit de revendiquer, avec forces dépenses, la « jeun[e] matronn[e] [sic] » (OI, p. 6).

Face à la « châtelaine » Irène et à ses logiques économiques bourgeoises, d’autres nouvelles, elles, misent sur le rapport étroit entre personnage féminin et espace domestique à partir d’un même script : celui d’une crise financière alarmante, comme c’est le cas dans le bien-nommé « Le budget » de Despréz et la nouvelle « Le roi de coeur » de Roy, deux textes qui méritent qu’on s’y attarde davantage. Le premier raconte une journée dans la vie de Louise, mère au foyer dont le rôle principal est de veiller au grain pour l’ensemble de la famille. Le paratexte de la nouvelle dit bien l’enjeu principal du récit : « Avec deux enfants adolescents et un mari léger, comment Louise parvient-elle à équilibrer le budget familial ? » (B, p. 5) La nouvelle montrera justement la force de caractère de Louise, son dévouement pour sa famille et sa détermination afin de trouver l’équilibre budgétaire tant recherché. Pour permettre à sa fille d’étudier au baccalauréat et d’épouser un jeune homme de son âge, mais aussi pour lui permettre d’échapper à Pierre, un ami de la famille qui a des vues sur la jeune femme, Louise accepte de devenir secrétaire pour le compte de ce dernier et, in fine, de contribuer activement à la rentrée d’argent permettant d’assurer l’harmonie et la survie de la maisonnée. Le texte de Roy, quant à lui, raconte l’histoire de la famille Mc’Kenzie. Un an après le décès de son époux, Emily, mère de trois jeunes femmes prénommées Marge, Tony et Kat, décide d’accueillir dans sa maison de campagne des pensionnaires afin de renflouer les caisses de la famille. Arrive un col blanc de la ville, Ted Sullivan, véritable maniaque des chiffres et de l’ordre qui, au contact de la famille Mc’Kenzie, abandonne sa rigidité. L’une des jeunes femmes, Kat, facilite cette transformation. Il faut dire que la jeune fille est bercée par la « chimère » d’un « grand jeune homme, un peu triste et pauvre comme eux, le cou enveloppé d’un foulard blanc, et qui viendrait par la route du village, sa petite valise à la main » (RC, p. 33-34). À la fin du texte, le personnage masculin quitte momentanément la maison des Mc’Kenzie en faisant la promesse de revenir, au printemps, pour se fiancer avec Kat.

Ces deux textes se situent aux antipodes de l’entreprise vaniteuse d’Irène dans « Oh ! ces ingénues… » en faisant de la faillite l’horizon dominant de l’histoire. Mais quelle est la nature de cette faillite ? Dans le cas du « Roi de coeur », le deuil de la mère, ajouté à une certaine crédulité, a raison du patrimoine familial légué par le père :

Marge eut l’air de rejeter cette idée saugrenue comme une bonne farce. « Ruinés ? Mais tout l’argent que nous a laissé Papa ? »

— « Je l’ai investi […] Et je l’ai perdu. C’était un monsieur Brown, si je me souviens bien qui m’avait conseillé d’acheter des quotes-parts. […] C’était un monsieur qui avait l’air de bien s’y connaître. […] J’ai fait pour bien faire. Quand on a trois filles à marier on cherche à assurer leur avenir. J’ai eu l’idée de doubler notre petit capital et de vous ramasser chacune une jolie dot ».

RC, p. 7

La nouvelle vulnérabilité qui frappe la famille Mc’Kenzie après la mort du père ainsi que les bonnes intentions d’Emily au nom des intérêts – conjugaux et économiques – de ses filles, conduisent les personnages au bord du gouffre financier. Trois options se présentent aux Mc’Kenzie : travailler, vendre la maison ou accueillir des pensionnaires. Si la deuxième option signifie la désintégration de la famille, comme le craint Emily (« Se séparer ! C’est effrayant », RC, p. 7), la première est tout aussi difficile à concevoir. Alors que Kat évoque le projet de chercher un emploi, la mère s’exclame : « Oh, mes pauvres enfants. Tâchons de trouver autre chose » (RC, p. 7). Pour échapper à la ruine et à la séparation, les Mc’Kenzie décident donc d’accueillir des pensionnaires. La crainte de perdre le domicile est compensée par une nouvelle forme d’investissement, celle-ci économique, de la maison, qui devient un levier du rétablissement des finances familiales (« Ce sera la prospérité », souhaite Marge, RC, p. 33). Dès lors, les mécanismes du récit d’amour se mettent en place, et l’on comprend que le premier pensionnaire, Ted, sert à réintroduire le schéma du boy meets girl propre aux fictions sentimentales dans la nouvelle de Roy, tout en incarnant et l’amoureux modèle, et le sauveur de la famille.

« Le budget » de Despréz s’initie également sur cette mise en scène du struggle for life[25], dans le cadre d’une maison dont l’épouse s’afflige qu’elle soit « démesurément petite mais si coquette » (B, p. 5) – un paradoxe faisant écho au charme et à la simplicité qui avaient été les maîtres-mots de la promotion de la Maison moderne en 1936. On y retrouve Louise, aux prises avec de savants calculs, tentant de compenser les dépenses des uns et des autres :

Loyer, 40,00 $. – Téléphone, 3,25 $. – Gaz et électricité, 4,75 $. – Annette, 15,00 $. – Paiement sur la voiture, 20,00 $. – Freiman’s, $20,00. – Serim’s, 10,00 $. – Université de Jean, 10,00 $. – Piano et diction de Monique, 12,00 $. – Assurance, 22,50 $.

Total : 167,50 $.

Voilà !…

Et Claude arrivera tantôt souriant, heureux, jeune de toute la belle vitalité de ses trente-huit ans ; il déposera sur les genoux de Louise le chèque entier, tout rond, « pas entamé » : deux cents dollars, son mois de travail comme employé de l’Administration. Et Louise sera obligée de sourire, d’être gaie, d’oublier qu’il ne lui restera en main que 32,50 $ pour l’épicier, le boulanger, le laitier, le médecin, pour l’argent de poche qu’elle remet à Claude chaque samedi, les tramways de Jean, les cinémas de Monique, le coiffeur, la manicure [sic], le savon, la pâte à dents, les journaux, et les « collins » pour le bridge du dimanche soir !…

B, p. 5

Au père, Claude, reviendrait la satisfaction du travail rémunéré ; à la mère, Louise, l’inquiétude des fins de mois et les tentatives répétées, frappées d’incertitude, de « boucler » le budget. Cette distribution asymétrique des tâches entre les genres génère aussi des attitudes différentes, notamment chez Louise, qui se doit de refouler ses émotions afin de satisfaire son époux. On peut postuler que la nouvelle montre l’envers du décor de la Maison moderne que cherchait à vendre La Revue moderne en 1936, et au sein de laquelle, rappelons-le, la reine du foyer semblait heureuse et en pleine possession de ses moyens. La nouvelle de Despréz renverse cette situation en révélant davantage l’état de crispation cyclique que génère la tâche d’intendance de l’héroïne : « Oh ! ce budget ! ce budget !! ce budget !!! Ces calculs le 15 de chaque mois !… Depuis dix-sept ans, cette migraine mensuelle qui lui pince les tempes et qui revient comme une calamité automatique tous les trente jours de sa vie !… » (B, p. 5)

Si, dans ces deux nouvelles, les femmes incarnent des figures d’intendantes tantôt inexpérimentés, tantôt travaillantes et dédiées au soin des membres de la famille, les hommes, eux, sont identifiés au pouvoir de l’argent et deviennent les premiers garants d’un équilibre budgétaire. Cet ordre des choses est toutefois différent d’un texte à un autre, notamment en ce qui touche au caractère du personnage masculin. C’est Ted, chez Roy, qui renfloue les caisses de la famille Mc’Kenzie – Ted qui est tourmenté, nous dit-on, par le décompte des choses et par la symétrie. Sur un mode comique, la narration en fait un obsédé compulsif des chiffres selon une logique comptable qui annonce déjà sa fonction de sauveur des Mc’Kenzie : « Il s’adonnait à compter les mots ; les mots qu’il y avait dans une page, les pages qu’il y avait dans un bouquin. À part les virgules, les points d’exclamation, les répétitions fastidieuses dont il notait le nombre en passant » (RC, p. 33). Outre Ted, figure de l’amoureux central de la nouvelle, on retrouve l’amant de Marge, un « petit commis de banque » (RC, p. 6). Chez Despréz, la tendance est tout autre. Si Louise est une figure de la tempérance comme Ted était un maniaque de l’ordre, il n’en va pas de même avec son époux, Claude, qui est réputé pour avoir « un tempérament de millionnaire avec un revenu de petit employé » (B, p. 22). Cette inconstance, amarrée à une posture de petit-bourgeois récurrente dans les nouvelles de Despréz (Claude est ici un double du personnage de Pierre dans « Toto », j’y reviendrai), tiendrait surtout, nous dit le texte, au fait que le mari dépensier consomme essentiellement afin de satisfaire sa femme : robes, coiffeur, fleurs. Dès lors, la précarité budgétaire qui obsède Louise est liée à une économie du désir hétérosexuel qui réifie le corps féminin. En outre, Pierre, un ami de la famille, offre à Monique, la fille de Louise, de travailler pour lui et de contribuer au budget familial. Alléchante au premier abord, cette proposition se révèle finalement être un piège, puisqu’il s’agit surtout, pour le personnage masculin, de prendre possession du corps de Monique. C’est du moins ce que ressent Louise devant la tentative de flirt de cet homme qui, autrefois, l’avait elle-même courtisée : « Cet homme, vieux, blanchi, cette bouche qui a cherché la sienne jadis, cette bouche qu’elle trouvait trop vieille, alors, et qui se crispe nerveusement du désir de s’écraser sur ces lèvres roses et fraîches qui fant [sic] la moue, qui s’offrent » (B, p. 23).

Cette partition des rôles économiques contribue à structurer les rapports de genre entre l’espace public et la maison ; entre l’acte de gagner de l’argent, et celui de le dépenser soigneusement ; entre l’agentivité des hommes, qui ont les moyens financiers de leurs ambitions (ou croient les avoir), et celle des femmes, qui administrent et se désespèrent. Un tel ordre établi, qui reconduit des clichés sur les femmes et le travail de soin, ne changera pas dans le cadre des deux textes brefs. Dans « Le roi de coeur », les Mc’Kenzie restent dépendantes de Ted et de ses promesses de mariage. Dans ce cas, la romance vient concrétiser un rapport économique de subordination. Chez Despréz toutefois, bien que Pierre demeure l’homme de la situation en étant le pourvoyeur d’emploi, c’est Louise qui se substitue à sa fille afin, d’une part, d’accroître le capital de la maison et, d’autre part, d’éviter à sa fille une relation sentimentale qui lui fait horreur.

On constate donc que les intérêts des héroïnes sont calqués sur leur trajectoire dans l’économie du désir. Les motifs de la ruine et du struggle for life sont mis en valeur afin, d’une part, d’affirmer l’ingéniosité et le dévouement des personnages féminins, des qualités essentielles pour les « reines du foyer » et « maîtresses de la maison » et, d’autre part, de réintégrer un schéma narratif structuré autour de l’amour et de la famille. Les nouvelles demeurent foncièrement marquées du sceau d’une acceptabilité sociale que ne manqueront pas de rappeler à leur manière les héroïnes transgressives, c’est-à‑dire celles qui s’éloignent de l’espace domestique et qui se refusent à jouer le rôle qui leur est dévolu ; ou encore, les « femmes d’argent », celles en position de domination sur l’échiquier économique. C’est dans ce cas la désillusion qui viendra frapper Louise, l’héroïne de « Tragédie nocturne », et qui avait au départ entrepris son voyage au Maroc afin de finaliser « une transaction qui se chiffre à plusieurs centaines de mille dollars » (TN, p. 9). De même, c’est ce vernis d’acceptabilité qui domine la clausule de « La conversion des O’Connor », alors que Lizzie, épouse absente de l’ensemble de la nouvelle, revient à la maison pour confesser ses désirs de consommation et s’absoudre d’avoir abandonné son mari, Pat, et ses enfants[26] :

Sur le seuil apparut un chapeau et sous le chapeau une silhouette absolument étrangère, refoulée par ici, répandue par là, enserrée dans une robe extraordinaire, gantée jusqu’aux coudes […] Lizzie, si c’était elle, enfin la grande dame, releva la tête sous son chapeau. « Je suis une misérable », fit-elle. La voix venait de loin.

« Ce matin je suis partie avec l’idée de faire du shopping, histoire de me remonter le moral : j’ai lu quelque part que c’est la meilleure façon de s’y prendre. »

« Je me suis même fait donner un indéfrisable. »

Ici, la dame enleva son chapeau, exhiba une pyramide monumentale de vagues courant en tous sens. […]

« Et alors, malheureuse que je suis, je me suis souvenue que c’était aujourd’hui, ô pauvre homme ignoré, délaissé, mécompris, que c’était le dix-huit août… et je suis revenue, repentante… »

— « Le dix-huit août… » commença Pat, incapable de comprendre.

— « Mais oui, le dix-huit… ton anniversaire… mon Pat ! »

CO, p. 33

Dégoût/des goûts de la culture moyenne

Tel qu’il se présente dans les nouvelles de Roy et de Despréz, le bonheur économique et conjugal est celui que guide le principe de la tempérance face à la concupiscence et à des intérêts démesurés. Les excès des maris amoureux (« Le budget ») et les caprices d’orgueilleuses (« Le roi de coeur », « La conversion des O’Connor », « Tragédie nocturne ») sont dès lors compensés par une tentative de compromis qui, ne prétendant pas résoudre l’intégralité des tensions du récit, propose une voie d’accommodement pratique et, surtout, relativement morale, selon une logique narrative que les nouvelles partagent avec les « romans de la jeune mariée » qu’ont analysés Marie-Pier Luneau et Jean-Philippe Warren dans le catalogue des Éditions Police-Journal entre 1944 et 1966[27]. Le retour de Lizzie O’Connor, la sagesse de Louise devant le nécessaire maintien du budget et les écarts de son futur patron, l’intelligence et les sentiments de Marge Mc’Kenzie (et derrière elle, de Sophie dans « Cendrillon “40 » ou de Nadine dans « Le coeur de Nadine ») suggèrent une posture qui fait l’ambivalence des nouvelles sentimentales publiées dans La Revue moderne, soit le rétablissement d’un équilibre précaire et pérenne en même temps. Or, cette ambivalence semble faire percoler, dans la fiction, les dynamiques plus larges qui configurent la vie littéraire et culturelle au Québec et au Canada depuis l’entre-deux-guerres, et dont les magazines à grands tirages se font à la fois les témoins et les acteurs : la moyennisation de la culture. Je me contenterai ici d’en signaler quelques manifestations dans les nouvelles de Roy et de Despréz, en m’attachant cette fois à aborder l’imaginaire économique par le prisme des effets de distinction qui se trouvent représentés dans le corpus.

Selon Faye Hammill et Michelle Smith, la culture moyenne représente « un mode de circulation, de réception et de consommation des productions culturelles, ainsi qu’un espace où la culture légitime rencontre la culture populaire, et où l’art s’entremêle avec le consumérisme[28] ». Omniprésente dans les magazines féminins canadiens depuis le début des années 1920, la culture moyenne (middlebrow en anglais), qu’on ne saurait restreindre au seul développement des classes moyennes, traduit surtout une nouvelle voie dans la stratification des pratiques et des discours culturels, mais aussi de nouvelles manières de consommer et de se distinguer qui font l’alliage entre une attirance et une attitude révérencieuse envers la « grande » culture, et une mise en service des médias de masse et d’une logique économique issue du champ de grande consommation au profit du plaisir et de la formation de soi[29]. Dans cette perspective, la culture moyenne repose sur des mécanismes de démonstration de la richesse (économique, symbolique, sociale, etc.) et de sophistication[30] qui, par leur aspect cosmopolite, tracent les contours d’une identité rassembleuse et consensuelle. Cette identité moyenne infuse dans les récits de Roy et de Despréz, d’autant plus que le réalisme qui caractérise le corpus rappelle celui des fictions moyennes étudiées par Diana Holmes en France pour la même époque[31]. Notamment, le motif du struggle for life et des difficultés financières sur lequel reposent les textes est contrebalancé par une abondance matérielle qui démontre les dynamiques consuméristes à l’oeuvre dans la diégèse. On a vu que la maison jouait un rôle fondamental dans la défense et l’illustration des valeurs économiques et sexuelles qu’endossent les personnages, notamment féminins. Cet investissement figuratif et axiologique de l’espace domestique s’effectue aussi par le biais d’une surreprésentation de détails qui permettent d’inscrire d’autres logiques dans les récits. Dans « Le roi de coeur », le début du texte s’attache à brosser le tableau de la cuisine des Mc’Kenzie dans les moindres recoins. Si cette (extrêmement longue pour une nouvelle !) description pose effectivement l’intrigue, l’incipit participe aussi à dépeindre un environnement socioéconomique bigarré :

La cuisine des Mc’Kenzie était un endroit plein d’imprévu. Le radio, un gros meuble d’ancienne mode, au cours de ses pérégrinations y stationnait périodiquement contre le poêle à bois « Majestic ». […] La T.S.F. à proximité du poêle, un banjo pendant par sa corde usée à l’angle de la boîte à bois ; voilà ce qu’on remarquait d’abord dans la cuisine. Mais pour peu qu’on eut l’oeil exercé, on y voyait bien vite l’assemblage inusité de choses qui frayent encore moins souvent ensemble. La table par exemple ! Elle était couverte de houpes à poudrer, de fioles de laque pour ongles, d’un jeu de cartes, de l’almanach du Docteur Chase que l’on décrochait chaque matin de la muraille pour y trouver la signification de ses rêves ; tout cela en bonne compagnie avec un volume replet de « L’Encyclopaedia Britannica » qu’un membre de la famille avait dû consulter dans une frénésie subite d’érudition, et avait laissé dans la cuisine. On laissait tout dans la cuisine des Mc’Kenzie ; la berceuse du salon ; les meilleurs coussins ; les articles de toilette.

RC, p. 6

Un peu comme l’avait fait Despréz avec la liste de Louise dans l’incipit du « Budget », Roy décline le lieu du quotidien, la cuisine qui plus est, sous la forme d’un inventaire d’objets qui condense ce que Marx nommait « le fétichisme de la marchandise[32] ». En un sens, la cuisine invite déjà à saisir l’importance de la maison sous les traits d’une euphémisation qui rappelle le droit à la propriété et la pérennisation d’un capital domestique qui préoccuperont aussitôt Emily, la mère de famille : les Mc’Kenzie devront tout faire pour conserver la propriété des meubles et des articles. Deux éléments attirent l’oeil dans cette description. On aura remarqué, d’une part, l’aspect vieilli, dépassé, « d’ancienne mode » du poste de radio, rappelant ici le délitement du capital matériel familial. Or, l’« ancienne mode » du poste indique aussi, en creux, l’existence d’un bon goût, moderne et aiguisé, en bref d’une « nouvelle mode » qui serait absente de la cuisine des Mc’Kenzie et que remarquera plus tard, non sans s’en amuser, le « prince charmant » venu de Montréal, Ted. D’autre part, l’amoncellement hétéroclite de bibelots culturels suggère à la fois la sophistication intellectuelle (l’almanach, l’encyclopédie), l’accès au divertissement de masse (le poste de radio) et les goûts d’une culture musicale populaire (le banjo) : autant d’éléments catalyseurs de pratiques diverses d’appropriation de la culture, et particulièrement celles en provenance des classes moyennes, dont la nouvelle fait l’anatomie au gré des objets et des habitudes qui se créent autour d’eux. Un tel incipit surdétermine donc la vie économique du foyer, en en redessinant la carte et le territoire sur le plan des goûts et de l’identité culturelle.

Autre marqueur d’une identité sociale médiane, à cheval entre l’accumulation et la monstration des biens et les carences budgétaires que vivent plusieurs personnages, le type de la bonne traduit les mêmes logiques de sophistication bourgeoise. La servante apparaît dans cinq des neuf nouvelles à l’étude (« La conversion des O’Connor », « Le budget », « Oh ! ces ingénues… », « Toto » et « Le roi de coeur »), que ce soit par le biais du personnage même ou d’une allusion faite par une tierce instance. Son existence n’est pas menacée par les coupures budgétaires d’une Louise ou par la ruine des Mc’Kenzie, tout comme son apport à la vie de famille demeure essentiel. Chez Roy et Despréz, ces personnages, secondaires du reste, assurent le travail domestique de la maison et laissent ainsi le personnage féminin aux prises avec l’intendance. Dans « Toto », Angèle fait la cuisine et s’occupe du petit Antonin, tout en maugréant tout bas sur les marques de snobisme de sa maîtresse, dans la tradition des récits entourant les relations conflictuelles entre maître et valet : « Elle s’habituera jamais à “c’te fraîche” qu’est pas capable de vous appeler par vot’ nom quand elle a besoin de quelqu’chose » (T, p. 4). Dans « Le budget », Annette fait le compte rendu des produits à acheter, prépare le rôti et s’évertue à vanter les mérites d’un nouveau type de laveuse électrique, au grand dam de Louise qui craint que cela n’abîme draps et vêtements (B, p. 5). Figure du soin et de la consommation, la bonne n’est pas seulement un personnage indispensable dans la tenue de la maison et qui viendrait soutenir les reines du foyer dans leurs tâches quotidiennes. Elle est aussi garante d’une respectabilité somme toute bourgeoise, comme c’est le cas d’Imelda aux yeux de Ted dans « Le roi de coeur » :

Par la suite, Ted devait succomber à l’atroce frayeur qu’inspirait ce petit bout de femme toujours coiffée et chaussée comme si elle partait bûcher du bois, et bien se garder de l’irriter. Il cherchait, pour le moment, à analyser la raison de son prestige. Le prestige tient, réfléchit-il, à ce qu’une personne sait se rendre indispensable. Dans chaque famille, il y a un être qui possède cette miraculeuse vertu de se rendre indispensable. […] Ted devait s’apercevoir au cours de la soirée qu’Imelda répondait par un grognement à ces pressentes enquêtes mais ne manquait jamais de se rappeler où elle avait vu les objets en question et de les mettre même sous le nez de la personne qui les réclamait. Ainsi s’expliquait son prestige.

RC, p. 35

Le jeu polysémique entourant le terme de « prestige » traduit en filigrane la tentation de l’élite qui domine une famille pourtant ruinée, les Mc’Kenzie, tentation qu’on retrouve dans l’ensemble du corpus, depuis la mondaine Irène et son armada de domestiques dans « Oh ! ces ingénues… » jusqu’aux aspirations nobiliaires de Louise Rochette, dans « Tragédie nocturne » – personnage issu d’une bourgeoisie déchue de Montréal et qui se rachète un nom en se mariant avec « un des rares comtes authentiques […] dernier rejeton d’une maison, illustre jadis, en France » (TN, p. 8).

Ces jeux de distinction et de démonstration de la richesse matérielle s’incarnent de façon frontale dans la nouvelle « Toto » de Jean Despréz, et particulièrement dans l’incipit qui offre un contraste avec la description de la cuisine des Mc’Kenzie que faisait Gabrielle Roy dans « Le roi de coeur ». Nous faisant entrer dans la salle à manger de la famille Raymond, la narration se penche sur le mobilier de l’espace privé et sur ce qu’il traduit des dynamiques conjugales entre Pierre, « le Canadien moyen », et Anne-Marie, « la Parisienne de classe moyenne née avec ce sixième sens : l’instinct du beau, goût cultivé dans l’ambiance des arts » (T, p. 4). Ce premier effort de caractérisation des personnages marque leur profond éloignement en matière d’appréciation et de consommation culturelles. Or, cette divergence rejaillit sur la salle à manger et son agencement :

C’est du faux Empire naïvement taillé au couteau par un ancêtre habile, mais peu scrupuleux sur l’exactitude du style. Qu’importe, on y tenait. La famille Raymond l’avait précieusement fait transporter à Hull lorsqu’elle vient s’établir sur les rives de l’Outaouais vers la fin du dix-neuvième siècle. […] Pierre Raymond en a hérité. Il y est fanatiquement attaché. Du moins Anne-Marie appelle ça du fanatisme.

Habituée aux fines antiquités du salon de sa mère, veuve d’un officier de la grande guerre, cette petite Parisienne, qui s’est éprise un jour d’un Canadien au point de l’épouser pour le suivre en son lointain pays, n’a pu se familiariser avec la lourdeur pataude de ce buffet, de cette table, de ces chaises.

Ce faux Empire, ce faux Gobelin sur lequel dansent de plantureuses bergères, ce Sir Wilfrid Laurier en faux bronze sur cette cheminée de faux marbre, tout cela n’est qu’une parcelle des mille exaspérations qui fourmillent sur le système nerveux d’Anne-Marie Raymond.

Mésalliance, quoi ! Non pas mésalliance de rang ou de fortune, mais mésalliance de goûts, de tendances et surtout de cultures.

T, p. 4

Tout est donc « faux » chez les Raymond, couple aux allures d’arrivistes et dont l’espace domestique ne serait que la matérialisation d’une « mésalliance » plus grande. Le récit nous plonge ici sur une « fausse piste » puisque les deux époux, préoccupés par les ennuis de leur petit garçon, mettront finalement leurs différences de côté à la fin de la nouvelle. Il n’empêche : la première page de « Toto » compose une réalité plus dure, et surtout, plus critique, où les désirs petits-bourgeois d’ascension sociale suintent des meubles, et où la guerre des classes (ce que les Anglophones nomment the battle of the brows) s’insinue dans la propriété, les bibelots et les valeurs qui s’y rattachent. La typologie du mobilier qui s’élabore sous la plume de Despréz préfigure le tableau des goûts du quotidien réalisé par Russell Lynes en 1949[33]. À mi-chemin entre l’analyse sociologique et la satire, Lynes y met en évidence la partition des goûts et des pratiques qui s’opère entre les classes socioculturelles selon une vision du monde qui leur est propre. Aussi, lorsque l’auteur évoque le monde « sans tragédie » qui domine la culture moyenne « basse » (lower-middlebrow), lorsqu’il parle de « l’ingéniosité et de la patience de l’épouse » et de son pendant masculin avec « la fidélité du mari et son amour de la maison, de la pipe et de la radio[34] », on est frappé de constater, sans faire correspondre de façon trop mécanique les deux textes, combien cette représentation s’applique au cadre des Raymond, et surtout au personnage de Pierre : « [Il] était abonné au True Detective, aimait le “baseball”, et, à part Montréal où l’appelaient parfois ses affaires, ne s’était payé qu’un voyage à Paris, un voyage de quelques semaines, décidé sous le coup d’une impulsion qu’il n’avait d’ailleurs pu comprendre par la suite » (T, p. 4). Devant la mésalliance entre l’homme « moyen » et Anne-Marie, qui n’accepte plus de faire le constat permanent de la médiocrité de son environnement domestique, la narration fait le pari de l’amour et de ses mystères, seul argument susceptible de sauver la face de la famille et de permettre un dénouement heureux pour le couple et leur enfant. Fière et orgueilleuse dans l’incipit, reconnaissant dans chaque meuble la marque d’un goût social qui n’est pas le sien, projetant de quitter le domicile familial pour retourner dans des sphères culturelles dont elle se sent naturellement plus proche, l’épouse se désole à la fin du récit et lance un « appel “au secours” de la femme. L’appel que si peu d’hommes savent comprendre » (T, p. 26). Dans la gestion domestique comme dans le sentiment d’appartenance à une classe sociale, le système de rapports sociaux des genres réassigne à chaque individu ses droits et ses devoirs, et Anne-Marie fait le choix de rester.

Dans La distinction, Pierre Bourdieu rappelle que « [l]a présence ou l’absence d’un groupe dans le classement officiel dépend aussi de son aptitude à se faire reconnaître, à se faire apercevoir et à se faire admettre, donc à obtenir, le plus souvent de vive lutte, une place dans l’ordre social[35] ». Dans leurs nouvelles, Roy et Despréz s’appuient sur cet illusio, pour reprendre un terme cher à Bourdieu, et dessinent une géographie des lieux et des objets permettant, in fine, de reconfigurer un ethos propre à une culture middlebrow en voie de dominer le marché culturel. Ces formes de distinction, qu’on a pu voir comme étant harmonisées dans « Le roi de coeur » ou sous la forme d’une concurrence des goûts dans « Toto », ont tout à voir avec un imaginaire économique qui troquerait, ici, la question de l’argent, de l’intérêt et des transactions financières pour un autre type d’échange, celui des valeurs et des modes d’appréciation de ce qui relèverait du bon goût. Dès lors, les récits montrent les tensions qui structurent la trajectoire des personnages, entre la prétention à la bourgeoisie et l’accommodement face à des objets d’un quotidien désuet, pour ne pas dire dépassé ; entre les nouveaux chemins de la consommation et la critique de ce qui ne demeure que fausseté, objectivation du réel ou procédé vulgaire et surjoué de sophistication. Aussi peut-on dire que les nouvelles, répondant au double objectif de divertissement et de formation des esprits typique de la littérature middlebrow, se jouent implicitement de cette même culture moyenne à laquelle elles appartiennent sur les plans esthétique et idéologique ; et que, tout en promouvant le bon goût et le compromis social, elles en éclairent aussi à l’oblique les limites et les apories.

Conclusion

« Allons chères lectrices, pratiquez l’économie bien comprise, c’est-à-dire l’économie par la qualité[36] ! » Dans un article paru en 1942, dans un contexte de rationnement et d’augmentation du coût de la vie, la directrice des pages féminines de La Revue moderne, Lucienne, suggère à ses abonnées quelques pistes de rééquilibrage du budget familial. Faisant l’éloge de l’utile et de l’agréable, des nécessités de la vie et des petits amusements, la rédactrice semble répondre, par-delà la fiction et les années qui les séparent, à la Louise du « Budget » qui se désemparait devant ses calculs. Cet article montre encore une fois l’importance des liens qui s’élaborent, dans le contexte des magazines à grands tirages, entre les femmes et la tenue d’une économie dirigée par les besoins domestiques, le souci des autres et l’alliance du simple et du luxe. Guidant le présent article, la perspective d’un imaginaire économique à l’oeuvre dans les récits brefs de deux écrivaines a permis de mettre en relief un certain nombre de jalons constitutifs d’un discours littéraire sur l’économie, en prenant soin de ne pas faire coïncider trop aisément le réel et la fiction et de tomber dans l’impasse que ferait naître une quelconque théorie du reflet.

Quel imaginaire économique peut-on dessiner à partir des nouvelles de Gabrielle Roy et de Jean Despréz ? En premier lieu, il convient de mentionner que les récits n’hésitent pas à étaler une certaine richesse financière et matérielle, mais qui tient à peu de chose. La ruine imminente et la crainte des coupures budgétaires ou de la dette viennent nuancer la représentation d’une maison coquette où s’affairent bonnes bavardes, mères de famille troublées, maris « moyens » et jeunes filles en fleurs. Dans ce contexte où les intérêts et inquiétudes économiques se superposent à une économie du désir hétérosexuel et de la famille nucléaire, les personnages féminins sont associés à des figures d’argentières ou d’intendantes qui leur permettent de développer à la fois leur intelligence, mais aussi une féminité idéale qui les valorise dans le récit. On a en effet vu surgir, ici et là, tout un discours de la nature féminine qui, dans le Québec des années 1940, demeure omniprésent. Face aux épouses et aux filles habiles, les maris et prétendants, quant à eux, ne correspondent pas aux hommes « virils et riches » qui peupleront l’univers des fascicules[37], ou encore aux dandys de bonne famille des romans bourgeois des années 1930. Essentiels dans le schéma sentimental, ces personnages de petits commerçants bonasses ou d’employés maniaques ne se distinguent pas par une éventuelle qualité ou vertu, et l’on pourrait même dire qu’ils observent un parcours linéaire qui tranche avec l’ingéniosité de leur femme ou de leur prétendante. En fin de compte, la représentation des échanges économiques et des intérêts dans les textes s’effectue sur le principe de la mesure, valeur cardinale de la « civilisation du magazine[38] » qui s’opère en Occident au xxe siècle, et de la culture moyenne qui lui est concomitante. Entre les rêves de grandeur sociale et le pragmatisme domestique nécessaire à la survie du foyer ; entre les excès des maris et le choix (ou la contrainte implicite ?) de la tempérance, qualité hautement féminine, c’est encore une fois Louise qui, dans « Le budget », applique le mieux ce principe de la mesure que vantent les nouvelles chacune à leur manière. Alors que son mari, sur le point de s’endormir, évoque le rêve d’une « jolie voiture toute neuve que des fées avaient mystérieusement substituée à [s]a vieille “bagnole” », l’héroïne a ces mots : « Ferme tes yeux, chéri, là… Mets ta tête sur mon épaule… et fais de beaux rêves, tout peut arriver ! » (B, p. 24) Mettant de l’avant la responsabilité féminine et la tactique de la contrainte, cette fin rappelle que les promesses de voyage dans les Rocheuses, de voitures dernier cri et de robes fabriquées à Paris, que vendent à grands renforts d’images et de réclames les magazines, doivent toujours être prises avec modération ; et que, si la fiction moyenne publiée dans les périodiques illustrés servait à faire sourire, à rêver et à s’évader, elle n’en contenait pas moins de précieux enseignements pour le lectorat de l’époque.