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Je pénètrerais par effraction dans ce monde [de la littérature] avec mes propres moyens.

David Fennario[1]

Dans un article portant sur certaines « hypothèses critiques » qui ont fait fortune dans les dernières décennies en ce qui a trait à la littérature québécoise, Michel Lacroix remarque l’existence,

pour le dire de façon synthétique, [d’un] tropisme [qui] est celui de la recherche d’une faille, d’une lacune, d’un manque, propre à la littérature québécoise dans son ensemble, saisie comme « unité » transhistorique, manque dont on fait dans une deuxième étape le signe d’un trouble, d’une défectuosité culturelle ou sociale propre à la société québécoise dans sa totalité[2].

Cette « lacune » concernerait différents objets, soit la littérature québécoise elle-même, prise comme un tout, ou les textes eux-mêmes. Les critiques souligneraient, selon Lacroix, les absences, les manques, et reproduiraient plus souvent qu’autrement un discours marqué par la négativité.

Entre 1950 et 1980, la difficulté de la littérature québécoise à dire, dramatiser ou représenter l’économie constitue selon moi un des objets de ce discours du « manque », écueil ou gêne qui semble parfois lue comme un « manque d’intérêt » des écrivain·es et de la société québécoise envers les choses de l’argent. Cette difficulté est mise de l’avant à intervalles réguliers dans les journaux, parfois par les auteurs et les autrices elles-mêmes. Cette « incapacité » s’explique de différentes manières qui sont liées aux objets et aux modalités de la représentation, ainsi qu’aux limites posées à la catégorie « littérature ». Dans cet article, je souhaite interroger ce que j’ai nommé ailleurs le « récit de l’absence[3] » de la vie économique dans le roman québécois, à partir du cas de David Fennario et de son livre Without a Parachute (1972), traduit par Gilles Hénault et publié aux Éditions Parti pris en 1977. Journal autobiographique rédigé par David Fennario, Sans parachute critique les travers de la société dont le narrateur, à l’emploi de la compagnie Simpsons, militant et étudiant marxiste, fait l’inventaire. Le livre de Fennario trace les contours d’une communauté de désoeuvrés, chômeurs et vagabonds qui, comme lui, arpentent les rues du West End, de Petite-Bourgogne, de Pointe-Saint-Charles et de Verdun. En empruntant à l’histoire de l’édition, à l’histoire littéraire et à l’étude des représentations, je tenterai de penser à la fois les rapports entre Sans parachute et le catalogue de Parti pris, et l’historicité des représentations du travailleur et du militant, figure double d’un même visage.

Écrivain de quartier (Pointe-Saint-Charles), David Fennario est souvent comparé à Michel Tremblay (Plateau Mont-Royal) ou à Vittorio Rossi (Ville-Émard). Si ses pièces ont été assez étudiées[4], de même que les liens entre sa conception du théâtre et ses engagements politiques, Sans parachute n’a fait l’objet que de rares travaux[5]. Pourtant, par son histoire éditoriale, par sa forme, par son propos, le premier livre de Fennario est exemplaire des oeuvres dont le thème dominant concerne la vie économique, conçue à partir d’un point de vue politique fort. Militant marxiste, Fennario se situe au croisement de différentes classes sociales, communautés linguistiques et genres littéraires.

Économies des « absences »

Commentant Without a Parachute, Robert Guy Scully écrit dans Le Devoir que Fennario, avec ce livre, « n’a pas encore franchi le “mur du son” qui sépare le documentaire de la fiction, barrière invisible mais importante[6]. » Le livre de Fennario, qu’il compare à L’hiver de force sans « le génie de Ducharme[7] », ne réussit pas, comme d’autres oeuvres « urbaines » avant lui, à se présenter comme une oeuvre littéraire en bonne et due forme. Certes, Fennario et Ducharme « nous communiquent la réalité de Montréal telle [qu’elle] est », ce qui tient pour Scully de l’« exploit ». « Mais combien d’artistes ont réussi, depuis Gabrielle Roy ? Les romans de Montréal sont trop souvent des ramassis de clichés littéraires, ou bien des délires sans rapport avec la réalité[8]. » Du côté de The Gazette[9], le critique Phillip Spooner, tout comme Scully, estime que « le travail de Fennario est grossièrement taillé. Mais pour autant, il sonne juste. Le livre est un peu inégal. […] Mais il est si proche de la vie de la ville que ses défauts sont faciles à pardonner. Cela reste un bon livre, et le début prometteur d’une carrière d’écrivain[10] ». Le critique anglophone insiste également sur le caractère familier du livre pour quiconque a vécu dans le West End[11] à la fin des années 1960 ; les descriptions de Fennario en rendraient bien l’esprit et l’ambiance.

Plus spécifiquement, Scully reprend dans son article deux lieux communs de la réception des romans sociaux : la non-réussite fictionnelle (ou son aspect documentaire) et la comparaison avec Gabrielle Roy, comme oeuvre indépassable de représentation de Montréal et plus largement du quotidien des classes populaires. Un troisième lieu commun, qu’on retrouve dans la critique de Réginald Martel, est le topos de l’expérience authentique : l’écrivain donnerait à voir une réalité brute qu’il a vécue et consignée. « La vérité de son petit monde [de Fennario] est plus vraie que les enquêtes qu’on y fait[12] », souligne Martel. Tout en saluant le livre comme un « exercice salutaire et concluant » pour l’auteur, Martel invite celui-ci à « refaire tout cela, éliminer des personnages ou les fusionner, reprendre cet univers d’une richesse apparemment inépuisable pour en faire un, dix romans[13] ». En entrevue, Fennario lui-même semble accorder au journal un statut d’oeuvre transitoire : « Quand je me décourage, je me rappelle que mon grand-père tenait un journal en 1910, et qu’un journal n’a pas besoin d’être une oeuvre littéraire : il peut être transmis à ses propres enfants. […] Je ferai peut-être de la vraie fiction plus tard[14]. » Il s’agit d’un quatrième lieu commun, qui concerne la manière dont les écrivains et écrivaines qui traitent d’objet « sociaux » peuvent se présenter comme « en formation ».

Ces quatre topoï se conjuguent de différentes manières, formant un « récit de l’absence » qui peut les actualiser en partie ou entièrement. Celui-ci insiste sur le caractère « inachevé » ou littérairement insatisfaisant des oeuvres qui thématisent la vie économique, et sur leur logique souvent stéréotypique. D’une part, ce récit sert à effectuer, en un saut décrit par Lacroix, dans le passage cité au début de l’article, une critique d’un supposé « désintérêt » non seulement de la littérature mais de toute la société québécoise envers le sujet ; d’autre part, il contribue à mettre de côté des oeuvres qui peuvent tenir de différents genres, comme le roman d’aventure, le roman policier ou les romans en fascicules. En effet, en rapportant ce « désintérêt » de l’écrivain envers l’économie ainsi que cette « insuffisance » fictionnelle à la société dans son ensemble, un certain nombre de critiques littéraires reconduisent le point de vue nationaliste d’économistes comme Édouard Montpetit[15], qui appellent leurs contemporains à en finir avec une « ignorance » économique.

Ce qui semble faire écran, et laisser dans l’ombre les « économies littéraires », est la grille de lecture nationale. La marginalité littéraire, médiatique (investissement de genres ou supports moins reconnus), politique et parfois linguistique contribue aussi à reléguer les oeuvres économiques aux marges de l’histoire littéraire. Un auteur comme Pierre Gélinas, un ancien militant communiste qui écrit un roman de formation syndical avec Les vivants, les morts et les autres, fait par exemple l’objet d’une réception nettement plus mince que les autres lauréats du Prix du Cercle du livre de France[16]. Les oeuvres des Éditions Parti pris, au-delà de la querelle sur le joual et de la mise en scène de l’aliénation canadienne-française, ont également été peu étudiées comme des oeuvres discutant de la vie économique des années 1960. Bonheur d’occasion et Au pied de la pente douce sont en quelque sorte les arbres qui cachent la forêt, dans laquelle on peut aussi retrouver Le poids du jour de Ringuet ou La bagarre de Gérard Bessette. Les livres de Gabrielle Roy et de Roger Lemelin auraient à la fois inauguré l’entrée des classes populaires[17] en littérature québécoise et, d’une certaine manière, leur sortie : les deux romans apparaissent comme les jalons et comme les monuments indépassables de la représentation des réalités économiques canadiennes-françaises. Afin d’avoir une idée plus claire des diverses représentations de la vie économique dans le roman québécois, il y aurait une relecture à effectuer du corpus « légitime » des années 1950 à 1980 et de ses « périphéries ».

David Fennario, un prolétaire anglophone aux Éditions Parti pris

D’abord paru à compte d’auteur en 1972 grâce aux presses du Collège Dawson, puis chez McClelland et Stewart en 1974, Without a Parachute constitue en quelque sorte la carte d’entrée de David Fennario, dont le vrai nom est David Wiper, pour le Centaur Theatre. Il en est la figure de proue de 1974 à 1984[18], écrivant dès lors presque essentiellement du théâtre. Ses pièces On the Job (1975), une oeuvre dramatique dont l’action se situe dans le cadre d’une grève dans une manufacture de robes, et Nothing to Lose (1975), puis surtout Balconville (1979), écrite en anglais et en français, connaissent un grand succès[19]. Publié en français en 1977, Sans parachute est la première et la seule oeuvre littéraire d’un auteur canadien anglophone publié aux Éditions Parti pris[20]. Maison d’édition liée à la revue de même nom (1963-1968), elle lui survit tout en embrassant, de près ou de loin, les grandes lignes idéologiques de la revue (lutte pour l’indépendance nationale, décolonisation, marxisme, laïcité, engagement ou radicalité politique).

Les archives des Éditions Parti pris n’offrent pas beaucoup de détails sur l’histoire éditoriale du livre de Fennario. Celui-ci confie le manuscrit de Without a Parachute à Gérald Godin en juin 1972[21], l’année où le livre paraît à compte d’auteur avec l’aide financière du Collège Dawson, que fréquente Fennario. Dans une lettre à Naïm Kattan dont il sollicite les conseils à propos d’une subvention, Gérald Godin affirme que Sans parachute est un « document exceptionnel » sur la « vie quotidienne dans les quartiers anglophones de Montréal » : « On ferait donc d’une pierre deux coups [en traduisant le livre] : faire circuler en français une oeuvre importante du domaine anglophone et en plus, nous assurer que la traduction serait de haute tenue littéraire[22]. » Without a Parachute sera en effet traduit par le poète Gilles Hénault, qui connaît Fennario[23]. Dans une chronique publiée en 1998 dans The Gazette, l’écrivain de Pointe-Saint-Charles affirme que c’est Lise Moreau Hénault, l’épouse de Gilles Hénault et la mère d’un·e ami·e, qui a la première remarqué son livre, alors publié par les presses du Collège Dawson. Elle aurait non seulement assuré à Without a Parachute une première critique dans La Presse grâce à ses contacts[24], mais lui aurait obtenu un entretien avec Gérald Godin à propos de la traduction de son livre en français[25]. Fennario, qui ne partage pas le point de vue indépendantiste de Godin[26] et de Pauline Julien, estime cependant que « la générosité de Pauline Julien et de son cercle d’amis n’était pas seulement l’expression de leur gentillesse personnelle à mon égard. C’était un choix politique. Tous, à des degrés divers, étaient actifs dans la lutte contre leur oppression en tant que Québécois. Tous luttaient pour le droit de s’exprimer dans leur propre langue[27] ». À noter qu’Hénault a lui-même gravité dans les réseaux communistes et syndicaux, dans les années 1950, écrivant à l’hebdomadaire politique Combat et pour des publications de syndicats ouvriers, ontariens notamment[28] (1966-1971). Saluée par le Conseil des Arts du Canada[29], la traduction de Gilles Hénault ne fait cependant pas l’unanimité[30]. Sans parachute devait également être accompagné de la traduction, effectuée par Robert Guy Scully cette fois, de la pièce On the Job, mais tout le travail a été perdu dans un incendie[31].

Les Éditions Bernard Grasset publient la traduction de Gilles Hénault en février 1979, présentant Fennario comme « le petit frère canadien de Kerouac[32] ». De manière intéressante, la couverture de McClelland et Stewart semble orienter la lecture de Without a Parachute comme celle d’une oeuvre contre-culturelle, voire psychédélique[33], alors que celle de Parti pris insiste sur la figure de l’auteur. Sans parachute paraît dans la collection « Paroles », qui accueille depuis 1964, à quelques exceptions près, de la poésie, des récits et des romans.

Lise Gauvin, dont l’étude des premières oeuvres des Éditions Parti pris a fait date[34], souligne une « continuité » entre Lecassé de Jacques Renaud[35], figure de l’indigence économique, et le « perdant » de Fennario :

Dans le monde de David Fennario, la passion de décrire l’emporte sur tout le reste. Plusieurs de ses brefs tableaux ressemblent aux meilleures pages du Cassé. Mais ce « perdant », comme il se nomme lui-même, (d’après Cohen ?) s’en tire à force de talent, ce que le personnage de Renaud n’aurait jamais pu faire de lui-même[36].

Il est vrai que Sans parachute a plusieurs points communs avec le recueil de nouvelles de Jacques Renaud, dont un parti pris pour la description d’une communauté de désoeuvrés urbains. Là où le cassé termine dans une impasse, la pauvreté l’ayant mené au meurtre, le « perdant » réussit cependant à dépasser un destin criminel grâce à la littérature et à la pensée révolutionnaire.

Les travaux et les jours : le quotidien « anti-horaire » de Sans parachute

Par sa forme et son propos, le journal de Fennario permet une réflexion sur l’imaginaire du temps, celui de la presse dont il reprend la logique, mais aussi sur le temps « économique » du travail. Présenté sous forme de journal intime, Sans parachute se déroule entre le mardi 2 décembre 1969 et le lundi 3 mai 1971. Dès la première entrée, le journal se place sous le double signe du travail manuel et du travail intellectuel, de l’alternance du geste salarié et du geste d’écriture.

2 décembre, 1969. Mardi.

Malade la grippe. Je travaille dans la section des cosmétiques de l’entrepôt de Simpsons, rue Saint-Jacques, entouré des effluves aux mille parfums différents. M. Forget, le grand boss, est un petit homme à la voix de nain. Les trains de marchandise passent sous les fenêtres à l’arrière et je me souviens. Un jour nous vivrons en toute beauté. […] Mon heure de lunch. Les conditions de travail ici sont infiniment meilleures que chez Ribkoff – pas d’engueulades, fais ton travail, c’est tout. Presque tout le monde joue aux cartes après avoir mangé à la cafétéria. J’ai pas voulu avoir l’air étrange en m’assoyant à l’écart, les yeux dans le vague, alors je suis redescendu pour écrire mon journal. Ouais, la cafétéria me fait penser à la Don Jail de Toronto.

SP, p. 7

À l’image de Maryse de Francine Noël, dans lequel Maryse ne réussit pas à écrire en présence de la femme de ménage Rose Tremblée[37], le narrateur David, sorte d’écrivain liminaire, se cache de ses collègues pour rédiger son journal, occupation de temps libre qui le place à l’écart des joueurs de cartes. La première entrée configure également d’autres éléments habituels de la matrice du roman du travail – l’ouvrier, le patron grossier (identifié par sa voix), la pause du dîner comme moment central de sociabilité ouvrière, la référence aux conditions de travail – qui forment ici le monde « du dessus ». La référence à la prison torontoise sous-entend que le narrateur y a déjà séjourné et qu’elle partage avec l’entrepôt la même atmosphère. Typique des oeuvres qui traitent du travail, le journal s’ouvre aussi sur une scène située sur les lieux (de l’emploi). Or, David n’est pas en train de travailler, mais d’écrire. Comme David le dira plus loin, joignant les deux imaginaires, « 11 juillet, 1970. Samedi. Ma plume n’est pas une plume, mais un outil[38]. Je m’en sers comme un mécanicien se sert d’une clé anglaise » (SP, p. 52).

Il est aussi révélateur que le narrateur travaille dans le rayon des cosmétiques, emblème de la superficialité et de la beauté fabriquée, alors que tout le West End « pue les rêves brisés et la folie » (SP, p. 10). Sans parachute est structuré par une logique de l’accumulation (de détails, d’anecdotes, de personnes, de morts, de descriptions).

13 avril, 1970. Lundi.

Au magasin à rayons Simpsons, tôt le matin, et en perspective, de longues heures de travail monotone. Les vendeurs enlèvent les housses qui protègent les marchandises, pendant que chacun se hâte vers son rayon. Les portes s’ouvrent et se referment brusquement, le monte-charge s’arrête bruyamment à chaque étage : on décharge des marchandises. La voix de basse du gérant domine la rumeur. L’air est épais comme des couches de cellophane transparent. On met en marche la climatisation. La journée commence et déjà j’ai mes bleus d’entrepôt du lundi matin.

SP, p. 30

L’entrepôt lui-même est une figure forte de l’imaginaire économique, à la fois lieu de travail et espace de stockage et de circulation de la marchandise. La matière (les housses, les portes, le monte-charge, la climatisation) semble aussi prendre le dessus, saturer les perceptions du narrateur. Les phrases courtes redoublent cette accumulation, autant de détails qui écrasent, comme des piles de boîtes, le narrateur coincé dans les coulisses de la consommation. La mention du lundi et l’insistance sur « les bleus d’entrepôt du lundi matin » soulignent la fatigue générale du « retour » au travail. En 1984, Fennario fera d’ailleurs paraître, avec le poète Daniel Adams, une réécriture de Without a Parachute sous le titre Blue Mondays, qui met spécifiquement de l’avant les « blues » (ou les « bleus », pour reprendre un terme qui revient souvent dans Sans parachute) du lundi et la tristesse des jours d’ouvrage[39].

Les mentions du travail sont par la suite ponctuelles, rythmant le texte comme la respiration du temps qui passe : il s’agit de la journée qui ne finit pas[40] (SP, p. 27), de la paye que David a hâte d’aller dépenser (SP, p. 33), des déplacements vers l’entrepôt ou au retour (SP, p. 32, p. 51), des horaires contraignants et des tâches ardues (SP, p. 71, p. 75). À partir de la moitié du livre, lorsque David s’inscrit au Collège Dawson et bûche sur son journal (qu’on lit), le vrai « travail de [s]a vie » (SP, p. 97), il ne sait plus comment « régler [s]on emploi du temps » (SP, p. 91). Le travail décrit est alors celui des autres (l’ami qui travaille de nuit, celui qui devrait prendre sa retraite, le syndicaliste qui s’est fait licencié), et surtout celui de Liz, la femme de David. « Pendant que j’écris, en bas, Liz pleure : elle est fatiguée, écoeurée de travailler » (SP, p. 191). Le travail des femmes, à la fois essentiel à l’écriture du narrateur et maintenu hors champ, est typique d’un certain nombre d’oeuvres axées sur la vie économique publiées aux Éditions Parti pris[41]. À l’instar de celles-ci (et d’autres de l’époque), le narrateur lui-même multiplie les remarques sexistes sur les corps des femmes[42], dont le travail invisible[43] rend possible les écrits de David.

À l’image de l’horaire de travail, les entrées du journal de David Fennario font chaque fois mention de la date et de l’année, mais aussi du jour de la semaine, comme on l’a vu. Cette mention participe d’un imaginaire économique du temps, qui divise la semaine entre jours de congé et de travail, et oriente la lecture des entrées. Or, si Sans parachute se présente comme un journal, avec tout le paratexte habituel (dates, référence à la journée en cours, scénographie de l’écriture en train de s’imprimer sur la page), il adopte peu une logique de la consignation du quotidien. Sans parachute se présente plutôt comme un journal « anti-horaire », ne retenant souvent que le dispositif de fragments datés, débordant la date elle-même pour faire le récit de souvenirs et de dialogues à rebours. Le narrateur raconte des souvenirs ou les histoires qu’il a contées lors de soirées arrosées : « J’ai fait ma part [du comique] en leur racontant l’histoire la plus drôle que j’aie entendue au sujet d’une tentative de cambriolage de Long John au bureau de l’Aquarium de Vancouver. Long John et son complice étaient là, un soir, et s’affairaient fébrilement à démonter la porte, quand leur attention fut attirée par des jappements » (SP, p. 19). L’écriture conserve le registre de l’anecdote et adopte le rythme de la parole et du dialogue, rapporté intégralement. Le récit d’une histoire racontée se substitue alors à la mise en scène de l’intériorité : « 3 février, 1970. Mardi. Il y a des années, quand j’ai vu mon oncle Art au salon funéraire, j’ai dit à mon père : “Il a l’air de porter un masque”. “Ils ont fait de la belle ouvrage” répondit mon père qui se tenait près du cercueil bon marché » (SP, p. 14). Les entrées de journal elles-mêmes s’amorcent parfois par des locutions verbales comme « Eh bien » (SP, p. 47) ou « Ouais » (SP, p. 49). Le texte multiplie également les formules d’adresse au « vous » : « Tiens, je vous ai jamais conté l’histoire de l’évasion d’Eddy Greenfield, de la prison de Kingston, en 1968 » (SP, p. 126-127). L’oralité et l’adresse montrent aussi autrement, de manière un peu typée, l’appartenance de classe de Fennario et insiste sur une scénographie de la conversation complice.

Le journal tient à plusieurs égards du « conte » ou de la discussion désorganisée de taverne, où le narrateur passe l’essentiel de son temps hors travail et hors classe. Lui-même affirme qu’il a « un esprit de conteur fait pour amuser les enfants à l’aide d’histoires et de contes de fées » (SP, p. 130). À l’image des chansons blues et folk, dont les titres et les paroles rythment le journal, l’anecdote (ou l’histoire) tient de la voix, tout en témoignant de ce qui est perçu par le narrateur comme une insuffisance de l’écriture devant la parole vivante.

C’est vraiment dommage que notre conversation chez Pat n’ait pas été enregistrée, parce que ces histoires perdent beaucoup de leur charme quand elles sont écrites. Pour nous deux, ce fut une soirée inoubliable. Et nous avons terminé ça à la taverne Pocket Rocket. Une nouvelle histoire accompagnait chaque nouvelle bière, et l’éloquence de Pat augmentait à chaque tournée.

SP, p. 175

Chaque nouvelle histoire semble susciter la parole, repousser la peur du vide et du silence, auquel Fennario craint d’être condamné. Il évoque à plus d’une reprise sa « peur de ne jamais apprendre à parler, de rester bouche cousue, de mourir inutilement comme Andrew Boyle, le premier mari de [s]a grand-mère » (SP, p. 99). La musique folk et blues apparaît alors comme un langage commun, partagé par sa famille et plus largement la communauté du West End. La musique accompagne à la fois l’écriture du journal et rythme les soirées familiales ou de fête : David « roule des cigarettes, chante des chansons de Hank Williams et complète [s]on journal de 1967 » (SP, p. 18), il chante des vieux airs comme sa grand-mère ou du blues avec ses amis, il écoute souvent Gordon Lightfoot, qui lui rappelle certaines aventures (SP, p. 133). L’entrée du 25 mars 1971 est entièrement consacrée à Jimmy Rodgers, et recopie les paroles de « Never no more blues » (SP, p. 199-201). Pour Fennario, « Jimmy Rodgers et Hank Wiliams sont les T. S. Eliott et les Ezra Pound du peuple » (SP, p. 201). Leurs voix donnent une grandeur et une mélancolie aux vies ouvrières, qu’ils rassemblent avec leurs harmonies, accompagnant dans Sans parachute l’écriture ou s’y substituant carrément. Aux « bleus » du travail et des jours de besogne répondent ainsi, comme un choeur, les chansons blues et folk.

Le « je me souviens » de la première entrée citée est bien sûr la devise du Québec[44], mais fait surtout référence au projet d’écriture de Sans parachute. Entre le quotidien du quartier où passent les trains de marchandises et les soirées à la taverne, le journal de Fennario se présente à beaucoup d’égards comme une oeuvre de mémoire ouvrière. La place est en effet donnée à une galerie de travailleurs, d’étudiantes, de vagabonds comme Jacky Robinson, Pat, Mary, Dave, Joe Côté, de membres de sa famille[45] et de femmes qu’il a fréquentées (Robin, Élaine, Karen). Les fragments tissent dès lors une cartographie des trajectoires empruntées par les amis de Fennario ou par lui-même à travers le continent américain et le West End, traçant des chemins tortueux à l’image des ruelles empruntées pour fuir la police. L’avenir est terrifiant et le présent est dur : l’insistance sur les histoires passées parle de ce sentiment d’impasse. Le genre du journal intime « ouvrier » permet aussi une réflexion « économique » sur l’« emploi du temps » et prend en écharpe tout un imaginaire politique du temps. Le journal trace le portrait de ce qui se trame hors de l’horaire du travail, dans l’étendue de temps libre, et c’est en cela qu’il est aussi « anti-horaire », critique de la contrainte et de l’assignation, de l’obligation et de la consignation. Si le journal se fonde sur un ordre chronologique, les entrées sont construites selon un ordre souvent inverse. Les échappées hors du « cadre » du travail, par l’entremise du rêve, du souvenir ou de la rencontre, créent une jonction entre horaire et hasard. Si l’emploi salarié, comme on l’a vu, fait l’objet de plusieurs entrées, le personnage de David Fennario produit surtout l’inventaire des soirées et des lieux qu’il fréquente et des personnes qu’il rencontre. L’intimité du journal est alors davantage celle de l’amitié que de l’intériorité.

Révolution, militantisme et « pauvretés parallèles[46] »

À la parution de Sans parachute, plusieurs critiques ont souligné la force des descriptions de Fennario, sa manière d’écrire le quotidien des chômeurs et autres pauvres habitants d’une ville tour à tour magistrale et inhospitalière. Il est vrai que les « scènes », captées sur le vif par le narrateur, se transforment, dirait-on, en instantanées de vies soudainement plus grandes que nature, qui alimentent la « mythologie » du West End.

2 mars, 1970. Lundi. La magie électrique du West End. Les heures d’ivresse dans le bar de la rue Fulford, buvant des bières à 10 cents avec James Patrick Bryan O’Neil. La rumeur de la salle. Orateurs solitaires sans auditoire se parlant à eux-mêmes aux tables du fond. « J’ai personne » crie un homme, à chaque minute, jusqu’à ce que le waiter le jette dehors.

SP, p. 23

La violence fait partie de l’histoire du quartier et de celle de ses habitant·es, elle marque les corps, les visages, les lieux, suscitant l’indifférence « tellement y sont fréquentes les scènes de brutalité » (SP, p. 27).

Le West End apparaît exemplaire d’un Québec industriel qui tient difficilement, tant au plan urbanistique qu’humain. La communauté du quartier forme un village, composant un monde qui lui est propre. Celle du West End habite des taudis, peine à payer son loyer, hait son travail et son patron, erre le soir le long du chemin de fer ou du canal Lachine, communie autour de bières cheap. Sans Parachute apparaît comme une oeuvre mélancolique, comme nostalgique à l’avance d’un monde ouvrier en train de s’écrouler, dont le narrateur consigne la mémoire. Le narrateur lui-même se sent à la frontière de plusieurs mondes : « C’est merveilleux de marcher rue Saint-Antoine dans le petit matin, avec Jacky Robinson. Je sais que j’en conserverai le souvenir longtemps, parce que je sens approcher le temps où nos chemins vont diverger, le sien vers un monde de prisons et le mien vers une vie de travail quotidien » (SP, p. 25). David Fennario se fait lui-même la voix du West End, figure à la fois exemplaire et liminaire.

Des épaules de mineur de charbon et des mains de poète. Les manches de chemise retroussées, une cigarette au coin de la bouche, fils d’un peintre en bâtiment – un dimanche matin d’hiver. « Quand je me parle, c’est comme si je vous parlais. » Une voix qui reflète avec enthousiasme celle de cent millions de travailleurs de ce continent, dont les vies sont porteuses de révolution et de poésie.

SP, p. 159

Alors que la première partie du récit est davantage axée sur le quotidien de travail et de taverne de David, la deuxième met l’accent, entre autres choses, sur les cours qu’il suit au Collège Dawson, où il discute notamment de révolution socialiste et de critique du capitalisme. Son sentiment d’être « porte-parole » de sa classe et de son milieu, des « cent millions de travailleurs de ce continent », se concrétise également dans ce contexte. Ces passages n’échappent pas à un lyrisme révolutionnaire qui insiste sur la communion des travailleurs unis dans les luttes politiques.

Dans le journal de Fennario, ce sont moins les grands événements historiques que la violence et le désespoir quotidiens qui créent l’histoire. Même si Sans parachute se « déroule » pendant les événements d’Octobre, il ne les évoque qu’en passant : « 18 octobre, 1970. Dimanche. […] Les trottoirs suintent le désespoir ; c’est dans les murs et sur la face des gens. Les ossements d’Octobre : un vent squelettique cliquetant » (SP, p. 104). Se promenant « sur la rue des ambassades », il constate qu’il « y avait des soldats pour les garder, à cause de la loi sur des Mesures de Guerre » (SP, p. 113). La classe ouvrière du West End, dont Fennario se présente comme la voix et la figure, semble peu concernée par ce qui se déroule sur la scène politique francophone. Le terrorisme révolutionnaire du Front de libération du Québec (FLQ) n’est pas mentionné, et les militants souverainistes décrits par Fennario se confondent souvent avec les « travailleurs sociaux », soit ces étudiant·es universitaires qui doivent « entreprendre de stupides projets pour étudier les différents quartiers de l’île » (SP, p. 14). Dans Sans parachute, le militantisme de Fennario et celui des milieux révolutionnaires francophones ne trouvent pas de points de contact tangible, d’espace de rencontre : les classes ouvrières francophone et anglophone semblent agir chacune comme figurante dans la réalité de l’autre, vivant des « pauvretés parallèles ». Or, le contact de Fennario avec Godin et Hénault et la publication aux Éditions Parti pris du livre constituent une tentative pour créer cet espace de rencontre, pour mettre en circulation des représentations et des discours qui nuancent, étoffent ou contestent les idées que peuvent avoir les francophones sur les communautés anglophones. À une époque marquée par la question nationale, qui n’intéresse par ailleurs ni le Cassé ni les « perdants » de Fennario, Sans parachute montre la possibilité d’une histoire partagée.

À l’image du travail, le militantisme révolutionnaire de David Fennario fait l’objet d’un certain nombre d’entrées. Le narrateur amène son père à « condamner le système socio-économique plutôt que les gens qui sont forcés de vivre sous sa domination » (SP, p. 101) ; « il donn[e] un petit cours sur le socialisme et lui [à son ami mineur Don] ai remis de la propagande » (SP, p. 69) ; il relate un conflit important avec ses amis Pat et Mary autour de débats théoriques marxistes (SP, p. 119). Surtout, il distribue des Weekly People un peu partout en ville : « J’ai déposé un journal sur un radiateur, deux dans une cabine téléphonique, puis, à Place Bonaventure, j’ai laissé d’autres journaux près de l’escalier mobile, dans les cabines téléphoniques, sur le rebord des fenêtres, sur les bancs. Tu parles d’un moyen de propager le socialisme ! » (SP, p. 111) Le journal, destiné à circuler, à être saisi puis jeté, est en quelque sorte une figure de la mobilité, caractéristique de l’économie et centrale à son développement capitaliste ; la presse connote à mon sens souvent l’économie dans les romans sociaux. Figure du temps segmenté par la périodicité, à l’image de l’horaire de travail, le journal politique et les idées révolutionnaires qu’il dissémine (à l’image du narrateur et de son projet d’écriture) se retrouve dans les lieux de transits, dans les circuits non officiels. Plus largement, tout comme plusieurs romans sociaux, Sans parachute semble « hanté » par un imaginaire de la presse, assez important au sein de l’imaginaire économique. Pour Nelly Wolfe, l’utilisation directe d’éléments provenant de la presse (notamment) « procure à la fiction tout à la fois un gain d’objectivité et l’alibi de la modernité[47] ». En investissant le genre du journal intime tout en éludant l’intériorité au profit des histoires de son quartier, le livre de Fennario en devient également le quotidien, faisant le récit d’économies parallèles, de circulation alternative des biens et des personnes, de sa difficile mobilité sociale et spatiale.

En plus de prendre acte des différents mouvements sociaux (contre-culture, mouvement souverainiste, interventionnisme étatique), Sans parachute critique les mécanismes de reproduction sociale, qui maintiennent les individus aux mêmes places (SP, p. 51). « À moins d’une révolution, je peux très bien prévoir quelle sera la vie de Dave [un enfant du quartier]. L’ivrognerie, la prison, la mort. C’est cruel d’être condamné si jeune » (SP, p. 13). Cette révolution qui permettrait de sortir de l’impasse, c’est celle à laquelle il réfléchit, et pour laquelle il milite. Elle apparaît comme le dernier objet de valeur d’un monde dépossédé, à la fois rêve, héritage et motif. « Nous avons trouvé un mot pour désigner un sentiment héréditaire, qui demeure enfoui dans nos vies, c’était le mot révolution. Jamais plus nous ne garderions le silence » (SP, p. 155). Contre le legs de la mort et de la pauvreté, dont David parle à plusieurs reprises, celui de la révolution permet une échappée et une confiance autrement absente en l’avenir. « À ces intellectuels écrasés sous les ruines de leur Tour d’Ivoire, il est difficile de ne pas leur demander : so, how does it feel? La Révolution est notre héritage » (SP, p. 85). La révolution devient une partie importante de son identité, en phase avec l’atmosphère contestataire des années 1960. Le mot, cher aux partipristes et à plusieurs écrivains de la maison, inclut la « révolution contre-culturelle » des années 1970 tout en la subordonnant à une Révolution socialiste plus globale.

Il se trace également un fossé profond, dans Sans parachute, entre le narrateur et les figures bourgeoises du savoir (les étudiant·es de Dawson et de l’Université McGill, les « intellectuels », les professeurs). « 11 octobre, 1970. Dimanche. […] Pourraient-ils [ses collègues de classe] comprendre à quel point je suis bouleversé, angoissé par ces problèmes sociaux qu’ils discutent avec une telle désinvolture ? J’étais le seul, sans parachute, dans la pièce[48] » (SP, p. 99). Au Collège Dawson, le narrateur se sent en effet déplacé, « comme un étudiant en dessin industriel placé par erreur dans une classe de latin » (SP, p. 95), et bouleversé par le vécu et les idées de ses collègues issu·es des classes plus aisées. « Les mots que nous [David et son ami Pat] entendions nous donnaient mal à la tête tellement nous nous sentions vieux. Nous n’avions pas l’impression d’être supérieurs aux autres, mais différents, parce que tous nos rêves s’étaient envolés, laissant derrière eux un seul espoir tenace : la révolution » (SP, p. 103). Celle-ci est perçue comme un « mot » tenace, qui éveille la parole et la maintient vive, qui opère un partage également entre les classes ; c’est un mot qui relève cependant davantage d’un vocabulaire hérité que d’une prise d’action. Le narrateur ne se conçoit pas comme un intellectuel, mais à peine comme un écrivain. Il ne se désigne pas non plus comme un militant, bien qu’il distribue des journaux et promeuve le socialisme auprès de qui veut l’entendre. La « révolution » reste largement romantique, une figure du renversement, de la sortie de l’impasse, d’un temps autre. Elle reste un objet de discours, celui du narrateur et de la « famille » révolutionnaire, voire une modalité de discours. Son caractère poétique entre en contradiction avec la conscience vive des impasses sociales dans lesquelles se retrouvent ceux et celles qui l’entourent.

En cela, la représentation de la révolution et du militant de Sans parachute entre en écho avec celles d’oeuvres précédentes du catalogue des Éditions Parti pris. Plusieurs auteurs de la maison entretiennent un rapport conflictuel avec le statut d’intellectuel révolutionnaire, lequel trouve souvent une représentation ironique dans les oeuvres. Il y a par exemple Lecoco (diminutif pour « le communiste ») du recueil La chair de poule d’André Major. Lecoco, que l’on voit dès les premières pages à la taverne, est « militant dans le Glorieux Parti, celui des Travailleurs, où d’ailleurs il n’y a guère de travailleurs[49] ». Le révolutionnaire, homme de parole plutôt que d’action, fréquente, dans les univers fictifs des oeuvres des Éditions Parti pris, davantage la taverne que le bitume, bien plus les femmes que l’oeuvre de Marx[50]. Il agit souvent en propriétaire, notamment du corps des femmes qu’il côtoie[51]. Dans Pleure pas, Germaine, le révolutionnaire est par exemple un chômeur présenté comme un « nouveau religieux[52] ». Le révolutionnaire, « propriétaire » et imposteur, apparaît comme un topos des premiers livres de la maison d’édition. Sorte de religion, de doctrine sans valeur, la « révolution » est aussi un marqueur de soupçon et de moeurs dissolues, qui peut ou non être lié à la criminalité.

Sans parachute reconduit plusieurs éléments de ce stéréotype, qui apparaît traverser tant le roman, la nouvelle que le journal autobiographique. Il met de l’avant les impasses du capitalisme et ses effets sur les corps, les visages, les vies ; les contradictions des militants bourgeois qui exotisent les problèmes sociaux ; mais aussi un parcours finalement assez personnel qui expose implicitement (et rétrospectivement) les raisons d’une adhésion aux idées de Marx et à la révolution. Celle-ci est cependant incarnée, défendue, et n’est pas tournée en dérision. La fin du livre rejoue encore plus clairement cette transformation de David en voix et visage de tous les travailleurs opprimés :

Je suis le bon travailleur dans l’usine, dans la manufacture et au bureau, le visage dans la foule, l’homme dans la file, l’homme dans le métro, l’homme à qui l’on vend un abonnement à un magazine et qui a deux enfants et demi, un vieux char et une TV qu’il n’a pas les moyens de faire réparer. Je suis la face qu’on écrase depuis quatre mille ans. Je suis la voix d’avril d’une renaissance à venir.

SP, p. 239

Conclusion

Alors que plusieurs travaux au Canada anglais se sont intéressés aux écrivains et écrivaines proches de mouvances politiques diverses[53], peu d’études comparables ont été menées dans le cas des écrivaines et écrivains francophones. En plus de Gabrielle Roy, des écrivains comme Jean-Jules Richard, Pierre Gélinas, Gérard Bessette, Gilles Hénault, Jacques Ferron, Yves Thériault et Claude Jasmin constituent une constellation d’écrivains des années 1950-1970 liés par une sensibilité politique et par un traitement spécifique des réalités économiques populaires qu’il faudrait penser ensemble, en ajoutant des auteurs de théâtre comme Robert Gurik et David Fennario. Les liens entre les Éditions Parti pris et les réseaux politiques (éditoriaux, militants) anglophones seraient aussi à étudier plus avant : la copublication d’À perte de temps de Pierre Gravel en 1969, avec Parti pris et House of Anansi Press est par exemple un cas intéressant[54]. Le livre de Fennario offre un point de vue tout indiqué pour réfléchir aux deux solitudes de l’histoire littéraire, et aux points de contacts qu’offrent les thématiques communes des classes sociales[55], de l’économie et du travail.

Travailleur et militant, habité par le fantasme de l’écriture, le « personnage » de David et plus largement Sans parachute ouvrent à l’importance d’une réflexion sur le temps et sur la mobilité (sociale et spatiale) dans les oeuvres insistant sur les aspects de la vie économique. À la fois centrale pour l’économie, et principe essentiel de la distribution de la marchandise (concrète ou symbolique), la mobilité est aussi révélatrice de conceptions différées de la citoyenneté, comme l’a montré Jody Mason[56] à propos des chômeurs et des travailleurs itinérants. Le livre de Fennario montre toute une communauté de personnes invisibles, silencieuses, confrontées à un mépris étatique qui révèle un écart social entre les citoyens et ceux qui ne sont pas traités comme tels. Le travail ouvrier comme la révolution font l’objet d’un traitement relativement stéréotypé, en phase avec celui que lui consacrent plusieurs oeuvres du catalogue des Éditions Parti pris. L’adoption du genre du journal intime permet cependant à ces représentations d’être mises en mouvement, d’obtenir un surplus d’authenticité. Genre personnel mettant en scène une subjectivité, il se transforme, grâce à l’écriture et au rendu des expériences de travail, des moments de fête ou de contestation de David, en un récit collectif, à portée générale, sur les vies industrieuses du West End. Le militantisme est une manière de sortir d’un temps figé, de faire circuler les idées, de faire entendre les voix. Sans parachute est une collection d’histoires et d’anecdotes qui trouvent, avec le journal, une manière d’être réunies et conservées, gardées en mémoire. Par sa forme, sa narration au « je[57] » et son propos, il constitue une oeuvre peu commune de la littérature publiée au Québec sur les enjeux du travail et de la pauvreté. Alors que, du côté anglophone, les pièces de théâtre à succès de Fennario comme Balconville semblent avoir relégué Without a Parachute à un statut d’oeuvre mineure ; du côté francophone, Fennario semble encore à ce jour peu ou mal connu. Son anti-indépendantisme n’a sans doute pas aidé, dans les années 1970 et 1980, à faire connaître son oeuvre auprès de ce public.

Après plusieurs années au Centaur Theatre, Fennario quitte l’institution pour travailler avec la troupe de théâtre communautaire Black Rock Theatre, à Pointe-Saint-Charles. Il approfondit également l’histoire du quartier, avec Motherhouse et Joe Beef. À l’image des comités de rues, mis en place dans les années 1960 par des militantes pour mener des changements localisés[58], plusieurs oeuvres à thème économique font le portrait de quartiers spécifiques. Dans cette perspective, une étude serait aussi à mener autour des pratiques critiques, discursives et esthétiques qui s’ancrent spécifiquement dans ces espaces. Haut lieu d’action communautaire et de militantisme politique[59], réunissant des communautés anglophones et francophones, Pointe-Saint-Charles voit par exemple la publication de petits périodiques communautaires comme The Boiling Pointe et The Poor People’s Paper, et la mise en place d’une presse locale (Pointe in Print Project). Ces imprimés composent la carte d’autres histoires, sinueuses et volatiles, qui éclairent autrement les pratiques littéraires de la vie économique, et dont j’espère éventuellement, avec d’autres, reconstituer la topographie.