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À l’été 2013, la revue L’Inconvénient consacrait un dossier à « L’héritage de la pauvreté ». L’expression, qui donne son titre à une importante section du recueil d’essais Personne n’est une île d’Yvon Rivard[1], s’y voyait reprise et auscultée, considérée à l’aune de l’histoire culturelle québécoise. Les auteurs et les autrices s’y montraient pour la plupart très critiques envers la propension qu’auraient les Québécois à « considérer la pauvreté comme une vertu[2] », « l’attirance qu’exerce au Québec la pauvreté[3] » ou encore « la conscience malheureuse qui lie l’écrivain au mangeur de patates[4] ». Comme le résumait Mathieu Bélisle dans l’essai qui clôt le dossier, « il est nécessaire d’explorer d’autres voies, de viser au dépassement de l’héritage de la pauvreté[5]. » Ce legs pèserait comme une chape de plomb sur l’imaginaire québécois et donnerait même lieu à une mythologie commode confondant la conception catholique de la pauvreté vertueuse et le dépouillement volontaire, voire l’humilité de ceux et celles qui refusent de dévoiler leur culture et leurs savoirs. Au fil des essais s’égrenaient des références littéraires et culturelles récurrentes, dont le joual de Michel Tremblay, les vers de Gaston Miron, les fictions minimalistes de Jacques Brault et, bien sûr, le « mauvais pauvre » de Saint-Denys Garneau.

La figure du mauvais pauvre, complexe et ambiguë, a en effet laissé son empreinte dans un grand nombre d’ouvrages parus au Québec depuis la Révolution tranquille. De l’aliénation culturelle à l’illégitimité d’un sujet squattant le territoire d’autrui, en passant par la critique du matérialisme et de la xénophobie, elle trahit un rapport malaisé au territoire qui se redéfinit au fil du temps en fonction des hantises des lecteurs et lectrices. Dans le cadre du présent article, je reprendrai certains des constats formulés par les critiques qui ont insisté sur les liens unissant le mauvais pauvre à la culture au sens large, laquelle repose forcément sur des jeux d’échange et de pouvoir tant économiques que sociaux. J’aborderai ensuite trois essais contemporains, Confessions d’un cassé de Pierre Lefebvre, Bande de colons d’Alain Deneault et L’oeil du maître de Dalie Giroux afin de voir comment y sont traitées la question de la propriété et plus encore celle de la place occupée par le mauvais pauvre sur l’échiquier social et politique. Rarement ramenée à sa dimension strictement pécuniaire, la question de l’économie se présente de manière diffuse dans mon corpus de textes et se confond volontiers avec celles du capital culturel, du sentiment de la dette envers le passé et de la propriété territoriale.

Lectures critiques du texte « Le mauvais pauvre va parmi vous » de Garneau

Le texte en prose « Le mauvais pauvre va parmi vous avec son regard en-dessous », inséré dans le journal de Saint-Denys Garneau entre les entrées du 24 mars et du 26 avril 1938, a été publié en septembre 1953 dans la revue française Esprit grâce aux amis du poète, Jean Le Moyne et Robert Élie. L’introduction qui précède le court texte dans la revue, signée des initiales A.B. (sans doute celles d’Albert Béguin), évoque le « sentiment de solitude qui obsède toutes les consciences canadiennes – héritage des premiers pionniers affrontés à l’espace américain ? » et « l’expérience de la misère personnelle, menée jusqu’à la réduction de l’être à son squelette[6] ». La tension entre l’immensité des territoires « affrontés » – le mot est éloquent – par les pionniers et l’amenuisement du sujet m’intéressera dans le cadre de mon analyse. Ce mauvais pauvre, « irréparable », donne dans l’autophagie[7], pour reprendre le mot de Pierre Popovic, entretient un rapport malaisé avec le territoire et ne parvient pas à prendre possession du lieu ni à s’y inscrire. Le commentaire d’Albert Béguin, formulé en marge d’un texte qui acquerra au fil du temps une valeur quasi mythique, esquisse déjà le portrait d’une conscience collective qui tend vers le dépouillement et plus encore vers une forme de misère non pas strictement économique, mais spirituelle.

La forme du texte de Garneau est celle d’un court récit aux allures de fable qui reprend plusieurs des thèmes chers au poète, soit le doute, le dépouillement, le malaise, l’ambivalence, pour n’en nommer que quelques-uns. L’ironie caractéristique de l’écriture garnélienne empreint également ce court texte qui, comme le note Pierre Popovic, « suscite très souvent ce déséquilibre émotif, cet ethos incertain, ce pincement au coeur » (PP, p. 116). Les premières lignes montrent éloquemment comment ce « mauvais pauvre » incarne l’usurpation et l’imposture, étant incapable de trouver une place qui lui revienne, mais tout aussi incapable de s’emparer des richesses d’autrui et de jouir de celles-ci :

Il rôde autour de vos richesses et s’introduit dans vos bonheurs par effraction. Il voudrait se rassasier par ses yeux de votre joie. Est-ce qu’à la savoir il va l’avoir ? C’est un pauvre irrémédiable. Il a beau s’épuiser par des escaliers de service pour entrevoir de plus près vos trésors, il y a un trou en lui par où tout s’échappe, tous ses souvenirs, tout ce qu’il aurait pu retenir[8].

L’ethos garnélien, fondé sur une forme de déséquilibre constant, de tension entre l’ancrage et le mouvement, est bien présent dans cet incipit. L’image du sujet qui s’épuise dans les escaliers de service, regardant à la dérobée des trésors qu’il n’arriverait pas à conserver de toute façon, constitue l’illustration la plus forte de cette tension : tout se passe comme si le « mauvais pauvre » ne trouvait pas de repos, s’essoufflait à force de parcourir les passages dérobés, les coulisses. Le mouvement le siphonne, le rend exsangue, le dépossède, il n’est que vide. Comme l’écrit Garneau,

Si le pauvre était quelque chose, avait une identité distinguée, il ne serait pas le pauvre : il aurait quelque chose, ses yeux, ses mains, ses oreilles, et par là toute la terre ; ses yeux, ses mains, ses oreilles lui appartiendraient en propre et ne seraient plus les vains instruments de son envie, la gueule ouverte de son bissac percé. […] Il ne serait pas le pauvre irréparable que l’on sait, qui ne peut avoir que l’envie d’avoir[9].

Le mauvais pauvre est donc pauvre par défaut, ne peut prétendre ni au statut de bon pauvre – figure forte de l’imaginaire canadien-français, comme on le sait – ni à celui de nouveau riche. Il ne peut endosser un rôle positif et se voit ainsi condamné à une position fausse, mensongère.

« Le mauvais pauvre va parmi vous » a été abondamment commenté par la critique québécoise depuis sa rédaction, et plus particulièrement depuis la parution des Oeuvres de Garneau en 1971, dont le texte a été établi par Jacques Brault et Benoît Lacroix. Yvan Lamonde a déjà consacré une étude à la réception de la figure du mauvais pauvre dans Les Cahiers des Dix sous le titre « La confiance en soi du pauvre : pour une histoire du sujet québécois ». Dans cette étude s’inscrivant dans la perspective de l’histoire intellectuelle, il s’inspire de la conférence « The American Scholar » de Ralph Waldo Emerson présentée à Harvard en 1837 « pour penser l’expérience québécoise et […] se demander quel est ce soi, ce sujet québécois » voire « quelle est la foi en soi qui accompagne ce sujet québécois[10] ». Cette ambitieuse analyse entend prendre la mesure de la figure du mauvais pauvre dans la tradition littéraire et critique au Québec. Seules les dernières pages de l’article portent spécifiquement sur le texte de Garneau et insistent sur le caractère fondateur de la pauvreté – à la fois économique, spirituelle et existentielle – dans la mémoire collective et plus encore dans le rapport qui s’instaure entre le « sujet québécois » et le territoire :

Vue par un historien de la culture, des idées et du symbolique, cette pauvreté est plus large que ce qui est découvert dans le rapport à la France, à l’ancienne mais toujours actuelle métropole. En un sens, l’héritage de la pauvreté est probablement tout ce qu’il est tentant d’évacuer de l’histoire de son identité : le labeur séculaire de la colonisation d’un pays neuf approprié par un conquérant d’une autre culture ; les raisons persistantes d’un combat au quotidien pour survivre politiquement et linguistiquement ; l’échec peut-être même attendu d’une résistance à une oligarchie coloniale et à LA puissance impériale ; l’irrespect des droits de ceux qui avaient trop attendu de 1867 ; l’instruction minimale tirée d’une école confessionnelle ; une croyance religieuse ombragée par une Église qui a fini par troquer la foi pour le pouvoir ; la domination par les hommes et par le clergé ; des femmes ; une parole étouffée par le conservatisme politique et religieux. Il y avait de cela, et plus, en 1930, il me semble, dans la prise de conscience, dans un contexte de crise généralisée, d’une pauvreté démesurée[11].

Les conclusions de l’historien des idées débordent largement le seul texte de Garneau et portent tout autant sur l’inscription du trope de la pauvreté dans une certaine version de l’histoire québécoise, amplement relayée depuis la Révolution tranquille, que sur l’oblitération de cet héritage encombrant. Dans cette vulgate historique qui insiste sur la minorisation et l’aliénation du sujet québécois, s’impose le refrain bien connu de la domination coloniale qui mérite, à mon avis, d’être revisité à la lumière de travaux plus récents[12].

L’une des analyses les plus fortes et les plus exhaustives du « Mauvais pauvre » a été menée par Pierre Popovic qui, dès la première ligne de son texte, évoque sans trop s’y attarder l’épilogue de L’amour du pauvre de Jean Larose. Avant de m’attacher plus longuement à l’article de Popovic, je me propose de revenir brièvement au texte de Larose qui comporte une sommation à relire le fragment du journal de Garneau. Dans cet essai qui emprunte les allures d’un dialogue philosophique inspiré du Neveu de Rameau, l’auteur ne cesse de rebondir sur des questions d’appartenance culturelle, de rapport au territoire, tout en dessinant les contours d’une sorte de psyché québécoise et colonisée, marquée par une impuissance symbolique liée à la domination d’une culture matriarcale (constat traversant plusieurs des essais de Larose). Et le mauvais pauvre dans tout cela ? Usant d’un subterfuge narratif, Jean Larose reproduit le texte d’un certain C, Québécois illuminé, à demi-fou, éternel étudiant, croisé quelques fois à Paris. Ce texte, qui est empreint d’une « farouche pauvreté, toujours recommencée, d’être sur le point de tout comprendre[13] » porte sur l’oeuvre de Saint-Denys Garneau et se présente comme le prologue d’un livre non écrit « consista[nt] essentiellement en une analyse détaillée du mauvais pauvre, et sans faiblesse », qualifiée de « défi prométhéen[14] ». Les personnifications du Québec abondent dans l’épilogue de Larose, empruntent très librement à la psychanalyse et à une réflexion sur le refoulement sexuel dont auraient souffert nombre de Québécois.

En proposant justement de relever le « défi prométhéen » de relire « le mauvais pauvre » de Garneau, Pierre Popovic s’efforce, quant à lui, de contourner le piège de l’interprétation nationalisante. À partir d’une lecture très fine du texte, il s’intéresse à la circulation des topoï sur la pauvreté entretenus alors par l’élite de la société canadienne-française, et s’attache aux détournements subtils qu’en propose Saint-Denys Garneau. Il insiste notamment sur le statut d’étranger du « mauvais pauvre » évoqué dès le deuxième paragraphe du texte : « C’est un pauvre et c’est un étranger, c’est-à-dire qu’il n’a rien, rien à échanger, un étranger[15] ». Pierre Popovic note que ce statut d’étranger est particulièrement fort puisqu’il renvoie à la « doxa pure laine, tricotée serrée historico-épique, du Canada français des années trente où brillent divers relents racistes et le simili-fascisme de l’abbé Groulx » (PP, p. 117). Il ajoute – traitant de la question économique qui nous intéresse ici – que

[l’]exclusion de l’échange joue sur deux tableaux : premièrement, elle signale une distance très nette à l’égard d’un monde qui n’est préoccupé que par la et les valeurs d’échange, au sens le plus économique du terme ; se retrouve ici en filigrane la critique du matérialisme déjà vue dans la correspondance. […] Deuxièmement, ces échanges sont aussi des rapports sociaux au sens le plus large et, plus particulièrement, ceux qui président au fondement même du lien social : la communication, le langage.

PP, p. 117

Le mauvais pauvre, encore une fois, est celui par qui tout fuit ; il ne retient rien et ne parvient pas à créer des liens : il est un imposteur, « il est déplacé, déclassé, dissident », précise Pierre Popovic, et ne peut qu’endosser une « position fausse » (PP, p. 117). C’est précisément cette position – en décalage, en porte-à-faux, trompeuse à la manière des traquenards – qui m’intéressera dans la suite de mon propos, car elle va à l’encontre des lois de la filiation et, surtout, de la logique de la propriété qui fonde le patrimoine tel qu’on a pu le concevoir traditionnellement. Vers la fin de son article, Pierre Popovic revient à la doxa des années 1930 et insiste sur son étroit rapport avec les conceptions de la communauté et par là même de la territorialité qui circulaient alors dans les discours sociaux :

[L]es seules dynamiques dignes d’estime vont dans la voie des resserrements de liens, dans le sens du rattachement des êtres à leur devoir, leur famille, leur groupe d’appartenance native, leur « monde », leurs murs. Le propriétaire, les « professionnels », les notables de province, les pères et les mères, les colons que les campagnes de « retour à la terre » réinventent sont les enfants chéris de la doxa.

PP, p. 121

Retenons de ce passage la figure du colon qui refera surface dans les essais contemporains que j’examinerai.

Près de quinze ans après l’article de Pierre Popovic, l’essayiste Yvon Rivard fait paraître le recueil Personne n’est une île dans lequel il revisite ce qu’il appelle « l’héritage de la pauvreté », comme je l’ai évoqué en introduction de cet article. La section du recueil consacrée à ce thème s’ouvre sur un essai intitulé « Saint-Denys Garneau parmi nous », titre rapatriant le mauvais pauvre dans la communauté des lecteurs et lectrices en le faisant circuler « parmi nous » et non « parmi vous ». Par ses méditations sur l’héritage de la pauvreté, Yvon Rivard se voue à une forme de réconciliation avec le passé de la communauté québécoise, descendante selon lui « d’un peuple pauvre et besogneux, d’un peuple de “raboteux rabotés”[16] ». Soucieux des nuances et familier des contradictions insolubles à la Blanchot, Yvon Rivard circule entre diverses conceptions de la pauvreté – de l’humilité vertueuse à la misère matérielle, en passant par l’idée du sacrifice de soi et celle du dépouillement volontaire du poète – afin de mieux réfléchir aux écritures de la pauvreté, chez Saint-Denys Garneau, Brault et Miron. Il s’entretient avec ce dernier de manière posthume afin de s’excuser d’avoir trop donné dans la métaphysique et d’avoir ainsi trahi « “l’homme concret” au profit de “l’homme abstrait, éternel”[17] ». Cette contradiction entre le concret et l’abstrait, entre la terre et le ciel – plutôt attendue – refait implicitement surface dans sa lecture de Saint-Denys Garneau : « [L]e mauvais pauvre, qui par fidélité au mouvement qui enchaîne la vie à la mort, l’être au néant se retrouve dans la position intenable de n’être chez lui nulle part, ni ici ni là-bas, exilé à la fois de la terre et du ciel. Saint-Denys Garneau est ainsi affecté de cet irrémédiable mal du pays dont parle Nietzsche », soit – je résume la citation du philosophe – « le mal du pays sans pays[18] ». Si l’exil ainsi conçu par Rivard ne saurait être réduit au strict déracinement de l’apatride – l’essayiste associe plutôt le mauvais pauvre à l’écrivain[19] –, il n’en demeure pas moins que ce « mal du pays sans pays » rejoue en des termes certes plus métaphysiques l’étrangeté soulignée par Pierre Popovic. Encore une fois, les interprétations convergent vers un constat commun : le mauvais pauvre n’a pas de lieu, ne possède rien, ne peut assimiler quoi que ce soit. Il récuse les lois du sol et de la propriété, tout comme les échanges communautaires parce qu’il ne parvient ni à prendre ni à donner.

Le mauvais pauvre dans trois essais contemporains

À la lumière de cette rapide traversée des textes de la critique, je me permettrai de tirer sur un fil qui, à ma connaissance, n’a pas encore nourri la trame tissée autour du mauvais pauvre de Garneau. L’apatride, cet être souffrant du « mal du pays sans pays », ce sujet étranger aux lois de la filiation et du territoire me ramène à la figure du squatteur, de la squatteuse, qui me paraît emprunter différentes formes dans l’imaginaire collectif québécois. Le mauvais pauvre en serait l’une des variantes (tout comme le coureur des bois et le survenant). Pour étayer mon hypothèse, je m’inspirerai de la « Lettre à des amis inconnus » de Jacques Brault parue en 1989 dans La poussière du chemin. On y retrouve une piste fort éclairante permettant de lier la culture québécoise à la pratique du squattage :

Compter pour peu dans la hiérarchie des importants, c’est ne pas être dans l’obligation de jouer un rôle. Ne pas avoir de place définie évite d’apprendre à la tenir. Et le reste à l’avenant. Donc, notre culture, selon l’ancienne étymologie, nous est une manière inaliénable d’habiter ce monde en squatteurs[20].

« Habiter ce monde en squatteurs », c’est refuser de tenir sa place, de figer les rôles et les positions. Le squatteur n’est pas le propriétaire du territoire qu’il a élu, il se sait endetté et redevable, mais cela le conduit aussi à interroger l’existence des murs et des frontières ; mieux, à ne pas les prendre en compte dans son occupation illégitime des lieux. Dans les trois essais contemporains que je commenterai, le rapport à l’espace et au territoire est comparable à la manière d’habiter du squatteur, de la squatteuse : loin du refrain sur la dépossession du sujet québécois, les essayistes qui m’intéresseront revoient le rapport traditionnel à la propriété en exhumant, chacun à sa manière, les apories du grand récit de la souveraineté financière et culturelle.

Même si Saint-Denys Garneau n’est jamais cité explicitement par Pierre Lefebvre dans ses Confessions d’un cassé, la figure du mauvais pauvre peut être facilement associée au narrateur de cet ouvrage ouvertement autobiographique. Les sept confessions, rédigées dans une langue oralisée qui a bien peu à voir cependant avec le joual du roman Le cassé de Jacques Renaud inspirant le titre de Lefebvre, portent sur l’incapacité du narrateur à véritablement prendre part à une société qui se définit en bonne partie en fonction de la réussite économique et de la consommation. Ce décalage s’incarne dans la manière dont le narrateur choisit d’habiter la ville, en perpétuel locataire. Dans les différents appartements qu’il a habités, et desquels il a parfois été évincé, il a toujours refusé d’accumuler des objets et de cultiver une sorte de confort bourgeois. On pourrait croire aisément que ce refus des conventions immobilières constitue une forme de révolte contre les mots d’ordre de la société contemporaine, mais ce serait mésinterpréter l’attitude de celui qui n’est pas tant dans l’action que dans la démission ; pire, ce serait la nature profonde du narrateur, voire ses dispositions quasi innées, qui le condamneraient un peu malgré lui à ne pas prendre part à la marche du monde.

À la manière du mauvais pauvre, il ne parvient tout simplement pas à se poser, à trouver du repos dans la possession de choses matérielles : « plus j’ai d’objets, et de moyens d’en acquérir, moins je me sens libre » ; « je me sens ainsi surtout le locataire de ce que je possède[21] ». Il n’arrive pas non plus à endosser le rôle du bon pauvre, reconnaissant envers ceux et celles qui tentent de lui porter secours. Le meilleur exemple de cette involontaire incapacité à se mouler aux usages se trouve sans doute dans la sixième confession, intitulée « Le chameau et le chas ». Le cassé y raconte comment il a tenté d’occuper un poste de secrétaire à l’Université, à 80 000 $ par année, menant qui plus est à la permanence, obtenu grâce aux bons soins d’un certain McDuff qui croyait en lui : « Je ne crois pas avoir été plus affligeant, mésadapté, moins fonctionnel, plus égaré qu’au cours de ces vingt-cinq, trente jours-là. J’ai beau faire le faraud de temps en temps, il reste quand même difficile de ne pas se sentir coupable devant sa propre incapacité à fonctionner dans le monde » (CC, p. 127). Éternel locataire, pigiste plus par vocation que par choix, le cassé n’est ni poli ni reconnaissant, refuse – comme le voudrait une certaine tradition catholique – de « révérer la pauvreté » : « Il n’y a aucune gloriole à être pauvre. Ça me fait chier par contre qu’il y en ait une à être riche » (CC, p. 142).

Dans la septième confession, « L’héritage et le vide », on pourrait croire que Lefebvre répond implicitement à Yvon Rivard en évoquant les « héritages de la pauvreté » qu’il a reçus. Le premier, légué par sa grand-mère, se composait « d’une couverte de laine jaunâtre, tirant sur le brun, avec des trous […], un canard électrique qui, finalement, ne marchait pas, cinq verres moutarde, deux casseroles de fer-blanc avec des manches de plastique pouvant au mieux, sans déborder, contenir une soupe » (CC, p. 147). Le deuxième héritage lui venait de son père : « Rien de ce qui a pu à la suite de son décès, passer de lui à moi n’était désigné comme tel dans un document notarié. Je me suis contenté, une fois de plus, de glaner dans le tas de bébelles accumulées par mon père au cours de sa vie » (CC, p. 149). Parmi les vêtements qu’il récupérera, il trouvera un « nombre hallucinant de paires de bas », précisant avoir « été médusé par la nature de la transmission » (CC, p. 149). Ce legs, pédestre il va sans dire, s’oppose presque en tous points aux héritages métaphysiques glosés par Rivard : ici, la pauvreté est matérielle, s’inscrit sous le signe du concret et des besoins du corps. À ces choses sans intérêt, s’ajoutent les joncs hérités de la grand-mère et du père légués par accident, échoués chez le narrateur, qui les range dans un tiroir : « [U]ne façon concrète de faire moi-même, et dans le monde, ce que l’inconscient fait de façon impalpable dans la psyché, soit repousser dans le plus creux à défaut de faire disparaître pour de vrai. De toute façon, j’ai beau me casser la tête, après ma mort, aucun des deux objets n’aura de sens pour personne » (CC, p. 152). Le cassé, le mauvais pauvre, refuse de voir en ces objets autre chose que des traces matérielles sans résonance pour la postérité, que des résidus insensés qui ne témoignent ni de l’épaisseur d’une vie ni de la transmission d’un quelconque legs.

Les deux derniers essais que j’aborderai transposent les constats liés à l’impossible ancrage et à la complexe habitation des lieux en termes plus généraux, remplaçant le territoire de l’appartement en territoire géographique, en espace national, et la lignée familiale en mémoire coloniale. Alain Deneault s’attache dans Bande de colons à une figure oubliée de l’imaginaire politique québécois, soit le colon auquel la majorité francophone du Québec devrait être associée, troisième terme de la triade colonisateur-colon-colonisé :

Le colonisé se distingue du colonisateur par son appartenance à la civilisation lésée. Le colon par sa faible position hiérarchique au sein même de la civilisation du colonisateur. Le colonisé amérindien a vu son territoire spolié et sa culture violée dans son esprit. Le colon canadien-français a été abusé comme exécutant dans l’exercice de cette spoliation[22].

Loin de conférer le beau rôle à ces colons qu’il qualifie de « petites mains de l’exploitation coloniale » (BC, p. 13), Deneault insiste sur leur situation en porte-à-faux dans une aventure coloniale dont les fins n’ont longtemps été que commerciales. Redonnant ainsi à l’économie, au capitalisme éhonté, sa part de responsabilité dans l’histoire du Canada, Deneault montre bien que le colon – qui s’est voulu colonisé – ne peut être « souverain, car la colonie représente un espace commercial grand ouvert davantage qu’un lieu politique » (BC, p. 13). Figure même du squatteur, le colon « ne partage pas la vie de son territoire, ne vit pas pour lui, dans lui, avec lui, grâce à lui, mais s’y vit encore comme un étranger qui en dispose et s’y trouve à la condition de faire profiter autrui, au loin, de sa production » (BC, p. 20-21). « Les colons, ajoute Deneault, demeurent des “dominés” parce qu’ils ne participent d’aucun projet politique et ne sont en rien les maîtres d’oeuvre de l’entreprise coloniale. Le Canadien français fait en réalité figure de prolétaire apatride » (BC, p. 76) ; dans le meilleur des cas, les colons seront « comme des pauvres avec de l’argent » (BC, p. 86). Cette lecture résonne étrangement avec le portrait que Saint-Denys Garneau esquisse du mauvais pauvre : tant sur le plan géographique (en porte-à-faux, en sol emprunté) que sur le plan économique (maillon d’une aventure commerciale qui le méprise et le manipule) ou métaphysique (envieux des succès du colonisateur qu’il aurait voulu devancer, simple consommateur se croyant à tort émancipé, insensible à la situation des colonisés), le colon est un apatride qui s’ignore. Cette lecture permet de nuancer à plusieurs égards la vulgate nationaliste qui a longtemps accompagné la figure du colonisé – Canadien français dépossédé de sa culture et soumis à la tutelle impériale britannique, pour reprendre certains des tropes du grand récit – en intégrant une sorte de « tiers inclus[23] » dans l’équation. À l’instar de la figure du cassé dessinée par Lefebvre, le colon se situe hors des sphères du pouvoir, dans une sorte de marge dont il ne se revendique pas cependant de manière explicite. Pour paraphraser Lefebvre, il n’y a aucune gloriole dans le fait d’être un colon[24] ; il s’agit d’une condition sans mérite, subie plus que choisie, condamnant à la mesquinerie.

Dalie Giroux, quant à elle, se penche dans L’oeil du maître sur les « figures de l’imaginaire colonial québécois » et s’attache aux apories que subsume le slogan du parti libéral de Jean Lesage, « Maîtres chez nous », lancé lors de l’élection provinciale de 1962 pour défendre le projet de nationalisation des compagnies d’électricité. À partir de documents épistolaires, d’archives, d’articles de journaux, elle examine comment le projet d’émancipation collective amorcé par le gouvernement de Jean Lesage, puis repris par les souverainistes de René Lévesque, s’est le plus souvent fait aux dépens des Premières Nations, d’occasions en rendez-vous ratés, alors même qu’il aurait dû inclure celles-ci. L’essayiste se présente comme une héritière contrainte, consciente de la complexité des récits de l’Histoire, tout de même solidaire de ceux et celles qui l’ont précédée – qu’elle qualifie de population subalterne, ni colonisatrice ni colonisée – mais en quête « d’autres manières d’habiter, de se constituer en mi-lieu, peut-être à travers une forme inédite d’humilité en amont, et d’une forme d’hospitalité en aval[25] ».

Contrairement à Alain Deneault qui s’attache essentiellement à l’histoire sociopolitique du Canada, Dalie Giroux fait une incursion dans la tradition littéraire du Québec en associant ouvertement le mauvais pauvre au colon. L’avant-dernier chapitre de son essai s’intitule en effet « Le mauvais pauvre du colonialisme ». Il porte sur la posture intenable et compliquée du Canadien français devenu Québécois et s’inscrit explicitement dans le prolongement des essais de Garneau et de Rivard. Là où ses prédécesseurs demeuraient vagues, préférant attribuer au mauvais pauvre une valeur de généralité, une dimension non essentialiste, Dalie Giroux franchit le pas en faisant du mauvais pauvre la condition emblématique du sujet québécois :

[L]e Keb se sent inférieur, il bénéficie de tous les avantages du confort moderne, de l’éducation, des soins de santé, de la Confédération, de la citoyenneté, de la dominance culturelle et du territoire, et il est néanmoins infériorisé devant l’Europe, devant la culture française, devant l’Anglais du régime britannique à côté duquel il ne sera jamais que le petit maître, devant l’immigrant qui lui semble-t-il a droit plus que lui-même à sa différence, à sa culture, et à un rapport non torturé à celle-ci, et devant l’Autochtone qui a la légitimité du colonisé devant l’Empire, qui a le lien à la terre.

OM, p. 128

Revisitant certains des poncifs liés à la condition du « Keb », ce passage fait clairement ressortir les malaises d’un sujet qui, nouveau riche, ne parvient pas à se débarrasser de ses réflexes de parvenu. Il usurpe, squatte, la place des autres, ne parvenant pas à se définir de manière positive. Comme l’écrit Dalie Giroux, « [l]e mauvais pauvre est en territoire non cédé » et « [i]l est obsédé par son imposture » (OM, p. 127).

« Le mauvais pauvre du colonialisme » donne à lire, tant dans sa forme que dans son propos, une « expérience de renversement du regard » (OM, p. 135) : Dalie Giroux nous invite en effet à repenser l’héritage colonial à la lumière des enseignements de Georges E. Sioui à qui elle redonne une place dans l’histoire du Québec. Professeur titulaire retraité de l’Université d’Ottawa, il a été le premier Wendat à obtenir un doctorat en histoire du Canada et il a joué auprès de Giroux le rôle de guide, de mentor, lui permettant de mieux comprendre le rapport malaisé qu’elle entretenait naguère avec les héritages québécois et français :

[J]e ne trouve rien qui puisse me donner de la force : ni héritage natif qui puisse constituer un codex de liberté dans le territoire, ni héritage européen qui puisse me servir à quoi que ce soit d’autre qu’à convertir, exproprier, extraire, accumuler, divertir. Ce dont je voudrais hériter je ne l’ai pas, et ce dont j’hérite je n’en veux pas.

OM, p. 122

Pour Georges E. Sioui, cette « dépossession culturelle et [cette] incapacité politique », plutôt que de constituer un fardeau, seraient une chance, renfermeraient de nombreuses potentialités : « [O]n peut faire quelque chose de rien, [il] y a là une possibilité de force, d’inédit » (OM, p. 123). À l’héritière sans legs, à la mauvaise pauvre jalouse de la culture des autres, il offre une liberté infinie, un écran vierge sur lequel projeter une nouvelle version de l’avenir : « [D]ans le matériau de la honte, se trouvent des chemins de traverse » (OM, p. 124). Le « sentiment de déshéritage » que nourrissait Dalie Giroux au moment de cette rencontre fondatrice se transforme en possibilité de réinvention de soi et de l’Histoire.

Les enseignements de Georges E. Sioui seront d’ailleurs au coeur de l’essai de Giroux qui emprunte à certains égards une dimension quasi performative. Tout se passe comme si l’autrice cédait sa place à l’autre, faisait un pas de côté, afin de transmettre la parole de Sioui à laquelle elle confère une centralité dans son propos. Ce geste n’est évidemment pas anodin : la réinvention du déshéritage colonial se voit ici concrétisée par l’entremise de la rencontre des mémoires – autochtone et québécoise – et des perspectives critiques, voire herméneutiques. Dalie Giroux puise notamment dans la somme Histoires de Kanatha vues et contées/Histories of Kanatha. Seen and Told, ouvrage bilingue rassemblant divers textes de George E. Sioui, qui s’inscrit dans la perspective de l’autohistoire autochtone qu’a notamment décrite et théorisée l’auteur dans sa thèse de doctorat, initialement parue sous le titre Pour une histoire amérindienne de l’Amérique (1989), puis dans ses travaux ultérieurs. L’autohistoire s’y présente sous la forme

d’une approche éthique de l’histoire et elle est basée sur deux prémisses. La première est qu’en dépit du mode d’appropriation du territoire par les Européens, les valeurs culturelles de l’Amérindien ont davantage influencé la formation du caractère de l’Euro-Américain que les valeurs de ce dernier n’ont modifié le code culturel de l’Amérindien, puisque ce dernier n’a pas quitté son milieu naturel. La seconde est que l’histoire n’a pas encore compris que l’étude de la persistance des valeurs essentielles amérindiennes, à l’aide du témoignage de l’Amérindien lui-même, est plus importante quant au caractère social de la science historique que les analyses si souvent faites des transformations culturelles, intéressantes certes du point de vue technique, mais de portée sociale trop souvent négligeable[26].

Dans L’oeil du maître, Dalie Giroux revisite le récit de l’arrivée des colons français en Nouvelle-France en s’inspirant du point de vue wendat. Plutôt que d’évoquer la « découverte » d’un territoire et l’établissement d’une colonie – version amplement relayée dans les manuels d’enseignement de l’histoire du Canada – elle reprend la thèse de Sioui selon laquelle « l’Europe est venue en Amérique pour se soigner collectivement, culturellement, pour refaire les fondements de sa civilisation » (OM, p. 129-30). Citant Sioui, elle ajoute que « [l]’Europe, au moment d’arriver accidentellement en Amérique, n’était qu’un grand foyer d’épidémies, tellement la Ligne avait intégralement remplacé le Cercle. On pourrait même dire que l’Europe, chroniquement et mortellement malade, a frénétiquement cherché un remède et son salut à la fin du 19e siècle[27] ». Dans une telle perspective, la pauvreté est associée à l’Europe plutôt qu’à l’Amérique, renvoie à une culture mortifère et condamnée, malade, qui cherche à survivre en s’implantant ailleurs. Comme le note un peu plus loin Giroux, « [le] mauvais pauvre […] pourrait bien être l’héritier boudeur de cet Européen malade en quête d’une santé américaine » (OM, p. 130). L’expérience du renversement fait ici signe vers les fondements mêmes de l’imaginaire colonial américain nourri, comme l’a montré Élise Marienstras, de la traditionnelle opposition entre le Nouveau Monde, « semblable à nul autre parce que né du néant, sur une table rase[28] » et la vieille Europe corrompue, aux traditions aussi paralysantes qu’empoussiérées. Mais selon le point de vue wendat qu’adopte Sioui, la terre d’Amérique n’était pas néant, elle était une « terre de vie pour tous » (OM, p. 130).

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À la lecture de cet ensemble de textes commentant directement ou non la figure du mauvais pauvre de Saint-Denys Garneau, une trajectoire cohérente semble se dessiner. La figure du mauvais pauvre et surtout ce qu’elle recouvre et subsume – étrangeté, absence de capital symbolique, de traditions culturelles, d’ancrage dans un sol dont on pourrait revendiquer la propriété – peut difficilement être conçue sans un lien étroit avec le collectif. Encore une fois, cette obsession toute québécoise pour la cartographie d’un imaginaire commun refait surface, imposant de curieux ressacs, d’étranges solidarités avec le passé. Le colonisé de naguère, le pauvre dépossédé de sa patrie, devient à l’époque contemporaine un héritier boudeur et mesquin, incapable de reconnaître ses dettes envers ceux et celles qui lui « prêtent » un lieu. À la manière du squatteur, le mauvais pauvre contemporain s’arroge des droits sur un territoire qui ne lui appartient pas en propre et usurpe un rôle qui n’est pas le sien. C’est toute la question de l’héritage, au sens fort du terme, qui se voit ainsi subvertie : très différent du sujet en lutte, à la mémoire honteuse, décrit par Yvan Lamonde ou du pauvre métaphysique d’Yvon Rivard, les mauvais pauvres de Pierre Lefebvre, d’Alain Deneault et de Dalie Giroux se comportent en légataires récalcitrants, insoucieux de leur lignée comme de leur voisinage, ne vivant en somme que pour eux-mêmes. Avec une attitude pareille, il leur est bien sûr impossible d’amasser du capital, qu’il soit économique ou symbolique.

En rédigeant cet article, j’ai repensé à l’essai « Constituer un territoire, mot à mot. Autour et à rebours du coureur des bois et de l’habitant » de Michel Lacroix qui ouvre le collectif Je me souviens, j’imagine. L’auteur y avoue d’emblée avoir envie d’écrire contre les réductions métonymiques et les oppositions binaires qui caractérisent trop souvent les réflexions sur la mémoire et l’imaginaire collectifs : « Contre la réduction de la littérature ou de la société québécoise à quelques traits “essentiels” […]. Sans oublier, en sus, ma très personnelle hostilité aux dichotomies et rythmes binaires ; d’emblée, je préfère les structures ternaires, invitation à inclure un tiers[29] ». Peut-être est-ce là la force de la figure du mauvais pauvre : elle inclut le tiers, l’envers, la contradiction, elle se vide de sa substance dès qu’on l’approche, dit le contraire de ce qu’elle affiche, adopte encore une fois une position trompeuse. Ce serait paradoxalement ce qui lui conférerait sa richesse interprétative, son capital herméneutique.