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La contrainte imposée par l’ambition de rendre compte de ce qui est vécu subjectivement implique de recueillir les données dans des entretiens qualitatifs. Les acteurs sont seuls à pouvoir exprimer leur expérience subjective propre. Les données sont le résultat d’une double répétition : les acteurs formulent par des mots ce qu’ils ont éprouvé et perçu, puis ils reformulent cet énoncé pour que l’enquêteur comprenne ce qu’ils veulent dire. La difficulté d’un tel travail se situe au niveau de la tension entre l’expérience communiquée, l’expérience dite et l’expérience vécue. Le travail du chercheur est de mettre au jour ce que veulent dire les participants de l’enquête dans toutes leurs reformulations successives. Il doit être attentif aux conditions qui sont nécessaires à la fois à l’élaboration et à la dynamique de cette élaboration.

Si cette situation a une valeur générale et concerne habituellement toutes les études liées à l’expérience subjective, les questions qu’elle pose apparaissent particulièrement dans certains contextes. C’est le cas par exemple des études sur le tourisme dit obscur ou noir (Sharpley et Stone, 2009) et parfois qualifié de traumatique ou d’inconfortable (Merrill et Schmidt, 2010 ; Lehrer et al., 2011) – cette dernière formulation est peut-être plus adéquate du point de vue de l’expérience de visite, puisqu’elle qualifie cette pratique touristique par l’effet subjectif produit plus que par l’événement à l’origine du patrimoine visité. Se pose de manière particulièrement accrue la double question de l’écart entre ce qui a été perçu et ce qui parvient à se dire et de la possibilité de comprendre ce qui veut être dit. Cet aspect apparaît en creux dans les travaux en sociologie sur l’expérience de visite de ces lieux. Ce genre d’étude utilise généralement des catégories analytiques, sans reprendre les termes utilisés par les visiteurs interrogés : au lieu de leur demander ce qu’ils veulent dire, leur parole est subsumée (Yuill, 2003 ; Dunkley, 2007 ; Thurnell-Read, 2009 ; Bittner, 2011). D’un côté, il semble que la cueillette des données se contente d’enregistrer ce que les visiteurs disent, sans les interroger sur ce qu’ils veulent dire. D’un autre côté, rien n’indique si le terme employé dans l’étude est celui utilisé par les participants ou plutôt celui choisi par le chercheur. Ces deux questions me sont apparues comme centrales lors d’une recherche sur l’expérience d’une visite scolaire au Musée-Mémorial d’Auschwitz-Birkenau (Wadbled, 2016). C’est pour y répondre dans ce contexte particulier que j’ai été amené à considérer l’importance de la répétition de l’élaboration afin de proposer une pratique d’entretiens.

Ne pas subsumer la parole des acteurs : la recherche de ce que les mots veulent dire

Écouter les acteurs

Le récit produit lors de l’entretien est la seule manière d’approcher l’expérience vécue. Il faut donc mener des entretiens selon une méthode subjectiviste (Yin, 2003 : 15‑17) pour rendre accessible l’expérience du point de vue du sujet. Dans le champ de la muséologie, Eliséo Véron et Martine Levasseur estiment que l’observation du comportement des visiteurs permet au chercheur de saisir leurs intentions et d’en comprendre la signification en actes : « observer un comportement, c’est lui attribuer un sens, déceler une intention, percevoir une logique : la perception la plus fugace d’une conduite est imbibée de signification » (1983 : 62). Cependant, il s’agit d’une description par laquelle le chercheur rend signifiant le comportement des visiteurs en ayant préalablement défini l’ensemble de ce qui fait sens. Chaque mouvement est interprété comme une stratégie. Les visiteurs n’élaborent pas de telles stratégies, mais font des actions qu’ils jugent le mieux convenir dans une situation telle qu’elle est vécue et expérimentée. Or, le sens subjectif que les visiteurs donnent à leurs actions ne peut être objectivement observé de l’extérieur. Le sujet étant le seul à avoir directement accès à son expérience et à pouvoir l’énoncer, il est donc essentiel de rendre compte de ce qu’il en dit. Une perspective subjectiviste ou phénoménologique cherche à rendre compte de la manière dont les visiteurs comprennent et donnent du sens eux-mêmes à ce qu’ils ont vécu pour en faire leur propre expérience. L’intérêt se porte prioritairement sur l’activité de formulation et d’élaboration qu’ils réalisent lorsqu’ils sont amenés à en parler. L’entretien a d’abord pour fonction de reconstruire le sens subjectif et non de tester des réponses ou des cadres d’analyses prédéterminés. Il se différencie ainsi d’une enquête effectuée à partir de questionnaires qui implique la détermination de questions de recherche prédéfinies – par exemple évaluer la réalisation d’objectifs identifiés en amont : « Dans l’entretien, c’est surtout la personne interrogée qui est maîtresse de ce choix, alors que dans le questionnaire, l’individu qui répond le fait dans un cadre fixé à l’avance par le spécialiste. » (de Singly, 1993)

Le chercheur refuse d’être dans la position de posséder un savoir que n’auraient pas ceux avec qui il mène ses entretiens. Il renonce à subsumer ce qui lui est dit selon le sens qu’il comprend, mais cherche à identifier ce que chaque participant de l’enquête veut dire. Cela nécessite de considérer le sens que le participant donne aux termes qu’il utilise, au-delà de leur signification convenue. L’ethnométhodologie qualifie une telle attention de bienveillance. Être bienveillant signifie que le chercheur ne doit pas apporter ses convictions, mais accepter de s’immerger dans la logique du répondant, sans manifester ni sympathie, ni antipathie par rapport au discours exprimé, tout en se plaçant dans une position de communication et en étant attentif et concerné par le vécu de celui qui lui adresse la parole (Paperman, 2001). Cette bienveillance permet d’assurer à celui qui parle un certain respect de sa parole.

L’enjeu pour l’enquêteur est de comprendre ce que l’interviewé veut réellement dire. Cette attention pose une double difficulté méthodologique qui tient aux conditions mêmes de la parole. D’un côté, il s’agit de communiquer avec des mots quelque chose qui a été éprouvé affectivement. De l’autre, cette communication se fait à un interlocuteur qui doit être perçu comme capable de la recevoir.

La traduction discursive de ce qui est éprouvé

La première difficulté tient à la différence de nature entre l’expérience visée par l’étude et le récit qui en est fait à l’enquêteur. Les deux registres que le sémiologue Raphaël Micheli (2013) nomme l’« éprouvé » et le « sémiotique » ne sont pas de même nature. Il y a une différence entre l’épreuve sensible ou la conscience de cette épreuve en tant que telle, et ce qui la nomme ou la désigne :

déjà, le fait de nommer des choses perçues rompt avec la forme optique de leur visée ; et, de façon générale, parler ou écouter donnent lieu à des intentions de sens que nulle vision ne peut intégrer. On entrevoit alors la mise en question introduite par la prise en considération du langage dans une pensée qui semble avant tout mettre le monde vécu sensible au fondement de tout processus signifiant. (Thierry, 2003 : 94)

Se pose la question de la possibilité d’exprimer clairement de manière discursive quelque chose qui a été vécu sous le mode de la perception et de l’affect. Le récit produit en entretien est une « représentation dite » de l’expérience qu’il faut distinguer de l’expérience vécue. Chacun négocie avec le langage à sa disposition pour désigner ses affections : entre ce qu’il veut dire et ce qu’il dit. En racontant leur expérience, les participants de l’enquête cherchent la meilleure manière de la formuler sans cependant parvenir à retranscrire exactement ce qui a été éprouvé. L’enquêteur ne doit pas considérer les termes qu’ils utilisent comme s’ils étaient transparents. Les données recueillies ne sont que le résultat provisoire et imparfait de la recherche de la meilleure manière de s’exprimer. Cette dernière ne pourra jamais s’achever ni même toucher l’expérience exprimée de manière asymptotique, car à chaque fois sa signification se diffracte plus qu’elle ne se précise.

Cette difficulté est accentuée lorsqu’il s’agit de raconter une expérience difficile, marquante et associée à des ressentis très forts. C’est le cas en particulier pour le compte rendu de l’expérience du tourisme dit noir ou obscur associé à des lieux de mort ou de souffrance (Tutiaux-Guillon, 2008 ; Sharpley et Stone, 2009 ; Isaac et Çakmak, 2013 ; Buda, 2015). Une telle expérience échappe au sens commun qui est celui dans lequel les visiteurs se souviennent de leurs expériences quotidiennes. Ce qui est perçu est, au sens propre, exceptionnel. Il s’agit de ce que la rhétoricienne Emmanuelle Danblon nomme des « événements atopos » que le caractère exceptionnel fait ressentir comme ineffables (2002 : 190, 237). Les cadres cognitif et social apparaissent inadaptés pour en rendre compte. Les ressentis qui se produisent dépassent ce que désignent les termes habituellement associés à des émotions ou à des sentiments quotidiens. Les expressions disponibles pour parler de cette expérience ne sont pas quotidiennement mobilisées, de sorte qu’il peut être difficile pour les participants à l’entretien de trouver les mots justes pour exprimer leurs ressentis.

Des mots qui peuvent cacher l’intimité

La seconde difficulté impliquée par l’attention à la parole tient au contexte communicationnel de l’entretien. Le participant doit avoir senti qu’il peut se livrer. La possibilité d’élaborer un récit sur son intimité dépend du contexte relationnel. Le sujet se met en scène en face de l’autre qui l’interpelle et en se soumettant aux conditions qui rendent la communication possible. La narration est l’accomplissement d’une action qui présuppose un autre qui n’est pas seulement celui à qui l’on s’adresse, mais celui qui adresse lui-même un intérêt bienveillant pour la parole produite. Au début de l’entretien, avant que la relation particulière avec l’enquêteur ne s’instaure ou lorsque que cet intérêt n’est pas perçu, la première formulation peut ne pas engager le vécu intime. Il est caché derrière l’usage d’un vocabulaire convenu qui permet de raconter la visite touristique sans se livrer véritablement. Cet usage de la langue a pour effet de cacher l’expérience. Il donne l’illusion de la maîtrise de l’événement permettant au sujet de mettre à l’écart une expérience difficile en ne se confrontant pas à son effet intime effectivement traumatique. L’expression est une manière pour ce sujet de ne pas en parler. Les mots ne renvoient pas à l’intimité de celui qui les énonce. Ils fonctionnent comme des figures, des lieux communs ou des clichés. Ceux-ci sont détachés de l’expérience intime : ils la signalent plus qu’ils ne l’expriment. Ils renvoient par convention à une signification générale et non à la forme particulière qu’elle prend pour le sujet. L’expérience intime reste non exprimée. Elle a bien été vécue et peut rester dans la mémoire comme telle, mais elle n’est pas consciemment comprise et reconnue par le sujet comme étant un moment de son existence qui fait sens pour lui : il ne se reconnaît pas en elle ni dans la manière dont il l’exprime. Une telle expression ne dit rien sur l’expérience puisqu’elle désigne quelque chose selon une convention et ne renvoie pas à ce qui est intimement vécu. Les termes se présentent à la fois comme évidents et comme suffisamment généraux pour pouvoir exprimer une grande variété d’expériences. Les mots qui désignent des émotions le font de manière symbolique pour éviter de devoir les décrire plus précisément. Ils sont suffisamment généraux et vagues pour pouvoir renvoyer à toute une gamme d’expériences sans préciser ce dont il s’agit. L’objet de la conversation n’est pas alors l’épreuve intime : il est ce qui a été visité et non le visiteur qui raconte.

L’effet de cette difficulté communicationnelle est que le sujet ne parvient pas à raconter sa propre histoire lors de l’entretien. Les données recueillies sont donc inintéressantes pour une étude sur l’expérience touristique, car elles ne disent rien du vécu intime. Quelque chose ne parvient pas à se dire, de sorte que l’image que le participant projette de lui-même par son récit devient abstraite et prend ses distances vis-à-vis de ce qu’il est intimement. L’expérience intime du site touristique excède la narration proposée. Le sujet se trouve clivé entre ce que Paul Ricœur appelle l’identité-mêmeté et l’identité ipséité qui ne correspondent pas véritablement (1990 : 371). Les deux identités ne se mêlent pas et ne se recouvrent pas. Le vécu ne coïncide pas avec la conscience que le sujet a de son identité. En utilisant des clichés, le sujet distingue le récit de ce qu’il a vécu et le récit de son histoire intime. La répétition des clichés entretient cette identité clivée. Si cette dissociation n’est pas nécessairement associée à une expérience traumatique, elle prend dans ce dernier cas une dimension particulière, puisque non seulement le récit intime n’est pas encore construit, mais il est essentiellement impossible à construire en l’état.

Si cette mise à distance peut avoir une fonction psychologique qui consiste à ne pas s’avouer la nature de l’expérience vécue, elle est généralement avant tout communicationnelle. À part de rares occasions, l’expérience touristique n’est en effet pas traumatisante en tant que telle. Même dans le cas du tourisme sombre ou obscur où les émotions ressenties sont à la fois inhabituelles et particulièrement fortes, les visiteurs interrogés dans les différentes études ne parlent pas du besoin d’oublier ce qu’ils ont vécu (Dunkley, 2007 ; Thurnell-Read, 2009 ; Bittner, 2011, Wadbled, 2016). Au contraire même, ils évoquent généralement une envie d’en parler.

Un double exercice de reformulation : préciser le sens et changer de point de vue

Faire proliférer le sens

L’enjeu de l’entretien est d’instaurer une dynamique qui permet de dépasser cette double situation où l’expérience peine à se dire en raison à la fois de la nature de la parole et de sa situation communicationnelle. Les expressions doivent trouver une flexibilité qui les fait se décaler par rapport à leur signification conventionnelle. Ce qui était décrit avec des termes renvoyant à une expérience générique est reformulé plus intimement et est associé à des affects qui sont le signe d’une appropriation du récit. Le sujet se reconnaît alors dans son récit et dit quelque chose de son expérience intime. De manière corollaire, il désigne alors le ressenti nommé comme étant le sien et cherche à l’exprimer comme tel. Cela ne signifie pas que l’expérience coïncide véritablement avec ce que le sujet en dit, mais qu’elle est désignée comme étant celle propre de celui qui la raconte. Une méthode possible pour induire et entretenir cette dynamique est la répétition et la reformulation. Elle peut prendre une double forme comme explicitation de ce qui est dit et repris d’un autre point de vue. Ce sont deux logiques géométriques complémentaires qui s’imbriquent l’une dans l’autre : la demande d’explicitation « zoomant » sur les termes employés se joue dans chaque point de vue de l’entretien composite qui tourne autour de l’expérience racontée. C’est une double complexification du réel qui éloigne plus qu’elle ne rapproche la compréhension de sa totalité.

Les variations ainsi produites n’ont pas pour fonction de tendre vers la restitution parfaite de ce qui a été éprouvé. Le cas étudié est la situation en tant qu’expérience racontée et non la situation elle-même. Le discours que les participants produisent après coup n’est qu’une reconstitution qui suspend ce qui a été éprouvé effectivement pendant la visite touristique. Il n’est pas possible d’approcher ce qui s’est véritablement et objectivement passé (Halbwachs, 1997). Ce qui est raconté n’est pas le constat de l’expérience qui a été éprouvée, mais la production de ce qu’elle est pour la conscience du sujet. Induire la répétition dans un entretien sociologique permet donc de faire advenir la signification d’un événement telle que celui qui y a participé lui donne sens au moment où il parle. La recherche discursive du sujet n’est pas celle d’un retour à ce qu’a été l’expérience ou à ce qu’il a éprouvé pendant l’expérience, mais celle de sa reconstruction ou de sa reconstitution dans un souvenir. Il correspond non à ce qui s’est véritablement passé, mais à la meilleure manière de s’en souvenir comme un moment de sa propre vie. Les données ainsi recueillies ne permettent d’analyser que ce que la mémoire reconstruit et parvient à exprimer. Parler d’expérience de visite est donc en un sens un abus de langage : il s’agit toujours de l’expérience racontée. Ce souvenir met en suspens ce qui a été vécu au moment même où l’expérience a été vécue. Il est toujours une recréation. Le sujet se fait auteur actif de son existence. Ce n’est pas une remémoration passive où un souvenir imprimé serait convoqué, mais un travail actif où le souvenir est produit. C’est autre chose que le constat d’une expérience éprouvée. L’entretien doit donc permettre de dire non seulement le souvenir de ce qui a été vécu pendant la visite, mais aussi la manière dont cette expérience est à nouveau vécue au moment de l’entretien.

Le sens subjectif de l’expérience est généré plutôt que cerné. Ce n’est pas un décryptage qui pourrait s’achever en trouvant sa forme adéquate, mais aussi une prolifération à la fois dans le même mouvement des mots qui décrivent l’expérience et dans le sens qu’elle prend pour le sujet. L’impossibilité d’atteindre une formulation adéquate et définitive correspondant à ce qui a été vécu est accentuée par chaque répétition. L’explicitation n’est pas une manière de tendre asymptotiquement vers l’expérience qui a été vécue ni de l’encadrer comme par des suites convergentes. La multiplication des points de vue produisant une image composite ne consiste pas à tourner autour de son objet pour multiplier les questions qui lui sont posées. L’objectif n’est pas de reconstituer ce que l’historien Paul Veyne (1996 : 41) nomme un géométral pouvant être retrouvé à partir de l’intégration des différents points de vue sur lui.

L’entretien d’explicitation

Si la signification des termes employés ne doit pas être prise pour une évidence, il faut parvenir à décoder ce qui est dit. La clé de décodage doit être demandée à chaque participant d’une enquête. Il faut constamment demander à chacun ce qu’il veut dire lorsqu’il s’exprime à travers un entretien d’explicitation conversationnel. Le terme d’explicitation doit être pris dans son sens courant de demande de précision sur le sens de ce qui est formulé. Cette pratique est différente de l’entretien d’explicitation tel que le théorise Pierre Vermersch (2008). Elle répond néanmoins d’une manière différente à une même question. Il s’agit également de faire verbaliser le sujet afin de rendre compte de sa pensée dans une perspective phénoménologique. Dans les deux cas, le point de vue en première personne exprimé par le sujet apparaît comme permettant de rendre compte de son expérience, c’est-à-dire de la manière dont il vit une action, plutôt que de cette action elle-même. Il s’agit de la mise en mots d’une expérience. Il s’agit aussi de viser la description du vécu singulier par un point de vue en première personne à partir d’un acte réfléchissant par lequel l’individu élabore son expérience subjective : « Cette méthode d’entretien permet de déplier l’implicite, de mettre à jour les savoirs d’action, les connaissances tacites. » (Mouchet et al., 2011 : 87) Dans la mesure où elles induisent des stratégies ouvrant la richesse des données recueillies, les limites de l’expression discursive ne sont en fait pas un obstacle mais un ressort de la possibilité même d’une étude de l’expérience. L’enjeu est alors d’éviter une explicitation qui ne se ferait que par paraphrases en se reproduisant à l’identique sans écart.

La dynamique de l’entretien se déploie comme une succession d’explications. À chaque fois, l’explication de ce qui vient d’être dit demande l’explicitation des nouveaux termes utilisés. L’expression de l’expérience se rejoue alors. Le sujet reprend et réélabore son expérience afin de trouver l’expression la plus juste de lui-même. Chacun de ces glissements représente autant de négociations avec les ressources linguistiques disponibles. Ce qui voulait être dit à l’origine se précise ainsi à travers les reformulations et les déplacements de sens. Ces répétitions et ces variations sont de deux sortes. D’un côté, par décondensation, il s’agit de faire préciser aux participants le sens des termes et des expressions qu’ils utilisent. La variation et la répétition fonctionnent soit comme paraphrases pour approfondir la signification, soit comme synonymie ou reprise littérale. D’un autre côté, par déplacement, l’objectif est de conduire les participants à refaire leur récit en utilisant d’autres manières de dire. Le fait d’approfondir chaque réponse ne suffit donc pas. On ne peut se contenter de demander de préciser tout ce qui est dit sur le moment afin d’expliquer pourquoi chaque terme est important. Cela permet de dévoiler des motifs sous-jacents (Bronwyn et Croots, 2001) et des chaînes d’idées associant « des constatations factuelles sur certains aspects précis, aux valeurs que les répondants attribuent à ces divers aspects et aux rôles que ces éléments tiennent, quant à l’atteinte des grands objectifs sous-jacents poursuivis » (Montpetit et Bergeron, 2009 : 32). L’entretien risque alors de devenir une explicitation de ce qui est dit, perdant de vue ce qui veut être dit.

L’entretien composite

Un autre type de répétition peut permettre de compenser cette tendance à perdre le fil de l’enquête. Il s’agit de faire répéter plusieurs fois le récit en l’abordant sous des angles différents, afin de faire varier la manière dont il est raconté. L’enquêteur peut alors demander successivement de dire comment la visite a été racontée à d’autres personnes avant l’entretien, ce qui a poussé l’interlocuteur à faire cette visite et ce qui reste de ses attentes, et enfin la manière dont le répondant se souvient de cette visite. Cette dernière partie de l’entretien composite est celle où l’élaboration de ce qui a été vécu est induite le plus directement et précisément. Elle peut être construite à partir de questions relativement précises sur des éléments de la visite ou en refaisant la visite. Il s’agit alors de refaire le parcours de la visite afin d’induire une remémoration de l’expérience qui s’élabore au fur et à mesure. Cela peut prendre la forme soit d’un déplacement sur les lieux visités, soit du visionnage de photographies. L’avantage de la visite virtuelle à partir de photographies est d’établir une plus grande distance entre la situation de l’entretien et la visite originalement faite, et donc d’autoriser à se concentrer sur la réélaboration du souvenir plus que sur la reproduction de ce qui a été vécu. Ce n’est pas un moyen de retrouver ce qui a été éprouvé sur le site, mais de raviver des éléments mis en forme dans des souvenirs pour être dits. Les images jouent le rôle de substituts photographiques (Tonchon, 1996 ; Tardy, 2012). Pour le participant, elles ont une fonction similaire à celle qu’elles jouent pour un ethnologue qui les utilise. Elles permettent de découvrir non seulement ce qui n’avait pas été vu la première fois, mais surtout ce qui avait été perçu sans être remarqué. Il est possible de repérer de manière plus précise la propre expérience du terrain de chaque participant. Cette visite virtuelle peut elle-même être dédoublée. L’entretien se fait alors en deux parties à partir des photographies prises par les visiteurs eux-mêmes et à partir de prises de vues de ce qui est visité et qui reproduisent les différents moments et points de vue de la visite. Les deux temps étant indépendants, les deux entretiens sont différents. Dans la première situation, chacun commente ses propres photographies ; sont alors identifiés les moments importants qui sont particulièrement explicités à partir des indices fournis. Dans la seconde situation, il s’agit de refaire la visite de manière virtuelle à travers des entretiens topographiques (Oger, 2009).

Ces variations permettent de reformuler et d’engager la demande d’analyse du récit à partir d’une multiplicité d’expressions et de termes. L’objet de la répétition se trouve démultiplié. La méthode d’explicitation passant par une répétition qu’il est possible de qualifier d’intensive peut être complétée par une répétition extensive. L’enjeu est de s’approcher de la formulation la plus adéquate d’un vécu, non seulement en demandant de préciser ce qui est dit, mais également en demandant de le dire plusieurs fois. Ce sont plusieurs récits successifs où le participant reformule chaque expérience avant de préciser cette formulation à nouveau. À chaque détour et retour, l’engagement est différent et quelque chose de différent se dit. Les entretiens se font alors sur plusieurs semaines, de sorte que la continuité soit brisée et que le récit soit refaçonné dans un nouveau cadre. Chaque rencontre peut être l’occasion d’une nouvelle élaboration reprenant et non simplement continuant la précédente. Chacune se fait dans une perspective différente afin d’encourager une pluralité de traductions discursives de ce qui a été éprouvé. L’entretien conduit à reconstruire et à redire les expériences plusieurs fois à des niveaux et dans des contextes différents.

Une telle méthode reprend la logique de ce qu’Alain Mouchet, Pierre Vermersch et Daniel Bouthier nomment l’entretien composite (Mouchet et al., 2011). Si elle est définie pour étudier un tout autre objet, cette méthode est adaptée à l’étude d’une expérience. Mouchet et ses collègues considèrent trois étapes : un entretien semi-dirigé général, un rappel stimulé de l’expérience à partir de la projection d’une vidéo, et enfin un entretien d’explicitation à partir de ce rappel. Ces trois chercheurs mènent les entretiens à la suite dans la mesure où chacun dure environ quinze minutes. Or, une telle durée ne permet pas d’approfondir tout ce qui est dit. Le fait de ne guider l’entretien qu’en demandant des explicitations nécessite au contraire une durée relativement importante afin de permettre et d’inciter la redite et la reformulation. Les entretiens doivent donc être fragmentés sur plusieurs jours. Lors des rencontres successives, le récit est intégralement repris à partir d’une question ou d’un point de vue différent. Il ne s’agit pas de le reprendre là où il s’était arrêté, mais au sens littéral du verbe « reprendre », c’est-à-dire le refaire intégralement. Cela implique des entretiens relativement longs et se déroulant sur plusieurs semaines. Le récit est repris dans plusieurs entretiens successifs. Cette organisation a l’avantage de permettre un travail plus ou moins conscient entre deux entretiens. Les participants cherchent de nouvelles manières de dire qui ressortent dans les rencontres suivantes.

Conclusion. L’écriture sociologique de l’expérience touristique

La répétition permet la recherche du sens vécu d’une expérience. Le récit est à la fois le moyen et le résultat de la recherche par laquelle un sujet essaie de se dire pour rendre compte d’une expérience intime. Il cherche à se comprendre en se disant. Il produit une série de récits qui cherchent à formuler quelque chose qui échappe à toute formulation, mais qui dans cette dynamique parvient à s’exprimer. Des mots et des expressions différents renvoient à la même expérience, et le transfert consiste à passer successivement par une multitude de formulations à travers lesquelles le sens se déplace. Ce qui était laissé de côté parvient progressivement à émerger et le récit que le sujet fait de lui-même se modifie au fur et à mesure. Il ne s’agit pas de produire une formulation définitive et rigoureusement exacte de ce qui s’est passé, mais de raconter provisoirement une histoire telle qu’elle se met en forme au moment de l’entretien. C’est la conscience du participant lorsqu’il se met en discours qui est visée.

Les différentes variations sont des répétitions qui permettent d’approcher l’expérience, parce que le référent de tous ces récits reste en amont le voyage qui a été éprouvé et en aval le voyage qui sera introjecté. Étant donné que le chercheur n’a accès qu’aux récits qui lui en sont faits, il doit intégrer cette pluralité dans son analyse afin d’approcher ce que le participant veut dire et qu’il n’a jamais pu dire ou qu’il ne dit pas encore. Ce dont il rend compte est le résultat d’un palimpseste où l’expérience originaire n’existe que par ses traces. Ce n’est pas une origine à retrouver en tant que telle, mais une image qui se forme à partir de ses déplacements et reste en attente. L’enquêteur ne peut pas assumer une position réaliste à travers laquelle il pourrait rendre compte de l’expérience qui a été faite ou de celle qui sera comprise. Si le sociologue peut travailler tout de même et dire par excès de langage qu’il travaille sur l’expérience vécue, c’est qu’il y a un référent commun, même s’il n’est pas accessible et qu’il est supposé. Le travail final du sociologue se doit de conserver et de retranscrire cette dynamique pour montrer comment le dire s’ajuste à la fois aux expériences décrites, à la réflexivité du participant au moment où il parle, et à la situation d’interlocution. Ce travail final doit avoir la forme d’une concrétion pour rendre justice à sa génétique et pour que le sociologue ne soit pas dupe des effets d’objectivité de son travail. L’écriture du chercheur est en fait l’un des moments de la variation et de la répétition de l’expérience, qui a bifurqué depuis le travail d’élaboration du participant pour prendre une forme figée dans un livre – même si les données pourront être reprises autrement par la suite.