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La relation entre le tourisme et la ville n’est pas nouvelle et le tourisme est consubstantiel à la définition même de la ville. Pour plusieurs auteurs (Lussault et Stock, 2007 ; Bernie-Boissard 2008 ; Coëffé, 2010), le tourisme est fondamentalement, étymologiquement, urbain et il est profondément lié à la culture urbaine. Les villes et les métropoles représentent un point de départ, de passage et d’arrivée des mobilités touristiques nationales comme internationales et le tourisme trouve dans la variété des fonctions sociales, économiques et culturelles des contextes urbains un terrain privilégié pour son développement, soit quantitatif, soit qualitatif (Ashworth et Page, 2011).

Danielle Pilette et Boualem Kadri (2005) évoquent les trois « E » qui structurent le développement touristique dans un contexte surtout métropolitain, à savoir : les événements, les équipements et l’expérience. En effet, de nombreuses villes reproduisent les mêmes modalités pour se positionner comme des destinations touristiques incontournables. D’une part, en aménageant des espaces touristiques signés par des architectes de renommée mondiale et, d’autre part, en organisant des événements qui ont un rayonnement international, chaque ville souhaite offrir à ses visiteurs une expérience et une atmosphère singulières qui représentent ses caractéristiques vernaculaires (Löfgren, 2014).

Le tourisme demeure, de façon souvent implicite, au cœur de plusieurs politiques de développement urbain. À ce titre, des opérations de requalification et de réhabilitation ont été rendues légitimes non seulement par les nécessités des résidents, mais aussi par le désir de séduire le visiteur, plus particulièrement le visiteur international. L’exemple des travaux de réaménagement et de revitalisation menés à l’occasion des grands événements, comme cela été le cas récemment à Marseille en France, à Beijing en Chine ou précédemment à Barcelone en Espagne et à Montréal au Canada, illustre bien la place prioritaire que tient le tourisme dans les politiques urbaines.

La question du « tourisme urbain » a fait l’objet de plusieurs publications issues de disciplines variées et en mobilisant plusieurs perspectives. Cela est certainement justifié par l’importance que cette forme spécifique a prise dans la dynamique de croissance du tourisme à l’échelle mondiale, ce qui correspond également au rôle dominant que les villes ont joué dans la croissance des économies contemporaines. L’importance du phénomène a même motivé l’Organisation mondiale du tourisme à organiser un congrès annuel sur le thème du tourisme urbain qui, à chaque fois, se tient dans un endroit différent et sur un thème particulier.

Que ce soit dans la littérature scientifique ou institutionnelle, le tourisme urbain est fréquemment appréhendé par l’intermédiaire d’études de cas. Caractérisé souvent par des séjours de courte durée, le tourisme urbain est rarement analysé sous le prisme du temps long, dans la mesure où ce qui intéresse les acteurs, ce sont les bénéfices, ou les inconvénients, perçus à court terme.

Bien qu’elle ait connu une croissance exponentielle depuis les années 1980, il n’est pas surprenant que la recherche internationale sur le tourisme urbain ne semble pas encore avoir atteint un stade de maturité capable de conduire à des conceptualisations solides. La faiblesse de la recherche sur le tourisme urbain a de nombreuses raisons, qui sont liées à la complexité du thème, à l’émergence rapide de problèmes de durabilité environnementale et sociale et à la difficulté que rencontrent les différentes disciplines pour rendre compte des tendances actuelles (et encore plus pour proposer des solutions). Penser et prendre pour objet croisé tourisme et ville implique donc de fait une lecture pluridisciplinaire, dont témoignent certains travaux (voir entre autres : Stock, 2001 ; Duhamel et Knafou, 2007 ; Guibert, 2014 ; Bellini et Pasquinelli, 2017). S’il a été possible jusqu’à présent de se contenter d’une mobilisation « parallèle » des différentes disciplines, il est désormais nécessaire de stimuler le dialogue entre les programmes de recherche, afin de traiter efficacement les complexités auxquelles chacun d’eux doit faire face.

Cependant, la principale raison de ces difficultés est l’ambiguïté (et donc la complexité) du concept même de tourisme urbain. Au moins deux importantes simplifications ont un impact négatif sur la cohérence et la signification de ce terme.

Avant tout, il s’agit d’un concept qui englobe des contextes diversifiés, dans lesquels les impacts quantitatifs et qualitatifs du tourisme sont nécessairement très variés, de même que les opportunités et les modalités de gouvernance du phénomène. Au sein d’un même concept sont regroupées des situations extrêmement différentes les unes des autres : des grandes métropoles emblématiques de la culture mondiale (New York, Shanghai, Hong Kong, Londres, Paris, etc.), aux moyennes et grandes métropoles où le tourisme est souvent un instrument pour légitimer un statut acquis plus récemment (Berlin, Milan, Bordeaux, Singapour, Dubaï, etc.), et jusqu’aux petites villes qui émergent pour certaines caractéristiques spécifiques et grâce également à la nouvelle géographique de l’accessibilité dessinée par les compagnies « low cost ». La diversité des situations se reflète non seulement dans la relation entre le développement touristique et la structure urbaine, mais aussi dans le comportement du touriste, par exemple en ce qui concerne la probabilité de répétition du voyage.

Ensuite, l’expression tourisme urbain désigne un phénomène dans lequel s’entremêlent une pluralité de motivations pour voyager, qui contribuent à définir le comportement des touristes individuels. L’évolution et la diversification des modes de consommation touristique font en sorte que le milieu urbain alimente toute une gamme d’attentes en matière d’usages récréatifs (Dubois et Ceron, 2001). La ville est visitée pour des raisons complexes, composites et diversifiées qui dépassent la simple segmentation en tourisme d’affaires et de loisirs. Le tourisme urbain peut donc être du tourisme culturel, d’affaires et de congrès, de shopping, de sport, religieux, gourmand, de la santé, etc., mais il est très souvent un mélange de plusieurs de ces variables et tire sa force de la possibilité de combiner et de satisfaire, au sein d’une même expérience de voyage, une pluralité de besoins et de motivations.

Les véritables éléments unifiants du tourisme urbain, en revanche, sont le partage des espaces entre touristes et résidents et la consommation touristique des espaces, des structures et des événements qui ont été créés pour un usage local. Même les attraits plus proprement touristiques d’une destination urbaine (musées, manifestations culturelles et sportives, gastronomie, etc.) voient touristes exogènes et touristes endogènes se mélanger et les partager.

Le développement des infrastructures de transport incarne cet espace d’intérêt commun entre l’urbanisme et le tourisme. La qualité des infrastructures de transport ainsi que l’efficacité en matière de gestion des flux de mobilité (d’Agostino et Navarette Escobedo, 2010) font partie intégrante de l’attractivité de la destination. En effet, à l’occasion de la conception des schémas d’aménagement à l’échelle de la ville ou de la région métropolitaine, la dimension des transports est un élément important de l’équation. Il s’agit à ce titre de penser une offre de mobilité qui répond aux besoins des différents usagers, résidents et touristes, et, dans certains cas, d’encourager le développement de nouveaux secteurs touristiques en améliorant leur accessibilité.

Le partage des espaces urbains est aussi la source de l’évolution rapide, qui est en train de se produire, dans les perceptions qui affectent le tourisme dans les villes de destination. L’effervescence des activités touristiques dans les zones urbaines se traduit par une forte pression sur ces territoires eu égard à leur potentiel d’émission et de réception des touristes (Dehoorne et al., 2008) et, selon les configurations, soulève des inquiétudes en ce qui a trait au développement « durable » de la ville. L’exemple des réglementations adoptées à Barcelone, après un débat politique intense et encore inachevé, constitue un cas quasi idéaltypique en Europe. Dans une étude réalisée en 2012 par l’Organisation mondiale du tourisme auprès de 22 villes de taille grande ou moyenne, visant à mesurer l’impact du tourisme sur les territoires urbains, le nombre des touristes internationaux dépassait celui des résidents dans dix des villes étudiées (OMT, 2012). Ce même constat avait été fait dès les années 1990-2000, alors que certains auteurs comme Tom Fox (1990), Jacques Lévy (1992), ainsi que Marion Joppe et Rachel Dodds (2000) ont commencé à réfléchir aux conséquences éventuelles de l’activité touristique sur l’espace urbain.

Très vite, on est passé d’une représentation optimiste de l’impact du tourisme sur les villes (le tourisme comme source de revenus, mais aussi d’idées, d’opportunités, de connexions, etc., surtout dans les villes contraintes par la crise de revoir leurs paradigmes de développement) à une vision beaucoup plus critique et pessimiste, qui tend à souligner les limites et les coûts du développement touristique face aux espaces urbains des habitants, avec les conséquences négatives sur les plans économique, social et culturel, et des manifestations de « l’anti-tourisme » des habitants. Depuis cette période, les acteurs de la ville ont développé différentes politiques et stratégies visant à prendre en considération la dimension environnementale ainsi que l’acceptabilité sociale des activités touristiques.

La fin de la « lune de miel » des villes touristiques (Novy, 2014) est un défi radical pour la recherche scientifique, à qui il faut demander non seulement des contributions d’analyse plus sophistiquées, mais aussi une réflexion rigoureuse sur les solutions possibles. Le cas de Venise est l’expression très particulière d’une pathologie extrême, probablement unique, et qui pourtant, aujourd’hui, représente un avertissement sévère pour de nombreuses autres villes. Il s’agit en particulier des villes dans l’échiquier économique desquelles le tourisme constitue présentement une composante d’un grand poids et d’une peut-être irremplaçable importance, mais dans lesquelles le tourisme s’empare sélectivement des lieux de plus grande valeur historique et culturelle, dont il semble vouloir expulser les habitants, leur vie quotidienne et leur identité. C’est le cas de Barcelone, de Florence ou de Prague, qui montrent les enjeux et les limites de la réglementation traditionnelle et les différentes options ouvertes aux décideurs politiques et aux entreprises. D’une part, les décisions récentes d’une ville comme Barcelone suggèrent l’hypothèse de – tout simplement – arrêter la croissance de l’économie touristique ; d’autre part, une configuration possible, inspirée par un pragmatisme résilient plutôt douteux, est aussi celle de la ghettoïsation des zones touristiques (Prague).

En même temps, les défis du tourisme urbain sollicitent la naissance de nouveaux produits et de nouvelles entreprises pour offrir une expérience authentique et durable à des segments de tourisme responsable, caractérisés par des modèles de consommation évolués, actifs et créatifs : les « voyageurs urbains » (Pasquinelli, 2017). Le recours aux technologies de l’information est, d’ailleurs, une des options les plus prometteuses. En effet, les destinations intelligentes, issues du concept des « villes intelligentes » (Buhalis et Amaranggana, 2014), sont une nouvelle façon de faire vivre la ville à ses visiteurs. En optimisant l’utilisation des nouvelles technologies, et plus particulièrement les médias sociaux et les plateformes mobiles, les acteurs touristiques et urbains misent sur le développement d’un modèle « durable » qui concilie à la fois intérêts économiques et respect de l’environnement et des communautés d’accueil.

Les mutations dans la structure de gouvernance des destinations urbaines, l’engagement explicite à développer un tourisme « respectueux de l’environnement » et accepté par les quartiers d’accueil, ainsi que les modifications aux modèles d’appropriation des espaces touristiques interrogent en conséquence les stratégies actuelles et futures en matière de développement touristique urbain. À ce titre, la capacité d’évaluer d’une façon beaucoup plus précise et moins simpliste les impacts de l’activité touristique peut contribuer à une nouvelle génération de politiques publiques, fondées sur de nouveaux espaces de collaboration et d’intégration des intérêts des parties prenantes, y compris ceux des touristes en tant que « résidents temporaires », en acceptant le tourisme durable comme un élément structurel et constitutif des villes contemporaines (Bellini et al., 2017).

Présentation du numéro

Dans le contexte décrit ci-dessus, le présent numéro de Téoros[1] se veut une contribution à une réflexion sur le phénomène du tourisme urbain et l’impact à long terme de ce dernier sur les territoires. Il s’agit de réflexions ponctuelles qui, tout de même, abordent des questions clés, surtout sur le plan de l’encadrement conceptuel. Quatre articles composent ce dossier thématique. Ils répondent, chacun à sa manière, aux mutations et aux transformations continues que le tourisme fait aux villes.

Boualem Kadri, Maria Bondarenko et Jean-Phariste Pharicien, dans un article intitulé « La mise en tourisme : un concept entre déconstruction et reconstruction. Une perspective sémantique », abordent théoriquement les processus de « mise en tourisme » dans la littérature francophone. C’est un concept clé de la recherche touristique, non seulement parce qu’il évoque le caractère multiple du processus de transformation touristique (spatial, symbolique, environnemental, culturel, économique, politique…), mais parce qu’il se situe entre une dimension analytique et descriptive, typique de l’approche géographique, et une dimension plus normative, qui relève plutôt du marketing et de la gestion du territoire. Trois parties composent leur article : une lecture analytique et une comparaison des écrits francophones et des écrits anglophone sur la mise en tourisme ; une analyse sémantique des définitions de mise en tourisme de la ville obtenues auprès de chercheurs francophones ; la révision de la définition modèle de mise en tourisme à l’aune des écrits anglophones sur le processus de transformation des lieux à des fins touristiques. Le processus de déconstruction-reconstruction conceptuelle de la mise en tourisme et l’analyse sémantique de cette notion, ainsi que le recours à la littérature anglophone (pour une fois plus articulée, en distinguant différentes dimensions du phénomène, définies respectivement touristification, tourismification et tourismization), permettent aux auteurs d’approfondir la conceptualisation de mise en tourisme afin d’obtenir une nouvelle proposition de définition.

La notion de mise en tourisme est également convoquée dans le deuxième texte de ce dossier, proposé par Marie-Eve Férérol et intitulé « Les secteurs sauvegardés : des outils de tourisme urbain durable avant l’heure ? » Dans cette contribution, l’auteure propose une étude de cas relative aux processus de patrimonialisation de l’urbain et aux conditions de la valorisation touristique. S’appuyant sur des approches croisées (histoire, architecture et urbanisme), elle mobilise une ville moyenne française, Bayonne, pour questionner la valorisation tardive des « secteurs sauvegardés » et, plus globalement, la refonte de l’espace urbain. Ce processus d’actions politiques localisées se définit par l’intégration du tourisme dans les politiques publiques, tant les liens entre tourisme, transport, habitat et protection de l’environnement sont étroits. Si, en convoquant la patrimonialisation, la greffe du tourisme est bien prise à Bayonne, le tourisme devient à son tour un prétexte politique pour réhabiliter et requalifier des portions de ville avec des projets structurants, le tout sous couvert de la durabilité.

Le troisième article questionne, du point de vue de la géographie, le partage de l’espace entre différents types d’habitants coprésents au sein de villes mises en tourisme et en patrimoine. Annie Ouellet, dans son texte intitulé « Partage de l’espace et coprésence au sein d’une petite ville patrimonialisée et touristifiée. L’exemple de Sarlat (Dordogne) », montre que la coprésence de touristes et de résidents, impliquant inévitablement un partage de l’espace, peut se faire de manière plus ou moins harmonieuse. Une ville comme Sarlat dans le sud-ouest de la France, caractérisée par une majorité de touristes européens et la forte saisonnalité de l’activité touristique, constitue pour l’auteure un cadre d’analyse fécond. Cet exemple mobilise les concepts de la sociologie (capital social et capital culturel) à travers la question de l’attachement aux lieux (capital d’autochtonie), permettant ainsi de déconstruire la catégorisation binaire touristes–habitants (visiteurs–visités), qui les voit comme forcément en opposition, dans la direction, plus actuelle et plus fertile, d’une vision « tous habitants », où les touristes sont eux aussi des habitants, quoique « temporaires » et dont la manière de « faire avec l’espace » est différente. En même temps, la relation avec le lieu nécessite une lecture nuancée selon des gradients différents. C’est ce changement de perspective qui permet de réinterpréter et de mieux comprendre la relation entre enracinement et acceptation de la coprésence touristique et la façon de rendre possible (ou de faciliter) un partage de l’espace urbain harmonieux (ou moins conflictuel).

Enfin, fondé sur une recherche exploratoire, l’article de Joël Pinson présente la construction théorique d’un concept en émergence, l’« événement sportif patrimonial ». Alors que la littérature et la pratique politique se sont jusqu’à présent concentrées principalement sur les effets d’événements spécifiques, capables d’attirer des ressources exogènes sur le territoire, l’auteur invite à réfléchir aux événements récurrents, qui sont ou deviennent des ressources endogènes de l’économie touristique. Il fait ses observations à travers une série de cas dans la zone francophone de la Suisse et cherche à comprendre comment certains événements vont réussir à s’ancrer durablement sur un territoire et servir, à terme, à partir de stratégies et de réglementations singulières, le développement de ce dernier. Une analyse comparée de 24 événements sportifs en Suisse romande permet d’observer les différentes configurations que recouvre la conceptualisation d’événements sportifs patrimoniaux.

Le lecteur trouvera enfin une entrevue réalisée avec Pierre Bellerose (vice-président, Relations publiques, accueil, recherche et développement de produit, chez Tourisme Montréal) au cours de laquelle celui-ci expose les défis que la ville de Montréal devra relever au cours des prochaines années après une année record (2017) où la métropole québécoise a accueilli plus de 11 millions de visiteurs.