Tourisme noir ou sombre tourisme ?

Le tourisme noir : l’étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde[Record]

  • Taïka BAILLARGEON

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  • Taïka BAILLARGEON
    Chargée de cours, Département de géographie, UQAM / Chercheure, Groupe de recherche sur les espaces festifs (GREF) ; taïka.baillargeon@gmail.com

Depuis quelques années déjà, de nombreux chercheurs et autres experts du tourisme s’intéressent à un intriguant phénomène que Malcom Foley et J. John Lennon (1996) ont nommé le « tourisme noir » (dark tourism). Philip R. Stone (2006), directeur de l’Institute for Dark Tourism Research, définit cette pratique comme « the act of travel to sites associated with death, suffering and the seemingly macabre » (2006 : 146). Cette pratique est généralement présentée comme un phénomène récent : comme s’il s’agissait d’une conséquence directe de notre société contemporaine. Or, la littérature nous apprend qu’il s’agirait en fait d’une pratique très ancienne (Seaton, 1996 ; 1999 ; Stone, 2005 ; 2006 ; Tarlow, 2005 ; Lisle, 2006 ; entre autres) – on pense notamment aux combats de gladiateurs du Colisée ou aux exécutions publiques. Il faut dire que de tous les temps l’homme s’est intéressé à la mort. Mais selon Foley et Lennon (1996), cet intérêt primaire s’est largement transformé avec la modernité. Dans ce contexte, le tourisme noir a aujourd’hui beaucoup changé et les tendances actuelles sont marquées par un désenchantement proprement postmoderne ainsi que par la vitesse et l’exacerbation qu’on associe plus souvent à l’hypermodernité. On remarque également que si la pratique est ancienne, ce n’est que récemment qu’elle fait parler d’elle dans les milieux touristiques. Or, malgré sa popularité montante et l’intérêt que lui portent de nombreux chercheurs, le phénomène et la recherche qui l’entoure restent encore profondément controversés. D’une part, le domaine et la terminologie employée (c’est-à-dire dark tourism) sont considérés comme imprécis et vagues. D’autre part, on met fortement en doute l’éthique et l’utilité des pratiques qui y sont associées (Foley et Lennon, 1996 ; 1997 ; 2000 ; Keil, 2005 ; Wight et Lennon, 2007 ; Hartnell, 2009). D’un premier abord, il est vrai que la pratique peut sembler sordide et peu éthique. Plusieurs chercheurs soulignent pourtant que malgré son appellation négative, ce tourisme n’est pas forcément aussi morbide qu’il en a l’air. L’appellation chapeaute d’ailleurs des pratiques fort différentes : du pèlerinage commémoratif au voyage d’aventure, en passant par la visite de musées. Si le terme lui-même paraît sensationnaliste, la pratique qui l’accompagne peut être chargée et porter de multiples couches de sens. D’une certaine manière, le tourisme et le touriste morbides se rapprochent ainsi du personnage de Robert Louis Stevenson dans L’étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde. Non seulement est-il à la fois bien et mal, mais cette même dichotomie nous force à prendre un recul afin de questionner nos pratiques et nos motivations touristiques ainsi que leurs impacts positifs et négatifs. Curieux quant à cette pratique riche et lourde de sens, nous avons voulu préparer un numéro qui permettrait d’explorer cette niche touristique, les thèmes qui l’entourent et la recherche récente qui s’y intéresse. Pour alimenter et introduire ce numéro, cette courte introduction nous sert à présenter ce qu’est le tourisme noir, ses impacts positifs et négatifs, avant d’introduire les différents textes qui composent le numéro. On trouve dans la recherche plusieurs termes qui servent à décrire la visite de sites et d’attractions associés à la mort et à la souffrance. On parle entre autres de « tourisme négatif » (MacCannell, 1989), de « tourisme de lieu sombre » (black-spot tourism) (Rojek, 1993), de « thanatourisme » (Seaton, 1996), de « tourisme tragique » (Lippard, 1999), de « tourisme morbide » (Blom, 2000), de « tourisme de deuil » (O’Neill, 2002), etc. Ces appellations posent des limites différentes à une même pratique touristique. Par exemple, le thanatourisme (Seaton, 1996) se réfère plus particulièrement à …

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