Tourisme et gastronomie

Tourisme et gastronomieQuelques réflexions sur les conditions d’émergence d’un phénomène culturel[Record]

  • Julia CSERGO

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  • Julia CSERGO
    Professeure, Département d’études urbaines et touristiques, École des sciences de la gestion, Université du Québec à Montréal (ESG UQAM) ; Membre associée de la Chaire du Canada en patrimoine urbain, ESG-UQAM ; Membre de l’ANR (Agence nationale de la recherche) FoodHerit et du programme TERESMA (Produits des terroirs, espaces et marchés, hier et aujourd’hui)
    csergo.julia@uqam.ca

Il y a huit ans, la revue Téoros (2006) consacrait un numéro au « Tourisme gourmand ». Jean-Pierre Lemasson proposait de le penser, sous cette dénomination, comme une prochaine « raison centrale » de l’activité touristique. Il posait aussi la question, cruciale, des référents à travers lesquels on pourrait le définir (Lemasson, 2006). Cette livraison actait l’émergence d’un phénomène relativement nouveau, à savoir le « bien manger » et le « bien boire », désormais constitués en ressources et en attractions touristiques (MacCannell, 1976 ; Shahrim, 2006 ; de Grandpré, 2007). Ce qui ne veut pas dire pour autant que l’intérêt que le voyageur ou le touriste porte à la chose alimentaire, à ce qu’il a « dans son assiette » (Andrieux et Harismendy, 2013), ait été nouveau. Nous savons que manger et boire ne sont pas seulement des besoins naturels qui produisent des formes élémentaires de comportements culturels et appétitifs (Fischler, 1990). La sociobiologie, la primatologie, les neurosciences nous montrent qu’ils sont aussi des besoins liés à la vie sociale et au lien avec l’environnement. Ces besoins procèdent, chez les hominiens, d’un état naturel (Baumeister et Leary, 1995), et induisent tout autant de comportements appétitifs, de systèmes de récompenses et de représentations culturelles, c’est-à-dire de représentations mentales qui produisent un même effet comportemental chez tous les individus qui partagent cette même représentation (Drestke, 1995). Mais cet intérêt commun pour la chose du manger et du boire, naturellement culturel, n’était pas encore constitué en phénomène touristique, universalisé, qui devient l’objet d’un savoir constitué, dont la généalogie, mise en regard de ses contextes de production, mérite d’être rapidement rappelée. Car, pour les voyageurs du passé comme pour les touristes des temps contemporains, ce que nous nommons aujourd’hui les cultures alimentaires ont toujours constitué un attrait. L’anthropologie historique comme les études littéraires montrent que les récits de voyages qui nous sont parvenus depuis l’Antiquité font état de la curiosité manifestée par le voyageur vis-à-vis des mœurs alimentaires des populations visitées, des aliments produits par les contrées traversées, de la qualité des nourritures et des boissons servies chez l’habitant, dans les auberges, dans les rues et, plus tard, dans les restaurants. Depuis que des travaux de recherche se sont consacrés à l’alimentation, nous savons que manger en voyage, c’est s’incorporer, l’autre et l’ailleurs, en faire son corps (Margolin, 1970 ; Fischler, 1990 ; Stagl, 1995 ; Csergo, 1996a ; Tibère, 1997 ; Bessière, 2001). Les études historiques montrent aussi que c’est dans la France de la fin du XVIIIe siècle et du XIXe siècle qu’émergent les conditions de l’autonomisation croissante de la composante alimentaire du voyage : on assiste à ce moment à l’apparition concomitante de quatre phénomènes qui s’interpénètrent et se nourrissent les uns des autres : le tourisme (Boyer, 1996) ; le patrimoine – sous sa forme première de « monument historique », c’est-à-dire du vestige qui dit d’où nous venons et ce que nous sommes (Bertho Lavenir, 1999) ; la gastronomie – quand le mot grec est réinventé en français pour dire le « bien manger » qui englobe tout à la fois qualité et typicité du produit, savoir-faire culinaire, manières de consommer et façons d’en parler (Ory, 1998 ; Csergo, 2016) ; la naissance du restaurant dans les villes (Aron, 1973 ; Huetz de Lemps et Pitte, 1990). Les « Itinéraires » pour voyageurs, ces « guides d’avant les guides » (Chabeau et al., 2000), autant que les « Livres de pays », édités depuis le Moyen Âge au moins (Laurioux, 2005a ; 2005b), prescrivaient déjà, pour chaque contrée traversée, les paysages et les vestiges historiques …

Appendices