Article body

Au Pérou, l’intérêt pour l’archéologie et la découverte de l’histoire préhispanique sont nés, d’une part, à la suite de la proclamation de l’indépendance en 1821 par le général José de San Martin et, d’autre part, grâce au développement du nationalisme. À cet effet, le gouvernement a élaboré, dès 1822, un décret qui visait, pour la première fois, à protéger les monuments historiques et archéologiques dans le but de fonder et de développer un musée national. Ce décret stipulait que les monuments étaient la propriété de l’État, que l’exportation des artéfacts était interdite et que les excavations exigeaient un permis du gouvernement (Chavez, 1992 : 41-42). À ce titre, Helaine Silverman (2006 : 16) soutient que l’indépendance vis-à-vis de l’Espagne a encouragé les pays d’Amérique latine à former rapidement des musées nationaux pour témoigner de leur autonomie et du rejet du colonialisme ; l’histoire préhispanique était un moyen de légitimer le nouvel État-nation.

Le Pérou a inauguré un premier musée national en 1826 ; celui-ci a par la suite été rebaptisé, puis déménagé à six reprises. Au départ, l’institution avait comme mission d’interdire l’exportation de pièces archéologiques vers l’étranger. Ces efforts, sans réel succès, n’ont pas été suffisants pour contrer le pillage des sites. Pendant la guerre du Pacifique (1879-1883), la totalité des collections du musée a été pillée, forçant la fermeture temporaire de l’institution. Au XIX e  siècle, les nombreux récits de voyageurs et de scientifiques nord-américains et européens ont suscité un nouvel intérêt pour ces objets chez les collectionneurs étrangers, ce qui a entraîné la dispersion de nombreuses collections à l’extérieur du pays (Pardo Grau, 2013 : 34). À l’aube du XX e  siècle, le Pérou a néanmoins vu naître plusieurs autres institutions muséales. L’État a inauguré, en 1905, le Musée d’histoire nationale dont les collections archéologiques ont été principalement constituées par le biais de campagnes d’exploration et de fouilles (60 %), ainsi que par acquisitions et dons ( ibid.  : 37). Parallèlement, plusieurs particuliers ont commencé à constituer des collections privées à des fins altruistes. Rafael Larco Herrera [1] (1870-1939) a réuni une collection importante d’artéfacts composant aujourd’hui la base des collections exposées au Musée national d’archéologie, d’anthropologie et d’histoire du Pérou. En 1919, envisageant l’ouverture d’un musée d’archéologie autour de sa collection, il a fait l’acquisition de nouvelles collections privées ( ibid.  : 37). L’État, de son côté, a acquis la collection de l’Allemand Hans Hinrich Brüning [2] (1848-1928), constituée d’objets et de photographies de la côte nord. Le musée régional de Brüning a ouvert ses portes en 1966, presque 50 ans après l’acquisition de sa collection par l’État.

Dans ce contexte, nous pouvons affirmer que l’attention portée à la conservation et à la valorisation du patrimoine matériel est issue d’intérêts politiques ou économiques. Au Pérou, les premiers efforts de développement des musées nationaux visaient la construction identitaire de la nation. Le musée, considéré comme un producteur de discours, véhicule sa vision du monde et de l’archéologie grâce à l’exposition. L’institution muséale participe en effet à la construction de la signification des objets et le développement du discours du musée est toujours influencé par le contexte politique du chercheur et de l’institution. En outre, la participation de diverses institutions nationales ou internationales, publiques ou privées, est guidée par divers objectifs qui influent sur la mise en valeur des objets. À cet égard les archéologues Michael Shanks et Christopher Tilley (1992 : 12) ont souligné les limites de l’objectivité historique en archéologie ; selon eux, celle-ci est influencée par le présent de l’archéologue, c’est-à-dire sa propre subjectivité, son positionnement, son appartenance à une institution spécifique et son contexte politique. Bref, l’étude de la mise en valeur de l’archéologie peut révéler bien des aspects de la société qui l’encourage.

Dans le cadre de cette étude, nous nous sommes donc interrogée sur le rôle de l’archéologie, plus précisément sur la façon dont elle est mise en valeur sur la côte nord du Pérou ; sur le contenu historique et culturel transmis ; sur les modalités et les dispositifs in situ et au musée mis en place pour présenter et transmettre ce savoir sur l’archéologie.

Pour faciliter notre analyse, nous avons fixé notre choix sur deux études de cas de la région de La Libertad. Le premier cas, le musée de site de Chan Chan, a été inauguré dans les années 1990 et il est géré par l’État, tandis que le deuxième, le musée de site de Huacas [3] de Moche, a été construit dans la décennie 2010. Ce projet est issu d’une gestion mixte, c’est-à-dire d’une alliance entre les secteurs public et privé. Utilisant une approche alliant l’archéologie, l’ethnologie et la muséologie, nous avons étudié différentes formes de patrimonialisation et de médiation d’objets archéologiques in situ ainsi que la mise en exposition d’objets au musée de site. Nous avons ainsi analysé différentes approches d’interprétation de l’archéologie à travers une herméneutique de la culture matérielle, entre autres à partir des écrits de Michael Shanks et Christopher Tilley (1992) et de Susan Pearce (1990), pour mieux comprendre le processus de mise en discours en archéologie. Par ailleurs, nous avons examiné, suivant une approche ethnologique – notamment avec les écrits d’Esther Pasztory (2005) et de James Clifford (1985 ; 1988) –, le statut de l’objet archéologique préhispanique afin de bien cerner la mutation du discours en histoire de l’art et de mieux comprendre le statut attribué aujourd’hui au musée ainsi que sa classification.

Un séjour de six semaines au Pérou (2014) nous a permis de procéder à la collecte de données, par de l’observation (non participative) sur le parcours d’interprétation et dans les salles d’exposition des deux institutions. Nous avons aussi réalisé trois entrevues semi-dirigées avec des professionnels du milieu muséal et de l’archéologie afin de mieux comprendre la singularité de l’objet et de bien cerner les modalités de médiation de l’artéfact au musée de site et au complexe archéologique.

L’archéologie et les musées sur la côte nord du Pérou 

Sur la côte nord du Pérou, le développement des musées s’est fait tardivement. Cette région regorge de sites archéologiques préhispaniques, mais se trouve défavorisée par rapport à la région centre-sud (Cuzco et Machu Picchu), où l’on retrouve de nombreux vestiges incas. La région centre-sud reçoit la majorité des subventions et fait l’objet de la plupart des plans de développement. La ville de Trujillo, capitale de la région de La Libertad, est située dans la direction opposée de Cuzco et du Machu Picchu, à neuf heures en autobus de Lima (560 kilomètres). Des infrastructures touristiques et des liaisons aériennes directes avec d’autres pays ont par ailleurs été mises en place dans la région de Cuzco dans le but de favoriser la venue de touristes internationaux. La côte nord ne bénéficie pas d’autant d’infrastructures touristiques et ne suscite pas autant l’attention internationale que la région centre-sud. Dans ce contexte, les projets de fouilles, de conservation et de mise en valeur du patrimoine archéologique ont longtemps été dépendants de missions étrangères. Dès les années 1970, avec le projet Chan Chan – Valle de Moche[4] (1969-1975), les institutions américaines ont joué un rôle important dans le développement de la recherche et des projets de fouilles de cette région excentrée du Pérou. Luis Jaime Castillo Butters et Ulla Sarela Holmquist Pachas (2006 : 134) expliquent qu’à partir des années 1980-1990, des entreprises péruviennes telles que Backus et Wiese Bank ont commencé à s’intéresser au financement de projets archéologiques. Malgré tout, à l’exception du musée Larco[5] à Chiclín et du musée Brüning à Lambayeque, jusqu’à la fin des années 1980, la région de la côte nord du Pérou était pauvre en musées. La municipalité de Trujillo possédait un petit musée universitaire et une collection privée était exposée au sous-sol d’une station-service. Les objets trouvés sur les sites archéologiques étaient regroupés dans les rares institutions muséales des centres urbains. Toutefois, à partir des années 1990, des programmes de recherche sur les sites moches ont été conduits par des archéologues péruviens, en collaboration avec des chercheurs étrangers. À partir de là, de nombreux sites ont été ouverts au tourisme : Sipán, Túcume, Batán Grande, Zaña, Huaca del Sol y de la Luna, Huaca el Brujo, San José de Moro, Castillo de Tomoval, le musée universitaire de l’Université de Trujillo, le musée de site de Chan Chan, le musée des Tombes royales de Sipán et le musée Sicán (Castillo Butters et Holmquist Pachas, 2006 : 135). Dès les premières découvertes importantes, les publics nationaux et internationaux ont développé un fort intérêt pour ces sites. Par ailleurs, l’augmentation du nombre de visiteurs a apporté à certaines régions de nouvelles opportunités de revenus pour la population locale. Peu après, les gouvernements municipaux, régionaux, ainsi que les entreprises locales ont commencé à financer les projets d’excavation. Les agences de financement étrangères et les fondations privées, par exemple le World Monuments Fund, la Bruno Foundation of Fresno, le Kon Tiki Museum et l’Organisation de Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), ont également contribué financièrement à la recherche archéologique et à l’aménagement des sites à des fins touristiques. Bien qu’il soit difficile de dresser un portrait de ces sites, on peut comprendre que la participation d’organismes internationaux permet d’attirer le regard vers ces complexes archéologiques et de leur accorder une plus grande valeur. Les propos issus de notre entretien avec un archéologue vont dans ce sens : « Les gens qui sont derrière ces initiatives, il faut qu’elles [sic] fassent un double effort : d’abord monter le projet comme tel, puis l’associer à des organismes internationaux pour démontrer au gouvernement [qu’il s’agit bel et bien d’un véritable] projet […] » (communication personnelle, Québec, novembre 2015). La reconnaissance de ces sites par les organismes internationaux incite l’État à investir et à développer des projets de recherche et de mise en valeur du patrimoine archéologique dans son propre pays.

Les cas de Chan Chan et de Huacas de Moche

Toutes ces actions confirment le développement d’une forte relation entre l’archéologie et le tourisme au Pérou au cours des dernières décennies. Alberto Martorell, vice-président de l’ICOMOS (International Council on Monuments and Sites) Pérou, rapporte que la conservation du patrimoine sur la côte nord-péruvienne a joué un rôle catalyseur dans le développement d’une identité, puisque plusieurs projets archéologiques ont été dirigés vers le développement régional et social (Martorell, 2011 : 115). Silverman (2006 : 12) souligne d’ailleurs que les musées de site visent à encourager le développement de populations régionales marginalisées, tout en valorisant et en favorisant l’affirmation de leur identité. Au Pérou, les agences nationales de tourisme utilisent les sites archéologiques pour promouvoir leur pays sur la scène internationale. À ce titre, une étude de PROMPERÚ (commission de promotion du Pérou) met l’accent sur le fait que le Pérou est perçu par les visiteurs comme une destination touristique historique–archéologique. Parmi les touristes étrangers, 72 % viennent au Pérou pour visiter les destinations historiques et traditionnelles du pays et 19 % ont un intérêt pour la culture nationale (PROMPERÚ, cité par Bakula, 1996). Il semble donc que dans ce pays le tourisme apparaisse toujours comme une des principales stratégies pour attirer les visiteurs et générer davantage de revenus pour la recherche, la protection, la conservation et la diffusion de l’archéologie. Par ailleurs, le rôle du musée nous apparaît primordial dans l’interprétation des développements archéologiques et de l’histoire du pays. Qu’en est-il dans les complexes archéologiques de la côte nord du Pérou, plus spécialement à Chan Chan et à Huacas de Moche ?

Le site archéologique de Chan Chan, situé dans la vallée de Moche dans le département de La Libertad (à huit kilomètres de Trujillo), aurait été la capitale du royaume de Chimor (900-1476). La cité archéologique de Chan Chan aurait été l’un des plus grands centres urbains de toute la région andine (Hubert, 2013 : 47). Elle s’étend sur quatorze kilomètres carrés et comporte quatre formes d’architecture : les enceintes monumentales, les enceintes pour l’élite, les small irregular agglutinated rooms (SIAR) [6] et les pyramides tronquées. Ce complexe architectural aurait été utilisé comme « palais » et siège du gouvernement, résidence et centre administratif pour l’aristocratie, résidence et atelier pour la masse ouvrière, ainsi que centre religieux (Topic et Moseley, 1983 : 154). Le noyau central de la cité s’étend sur six kilomètres carrés et compte une série de neuf « palais » dont le plan est de forme rectangulaire. Les Chimús respectaient le principe de l’hérédité duelle. Chaque nouveau souverain devait édifier son royaume et mettre en place son pouvoir. Après la mort du souverain, le palais était administré par son groupe de descendants et transformé en mausolée (illustration 1) (Uceda Castillo, 2013 : 118). On constate aujourd’hui un intérêt international à l’égard de la cité archéologique précolombienne de Chan Chan, car elle témoigne d’une grande richesse urbanistique, artistique et symbolique, en plus de son avancement technologique et de sa capacité à s’adapter à son environnement naturel.

Fig. 1

Illustration 1 : Recinto Funerario , complexe archéologique de Chan Chan

Illustration 1 : Recinto Funerario , complexe archéologique de Chan Chan
Photographie : L’auteure, septembre 2014

-> See the list of figures

Fig. 2

Illustration 2 : Plaza Principal, parcours d’interprétation du complexe archéologique de Chan Chan (panneau 1)

Illustration 2 : Plaza Principal, parcours d’interprétation du complexe archéologique de Chan Chan (panneau 1)
Photographie : L’auteure, septembre 2014

-> See the list of figures

La visite au complexe archéologique de Chan Chan peut se faire de manière libre ou guidée. La visite guidée est pilotée par un guide particulier (membre de l’Association Agotur Lib [7] ) et coûte un supplément d’environ quinze dollars canadiens, ce qui la rend inaccessible pour beaucoup de visiteurs locaux. Précisons que les guides externes ne partagent pas tous le même sentiment d’appartenance envers le site et le discours peut donc varier d’une personne à une autre. En raison de leur affiliation à une association externe, ces guides n’ont pas reçu de formation spécifique au site archéologique et au développement de l’interprétation développée par les archéologues du site, sans oublier qu’ils ne sont pas toujours au courant des nouvelles découvertes et que l’information qu’ils détiennent n’est pas toujours mise à jour. Les connaissances à l’égard du site et des populations anciennes sont en effet transmises par le biais de l’éducation nationale, ce qui influence l’approche du discours sur l’histoire de l’archéologie. En outre, nous avons pu observer que les dispositifs d’aide à l’interprétation pour le visiteur sont très limités à Chan Chan. En cours de visite, nous avons remarqué qu’aucun des textes des panneaux ne fait référence aux fouilles, aux pillages ou aux travaux de conservation réalisés sur le site. Le texte des panneaux explique la fonction des espaces visités et décrit les frises murales. La maquette offre une mise en espace des vestiges et la carte permet au visiteur de se situer à l’intérieur du complexe (illustration 2) . Les panneaux didactiques offrent une compréhension plus dynamique de l’intégralité du monument architectural ; toutefois, ils ne sont pas suffisants sur le site pour que le visiteur parvienne à une compréhension approfondie de la fonction des différentes structures architecturales de l’époque des Chimús . À notre avis, l’interprétation du site est difficile et complexe sans l’aide d’un médiateur. Néanmoins, l’architecture du complexe archéologique renseigne sur divers aspects politiques et rituels de la société chimú. Les hauts murs, l’accès par des rampes ou de longs corridors ainsi qu’un circuit labyrinthique reflètent une société où le pouvoir et la hiérarchisation sociale prenaient une grande importance ( illustrations 3 ; 4 ). Les motifs ornementaux des bas-reliefs témoignent d’une relation étroite avec leur environnement, c’est-à-dire la mer (illustration 4). Il nous semble que la salle d’accueil devrait servir d’introduction à la visite pour mettre en contexte géographiquement, historiquement et socialement le complexe archéologique de Chan Chan. Toutefois, l’information n’y est pas suffisante pour offrir une base solide au visiteur avant qu’il commence sa visite, d’autant que la présentation n’a pas été actualisée depuis sa conception. D’ailleurs, elle est peu mise en valeur et mal signalée à l’intérieur de l’édifice d’accueil. Un mirador (belvédère) gagnerait à être intégré au parcours, puisqu’il permettrait au visiteur d’admirer l’intégralité de la cité de Tschudi. Nous constatons en outre que l’ensemble des activités éducatives et culturelles semblent être destinées aux locaux afin de favoriser l’appropriation de leur patrimoine culturel et l’affirmation de leur identité. Qu’en est-il des autres visiteurs ? Les visiteurs nationaux et internationaux ne disposent pas de la même base d’informations que la communauté locale pour tenter d’interpréter le complexe archéologique et la culture chimú . Par conséquent, comment peuvent-ils avec si peu d’outils en comprendre l’essence et la complexité, et les apprécier ? Bien que la visite guidée semble essentielle, elle reste réservée à ceux qui ont les moyens financiers et les repères épistémologiques. La visite au musée de site semble alors complémentaire et même essentielle pour mieux comprendre l’intégralité de la cité de Chan Chan et approfondir ses connaissances sur la culture chimú .

Fig. 3

Illustration 3 : Plaza Principal , complexe archéologique de Chan Chan

Illustration 3 : Plaza Principal , complexe archéologique de Chan Chan
Photographie : L’auteure, septembre 2014

-> See the list of figures

Fig. 4

Illustration 4 : Sala de las Audiencias , complexe archéologique de Chan Chan

Illustration 4 : Sala de las Audiencias , complexe archéologique de Chan Chan
Photographie : L’auteure, septembre 2014

-> See the list of figures

De son côté, le complexe archéologique de Huaca del Sol y de la Luna, localisé à huit kilomètres au sud de Trujillo, au pied du Cerro Blanco et au sud des rives de la rivière Moche, représente l’un des plus anciens centres cérémonials urbains moches de la côte nord du Pérou. À son apogée, le complexe de Huaca del Sol y de la Luna aurait été la capitale de la civilisation moche (100 av. J.‑C. à 700 apr. J.‑C.), tandis que les autres grands sites moches auraient servi de centre administratif (Lumbreras, 1974 : 104 ; Day 1976 : 37). Le complexe archéologique est composé de deux temples (Huaca del Sol et Huaca de la Luna, situés à 500 mètres l’un de l’autre) et d’un centre urbain entre les deux, qui aurait eu les fonctions de résidence et de lieu de production artisanale ( illustrations 5 ; 6 ) (Uceda, 2008b : 47 ; Morales Gamarra, 2010 : 169). Les fouilles archéologiques ont mis au jour une construction en six étapes, où six temples ont été superposés ( illustrations 7, 8, 9 ) (Morales Gamarra, 2010 : 169). L’enterrement d’un édifice par la construction d’un nouveau servait à renforcer le pouvoir des ancêtres et des prêtres qui étaient enterrés dans leur temple. Le prêtre décédé devenait alors un ancêtre puissant et le nouveau gagnait le respect à titre de représentant des ancêtres (Uceda, 2008b : 62). Le centre urbain découvert entre les deux temples regroupait des habitations, des patios , des réserves ainsi que des ateliers de céramique et de métallurgie ( illustration 6 ). Ce noyau urbain servait autant de centre administratif que d’atelier de production spécialisé. La plus grande partie de la production de la céramique était destinée au culte des morts, comme offrande funéraire (Uceda et al. , 1997 : 13).

Fig. 5

Illustration 5 : Complexe archéologique de Huaca del Sol et du village entre les deux temples

Illustration 5 : Complexe archéologique de Huaca del Sol et du village entre les deux temples
Photographie : L’auteure, septembre 2014

-> See the list of figures

Fig. 6

Illustration 6 : La Ciudad Moche , complexe archéologique de Huaca de la Luna (panneau 10)

Illustration 6 : La Ciudad Moche , complexe archéologique de Huaca de la Luna (panneau 10)
Photographie : L’auteure, septembre 2014

-> See the list of figures

Fig. 7

Illustration 7 : Murales de los Patios Superpuestos , complexe archéologique de Huaca de la Luna

Illustration 7 : Murales de los Patios Superpuestos , complexe archéologique de Huaca de la Luna
Photographie : L’auteure, septembre 2014

-> See the list of figures

Fig. 8

Illustration 8 : Patio Principal , complexe archéologique de Huaca de la Luna

Illustration 8 : Patio Principal , complexe archéologique de Huaca de la Luna
Photographie : L’auteure, septembre 2014

-> See the list of figures

Fig. 9

Illustration 9 : La Superposición de las Fachadas del Templo Viejo: Murales de Escalones Medios , complexe archéologique de Huaca de la Luna (panneau 15)

Illustration 9 : La Superposición de las Fachadas del Templo Viejo: Murales de Escalones Medios , complexe archéologique de Huaca de la Luna (panneau 15)
Photographie : L’auteure, septembre 2014

-> See the list of figures

L’approche utilisée par le complexe archéologique Huaca de la Luna pour la présentation des découvertes archéologiques in situ est très différente de celle de Chan Chan. À cet égard, le circuit de visite de Huaca de la Luna comprend de nombreuses aides à l’interprétation en comparaison de celui de Chan Chan ( illustration 10 ) . Le parcours de visite compte 20 panneaux didactiques mis à jour régulièrement en fonction des nouvelles découvertes. Les panneaux contiennent peu de texte, mais surtout des plans du site, des photos et des graphiques ( illustrations 6 ; 11 ). Ils sont beaucoup utilisés par les guides pour visualiser les vestiges, se situer à l’intérieur du temple, illustrer les méthodes de fouilles ou de conservation. Les photos sont aussi beaucoup mises à contribution pour faire un lien avec la céramique moche. Le discours du guide est particulièrement axé sur les thématiques de l’archéologie, de l’architecture, de la conservation et de la restauration des temples. Les outils d’aide à l’interprétation et la mise en contexte réalisée par le guide permettent au visiteur une meilleure compréhension de la fonction de la pyramide de Huaca de la Luna, de ses phases de construction et des mythes et rituels liés à l’idéologie religieuse des Moches. De plus, de nombreux panneaux didactiques exposent des photos de céramique dont l’iconographie permet d’appuyer les hypothèses avancées par les archéologues ( illustrations 6 ; 11 ). Le processus de développement de l’interprétation par les archéologues est présenté au visiteur, puisque les liens entre les découvertes archéologiques et les hypothèses avancées sont clairement exposés (Shanks et Tilley, 1992). La céramique reproduite sur les panneaux didactiques permet pareillement d’établir le lien entre le site et le musée. Cette expérience donne un avant-goût au visiteur de ce qu’il pourra vivre au musée. Le Patronato Huacas del Valle de Moche et la Fondation Backus ont par ailleurs développé un guide d’interprétation pour la visite de Huaca de la Luna et du musée. Celui-ci, ajouté à la variété des outils disponibles, permet au visiteur spécialisé ou curieux de la culture moche d’approfondir ses connaissances sur les différents thèmes abordés lors de sa visite.

Fig. 10

Illustration 10 : Patio de los Rombos de la plateforme principale du Templo Viejo , complexe archéologique de Huaca de la Luna

Illustration 10 : Patio de los Rombos de la plateforme principale du Templo Viejo , complexe archéologique de Huaca de la Luna
Photographie : L’auteure, septembre 2014

-> See the list of figures

Fig. 11

Illustration 11 : La Zona de los Sacrificios , complexe archéologique de Huaca de la Luna (panneau 3)

Illustration 11 : La Zona de los Sacrificios , complexe archéologique de Huaca de la Luna (panneau 3)
Photographie : L’auteure, septembre 2014

-> See the list of figures

Dans un autre ordre d’idées, nous constatons que les deux institutions offrent de nombreuses activités éducatives et communautaires qui favorisent la conscientisation et la sensibilisation des publics locaux vis-à-vis du patrimoine culturel et de sa conservation. À Chan Chan, par exemple, des discussions sur des thèmes liés à la culture chimú et au complexe archéologique de Chan Chan sont proposées dans les institutions scolaires de Trujillo. Ce programme a pour objectif de sensibiliser la population locale à l’importance de la conservation du site et à leur rôle dans ce processus. Du matériel pédagogique est aussi distribué et des visites scolaires commentées sont organisées au palais Tschudi et au musée de site de Chan Chan. Un atelier d’été est proposé pour développer certaines disciplines telles que les arts plastiques, le chant et la danse. Nous constatons que cette programmation cherche à renforcer les aptitudes et l’identité culturelle de la communauté locale. Des discussions de sensibilisation sont organisées à propos des divers secteurs touchés par le projet et des réunions de coordination ont lieu avec les autorités et les représentants de la société civile des zones touchées. Une visite guidée du complexe archéologique de Chan Chan est offerte en complément aux discussions afin de favoriser la conservation, la protection et la défense de Chan Chan. Des journées de nettoyage sont également organisées au complexe. L’UNESCO a aussi mis sur pied un programme grâce auquel des bénévoles provenant de divers pays viennent passer trois semaines et réalisent des actions de sensibilisation, de conservation et de promotion de la zone archéologique de Chan Chan (Ministerio de Cultura, 2014 : 5-6). À cet effet, notre entretien avec une muséologue du Pérou a fait ressortir l’importance des programmes communautaires afin de sensibiliser la population locale sur les valeurs exceptionnelles du complexe archéologique de Chan Chan (communication personnelle, mars 2015). Ces actions visent à renforcer le sentiment d’appartenance à l’égard de ces sites et la fierté régionale, ce qui a pour effet de favoriser la protection des sites.

À Huaca de la Luna, une variété de programmes éducatifs ont été développés pour la communauté locale. Par exemple, l’amphithéâtre extérieur accueille divers événements culturels de la communauté, tels que des pièces de théâtre portant sur la culture moche ou des activités mettant en scène une cérémonie d’offrandes à la montagne ( Pago a la tierra ). Comme le mentionnent Santiago Uceda et Ricardo Morales Gamarra (n.d.), le contact direct avec les monuments archéologiques permet de faire le lien entre le passé et le présent. Des ateliers ou des formations portant sur la gastronomie et l’artisanat inspirés des traditions moches sont également mis en place pour favoriser l’implication et le développement économique et social de la communauté locale. Le festival gastronomique de la campagne moche permet aux participants de partager leur culture et leurs traditions avec les visiteurs. De plus, un marché d’artisanat moche, installé dans le bâtiment d’accueil du site archéologique, fait revivre le travail d’orfèvrerie, de métallurgie, de textiles ou de préparation de la chicha (boisson fermentée à base de grains de maïs). De nombreux séminaires sur l’archéologie, la conservation et le tourisme sont par ailleurs organisés par le centre de recherche. On peut affirmer que la programmation de Huaca de la Luna est orientée dans le but de créer des liens entre la civilisation moche et les populations actuelles de la région. Cela permet de mettre en valeur leurs racines et leur identité, ainsi que de créer une continuité dans le temps. En outre, des efforts sont axés vers la création d’une communauté scientifique nationale et internationale autour du centre de recherche.

L’archéologie au musée de site

Le musée de site est situé à proximité des découvertes archéologiques. Il représente alors un complément de la visite in situ . L’étude des expositions des musées de site de Chan Chan et de Huacas de Moche cherchait à faire ressortir les dispositifs utilisés pour présenter et transmettre les valeurs et les contenus sur l’archéologie proposés par chacune des institutions. La configuration du circuit de visite et le discours proposé, par exemple, sont directement liés au développement de son interprétation et à la façon dont on veut présenter ce savoir au visiteur.

Tout d’abord, le musée de site de Chan Chan est situé sur la route de Huanchaco, à 1,6 kilomètre des ruines du palais Tschudi. L’institution muséale a été inaugurée en 1990 et sa muséographie n’a jamais été actualisée. L’exposition vise à informer les visiteurs sur l’historique du site comme capitale administrative, politique et religieuse de la société c himú. La première salle de l’exposition est construite de manière chronologique afin de mettre en relief le développement des premières civilisations (11 000 av. J.‑C.), jusqu’à celle des Chimús (1000 à 1470) . L’objet est utilisé à titre de témoin de l’histoire. Selon Pearce (1990 : 150), la configuration du parcours d’exposition répond à un modèle dynamique où une progression des événements historiques est présentée : la configuration d’une exposition au parcours linéaire encourage une lecture continue ou un parcours chronologique. En cours de visite, le public est invité à suivre une séquence préétablie et à découvrir un message prédéterminé.

Le musée de Chan Chan propose un circuit de forme linéaire où les salles d’exposition sont disposées autour d’un long corridor ( illustration 12 ). Il y a peu de cloisons et la disposition des vitrines incite le visiteur à avancer dans une seule direction. En somme, le parcours et le discours proposés au musée de site de Chan Chan n’offrent aucune liberté d’action ou possibilité de réflexion au visiteur (Shanks et Tilley, 1992). Celui-ci a, ici, un rôle clairement passif. Nous remarquons une forte autorité du discours sur l’histoire des civilisations, plus spécifiquement sur le développement préhispanique de la région et sur l’évolution des premiers artéfacts de pierre jusqu’à la céramique des grandes civilisations. Cette approche d’exposition encourage une lecture évolutive de l’art des différentes civilisations présentées et fait ressortir une hiérarchie stylistique des objets préhispaniques. Les objets plus récents sont quant à eux présentés comme étant le résultat d’une technique ou d’un style plus abouti.

Fig. 12

Illustration 12 : Configuration des salles d’exposition du musée de site de Chan Chan

Illustration 12 : Configuration des salles d’exposition du musée de site de Chan Chan
Source : L’auteur, avril 2016

-> See the list of figures

Le musée de site de Huacas de Moche est situé à 800 mètres au sud du complexe archéologique, et à l’ouest de la campagne moche. Ce musée a ouvert ses portes en 2010. Les deux institutions à l’étude ont été créées à deux décennies d’intervalle, ce qui peut expliquer pourquoi chacune propose une approche d’exposition de l’archéologie bien distincte. À cet effet, l’exposition du musée de site de Huacas de Moche propose plutôt un parcours thématique pour découvrir la culture moche. Le musée possède trois salles et la construction de l’exposition est orientée autour de neuf thèmes visant à mieux comprendre la culture moche : Los Moches [Les Moches], El Complejo de Moche [Le complexe moche], Los Señores Sacerdotes [Les grands prêtres], El Culto a Ai Apaec [Le culte à Ai Apaec], El Poder del Templo Viejo [Le pouvoir de l’ancien temple], Las Ceremonias [Les cérémonies], Los Sacrificos [Les sacrifices], La Vida en la Ciudad [La vie dans la ville] et La Pieza del Mes [La pièce du mois]. À l’opposé du parcours linéaire de Chan Chan, Huacas de Moche offre un parcours circulaire où le public peut se déplacer plus librement autour des installations ( illustrations 13 ; 14 ) . Cette forme de circuit est plus engageante pour les visiteurs, du fait qu’ils peuvent décider de leur parcours et donc mieux « dialoguer » avec l’exposition. Le visiteur se sent considéré puisqu’il est beaucoup plus qu’un spectateur passif, il participe à l’expérience. Les créateurs de l’exposition ne se posent pas comme les uniques détenteurs de la vérité et n’imposent pas leur regard et leur interprétation du passé (Shanks et Tilley, 1992 : 90 ; Holmquist et Burga, 2007). Sur ce point, John H. Falk et Lynn D. Dierking (2000) mettent en lumière l’importance de l’interaction et de l’engagement du visiteur au musée pour favoriser son apprentissage, notamment par le choix et le contrôle. Ces auteurs avancent que les recherches ont largement démontré le rôle du savoir acquis par l’individu, ses intérêts et ses croyances dans l’apprentissage et la construction personnelle d’un savoir. L’expérience doit ainsi engager le visiteur et miser sur une approche qui l’encourage à prendre des décisions et à poser des actions concrètes qui ont une incidence sur son parcours et sa réflexion. Par exemple, à Huacas de Moche, le savoir est présenté comme un processus en développement où un champ de significations multiples peut prendre forme. Le fait d’encourager le visiteur à réfléchir à d’autres significations est d’ailleurs l’une des stratégies proposées par Shanks et Tilley (1992) pour faire ressortir la subjectivité de l’interprétation de la culture matérielle. Pearce (1990 : 150) affirme à cet égard que le plan moins rigide – présentant une plus grande profondeur et un plus grand nombre de niches – symbolise ce savoir sous forme de propositions qui pourraient en générer d’autres ou diverses réponses.

Fig. 13

Illustration 13 : Vue des sections I, II, III et IV de la salle principale du musée de site de Huacas de Moche (partie nord du musée)

Illustration 13 : Vue des sections I, II, III et IV de la salle principale du musée de site de Huacas de Moche (partie nord du musée)
Photographie : L’auteure, septembre 2014

-> See the list of figures

Fig. 14

Illustration 14 : Configuration des salles d’exposition du musée de site de Huacas de Moche

Illustration 14 : Configuration des salles d’exposition du musée de site de Huacas de Moche
Source : L’auteur, avril 2016

-> See the list of figures

Nos deux musées proposent un discours différent sur l’archéologie. Tout d’abord, le musée de Chan Chan est orienté vers un panorama historique du site et du développement préhispanique de la région. À cet effet, une muséologue au Pérou rapportait que l’exposition cherchait à mettre en valeur l’histoire, le développement et la domination de la société chimú sur le territoire de la côte nord du Pérou (communication personnelle, mars 2015). De ce fait, l’exposition fait ressortir une vision diachronique du développement des premiers artéfacts de pierre jusqu’à la céramique des grandes civilisations et cela permet de mieux situer les événements historiques dans le temps. L’approche chronologique a aussi l’avantage de permettre la comparaison entre différentes périodes de production artistique. À titre d’exemple, cette option offre la possibilité de dégager les différences et les similitudes entre chacune des périodes stylistiques. Cela peut cependant porter préjudice à l’objet, puisqu’il est montré sous un angle évolutif. Dans la mesure où le parcours linéaire encourage une lecture chronologique des événements historiques, l’objet sert à témoigner de l’histoire du développement des civilisations au Pérou. Dans le cas de Chan Chan, l’exposition comporte peu d’objets exhibés et les cartels ou textes des vitrines accordent peu d’importance à la provenance, à la fonction ou aux caractéristiques formelles de l’artéfact. En outre, l’exposition dédie une section entière à l’architecture de Chan Chan, sans présenter aucun artéfact ; cette section se limite à des maquettes, à des illustrations et à des photos aériennes du complexe archéologique. À l’évidence, l’exposition est orientée autour du texte et de la narration plutôt qu’autour de l’objet.

À l’opposé, l’approche thématique et le parcours circulaire proposés par le musée de site de Huacas de Moche offrent davantage de liberté de réflexion au visiteur ( illustration 14 ). Ce dernier peut alors décider de ses déplacements à l’intérieur de l’exposition sans en perdre le fil conducteur, ce qui favorise la réflexion et la création de liens entre divers aspects présentés sur la culture moche. Cette approche d’exposition est également beaucoup plus engageante pour le visiteur qui, plutôt que d’écouter passivement l’histoire dictée, est encouragé à développer ses propres hypothèses. D’ailleurs, l’exposition thématique est idéale pour favoriser le développement de liens, car elle n’impose pas le regard d’une seule personne sur l’archéologie. Le processus de développement de l’interprétation de l’objet archéologique est mis de l’avant. Dans cette optique, la provenance de l’objet est bien indiquée et les indices ayant contribué au développement d’une hypothèse sont expliqués ( illustration 15 ). Plusieurs outils, tels que des photographies ou des graphiques, sont utilisés à cet effet. De surcroît, l’iconographie de la céramique est utilisée régulièrement en appui à l’interprétation de certaines traditions culturelles moches comme la cérémonie des sacrifices ou les modes de subsistance de la société moche. Enfin, contrairement à Chan Chan, l’exposition de Huacas de Moche est surtout axée sur la culture immatérielle moche. En effet, depuis la création de la Convention de la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel en 2003 par l’UNESCO, les institutions muséales portent un grand intérêt à la diffusion de la culture immatérielle dans leurs expositions. Une autre muséologue du Pérou que nous avons rencontrée soutient que la décolonisation des musées a amené ces institutions à privilégier une approche où les objets issus de fouilles, plutôt qu’à être présentés comme des découvertes, servent à mettre en contexte et à expliquer les sociétés (communication personnelle, septembre 2014). À Huacas de Moche, par exemple, l’approche d’exposition choisie par le musée ne se concentre pas uniquement sur les caractéristiques formelles de l’objet et sur sa fonction, mais surtout sur sa signification pour la société moche.

Fig. 15

Illustration 15 : Vue d’une vitrine murale, salle des tombeaux : El Señor de los Prisioneros – Tumba 4 Plataforma Uhle , musée de site de Huacas de Moche

Illustration 15 : Vue d’une vitrine murale, salle des tombeaux : El Señor de los Prisioneros – Tumba 4 Plataforma Uhle , musée de site de Huacas de Moche
Photographie : L’auteure, septembre 2014

-> See the list of figures

Par ailleurs, il ressort que les deux musées utilisent l’approche fonctionnelle (Pearce, 1990). Cette approche est souvent adoptée dans les expositions d’archéologie, car elle permet de mieux cerner la fonction des artéfacts. Elle se base sur le constat qu’il peut s’avérer difficile pour le visiteur de s’imaginer l’objet dans son contexte d’origine et d’en comprendre l’utilité au sein d’une société du passé. La présentation d’objets jumelés à d’autres aux fonctions similaires pour représenter un thème spécifique prend alors tout son sens et facilite la compréhension ( illustration 16 ). À Chan Chan, la salle Cultura présente certaines activités de subsistance telles que la pêche et l’agriculture. Dans ce cas, l’objet est juxtaposé à d’autres objets aux fonctions similaires pour représenter le thème. À Huacas de Moche, les artéfacts sont regroupés à l’intérieur de vitrines collectives pour symboliser un thème spécifique de la culture moche, comme la cérémonie du sacrifice ou les tombeaux funéraires ( illustration 1 5). La fonction des objets exposés et les traditions artisanales de la société moche sont bien mises en valeur à travers l’exposition. L’indication de la provenance de l’artéfact produit également un lien entre le site et les objets : cela permet au visiteur de mieux comprendre la fonction de l’objet dans son environnement d’origine. À titre d’exemple, les objets étaient souvent utilisés comme offrandes lors des rituels funéraires. Les photos et les graphiques du tombeau avec les objets de céramique aident le visiteur à comprendre que le choix des objets et de l’ornementation du défunt dépendait de son rang social ( illustration 1 5).

Fig. 16

Illustration 16 : Vitrine murale portant sur l’agriculture, deuxième salle : Cultura , musée de site de Chan Chan

Illustration 16 : Vitrine murale portant sur l’agriculture, deuxième salle : Cultura , musée de site de Chan Chan
Photographie : L’auteure, septembre 2014

-> See the list of figures

Fig. 17

Illustration 17 : Vue d’une reconstitution historique d’un atelier de textile de la deuxième salle : Cultura , musée de site de Chan Chan

Illustration 17 : Vue d’une reconstitution historique d’un atelier de textile de la deuxième salle : Cultura , musée de site de Chan Chan
Photographie : L’auteure, septembre 2014

-> See the list of figures

Dans un autre ordre d’idées, nous constatons que chacun des musées accorde une grande importance au fait d’offrir une approche didactique dans la présentation de l’archéologie. Les deux cherchent en effet à sensibiliser la population locale à l’égard du patrimoine et à s’ouvrir davantage au tourisme international. Chaque institution utilise une variété d’outils d’aide à l’interprétation pour mettre en contexte les artéfacts, entre autres des cartes, des maquettes et des photos. Toutefois, nous remarquons une lacune au musée de site de Chan Chan, puisque l’exposition ne mentionne ni la provenance de l’objet, ni le développement du savoir archéologique. Au musée de site de Huacas de Moche, certains dispositifs tels que la musique, la lumière, les photos et les technologies multimédia visent à susciter les émotions et l’imagination du visiteur. À Chan Chan, la reconstitution historique devient un outil didactique qui permet au public de visualiser la scène d’origine ( illustration 17 ). L’exposition du musée de Huacas de Moche compte également de nombreux panneaux didactiques et les cartels dans les vitrines sont très descriptifs. Pour résumer, les deux musées utilisent des outils qui favorisent les trois types d’apprentissage chez le visiteur : cognitif, émotif et sensitif. Selon nous, la maquette offre une meilleure compréhension de la forme et de la fonction de l’architecture préhispanique. La reconstitution permet d’associer les objets à des personnages et à leur environnement d’origine. Toutefois, il nous semble que cette méthode ne favorise pas toujours la réflexion chez le visiteur, car elle reproduit une vision figée du passé. Les technologies multimédia sont utiles pour mettre en scène l’objet archéologique et son contexte. Nous considérons que cet outil peut être très pertinent pour reconstituer un bâtiment ou un ensemble architectural.

Pour terminer, nous avons observé que la proximité du musée et du site archéologique facilite la transmission du savoir sur les artéfacts. Dans cette optique, la visite du complexe archéologique doit être combinée à la visite du musée de site. À Chan Chan, par exemple, le prix d’entrée au complexe archéologique comprend la visite du musée de site, tandis qu’à Huacas de Moche, elle n’est pas incluse. Le parcours d’interprétation de Huaca de la Luna est construit de façon à ce que le visiteur puisse ressortir avec des connaissances suffisantes pour comprendre le fonctionnement de la société moche et la place du temple au sein de la société, sans qu’il ait à visiter le musée. Néanmoins, nous avons constaté que certains liens étaient établis entre le musée et le site de Huaca de la Luna : les panneaux didactiques du site montrent des photos de pièces de céramique découvertes lors des fouilles ( illustrations 6 ; 11 ; 18 ). Ces artéfacts sont aujourd’hui exposés au musée de site, ce qui encourage les gens à s’y rendre pour découvrir et admirer les objets présentés lors de leur visite d’interprétation au complexe. Par ailleurs, l’utilisation de techniques d’animation plutôt que la photographie a été favorisée afin de ne pas reproduire ce que les visiteurs allaient voir sur le site. Ainsi, le stop motion présenté au centre de la pièce principale permet de susciter leur imagination à l’égard du temple et du monde mochica. Au complexe archéologique de Chan Chan, les outils d’aide à l’interprétation se concentrent plutôt sur l’architecture et la fonction de chacune des sections du palais. Aucune mention n’est faite du musée, qui est distant de 1,6 kilomètre. Il n’existe pas non plus de navette pour relier chacun des lieux de visite, ce qui est regrettable à notre avis, car il est difficile d’envisager la visite du site archéologique sans visiter aussi le musée. En outre, le complexe archéologique établit très peu de liens avec la culture chimú. Toutefois, quand une personne décide de commencer par le musée, l’exposition lui offre une bonne mise en contexte historique, géographique et socioculturelle de la société chimú avant qu’elle se rende au complexe architectural. Le parcours est construit de façon à présenter d’abord l’architecture et la culture chimú de manière globale, pour ensuite passer à certains aspects architecturaux spécifiques. La maquette géante accompagnée d’un spectacle son et lumière permet une reconstitution du site et de son histoire. Les maquettes, les photos aériennes et les illustrations montrées en vitrine facilitent la compréhension de la grandeur et de la complexité de la cité de Chan Chan. Elles permettent ainsi de mieux localiser le palais Tschudi à l’intérieur de la cité.

Fig. 18

Illustration 18 : Los Recintos de los Sacrificios , complexe archéologique de Huaca de la Luna (panneau 4)

Illustration 18 : Los Recintos de los Sacrificios , complexe archéologique de Huaca de la Luna (panneau 4)
Photographie : L’auteure, septembre 2014

-> See the list of figures

Conclusion

Pour conclure, l’analyse de ces deux études de cas nous a amenée à constater des mutations dans les approches muséologiques de ces sites depuis les deux dernières décennies. Ils sont en effet passés d’un paradigme chronologique et d’une présentation par région avec une forte autorité du discours vers une approche thématique qui fait ressortir la culture immatérielle de la civilisation étudiée. L’approche thématique permet également de mettre en contexte l’objet et de le présenter à l’intérieur d’un système de communication. De plus, le visiteur se trouve davantage engagé dans sa visite et dans son processus d’interprétation du passé. En Amérique latine, si les musées ont orienté leur mission vers des objectifs socioéconomiques, les institutions muséales ont réévalué leur place et leur rôle à l’intérieur de la société, créant de nouvelles fonctions au sein du musée. L’institution muséale tient aujourd’hui un rôle social envers la communauté qui l’entoure. Elle a pour mission notamment de sensibiliser la population locale à son patrimoine culturel afin de favoriser son sentiment d’appartenance et de renforcer l’identité régionale, diminuant par le fait même les actes de pillage des sites. Dans cette optique, le développement de projets muséologiques orientés vers un tourisme durable améliorerait la qualité de vie de la population locale. Le développement d’une programmation (programmes éducatifs, visites commentées, ateliers de discussion, formation), ainsi que l’implication de la communauté locale dans le processus de collecte de données et la prise de décisions concernant la mise en exposition pourraient être envisagés. En outre, il serait pertinent de considérer le développement communautaire au-delà des pratiques internes du musée, entre autres par le biais de projets de développement socioéconomique régional : le développement d’infrastructures, des programmes pour appuyer la création d’emplois ou des projets culturels et artistiques mettant en valeur la culture et les traditions de la communauté. La création d’un centre de recherche et d’accueil pour des spécialistes en résidence permettrait d’attirer des chercheurs locaux, nationaux et internationaux.

Par ailleurs, le musée de site se distingue des autres musées par sa taille et sa localisation face au site archéologique. En effet, la proximité du musée avec les vestiges archéologiques favorise des liens étroits entre le site et l’objet. Le musée de site a comme rôle d’informer le visiteur sur les découvertes locales et l’avancement des recherches, sur l’historique du site, sur l’histoire de la région et sur la vision de ce site à travers le temps. Tel que mentionné par un archéologue, les visiteurs du musée sont appelés à vivre la même expérience que l’archéologue lorsqu’il fouille et fait des découvertes (communication personnelle, Québec, novembre 2015). Ainsi, les muséologues du musée de Huacas de Moche voient à ce que les objets soient accompagnés d’un appui graphique pour montrer leur provenance, leur fonction, leur fabrication et leur signification pour cette société. Les méthodes de fouilles, le processus d’analyse et le développement de l’interprétation concernant l’objet et son entreposage sont présentés au visiteur. Le contenu de l’exposition n’est pas restreint au volet archéologique, mais il est mis en relation avec la population et le lieu où il a été créé. Le musée de site explore le passé et le présent du site archéologique, c’est-à-dire la continuité de l’histoire des objets qui proviennent du site. À cet égard, l’implication de la communauté locale dans les projets de recherche et de mise en valeur semble essentielle. Le site et la communauté sont liés comme dans le passé. La proximité du site avec la population favorise le développement de liens et la collaboration afin que la communauté transmette son savoir-faire, ses connaissances particulières et spécifiques au site ou à la région.

Pour terminer, nous pouvons aujourd’hui, en 2017, nous interroger sur l’autonomie des musées, puisque les projets de mise en valeur des sites archéologiques et la construction d’un musée sont souvent dépendants du support et du financement extérieurs. L’implication d’organismes et d’institutions internationaux aux projets archéologiques semble constituer une bonne solution pour les régions qui se trouvent hors des circuits touristiques traditionnels. Cet intérêt de la part des organismes internationaux accroît la valeur de ces sites. L’État est, par la suite, plus enclin à investir dans des projets de mise en valeur. D’ailleurs, à l’heure actuelle, même les institutions des grands centres urbains reconsidèrent leurs sources et leur mode de financement. Il y a aujourd’hui de plus en plus de partenariats entre le secteur public et le secteur privé pour financer les expositions de nos musées. Les institutions muséales cherchent de plus en plus de moyens pour rentabiliser les musées. Quel en est l’impact sur les recherches et sur l’éducation aux arts et à la culture   ?