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Durant l’été 2018 est décédé, à l’âge de 84 ans, le sociologue Marc Laplante, professeur à l’UQAM de 1979 à 1996, au sein du Département d’études urbaines et touristiques. Il a été l’un des pionniers du programme de baccalauréat en gestion et intervention touristiques, devenu plus tard le baccalauréat en gestion du tourisme et de l’hôtellerie, et l’un des fondateurs de la revue Téoros, avec feu Jean Stafford et moi-même. Membre du comité de rédaction pendant plusieurs années, il a dirigé la revue de 1990 à 1994.

Formé à l’Université Laval (M.A. 1960), il a étudié par la suite à l’Université Columbia de New York et à l’École pratique des hautes études de Paris, où il a obtenu son doctorat de 3e cycle en 1969. Marc est connu comme l’un des tout premiers chercheurs au Québec à s’intéresser à la sociologie du loisir et du tourisme. Son ouvrage L’expérience contemporaine du tourisme – Fondements sociaux et culturels, paru aux Presses de l’Université du Québec en 1996, est devenu au fil des ans un ouvrage de référence. Il a par ailleurs publié de nombreux articles dans la revue Téoros et dans d’autres revues savantes.

Durant sa retraite, il a développé ses talents d’ébéniste et il a pris soin de ses petits-enfants tout en continuant à lire et écrire. Son dernier ouvrage est paru quelques semaines seulement avant son décès. Édité chez L’Harmattan, en collaboration avec le professeur Mimoun Hillali, le livre a pour titre Le pillage du monde par l’Occident La face cachée du capitalisme.

L’article qui suit, « Le tourisme, une inquiétante évasion », est le fruit de ses lectures et de ses réflexions sur une période de dix années. Il témoigne de son intérêt pour le tourisme comme phénomène social et culturel majeur, mais aussi de son inquiétude devant les effets pervers de l’industrialisation touristique. Pour son analyse, Marc met à contribution les travaux de nombreux chercheurs dans des domaines qui n’ont peut-être pas de lien direct avec le tourisme, mais qui apportent un éclairage pertinent sur les phénomènes de postmodernité, dont le tourisme lui-même.

Louis Jolin, Professeur associé, Département d’études urbaines et touristiques, ESG UQAM

Fig. 1

Illustration 1 : Marc Laplante lors du lancement du premier numéro de Téoros en 1982

Illustration 1 : Marc Laplante lors du lancement du premier numéro de Téoros en 1982
Source : Louis Jolin

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Le tourisme, une inquiétante évasion

Qu’est-ce qu’il y a d’inquiétant dans l’évasion touristique ? Le fait que ce soit une évasion, justement, une façon très inhabituelle de parler du tourisme. Comme si un touriste était un évadé de prison ! Ce touriste serait alors davantage poussé à sortir de la société riche dans laquelle il vit qu’ attiré vers un ailleurs désirable . Qu’est-ce qui le pousserait ainsi à sortir ? L’ennui, la solitude, la lassitude de ses divertissements quotidiens qui ne sont pas toujours aussi distrayants qu’il le souhaiterait. Il est bien au chaud dans son « palais de cristal » (Sloterdijk, 2006) [1] , il a tout ce qu’il veut, il est gâté même, mais il vit sans cause, il n’a pas de défi, il n’a rien à faire à part s’occuper de ses intérêts personnels (familiaux aussi, parfois). Pour parodier le titre d’un film célèbre, on pourrait l’identifier finalement comme un Human Beeing Without a Cause  !

La vie dans une « grande serre » n’est pas la vie en rose. Désolé pour ceux et celles qui, habitant dans un pays riche [2] , pensent toujours vivre dans le « plus meilleur pays du monde [3]  ». Mais les misères des riches ne sautent pas aux yeux comme la pauvreté et la famine sur les enfants de la guerre. Ces misères sont de l’ordre du malaise, du mal-être, du stress non spécifique, de la grande fatigue qui survient quand on ne réussit plus à satisfaire tous ses désirs malgré une surabondance de biens et de moyens.

Sans en faire un polar, je veux reconstituer de façon alerte les cadres physiques et mentaux dans lesquels vivent la majorité des gens des sociétés riches, hyperindustrialisées, postmodernes, etc. Par la suite, je tracerai un portrait-robot des grandes et petites manœuvres de l’industrie internationale du loisir-tourisme. J’arriverai à comprendre – je l’espère – comment ces entreprises fabriquent et commercialisent des productions, des produits, des biens et des services capables de satisfaire plusieurs catégories de touristes diversement riches, instruits et jouissant de temps plus ou moins longs libérés d’obligations. Enfin, je poserai quelques questions troublantes : Quand on part en voyage d’agrément durant ses temps libres, est-ce qu’on sort vraiment de chez soi ? Est-ce qu’on sort vraiment de l’ordinaire ? Les autres touristes qu’on croise constamment sur les sites touristiques sont-ils vraiment des étrangers, des gens très différents de moi ? Les expériences proposées aux visiteurs sont-elles vraiment nouvelles ? Si les réponses à de telles questions sont négatives, il faudra accepter l’idée que le départ touristique est une évasion de la prison du quotidien. Et s’il s’agit d’une évasion, cela devrait inquiéter. Pourquoi ? Parce qu’une telle évasion ne soulage pas des maux qui l’ont provoquée, au-delà d’un bref moment de relaxation lié au décrochage de l’horloge des obligations ; parce qu’elle risque de s’étendre dans le temps comme dans l’espace : sans trop savoir ce qu’on cherche, on s’évadera plus souvent, plus loin, plus longtemps ; parce que plus on fuit la vie réelle, plus on se débranche d’elle au point de renoncer finalement à toute participation à sa communauté. Fin du citoyen, bonjour le « Canadien errant [4]  ».

Le tourisme vient du Nord… comme le Père Noël

Comme beaucoup d’autres, j’ai associé l’histoire du tourisme moderne à celle de l’industrialisation et de la modernité. Historiquement, ce cadre conceptuel est recevable : la modernité s’installe avec le rationalisme, très affirmé durant le siècle des Lumières ; l’industrialisation peut être identifiée aux révolutions technologiques dont la première se manifeste en Angleterre durant le XVIII e  siècle ; enfin, selon tous les dictionnaires, c’est dans ce pays qu’apparaît un nouveau type de voyageur qu’on baptisera « touriste », vers 1800 (Laplante, 1996). Il serait facile aussi de montrer que le tourisme, vite devenu une industrie, fut un des plus grands profiteurs de toutes les nouveautés techniques, de la locomotive à vapeur à l’Internet.

La pratique du voyage d’agrément fut réservée d’abord aux classes sociales les plus fortunées. Elle est devenue un phénomène de masse depuis une soixantaine d’années. Elle exige toujours un surplus de temps et d’argent dont ne disposent pas encore tous les consommateurs dans les sociétés les plus riches. Depuis quelques décennies, le tourisme est « offert » aux pays émergents comme une occasion de rattrapage économique et de modernisation. Mais un fait demeure : le tourisme n’apparaît jamais comme un secteur stratégique pour l’avenir du monde. Il ne manque pas de détracteurs qui dénoncent son exploitation des travailleurs à faible revenu, sa pauvre sensibilité à la protection de l’environnement, ou encore sa manière cavalière de tirer hors de leur contexte des pratiques culturelles des sociétés traditionnelles pour en faire des attractions. Mais ces critiques s’estompent rapidement derrière les fabuleuses « retombées » économiques du tourisme : création d’emplois, formation de la main-d’œuvre, investissements locaux, marché des devises, etc. Par ailleurs, le tourisme se présente souvent comme victime des cataclysmes, des conflits armés, du terrorisme ou du crime organisé. Autrement, on ne le voit pas comme un acteur mondial, hors du monde des affaires. Or, selon moi, le tourisme agit sur l’avenir du monde en tant que transmetteur universel de traits caractéristiques des sociétés techniquement et économiquement très développées, dites postindustrielles. Et ces sociétés, bien que développées, ne sont pas toujours des modèles à imiter, même si elles aiment se présenter comme étant aux stades les plus avancés du progrès, de la liberté individuelle, des droits de la personne, de la libre entreprise, etc. Comme la lune, ces sociétés avancées ont une face cachée, face dont on parle peu, évidemment, parce qu’elle est dérangeante pour l’image de marque de ces modèles de société.

Les traits plus sombres des sociétés riches du Nord ne font pas écrire des ouvrages à succès [5] . Ici ou là, parfois, des manchettes occupent l’actualité pendant quelques jours à propos d’inquiétantes révélations, comme les mensonges de la Maison-Blanche à propos de l’Irak ou les fraudes de l’entreprise américaine Enron qui ont entraîné des milliards de dollars de pertes chez les épargnants. D’autres histoires aussi peu édifiantes sortent de temps en temps ; elles scandalisent mais ne favorisent guère des interrogations sur les sociétés qui en sont témoins.

Le tourisme et les touristes sont des « produits » des sociétés les plus riches. On peut donc s’occuper du tourisme international vu du Nord. Conçu et développé au Nord, engagé dans la conquête du monde depuis plus d’un demi-siècle, le tourisme, industrie « douce » comme toutes les industries culturelles, pénètre insidieusement toutes les sociétés, où il s’implante et « travaille » leur culture pour en faire son fonds de commerce. Il se fait ainsi un colporteur des cultures du Nord. Par ailleurs, puisqu’il se présente comme un champion du rattrapage, comme un démarreur de développement, le tourisme a souvent carte blanche pour introduire ses valeurs, ses règles, ses codes, ses techniques, ses styles de vie, etc. Dans tout ce qu’il importe, on va trouver à la fois la face éclairée et la face cachée des sociétés postmodernes.

Portrait trouble des sociétés riches du Nord

Les eaux troubles sont inquiétantes : qu’y a-t-il au fond ? À quelle profondeur ? Quelles substances les brouillent ? Des questions de ce genre se posent à propos des sociétés développées du Nord. Le premier trouble surgit quand il faut les nommer. Elles sont postindustrielles, de services, hypertechnicisées et aussi postmodernes, selon les divers auteurs. Ce dernier qualitatif appartient aux travaux historiques qui appellent « temps modernes » le demi-millénaire qui va de Christophe Colomb à 1945. Hiroshima marque la fin d’une époque et ensuite on entre dans le postmodernisme, une expression qui ne dit rien ! D’autres noms sont plus révélateurs : les sociétés riches actuelles sont très complexes et ne peuvent plus être définies par un ou deux traits spécifiques. Elles appartiennent à l’ère de l’information, opèrent en réseaux, forment des systèmes qui souvent échappent aux régulations, et l’approche systémique est devenue le paradigme dominant de la pensée appliquée à ces ensembles sociétaux.

Face à des sociétés complexes, le concept de « société de réseaux » est, semble-t-il, très pertinent, dans la mesure où il assume cette complexité et en fait le point focal de toutes les analyses qui s’ensuivent (voir Castells, 1998). L’approche systémique est entièrement dévouée à l’étude du changement, phénomène des plus typiques des sociétés actuellement les plus développées techniquement et économiquement. D’autres noms sont parfois utilisés pour désigner les sociétés riches du Nord : société d’abondance, société de l’information ou du savoir, entre autres. Sous ces vocables, on trouvera facilement une abondante littérature.

Curieusement, les sociétés postindustrielles ont reçu aussi divers autres noms qui sont peu utilisés ; est-ce parce qu’ils sont moins flatteurs ? Des recherches documentaires m’ont révélé, par exemple, des sociétés « technicisées ou hyperindustrialisées », ou encore, des sociétés « de contrôle, du spectacle » et même des sociétés « festives ». Considérant ces thèmes abordés, j’ai estimé que les auteurs de tels ouvrages pouvaient éclairer ma lanterne. Je voulais avoir des lectures moins banales des phénomènes de postmodernité. Les présentations courantes tiennent souvent de la « pensée positive » : la technique est partout à l’œuvre mais elle n’est que rarement mise en cause ; les médias de masse sont sans cesse plus présents, mais on ne s’attarde pas à l’étude de leurs influences à long terme ; le spectacle et la fête mobilisent fortement des milliards de dollars de dépenses et des millions de gens, mais le sens de ces manifestations est rarement discuté. Tout se passe comme si ces phénomènes – et quelques autres – allaient de soi dans les sociétés avancées. Les auteurs qui vont me guider ne cherchent pas à discréditer les sociétés postindustrielles, cependant ils ne manquent pas d’en révéler les travers.

La société technicisée

Pour aborder le monde technique, je reste attaché à une œuvre exceptionnelle, celle de Jacques Ellul. Ses analyses – et celles de ses disciples – sont assez fortes pour rendre crédible une interprétation plutôt déterministe des rapports entre technique et société. Cet auteur est souvent contesté à cause de son radicalisme. On peut comprendre ces réactions, car chacun finit par être bouleversé quand il prend conscience de l’ampleur de la puissance technique qui l’entoure. On peut ne pas s’aimer quand on se découvre si dépendant, si conditionné. Voici d’abord une citation tirée de la préface signée par Jean-Luc Porquet du livre de synthèse d’Ellul, Le Système technicien  :

[La technique] n’est ni bonne, ni mauvaise, mais ambivalente. Elle s’accroît en suivant ses propres logiques. Elle crée des problèmes qu’elle promet de résoudre grâce à de nouvelles techniques. Elle se développe sans aucun contrôle démocratique. Elle est devenue une religion qui ne supporte pas d’être jugée. Elle renforce l’État qui la renforce à son tour. Elle épuise les ressources naturelles, elle uniformise les civilisations, elle tue la culture […] En proliférant, les moyens techniques font disparaître toutes les fins. Ce système qui s’auto engendre est aveugle. Il ne sait pas où il va. Il n’a aucun dessein […] et il ne corrige pas ses erreurs. (Porquet, dans Ellul, 2004)

Ces conclusions radicales veulent dire une seule chose : le système technicien détermine les sociétés modernes. Certains ont reproché à Ellul son trop grand déterminisme, cherchant à montrer que le rapport inverse est important, que la société influence les choix techniques. Certes, mais la société postindustrielle n’a pas résisté au décodage du génome humain par le secteur privé et les thérapies géniques se multiplient ; les organismes génétiquement modifiés se répandent malgré toutes les mesures pour les circonscrire (Fischer, 2003 ; Latouche, 2004 ; 2012 ; Jarrige, 2015)  ; les limites de ce genre de contrôle de la société sur le système technicien ne cessent de reculer. Les conclusions d’Ellul ont reçu beaucoup de confirmations par des voies d’analyse tout à fait différentes de la sienne. Il faut au moins savoir que le système technicien étudié par Ellul déborde considérablement le monde des machines et des usines ; il comprend les techniques administratives et sociales, les techniques de planification et de gestion, toutes les techniques commerciales (publicité, marketing, etc.), les techniques de gestion des ressources humaines, les techniques de persuasion, de motivation, etc. La prédominance de la technique sur les autres agents de la société tient justement au fait que l’économie et la politique ne peuvent plus se concevoir sans leurs supports techniques : que serait le capitalisme financier mondial sans l’Internet ?

La société de contrôle

Le contrôle est la technique moderne d’exercice du pouvoir dans des espaces sociaux ouverts, libres et démocratiques. Il remplace une technique qui a marqué le XIX e  siècle et le XX e  jusqu’aux années 1950 : l’enfermement, pratique typique des sociétés disciplinaires. On doit au philosophe Gilles Deleuze (1990) le développement du concept de société de contrôle. Il a fait une analyse remarquable de l’œuvre de Michel Foucault (1975) sur les institutions d’enfermement : les asiles, les prisons, puis la famille, l’école, la caserne, l’usine, l’hôpital. Enfermer pour contrôler, réguler, organiser la production, assurer l’ordre. Mais Foucault comme Deleuze ont observé aussi toutes les crises qui ont frappé toutes ces institutions depuis plus d’un demi-siècle. Elles ont éclaté, se sont ouvertes. Puis, le contrôle a dû changer de forme. Les techniques les plus récentes le rendent de plus en plus efficace et étendu. Par exemple, l’entreprise apparaît plus ouverte que l’usine, mais les patrons ont toujours le contrôle avec des techniques comme la modulation des salaires au mérite, des primes, etc. L’école fournit une formation de base à tous, mais c’est à l’éducation permanente que revient la tâche de former les travailleurs « juste à temps et en nombre voulu » dans telle ou telle branche professionnelle. Les hôpitaux se sont ouverts : chirurgies d’un jour, soins à domicile, surveillance à distance, soins ambulatoires, et ainsi de suite. Mais les services de santé surveillent en permanence les malades réels et potentiels. Les prisons aussi enferment moins : libération conditionnelle, appareil de contrôle à distance, etc. ; plusieurs malades mentaux vivent maintenant dans la société, supposément sous surveillance. Enfin, que reste-t-il du pilier de la société qu’était la famille, avec les divorces, les familles monoparentales, l’absence de mariage, les familles recomposées, etc. ? De multiples moyens se sont installés pour suivre à la trace tout citoyen, même à son insu (Fortier, 2001). Les gens ne savent plus quoi faire pour protéger leur vie privée ; des caméras sur des places publiques sont là, disent les autorités, pour saisir les malfaiteurs… elles enregistrent tous les passants. Deleuze (1990 : 241) parle d’« un contrôle à l’air libre ». Jadis, un individu quittait un enfermement pour entrer dans un autre. Maintenant, les différents contrôles sont des « variables inséparables, formant un système à géométrie variable […] Les enfermements sont des moules […] mais les contrôles sont des modulations ; alors que dans les sociétés de discipline, on n’arrêtait pas de recommencer (d’un enfermement à l’autre), dans les sociétés de contrôle, on en finit jamais avec rien » ( ibid. ).

La modulation est au cœur de ces mécanismes de contrôle et on la verra à l’œuvre bientôt dans tous les champs sociaux. Elle est la source de la grande illusion des sociétés développées : croire que chacun est libre de penser et d’agir, qu’il est possible de réaliser tous ses projets et de conduire sa vie à sa guise.

La société hyperindustrialisée

Bernard Stiegler (2015) qualifie d’« hyperindustrialisées » les sociétés qui ont tout industrialisé, y compris la culture. Son analyse porte sur les industries culturelles, un secteur économique toujours de plus en plus vaste et rentable : cinéma, télévision, vidéo, musique, spectacles de divertissement, sports professionnels, etc. Au cœur de ces industries règnent les médias de masse. Stiegler s’y attarde à cause d’abord de leur omniprésence : de sa naissance jusqu’à l’âge de vingt ans, un jeune d’une société hyperindustrialisée a passé de vingt mille à vingt-cinq mille heures devant un poste de télévision. Ajoutons la radio, les films, les jeux vidéo et, de plus en plus, l’écran de l’ordinateur, la tablette et le téléphone intelligent. L’auteur ne s’attarde pas à toutes les critiques courantes sur les effets des médias de masse ; il s’arrête à l’expérience culturelle fondamentale : la consommation d’un objet temporel industrialisé. Les images d’un film, d’une émission de télévision, d’une publicité, le son d’une chanson, passent et disparaissent. Ce sont des objets temporels. Or, la conscience du spectateur est aussi un phénomène temporel : nous avons conscience du temps qui passe et qui devient notre passé. Une conscience, mise en présence d’un objet temporel, fusionne : c’est ainsi qu’un film capte l’attention et fait oublier, pour un temps, d’autres sujets. C’est cette coïncidence qui forme l’expérience principale de la fréquentation de médias de masse. Stiegler construit son analyse sur cette base. Ces objets temporels industrialisés sont consommés en même temps, de la même façon, en permanence, par des millions de gens, même si, évidemment, tous ne regardent pas le même film ou la même émission de télévision à la même heure le même jour.

Avant de tirer les conséquences de cette situation, Stiegler pose d’abord en quoi consiste l’expérience esthétique (qui déborde le monde des arts). Un individu lit un livre, écoute un conférencier, visite une exposition, etc. À chaque occasion, sa conscience va s’éveiller au contact d’une conscience différente de la sienne. Des perspectives nouvelles vont apparaître ; l’individu va réagir, sa culture personnelle va s’enrichir ; à mesure qu’il vivra de telles expériences, il va acquérir une singularité. Il aura, avec le temps, bien à lui, un monde d’idées, d’émotions, de compréhension qui le caractérisera et, ajoute Stiegler, il s’aimera comme individu distinct. L’auteur réfère ici à un « narcissisme primordial » : il faut s’aimer soi-même pour aimer les autres et pour accepter de partager avec eux une culture commune. Stiegler illustre son propos en rappelant le choc causé par l’œuvre du peintre Édouard Manet au XIX e  siècle ; les débats qui ont suivi ont fait naître une nouvelle sensibilité, « une construction de sympathie pour une esthétique à venir ». De telles expériences esthétiques permettent à chacun de se définir au monde, d’aimer la présence des autres et de partager ses expériences avec d’autres. Des milliers de singularités réunies par une communauté de sentiments font vivre une culture et lui donnent sa dynamique.

Maintenant, qu’advient-il de ces singularités à l’heure des médias de masse ? « Finalement, des millions de consciences finissent par devenir celles de la même personne, c’est-à-dire Personne », écrit Stiegler (2015). « C’est la fin des singularités. Je deviens personne en consommant des objets temporels de façon synchrone avec des millions de personnes. C’est la ruine du narcissisme primordial : je ne me trouve plus personnel, original, unique et je ne m’aime plus. Je deviens un cyclone qui n’a ni profondeur de champ, ni profondeur de temps », dit-il encore (2004 : 31). Voilà la racine de ce que Stiegler nomme – et c’est dans le titre d’un de ses livres – « la misère symbolique » (voir Lahire, 2004).

L’industrie culturelle des objets temporels parvient alors au contrôle des consciences en modulant par le contrôle des flux nos temps de conscience et de vie. Mais il y a pire encore : « non seulement je deviens personne en consommant des objets temporels de façon synchrone avec des millions de personnes, mais ces techniques audiovisuelles conduisent aussi à faire que mon passé devient aussi celui des autres, de mes voisins, de mes parents et amis ; progressivement, je n’ai plus d’histoire », ajoute encore Stiegler (2004 : 76).

On retrouve par une tout autre voie, le contrôle par la modulation, la technique qui tue la culture, le présent perpétuel ou la fin de l’histoire et, sans le dire explicitement, l’appauvrissement continu de la différenciation culturelle, thème qui sera repris par d’autres analystes. Le portrait-robot de la face cachée des sociétés postindustrielles se précise.

La société du spectacle et la société festive

La notion de société du spectacle est tout entière dans l’œuvre de Guy Debord (1967 ; 1988). La notion est souvent reprise, mais aussi servie à toutes les sauces. À première vue, les écrits de Debord ressemblent à des pamphlets par leur style direct et parfois mordant. Mais la pensée est riche quand on prend le soin de la connaître dans sa totalité. Le fondement de son analyse s’énonce en une phrase qui dit ce qui se cache derrière le spectacle : « le règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé au statut de souveraineté irresponsable, et l’ensemble des nouvelles techniques de gouvernement qui accompagne ce règne », écrit-il (1988 : 12). Une économie marchande qui fait la loi et des techniques de contrôle pour assurer cette domination : le système technicien d’Ellul n’est pas loin et Deleuze et Debord se répondent.

Que vient faire le spectacle dans cette vision sociale globale ? Debord désigne sous ce nom toutes les mises en scènes d’une vie en société faite pour attirer l’attention sur tout ce qui est futile, ce qui permet aux pouvoirs économico-étatiques de conduire dans l’ombre toutes leurs manœuvres pour atteindre un seul but : le profit. Le spectacle rend le peuple docile, occupé à se gaver de biens et de services, une société bien lisse, sans contradictions ni affrontements, toute différenciation étant éliminée par la prévalence du statut de consommateur insatiable. C’est une vieille recette connue : du pain et des jeux pour calmer les foules. Le retour de cette ancienne recette s’est fait durant la Guerre froide. Communisme et libéralisme s’affrontent ; c’est à qui démontrera le mieux la force de son idéologie. Le plan Marshall, ou Programme de rétablissement européen financé par les États-Unis, reconstruit l’Europe et la CIA (agence de renseignements américaine) dispose de fonds secrets pour faire revivre la culture européenne (Stonor Saunders, 2003). Après la chute du mur de Berlin, les États-Unis inondent l’Europe et le monde de leurs produits culturels industrialisés. La société du spectacle s’étend rapidement.

Ellul, encore une fois, avait presque tout prévu. Ne disait-il pas, dès 1977, que le plus grand des spectacles était le déploiement des techniques ? Voici, dans ses mots, une phrase magnifique qui signe son diagnostic : 

[L]e regard sur l’objet technique, regard passif, attentif au seul fonctionnement, intéressé par la seule structure, fasciné par ce spectacle sans arrière-plan, tout entier dans sa substance transparente, ce regard devient prototype de l’acte social. Ainsi le système technique médiateur devient médiateur universel, excluant toute autre médiation que la sienne. (Ellul, 2004 : 49)

Le monde moderne reste ébahi par les exploits de la technique et par ses promesses : on vivra en santé jusqu’à cent ou cent vingt ans, le génie génétique refera nos organes défectueux, on apprendra à se passer de ressources naturelles, les OGM (organismes génétiquement modifiés) vont faire disparaître les famines, etc. La société du spectacle est donc d’abord celle du renouvellement technologique incessant, souligne Debord (1988). Puis, il ajoute d’autres traits : la fusion économico-étatique, le secret généralisé, le faux sans réplique et un présent perpétuel qui nie l’histoire ( ibid .). Le secret et le faux ont reçu de nombreuses analyses qu’on pourra consulter (entre autres : Kahn, 1998 ; Harvey, 2004). La fusion économico-étatique est à l’ordre du jour depuis les années (Margaret) Thatcher et (Ronald) Reagan : de moins en moins d’États, de plus en plus de PPP (partenariats publics-privés). La fin de l’histoire est un thème très à la mode et aboutit souvent à des visions dramatiques : les sociétés sans passé sont aussi des sociétés sans avenir : no future , comme on dit. La science-fiction en fait ses choux gras ; ainsi la trilogie de films The Matrix passionne les philosophes qui y cherchent nos avenirs (Lachance, 2006).

Il faut lire alors Après l’histoire , essai de Philippe Muray (1999). Après l’histoire, c’est après l’humain. L’homme et la société d’avant étaient pleins de contradictions, de tensions, de contrastes. Ces différenciations entraînaient des débats d’idées, des luttes entre classes, des affrontements, sinon des guerres. Personne ne dira qu’il s’agissait d’une société idéale, mais c’était du choc de ces différences que naissaient les projets, les idées nouvelles, les espoirs de paix. L’après-histoire commence avec le politically correct (West, 2005) qui s’étend pour devenir une société de la rectitude. Muray trouve dans le festif le mécanisme social pour effacer les différences. On célèbre aujourd’hui par des super fêtes, des fêtes de « fierté », la mise aux normes de tous les anciens « marginaux » : la libération de la femme, des gais et lesbiennes, les renouveaux catholiques (Cathopride, fierté gaie, Love Parade), les nouvelles musiques (technoparade) ; il faut des « raves » pour s’assurer d’être un homo festivus . Mais ces mêmes fêtards vont huer toute manifestation des anciennes sociétés (par exemple les critiques acerbes d’une manifestation des chasseurs en France). La chasse, comme la corrida, sont des restes des barbaries d’autrefois. L’ homo festivus n’aime plus que ce qui est aseptisé, domestiqué, muséifié : les parcs à thème, les jardins, les zoos, les paysages reformatés, la campagne quand elle ne sent plus la sueur des hommes et des animaux, l’art quand il ne dérange plus, etc. « L’hyperfestif est le moment du dépassement fatal et absolu de l’art. Tout le monde doit s’éclater ; tout le monde doit être artiste ; tout le monde doit être tout le monde. » (Muray, 1999 : 65) La société hyperfestive aime exhiber le tissu social déchiré, plein de blessures à soigner. Elle s’ingénie à inventer des baumes : le sport qui va résorber la violence et favoriser l’intégration, la musique qui doit adoucir les mœurs ( new age ), l’art qui va combattre les fractures, etc. Au-delà de ce vécu quotidien de l’ homo festivus de l’après-histoire, retenons que sans perspective, il n’y a pas de prospective. Tout est entre les mains de la technique qui opère sans fin, sans dessein. Pour la forme, on laisse s’exprimer des contestataires qui donnent leur spectacle et ne dérangent rien ; s’ils remettent en question leur société, peuvent-ils en proposer une meilleure ? La question ne se pose plus. On verra bien ce que la technique va apporter : « qui regarde toujours pour savoir la suite, n’agira jamais ; tel doit être le spectateur » (Debord, 1988 : 31).

Une société en réseaux

Hyperindustrialisées, contrôlantes sans en avoir l’air, spectaculaires pour cacher les manigances du pouvoir, festives pour effacer les différences sociales, nourries d’une culture de masse qui conduit à une misère symbolique et, par-dessus tout, dominées par un système technicien qui agit comme le véritable deus ex machina , les sociétés postindustrielles sont-elles des modèles pour l’avenir ? Depuis quelques années, de nombreux textes pleins d’espoir voient dans l’Internet une porte de sortie. Il y aurait actuellement quelques milliards de « pronétaires » dans le monde, tous interconnectés, pouvant émettre, transférer et recevoir du texte, du son, des images et même des vues animées, pour ne rien dire des technologies sans fils et de tous les portables qui assurent flexibilité, ubiquité, stockage, veille, classification, etc. Des auteurs tout à fait crédibles, comme le scientifique Joël de Rosnay (2006), passent en revue les derniers développements de l’Internet pour enfin croire que cette technologie de rupture va changer la face du monde : fin prochaine des infocapitalistes qui contrôlent absolument tous les systèmes pyramidaux par lesquels l’information ne va que du haut vers le bas. Vive le P2P ( peer-to-peer ), les rapports horizontaux entre égaux (!). Les journaux citoyens se multiplient sur la Toile, des citoyens-reporters couvrent les actualités, des encyclopédies se constituent avec dix fois plus d’articles que les plus grosses encyclopédies imprimées, et tout cela est l’œuvre des internautes, soutenus par de comités d’experts qui font la validation, etc. Des telles organisations visent à créer « un cercle vertueux d’intelligence collective » ( ibid. ). Le chercheur prône une infoéthique ; il compte sur les pronétaires pour assainir le cyberespace ; il demande l’aide des États pour encourager la co-réglementation citoyenne, la maîtrise des moteurs de recherche, la formation d’agents intelligents, etc. Pour autant, cet auteur ne délire pas ; il voit les problèmes et il cherche des solutions. Mais, curieusement, il ne s’attarde pas à la gouvernance d’Internet et se fie aux divers organismes de développement et de contrôle de la « Toile mondiale ». Parce qu’ils sont sans but lucratif ? Parce que les internautes sont invités à réagir à propos de cette direction comme à propos de tout ?

Pourtant, Internet inquiète et reste entouré de zones obscures, notamment quant à sa gouvernance extranationale. Les thèses ne manquent pas qui révèlent les faces cachées d’Internet, qui s’interrogent sur « Internet : l’inquiétante extase », qui racontent la superpuissance de la « Mégamachine », le désir de puissance des maîtres du numérique, les « cyberprométhées ». L’Internet rend facile la construction imaginaire du monde par les médias internationaux, capables d’« inventer l’actualité » (voir : Finkielkrout et Soriano, 2001 ; Fortier, 2001 ; Fischer, 2003 ; Gervereau, 2004 ; Latouche, 2004). Les infocapitalistes ne baissent pas les bras pendant l’expansion d’Internet : Holywood et Disney passent de plus en plus vite au numérique. La technologie va son chemin en laissant s’affronter les optimistes et les pessimistes.

L’entrée d’Internet dans la vie quotidienne risque-t-elle de renverser la tendance vers la misère symbolique ? On sait seulement que les jeunes internautes délaissent les mass médias communs pour naviguer sur Internet. Peut-être seront-ils moins conditionnés par les objets temporels industrialisés ? Mais tous les produits audiovisuels circulent de plus en plus sur la Toile. À ce compte, il ne s’agit que de nouveaux supports pour les mêmes objets temporels industrialisés. Mais, dit de Rosnay (2006), l’Internet est bien plus que cela : la révolution, c’est la communication P2P, de pair à pair, c’est-à-dire, entre égaux ; non plus la pyramide de l’un vers tous, mais le réseau de tous vers tous. De quelle égalité s’agit-il ? Tous égaux en l’absence d’un grand émetteur, certes, mais autrement, entre égaux peut vouloir dire : finis les maîtres, finies les autorités morales, intellectuelles, scientifiques, artistiques ; les pairs vont remplacer les pères ! Fin des différenciations, des singularités. Cette possibilité énerve un philosophe comme Alain Finkielkraut : la totale liberté de s’exprimer et de communiquer des pronétaires leur procure une « inquiétante extase » : ils vont dire ce qu’ils veulent dire à qui veut l’entendre. Cela est enivrant de prime abord, mais on retrouve aussitôt Muray (1999) et son homo festivus  : tout le monde veut s’éclater, tout le monde veut être artiste, tout le monde veut être tout le monde pour en finir avec les artistes, les philosophes, les savants, pour en finir avec tous les gourous. À l’horizon, on devine une société plate, lisse et policée. On sera alors tout près de la « capture totale » dont la trilogie The Matrix donne un avant-goût. Restera à la technologie le soin d’implanter dans le cerveau de ces homo festivi ces fascinantes petites puces qui assureront le contrôle, la capture finale ; rien du tout pour le système technicien !

Cet exposé, comme un road movie , nécessite tous les détours de la complexité des sociétés « post » pour parvenir à en saisir quelques dimensions. Le portrait qui en résulte n’est qu’une ébauche, mais celle-ci ne cadre plus du tout avec les descriptions idylliques qui polluent la littérature à propos de toutes les avancées des sociétés qui se veulent postmodernes. Elles avancent, mais vers quoi ? Elles ne semblent pas le savoir ; il devient maintenant gênant de parler sans réserve de progrès. Suffit-il d’espérer (Lemoine et Morin, 2003) ?

Le tourisme : une inquiétante évasion

Les touristes viennent très majoritairement des sociétés les plus riches et les plus développées technologiquement et économiquement. Ils ont donc des habitudes de consommation de masse. Les producteurs touristiques, qui viennent aussi de ces mêmes sociétés, savent donc moduler leurs produits pour laisser au consommateur l’illusion du libre choix. En voyage d’agrément, ce consommateur restera fidèle à lui-même (on ne change pas de culture comme on change de chemise !) ; les producteurs du tourisme disposent de plateformes à partir desquelles ils développent des milliers de produits. Aujourd’hui, grâce à Internet, plusieurs touristes construisent leur propre menu. D’autres achètent des « forfaits », c’est-à-dire des menus conçus par les producteurs. D’autres enfin partent sans préparation mais savent que n’importe où dans le monde le système technicien sera à l’œuvre pour assurer leurs besoins et satisfaire leurs désirs.

Les produits et les productions touristiques sont-ils des marchandises culturelles industrialisées produites, distribuées et consommées comme telles ? Leur standardisation n’échappera pas à un bon observateur : les forfaits, les tours, les circuits, la fabrication des attractions, des livres-guides, des souvenirs, les services d’accueil et d’animation, les modes de gestion, les stratégies de promotion et de marketing sont fort semblables dans l’ensemble de l’offre touristique. Le fait qu’il s’agisse de produits culturels industrialisés a de lourdes conséquences ; cela menace l’idéologie touristique même, son projet initial et utopique voulant que le tourisme soit une expérience régénératrice d’une vie quotidienne remplie d’obligations, de contraintes et de règles sociales. L’industrialisation touristique travaille à l’entretien des habitudes de consommation de la vie de tous les jours en société postindustrielle. Les consommateurs touristiques, malgré certains traits particuliers, sont marqués fortement par le type de société dans laquelle ils habitent. Les marchands du tourisme vivent aussi dans ce même type de société.

Ces quelques idées pourraient déranger la plupart des intervenants touristiques des pays développés. Ils savent sûrement ce qu’ils font mais ils n’ont pas l’habitude d’analyser leurs actions en tant qu’expressions des valeurs et des modes de vie de leur société d’origine. Des compléments de réflexion s’imposent.

Un produit touristique est un produit culturel

Le touriste consomme essentiellement des produits intangibles, immatériels, symboliques. Il ne revient de son voyage qu’avec des souvenirs conservés sur des photos ou matérialisés dans des objets bien identifiés comme souvenirs de voyage. Certes, certains de ces produits sont des biens et des services tangibles : un repas, une chambre, un train, un bateau, etc. ; dans le contexte festif du voyage d’agrément, cependant, ces consommations sont toujours enveloppées de symbolisme : telle chambre, dans tel hôtel, dans tel lieu signifie plus qu’un quelconque séjour en hôtel. Pour l’essentiel, que consomme un touriste ? Des moments agréables, des aventures, des surprises, des sensations, des découvertes, des vues, des odeurs, des sons, bref, des expériences, selon l’expression du sémiologue Dean MacCannell (1976). Celles-ci vont laisser quelques traces dans sa culture, ses pensées, ses sentiments, ses émotions, ses opinions. Pour cette raison, on peut dire que ces expériences sont culturelles. Les marchands touristiques fabriquent ces produits culturels pour les touristes exclusivement. Ils n’offrent pas simplement des biens et des services d’accueil ; ils façonnent des environnements qui rendent possibles des expériences touristiques. Ainsi, un simple repas du soir devient une expérience inoubliable quand il est servi sur un bateau d’excursion naviguant sur la Seine.

MacCannell ( ibid. ) dit des attractions qu’elles sont plus que des produits ; elles sont des productions touristiques ou, dit autrement, des productions théâtrales ou cinématographiques. Une attraction est construite, même si on la désigne comme naturelle, patrimoniale ou culturelle. Dès qu’un producteur touristique s’attarde à une ressource quelconque, dès qu’il la mentionne dans un livre-guide touristique, par exemple, il s’emploie à la « sacraliser » pour en faire une attraction. Évidemment, pour consommer ces productions culturelles, les touristes doivent être transportés, logés, nourris, assurés, ce qui est déjà une grande source de rentabilité pour les marchands ; la production des attractions intervient pour faire voyager et pour maximiser le rendement des biens et services de base.

Notons immédiatement que le terme « promoteur touristique » ne désigne pas seulement les entreprises de transport et d’accueil ; il réfère à tous les agents qui fabriquent les attractions, notamment les gouvernements à tous les niveaux qui protègent les sites, les mettent en valeur, créent des centres d’interprétation, rénovent les monuments, soutiennent les musées, les expositions, les festivals, etc. Voilà de beaux cas de fusion économico-étatique dont parlait Debord (1967 ; 1988).

Le produit touristique comme un produit culturel industrialisé

L’industrialisation – on le sait – est un mode d’organisation de la production des biens et services. Transformant des matières premières en biens finis, elle produit en série et de la façon la plus efficace possible des ensembles de biens et services destinés à la consommation de masse. Un produit culturel sera industrialisé s’il est produit en série, de façon standardisée, largement distribué, supporté par un marketing spécifique et destiné à la grande consommation.

L’industrie moderne, grâce aux performances exceptionnelles des moyens techniques, est capable de moduler sa production selon de nombreuses variables : types de clients, destination des produits, lieux de production, périodes favorables, etc. Ces capacités de gestion de la production pourraient faire oublier le caractère industriel des produits offerts, surtout s’il s’agit de produits intangibles comme c’est le cas pour l’industrie touristique. L’industrialisation consiste, ici comme dans d’autres domaines, à créer un patron de base, une « plateforme » comme on dit dans l’industrie, pour ensuite régler les machines de façon telle qu’elles sortent une grande variété de produits particuliers comme autant de variations sur un même thème ; techniquement, cela consiste à mettre des « placages » sur les plateformes. Illustrons ces propos.

Les « guides verts » de Michelin se ressemblent tous, même si chacun concerne un pays, une région ou une ville différents. Ils se ressemblent par la forme, le graphisme, la cartographie, les illustrations ; ils ont la même structure de contenus, le même système d’évaluation des attractions. Une comparaison page à page de deux guides Gallimard, celui du Maroc (1994) et celui du Québec (1995), fait ressortir que les similitudes formelles sont extrêmes : même nombre de pages, même proportion dévolue à chaque sous-titre de la table des matières, même organisation de l’iconographie, etc. Ces guides ont un modèle de base qui reçoit des contenus différents selon les lieux présentés.

Au-delà des livres-guides dont la production peut être facilement industrialisée puisqu’elle relève de l’industrie de l’édition, considérons des produits ou des productions touristiques dont la fabrication en série et de façon standardisée semble moins évidente. Prenons le cas de la sacralisation touristique, soit cet ensemble d’opérations qui rendent attirants pour un touriste un objet, un monument, un personnage, un lieu, un site, etc. (MacCannell, 1976).

Une première opération de sacralisation de la chose-à-voir ( sight ) se fait hors site ( off-sight ) ; une ressource est d’abord sacralisée par son inscription dans des guides touristiques et par le traitement qu’elle reçoit dans ces livres-guides. Elle l’est aussi par des affiches, des documents publicitaires, des œuvres audiovisuelles de promotion qui meublent les bureaux d’information touristique, les agences de voyages, les aéroports, les gares, les halls d’hôtel, etc. Il y a des niveaux de sacralisation hors site : un lieu, un objet, peuvent être d’abord simplement nommés ; ensuite, selon leur importance, on les décrira plus en détail, on en donnera un dessin ou une photo, on précisera s’il y a des guides pour en faire la visite, etc. La fabrication de l’attraction est commencée ; la sacralisation hors site sert d’appel et les touristes sont prévenus : ils savent avant de partir ce qui doit être vu à tout prix, ce qui vaut un détour, un arrêt, et ce qui, à la rigueur, pourrait être ignoré (MacCannell, 1976).

Parallèlement, les producteurs touristiques doivent s’occuper des sacralisations hors site. L’intérêt créé par les livres-guides exige que, sur place, la chose-à-voir soit à la hauteur des attentes suscitées. MacCannell décrit bien les diverses interventions de sacralisation hors site. En résumé, il retient cinq genres d’opérations qui, accumulées, rendent la chose-à-voir de plus en plus attrayante. Ces opérations se font à l’aide de jeux de marqueurs. Le plus simple et aussi le plus significatif est le «  naming  » ou baptême. Dans un musée minéralogique, il faut des marqueurs pour identifier une pierre rapportée de la lune et la différencier des autres pierres ; aux limites d’un vieux quartier urbain, il faut des marqueurs pour identifier le territoire : un plan de ce quartier, des itinéraires, des signes pour identifier les monuments ; le long d’un sentier pédestre en forêt, des plaques identifient des espèces botaniques spécifiques au lieu ; etc. C’est par des marqueurs qu’une ressource commence à être distinguée sur le terrain. Viennent ensuite des opérations plus élaborées si la chose-à-voir est importante : elle sera délimitée, encadrée, surélevée, éclairée, etc. Si elle est encore plus importante, on en fera une véritable mise en exposition : sons et lumières, dramatisation, visites avec guides, centres d’interprétation, etc. Une telle chose-à-voir sera mise en valeur aussi par la présence d’autres attractions moins sacralisées qui lui feront comme un écrin. À un plus haut niveau encore, une chose-à-voir bénéficie de reproductions mécaniques : la petite tour Eiffel, par exemple, qu’on rapporte en souvenir. L’ultime étape de la sacralisation est la reconnaissance sociale par la population résidente ou visiteuse : « j’habite près du Louvre », « j’étais logé à Times Square », etc. (MacCannell, 1976).

Pour les biens, les objets, les sites patrimoniaux, un processus semblable de sacralisation existe, bien qu’il soit plus complexe et se présente rarement comme une opération touristique (Davallon, 1986 ; Patin, 2005). La reconnaissance et la mise en valeur du patrimoine sont censées répondre à des attentes des populations résidentes, mais elles servent évidemment l’industrie touristique et, parfois, les sacralisations de même que les muséifications se confondent. La mise en exposition est une habitude très postmoderne qui plaît à l’ homo festivus , comme on l’a vu.

Ces productions culturelles, les attractions touristiques, sont donc des produits industrialisés. Elles sont les œuvres d’une industrie, le tourisme, et servent à satisfaire des touristes, c’est-à-dire des gens qui ont l’habitude de vivre dans des sociétés hyperindustrialisées, de contrôle, du spectacle. L’industrialisation des produits touristiques va loin : j’ai abordé ci-dessus des plateformes de base pour la production des livres-guides touristiques et pour celle des attractions touristiques sur le terrain. Si l’on considère maintenant les attractions touristiques d’un pays, d’une région ou d’une ville comme des ensembles, comme une mise en valeur globale pour satisfaire les touristes, force est de constater, avec MacCannell (1976) toujours, qu’il existe un modèle de base pour construire ces ensembles. Cette grande plateforme est toujours à peu près identique comme structure et comme discours : elle commence par des rappels historiques, puis des vues d’ensemble ; ensuite, elle quadrille le territoire, baptise des quartiers ou des sous-régions, en trace des parcours significatifs ; enfin les attractions apparaissent comme des arrêts nécessaires sur ces parcours. Ceux-ci comprennent des détours qui doivent révéler des surprises. Les listes d’attractions attirent l’attention sur le monde du travail, de l’éducation, de la santé, de la justice, de la politique, de la religion, de la vie quotidienne, des fêtes et des jeux. Finalement, c’est toute une société qui est sacralisée par son système d’attractions. Ce système lui-même est aussi industrialisé car il se retrouve à peu près partout où vont les touristes. MacCannell ( ibid. ) s’interroge sur cette manière standardisée de présenter des ensembles d’attractions. Quelles sont ces obligations qui font que si l’on va en Europe, il faut voir la France, si en France, il faut voir Paris, si à Paris, il faut aller au Louvre et là, il faut voir la Joconde. Tout cela peut apparaître comme une sorte d’ordre social, comme si, dans leur ensemble, les touristes savaient d’instinct ce qui doit être vu quand ils visitent une autre société que la leur. Mais mes analyses antérieures des sociétés postindustrielles suggèrent aussi que les producteurs du tourisme, qui sont aussi ses contrôleurs, transposent partout dans le monde leurs visions de l’ordre social (Laplante, 1996). Par exemple, les sites qui font revivre de vieux métiers ou d’anciennes techniques de production (moulins, forges, mines, filatures, etc.) sont de plus en plus sacralisés ; les touristes qui viennent des sociétés de haute technologie profitent de leurs temps de vacances – hors du lieu de travail – pour contempler leur passé d’ homo faber  ; ainsi, ils ne quittent pas tout à fait les réalités du travail, même en voyage d’agrément.

En fin de compte, l’industrie touristique dans son ensemble est une réalisation typique des sociétés hyperindustrialisées, au sens de Stiegler (2015), des sociétés donc qui ont tout industrialisé, y compris la culture. Conséquemment, la culture touristique, peu importe les divers sens de cette expression, est une des composantes de la culture de masse (Augé, 1997 ; Heath et Potter, 2005 ; Heath, 2009).

Production touristique et culture de masse

Le sort de la culture de masse n’est pas rose, si l’on se fie à des analyses comme celle de Stiegler (2015). Cette culture conduit à la misère symbolique quand des milliers de consommateurs absorbent les mêmes objets culturels temporels en même temps et constamment. Cette misère s’exprime par la perte des singularités : à consommer les mêmes choses avec des milliers de personnes, je deviens personne et même mon passé devient celui de tout le monde.

La consommation de productions touristiques conduit-elle à une telle misère ? Revoyons rapidement l’action des objets culturels temporels : ils passent et disparaissent (un film, par exemple). Pour un temps, ma conscience coïncide avec l’objet temporel. Le spectateur est fixe et les images défilent. Durant l’expérience touristique, c’est l’attraction qui est fixe alors que les touristes apparaissent devant elle puis disparaissent. L’expérience touristique est une expérience culturelle temporelle. Les thèses de Jafar Jafari (1988) à ce propos sont instructives : le touriste vit d’étranges expériences avec le temps durant son voyage d’agrément ; c’est un temps extraordinaire par rapport à celui de la vie quotidienne : parfois il passe très vite, parfois il s’étire. Le rythme de la vie en voyage d’agrément est marqué par les séquences de temps accordé aux différentes attractions. Le touriste passe devant des centaines d’attractions dont chacune a une importance relative (au point où il peine parfois à les identifier sur ses photos souvenirs !). Peu de temps après son voyage, le touriste conserve des impressions générales, les souvenirs des temps forts persistent plus longtemps, mais finalement tout finit par se confondre dans un passé quelconque. Simultanément, à travers le monde, des millions de touristes, venant presque tous d’un même type de société, défilent en permanence devant des milliers d’attractions toutes sacralisées à peu près de la même façon et insérées dans des structures de visites à peu près similaires. Voilà donc réunis les éléments essentiels qui autorisent à associer l’expérience touristique à celle de la culture de masse… et à la misère symbolique qui en résulte. Seul l’exotisme très fort de certains lieux ou événements surnagera aux expériences vécues et alimentera les conversations après le voyage. Avec l’homogénéisation culturelle croissante, même ces plus fortes expériences risquent d’être moins marquantes (OMT, 2004 ; Leslie et Sigala, 2005).

Pour autant, les touristes peuvent revenir satisfaits parce qu’ils se sont reposés, distraits et divertis ; ils ont changé d’environnement physique ou social, ils ont connu des saveurs, des sons, des odeurs nouvelles, ils ont bougé et le retour à la vie quotidienne se fera avec davantage d’énergie. L’enjeu porte donc sur l’expérience culturelle à laquelle on attache tant d’espoir dans les exposés et les discussions sur le tourisme contemporain. Le tourisme est une expérience culturelle, certes, mais de quelle culture s’agit-il, le plus souvent ? D’une culture qui n’est autre que celle de la société du spectacle, culture dominante des sociétés hyperindustrialisées.

La mise en scène touristique : une manifestation de la société du spectacle

La présentation sommaire de l’œuvre de Debord (1967) ci-dessus ouvre tout de même certaines pistes pour interroger les mises en scène des sociétés faites au profit des touristes. Cet auteur, on s’en souvient, a relevé cinq traits qui, ensemble, caractérisent la société du spectacle ; ces traits guideront maintenant ma réflexion.

Faut-il démontrer à quel point les entreprises touristiques sont « friandes » de technologie ? Elles ont absorbé à toute vitesse l’informatique et le numérique, elles maîtrisent depuis longtemps les techniques de gestion les plus pointues, elles sont en tête de liste des maîtres du marketing, etc. En cette matière, il importe de souligner certaines réalisations moins évidentes : la capacité des entrepreneurs touristiques à mobiliser leurs milieux économique, social, politique, culturel. Sous le thème de la création d’emplois, ou encore sous celui de la fierté nationale, ils patronnent des événements qui sont censés attirer les touristes : festivals, spectacles, compétitions sportives, congrès, etc. ; ils supportent le monde muséal et les interventions patrimoniales ; ils forment des personnels à l’accueil, à l’hôtellerie, à la restauration, à la gestion, au marketing. Pensons aussi à une autre force de ces industries au niveau des techniques sociales : leurs capacités à imposer leurs méthodes et leurs techniques à toutes les cultures. Elles savent obtenir carte blanche dans toutes les sociétés pour y transplanter toute la panoplie des sociétés transnationales les plus averties. Il s’agit, dans ce cas, d’extrêmes habilités techniques ; on ne parle plus seulement d’exploiter des mines ou des forêts, mais des cultures. La matière première des productions touristiques est l’histoire, les grandes œuvres de la pensée et des arts, les traditions, les mœurs et les coutumes, les contes et légendes, l’art de vivre, la vie en société, les rites et les fêtes. Tout cela forme l’identité d’une collectivité, une ressource qui peut être confisquée au profit des marchands du tourisme. Aujourd’hui, tout internaute peut naviguer dans ces cultures avant de partir en vrai voyage. Des pans de culture sont mis sur la Toile et les autorités locales ou nationales sont en état d’alerte pour « améliorer » constamment leur offre touristique. Le tourisme, dominé par la technique, se fait l’artisan d’une culture mondialisée à l’image de la culture de masse des sociétés technicisées.

Dominantes parmi les sociétés transnationales, les entreprises touristiques inscrivent les États sur leur conseil d’administration ! C’est le champ d’excellence des partenariats publics-privés implicites : le secteur public prépare le terrain aux entreprises ; il constitue des espaces réservés comme les parcs, il construit des routes, des aéroports, des voies navigables, il multiplie les avantages fiscaux (toujours pour créer des emplois), il légifère pour favoriser des employeurs si peu humains pour leur main-d’œuvre, etc. Les corps publics, à tous les niveaux, ne pensent qu’aux retombées économiques à propos du tourisme : ils vont subventionner un festival pour les revenus supplémentaires qu’ils vont retirer de la vente de bière, de nourriture, de chambres d’hôtel et de tous les autres biens de consommation qui attirent les touristes. En même temps, un événement culturel sans connexion touristique peut être annulé faute de fonds publics. Pour le tourisme, l’argent public n’est pas souvent donné ouvertement et les entreprises aiment bien se dire privées ; il faudrait cependant faire les comptes : de très nombreux ministères et autres services publics font « quelque chose » pour favoriser le développement touristique ; il reste à faire la somme de ces diverses contributions ; elle révèlera alors une fusion économico-étatique certaine à propos du tourisme.

Les transnationales du tourisme ne sont pas plus transparentes que les autres entreprises internationales. Le secret est généralisé. Qui décide ? Comment se sont constitués les consortiums, les empires commerciaux ? Les promoteurs touristiques aiment dire qu’ils répondent aux demandes des touristes, mais le plus souvent ils créent l’offre et se servent du marketing pour faire consommer. Comment un État décide-t-il de créer une nouvelle station touristique ? Qui est à l’origine du long processus pour revitaliser un vieux quartier urbain ? Qui sont ces petites mains qui produisent par millions les souvenirs touristiques et qui passent les commandes ? Le touriste, comme tous les consommateurs, ne sait jamais d’où viennent les produits qu’il consomme ni qui les a fait, ni comment ils ont été faits. Les contrôlats des empires touristiques et de leurs ramifications innombrables fonctionnent comme des sociétés de réseaux qui ne semblent pas avoir de centre de décision. Bien concentrés sur leurs attentes et leurs désirs, la plupart des touristes ne sont pas disponibles pour s’interroger sur les entreprises qui répondent à leurs besoins.

La place du faux dans le monde touristique a déjà tellement occupé les esprits qu’il n’est plus nécessaire d’insister sur ce fait. Le tourisme et aussi le patrimoine sont tiraillés entre l’authenticité et les apparences. Les mises en scène, les représentations, les interprétations offrent de nombreuses occasions de prendre des vessies pour des lanternes. Après tout, un spectacle « son et lumière » a besoin d’un dénouement heureux pour que les touristes repartent heureux de leur soirée ! C’est l’histoire qui, souvent, souffre le plus des trucages. Parfois, les touristes se croient malins : ils se méfient des façades et tentent d’aller derrière les décors pour voir les « vraies » choses ; les entrepreneurs le savent et s’occupent aussi des arrière-scènes. Mais l’histoire aujourd’hui, quelle importance, pourvu qu’elle raconte de belles histoires…

Le « présent perpétuel » est le dernier trait relevé par Debord (1967) à propos de la société du spectacle et examiné longuement par Muray (1999) ; sa société festive concerne aussi le tourisme. Celui-ci a un effet lénifiant : tout en jouant sur les différences entre les sociétés et entre les cultures pour promouvoir l’exotisme, l’originalité, l’unicité, par la standardisation de ses productions, le tourisme contribue à créer le sentiment général d’uniformité du monde. En fait, le touriste est appelé à voir sous la diversité des contenus une même nature humaine avec ses grandeurs et ses misères. Les sociétés sous-développées ne sont que des sociétés en retard qui attendent la technique pour rejoindre le peloton des sociétés développées. Le monde finira par ressembler au modèle : les sociétés postmodernes. Ce message implicite est très fort et rassurant pour l’homme des sociétés technicisées : s’il ne sait pas où il va, du moins pense-t-il que le reste du monde va le suivre.

Pour conclure, provisoirement

Il serait prétentieux de tirer beaucoup de conclusions du présent essai dont les thèmes principaux demanderaient davantage de développements et de références à des réalités observables. Les sociétés riches du Nord sont des entités sociales complexes, diversifiées et constamment changeantes. Mon parti pris d’en souligner certains aspects troubles est une entreprise didactique visant à repenser les notions de progrès et de développement. On a longuement analysé les misères de la société industrielle, mais celles des sociétés les plus technicisées d’aujourd’hui ne reçoivent pas assez d’attention dans les traités officiels d’analyse sociale.

Quant aux esquisses pour une autre compréhension des réalités du tourisme, elles ne peuvent servir actuellement qu’à enclencher des discussions. Le tourisme a déjà subi plusieurs entreprises de démolition ; mon but n’était pas d’en initier une nouvelle. L’exercice que j’ai fait avec le thème du tourisme, j’aurais pu le réaliser avec d’autres sujets, l’éducation, par exemple. On aura compris que c’est le rapport entre tourisme et société qui a retenu constamment mon attention. En poursuivant dans cet esprit, j’arrive forcément à la conclusion qu’on ne changera pas la situation du tourisme dans le monde tant qu’il restera un champ d’intervention quasi totalement réservé aux marchands des sociétés riches.

Les questions posées en début de texte trouvent implicitement des réponses dans les pages ci-dessus. Le touriste venant d’un pays riche voyage très généralement dans des pays qui, comme le sien, se trouvent dans le « palais de cristal » ; il reste donc en milieu connu. Quand il rencontre d’autres touristes, il pourrait les saluer comme des « connaissances » ; il comprend rapidement l’ordre touristique partout où il va à l’intérieur de la « grande serre », car il s’est entraîné chez lui à la fréquentation des attractions. Significativement, si pour une fois ce touriste part vers le Grand Extérieur, les pays en développement ou les sociétés préindustrielles, il dira qu’il est un voyageur plutôt qu’un touriste, un aventurier, un explorateur. Sans l’avouer clairement, il ne veut pas être « l’idiot du voyage » (Urbain, 1993).

J’entrevois déjà les réactions des agents touristiques et notamment des promoteurs du tourisme culturel. L’idéologie qui anime leurs projets veut voir le tourisme comme une belle ouverture au monde et aux autres et comme une promotion des pratiques de l’ homo turisticus à un niveau supérieur de valeurs. Ces visions seront mises à l’épreuve avec le modèle de culture de masse que charrie l’industrie touristique partout où elle passe. Le touriste, hors de chez lui, reste le consommateur de la société du spectacle et de la fête, tel qu’il est chez lui. Certes, il se repose et se change les idées pour quelques jours, mais il ne change pas ses habitudes les plus ancrées dans sa vie de tous les jours. Au temps du « Grand Tour », peut-être, le voyageur revenait changé par son périple, mais, là encore, comment affirmer une telle chose ? Revenait-il moins aristocrate ou moins bourgeois ?

Quelques points forts de cet essai devraient retenir l’attention. Le fait indéniable d’abord que les sociétés riches du Nord « produisent » l’essentiel à la fois des entreprises touristiques et des touristes. Il s’agit de marchands qui traînent avec eux leurs consommateurs et qui sont tout à fait intégrés au processus de mondialisation. Les transnationales du tourisme ont même été des pionnières dans ce domaine. On retiendra aussi le fait que les modèles d’action du tourisme, développés au Nord, ne changent pas quand on les transplante dans les pays du Sud. Transportant leurs clientèles, les entreprises touristiques les servent au Sud comme si elles étaient chez elles. Notons enfin que cette invasion, tout en douceur, est très efficace comme moyen de transfert économique, social et culturel. Les sociétés du Sud n’attendent que des « retombées » économiques, mais elles accueillent énormément plus ; elles reçoivent des modèles culturels dont on n’imagine pas les impacts : modèles de la consommation ostentatoire, de la vie spectaculaire et festive, du trafic des cultures en attractions, du temps sans travail, etc. L’installation du tourisme partout dans le monde est une vaste opération de diffusion de la culture de masse, d’une plus grande envergure que toutes les opérations Disney dans le monde, du cinéma américain et des autres empires de la culture industrialisée.

J’ai le sentiment très net que les voies du développement ne sont plus des autoroutes conduisant directement aux sociétés dites avancées d’aujourd’hui. Je ne connais pas ces autres voies, mais il faut les chercher. Philosophe du changement, chercheur de nouvelles voies, Deleuze nous encourage en ce sens : il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes (1990 : 141) .

Addendum

Les ouvrages qui ont servi à la rédaction de mon essai sont antérieurs à janvier 2007, date à laquelle j’ai terminé un texte pour un projet d’une nouvelle revue en tourisme. Cette publication n’ayant pas vu le jour, j’ai repris mon document pour le réduire un peu et le rendre plus facile à lire. Je n’ai pas cherché à le mettre à jour ; il ne considère donc pas les ouvrages parus au cours des dix dernières années.

Toutefois, j’ai consulté rapidement plusieurs publications plus récentes sur les sociétés postindustrielles et sur le tourisme (voir le complément bibliographique). Dans un cas comme dans l’autre, je n’ai pas été alerté par des textes susceptibles d’invalider mes conclusions. Les travaux critiques sur les dérives des systèmes techniciens toujours plus puissants se sont multipliés ; l’inquiétude grandit quant à l’envahissement du numérique et aux dépendances de ses usagers ; il y a de plus en plus d’essais qui cherchent à refonder la vie en société pour échapper à l’étau du « tout économique ». Le réputé sociologue français Alain Touraine a produit en 2013 un ouvrage qui est à la fois, dit son éditeur, « le récit d’une fin et l’annonce d’un commencement » ; des auteurs tentent de penser l’effondrement de notre monde et les formes de transition qui pourraient s’ensuivre (Servigne et Stevens 2015) ; d’autres parlent du nécessaire dépérissement des nations (Gervereau 2015). J’ai noté aussi que certaines de mes sources privilégiées sont toujours d’actualité : Serge Latouche (2012 ; 2013), Arjun Appadurai (2013), Bernard Charbonneau et Jacques Ellul (2014), Laurence LeBras et Emmanuel Guy (2015), Bernard Stiegler (2015), Michel Maffessoli et Hervé Fischer (2016). Cette recherche documentaire m’a rassuré : les pistes que ces auteurs m’avaient suggérées continuent d’être utiles.

À propos du tourisme, je rappellerai d’abord qu’en 2006, j’aurais pu faire un essai élaboré sur la situation du tourisme dans le monde. J’avais avancé l’hypothèse que la culture touristique avait tous les principaux traits de la culture industrialisée qui prévalait dans les sociétés riches. L’approche et les concepts de MacCannell (1976) m’ont apporté l’éclairage dont j’avais besoin. Aujourd’hui (en 2016), je n’ai pas encore trouvé un ouvrage qui m’aurait aidé à mieux comprendre ce qu’un touriste « consomme » culturellement quand il vit jour après jour son expérience touristique. Par ailleurs, MacCannell a réédité son livre en 2013, avec une nouvelle introduction, après avoir publié un essai sur le sightseeing en 2011. J’estime que je peux conserver tel quel le bref essai présenté dans ces pages.

Parmi les quelques titres ajoutés en complément de bibliographie, j’en soulignerai un qui m’aurait été certainement utile dix ans plus tôt, soit celui de Franck Michel : Éloge du voyage désorganisé (2012). Anthropologue-voyageur bien connu, il double son métier de chercheur de celui d’animateur pour favoriser le voyage autrement. Mais il est bien conscient que le contexte global des activités touristiques sera très difficile à changer. À preuve, cette phrase que j’aurais aimé placer dans mes conclusions : « Nul doute que renverser l’ordre du voyage revient à renverser l’ordre du monde. »