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À mesure que se massifient et se diversifient les pratiques de voyage, chaque ville, région et pays est conduit à forger une image distinctive pour être reconnu comme destination touristique significative. La mondialisation des efforts de singularisation des lieux pose avec une acuité renouvelée la question de l’articulation entre les marques de territoire et le marketing de destination, c’est-à-dire entre les ressources valorisées par les destinations pour accroître la visibilité et la lisibilité d’une « identité compétitive » (Dwyer et Kim, 2003 ; Anholt, 2007), et les stratégies déployées pour la promotion de leur attractivité. Parmi les procédés et les outils dont se saisissent les professionnels du tourisme, la technologie numérique occupe une place de plus en plus importante (Egger et Buhalis, 2008 ; Sigala et al., 2012 ; Gretzel et al., 2015) et transforme simultanément la manière dont les touristes planifient et organisent leurs voyages.

Dans ce mouvement global, et au regard du rôle croissant d’Internet dans la production et la consommation des destinations, la Suisse apparaît comme un cas original, qui joue de sa petite taille et de son relief accidenté pour se présenter comme une destination unique, dans le double sens du terme : elle formerait un tout cohérent et posséderait des qualités singulières qui la rendent différente de toutes les autres destinations. Plurielle des points de vue tant politique que linguistique et patrimonial, la Suisse revendique depuis longtemps un état d’esprit particulier, résumé par la formule « unité sans uniformité[1] ». Misant sur sa stabilité économique et politique et le sentiment de sécurité qui s’en dégage, la diversité de ses ressources naturelles et culturelles, la qualité de ses produits Swiss Made ainsi que ses infrastructures de transport et d’hébergement pour assurer son attractivité, le pays cherche à se vendre comme un cluster touristique – soit un ensemble structuré de relations verticales et horizontales entre les acteurs des diverses filières touristiques, générateur de synergies et porté par une stratégie commune de développement (Fabry, 2009) – structuré à l’échelle nationale et estampillé « swissness[2] ». C’est cette particularité en matière de positionnement de marque, et plus spécifiquement les ressorts de son actualisation, que nous étudions ici pour montrer en quoi ils permettent d’alimenter la réflexion sur le marketing de destination.

La Suisse est d’autant plus intéressante pour l’étude des interdépendances entre tourisme et stratégies de marque qu’elle est emblématique à bien des égards dans l’histoire du tourisme. Elle offre notamment une remarquable continuité dans la façon dont elle se présente sur la scène internationale des destinations. D’abord simple étape parmi d’autres du Grand Tour que les jeunes aristocrates européens entreprennent à partir du XVIIe siècle à travers le continent pour parachever leur éducation (Cousin et Réau, 2016), elle attire dès la fin du XVIIIe siècle un nombre sans cesse croissant de visiteurs avides de nature et d’air pur. Les Alpes, élément central de son « imaginaire national » et de sa représentation mondiale (Rudaz et Debarbieux, 2013), incarnent tour à tour un lieu de convalescence, un motif d’inspiration poétique, un terrain d’investigation scientifique, un défi sportif et une source de ravissement esthétique. La multiplication des infrastructures au cours du XIXe siècle (chemins de fer, bateaux à vapeur, hôtels et pensions) accompagne progressivement une forme de démocratisation et de massification du voyage, avec l’apparition des premiers tours organisés. Largement impulsé par les Anglais, le processus de « domestication » des Alpes est le moteur du développement d’une « industrie touristique » (Tissot, 2000), faisant du tourisme suisse une success story dont les principes ont nourri l’élaboration et l’exploitation d’une multitude de destinations à travers le monde (Humair et Tissot, 2011). À titre d’illustration de la pérennité de ce succès, l’étude Country Brand Index 2014-2015 du cabinet conseil américain FutureBrand classe la Suisse au deuxième rang des « marques-pays » les plus attractives, derrière le Japon, en particulier pour sa qualité de vie (standard of living), son niveau élevé de sécurité (safety and security) et sa beauté naturelle[3]. Dans le même ordre d’idées, l’enquête Swissness Worldwide, menée depuis 2008 par l’Université de Saint-Gall, révèle qu’en 2016 la Suisse continue d’être perçue comme un pays attrayant, notamment pour ses paysages et son niveau de vie. Les 7900 répondants à l’enquête, issus de quinze pays, la jugent plus appréciable que tous les autres pays étudiés[4].

Nous allons chercher à montrer que les médiations numériques jouent un rôle essentiel dans la perpétuation et la modernisation de la promotion touristique, qui dans le cas présent s’appuie d’une part sur la mise en scène des paysages, renforçant l’image d’un écrin de nature et de paix abrité du tourment du monde, et d’autre part sur des dispositifs innovants de marketing expérientiel et relationnel. La manière dont la Suisse se présente aujourd’hui sur Internet offre un exemple significatif de mobilisation des nouvelles potentialités du numérique au service d’une stratégie de promotion originale. Nous postulons que loin de constituer un cas isolé, elle apparaît ainsi comme révélatrice de tendances plus larges.

Un office du tourisme numérique à vocation expérientielle et relationnelle

Il y a à peine plus de cent ans, en novembre 1917, l’Office national suisse du tourisme voyait le jour à Berne. Renommé Suisse Tourisme (ci-après ST) en 1996, il compte désormais 26 bureaux à travers le monde, définis comme « de véritables centres névralgiques marketing » et employant près de 240 collaborateurs chargés de « faire connaître la destination de vacances qu’est la Suisse »[5]. Dans la brochure publiée à l’occasion de ce centenaire, ST souligne la concurrence intense à laquelle est confrontée la Suisse « face à un grand nombre d’autres destinations » et formule l’objectif d’« affiner son identité en tant que pays de vacances, de voyages et de congrès en utilisant des techniques de communication variées, efficaces et créatives […] afin de se différencier de la concurrence » (ST, 2017 : 5). Parmi ces techniques, Internet est désormais au premier plan : ST s’y présente par l’intermédiaire de deux principaux sites Web, STnet.ch d’une part, qualifié de « plateforme BtoB » (business to business), soit un outil de digital marketing à l’intention des partenaires commerciaux, et MySwitzerland.com d’autre part, espace de promotion et de réservation de la multitude d’offres touristiques du pays, destiné au grand public (BtoC, business to consumer). Sur ce dernier, ST se vante d’avoir pris très tôt le « virage numérique », se qualifiant de pionnier en la matière, puisque c’est en 1994 que la plateforme Switzerlandtourism.ch voit le jour. Devenu MySwitzerland au tournant des années 2000, ce site promotionnel invite les visiteurs à « composer leur voyage de façon virtuelle », en affirmant leur offrir la possibilité de « rêver, planifier et réserver en trois petits clics »[6]. Le développement d’applications pour téléphones portables et le déploiement d’une présence sur le Web social permettent à ST de se qualifier d’« entreprise multimédia ». La pluralité des canaux de communication mobilisés illustre de fait la « logique multicanal » dans laquelle tend aujourd’hui à s’inscrire le marketing touristique (Petr, 2015). Le site MySwitzerland constitue en soi un puissant outil de marketing expérientiel, fournissant une somme de pré-expériences des offres touristiques du pays, que les internautes sont conviés à personnaliser selon leurs souhaits avant de venir les découvrir « pour de vrai ».

Notre analyse s’appuie sur des références récentes de sciences humaines et de sciences de gestion abordant le tourisme comme un phénomène culturel et économique majeur. Dans un premier temps, nous effectuons une analyse qualitative de la rhétorique promotionnelle de MySwitzerland, dans une démarche de sociologie de la communication. Nous mobilisons pour ce faire les apports de l’analyse sociologique de discours (Verón, 1985) qui consiste à « examiner les discours pour déceler – à leur surface langagière et pas dans une structure sous-jacente exhumée par l’analyste – des traces de leur production et des propositions quant à leur réception » (Acklin Muji et al., 2007 : 272). En tenant compte à la fois de l’énoncé (ce qui est dit) et de l’énonciation (la façon dont c’est dit), nous décrivons la manière dont le discours de ST, tel qu’il s’exprime sur MySwitzerland, élabore une figure de destinataire-cible, adossée à l’authenticité et à la diversité de l’offre proposée[7]. Nous nous penchons plus précisément sur la campagne estivale 2017 marquant le centenaire de ST, qui concentre à ce titre ses principaux éléments de rhétorique. Dans un second temps, nous nous intéressons à la manière dont la promotion du « pays-en-tant-que-marque » met à profit l’expressivité numérique des visiteurs connectés, par une forme innovante de mise à contribution des publications en ligne des touristes, à travers un archipel de dispositifs numériques. MySwitzerland dispose en effet d’une présence diversifiée sur les plateformes de partage de contenus du Web social (Facebook, Twitter, Instagram, YouTube, Pinterest, Flickr, Tumblr, LinkedIn), toutes recensées sur sa page d’accueil, qui participent à la mise en visibilité de son offre. Enfin, nous questionnons dans la dernière partie les avantages et les inconvénients de ce positionnement de marque, en reconsidérant l’image du pays qu’il contribue à véhiculer. Nous observons que les difficultés économiques auxquelles font face certaines régions périphériques conduisent à l’élaboration de clusters touristiques locaux, dont le rattachement au cluster national soulève de nombreux défis en matière de constitution et de valorisation de synergies locales.

Comme nous l’avons déjà évoqué, deux notions de marketing sous-tendent le fonctionnement du site MySwitzerland. Le marketing expérientiel, forgé au début des années 1980, consiste à stimuler les sens du consommateur pour l’attirer dans « l’univers » de la marque, afin de lui en offrir une expérience gratifiante (Hetzel, 2002). Il repose sur l’idée que l’individu contemporain cherche à « vivre des immersions dans des expériences de consommation plutôt que d’acheter de simples produits ou services » (Carù et Cova, 2006 : 43). L’aménagement et la gestion de « contextes expérientiels » sont conçus dans cette optique comme des moyens puissants « d’attraction et de fidélisation du consommateur à la marque » (ibid. : 44) – c’est-à-dire, dans le cas présent, du visiteur à la destination. La doctrine du marketing relationnel, qui émerge à la même période (Berry, 1983), invite quant à elle à « tailler sur mesure » (customize) le service rendu à chaque client, afin de marquer une rupture vis-à-vis du marketing de masse en offrant une relation personnalisée (Hetzel, 2004). Le développement de supports technologiques de mise en contact de l’offre et de la demande contribue grandement à l’enrichissement de ces principes de captation et de séduction.

Dès lors que la mise en scène d’une destination mobilise la technologie numérique, les dispositifs de marketing expérientiel prennent une importance considérable, en particulier dans leur version immersive, pour en « faire vivre » de manière intermédiée certaines facettes afin de renforcer le potentiel de séduction de ladite destination. On trouve par exemple sur MySwitzerland de nombreuses webcams, surtout pour les stations de montagne. Celles-ci permettent de répondre, à distance et en temps réel, à des questions aussi bien d’ordre général (à quoi ressemble cet endroit ? est-ce qu’il correspond à mes attentes ?) que très pratique (quel temps fait-il aujourd’hui à cet endroit ? est-ce qu’il vaut la peine de s’y rendre ?). L’intitulé même du site, composé du pronom possessif à la première personne « My » accolé au nom du pays, souligne la centralité accordée à l’expérience de l’utilisateur : tout est fait pour que chacun puisse y concocter un voyage sur mesure, les nombreuses descriptions, photos et vidéos concourant à donner un avant-goût de l’offre proposée aux visiteurs. Quant au marketing relationnel, sa mise en œuvre suppose des canaux de gestion de la relation permettant de se mettre au service du client (ici le visiteur) afin de maximiser sa satisfaction (Hetzel, 2004). De ce point de vue, la page d’accueil de MySwitzerland offre non seulement un numéro de téléphone gratuit pour joindre des « experts », mais aussi une interface de dialogue (chat) permettant d’obtenir des informations détaillées de la part d’une chargée de clientèle représentée par un visage de petite fille grignotant une plaque de chocolat, qui se présente sous le nom de Heidi et qui porte le titre de Switzerland Specialist (illustration 1).

Illustration 1 

Interface de dialogue en temps réel avec Heidi (septembre 2017)

Interface de dialogue en temps réel avec Heidi (septembre 2017)

Entre la rédaction initiale de ce texte, fin 2017, et sa publication en 2019, l’interface de dialogue Heidi a été remplacée par un « Centre d’aide », qui propose notamment un « Live chat avec des locaux ».

MySwitzerland.com

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Le choix de ce prénom ne doit évidemment rien au hasard. Tiré du roman éponyme de l’écrivaine suisse Johanna Spyri (1880), grand classique de la littérature enfantine, il contribue à la quête d’authenticité que ST a placée au cœur de son discours, et dont MySwitzerland.com est la vitrine. Or la notion d’authenticité, dont l’élaboration stratégique est devenue centrale dans le marketing du tourisme, est également très discutée dans l’anthropologie du fait touristique (MacCannell, 1976 ; Olsen, 2002 ; Cousin, 2011). Dans le cas qui nous intéresse, elle est élaborée à travers l’image d’une nature et de traditions largement préservées des activités industrielles, constituant selon ST la principale ressource compétitive (Dwyer et Kim, 2003) du pays – comme l’illustre la signature de marque de ST : « Suisse. Tout naturellement ». Le terme « authentique » génère des centaines de résultats sur le moteur de recherche interne de MySwitzerland et sert à qualifier aussi bien des spécialités culinaires que des activités ou des lieux pittoresques – à l’image des villages des Grisons (la région la plus orientale de Suisse, largement rurale) que le site propose de visiter « hors des sentiers battus » pour y « côto[yer] différentes cultures en participant à la vie quotidienne des habitants »[8]. Cet emploi du terme révèle à quel point la valorisation du patrimoine naturel et culturel est aussi une valuation : la « grandeur sociale » de ce patrimoine, support historique de développement de l’identité d’une collectivité (Gadrey, 1994), se double d’une grandeur économique en devenant un principe d’attractivité touristique. Les douze sites suisses classés au Patrimoine mondial de l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture) sont ainsi fièrement mis en avant par les instances de promotion de l’image de la Suisse et contribuent au capital de la « marque-pays ».

Pour mieux comprendre le travail de captation et de séduction confié à MySwitzerland, nous nous inspirons des travaux d’Eliseo Verón (1985) sur la presse écrite afin de mettre au jour le « contrat de lecture » que le site propose, c’est-à-dire la façon dont ses modalités d’énonciation donnent forme à un dispositif qui assigne une « place » et un « parcours » à la figure du destinataire qu’il élabore. Concrètement, nous interrogeons à la fois l’image de la Suisse que MySwitzerland cherche à vendre, la principale catégorie de visiteurs à laquelle il s’adresse et les types d’activités qu’il met en avant.

Se déconnecter pour entrer en contact avec la Nature : un destinataire-cible savamment construit

La campagne estivale 2017, qui s’ancre sur l’invitation à un « retour à la nature » avec le slogan « La nature te veut ! », encapsule la stratégie globale de ST. Durant tout l’été 2017, la page d’accueil salue le visiteur dans les quatre langues nationales et vante la nature en l’opposant frontalement au stress de la vie urbaine et au monde du travail (illustration 2).

Illustration 2 

Texte d’accueil du site (été 2017)

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Les termes en rouge dans ce texte de la page d’accueil sont autant de liens qui renvoient vers d’autres pages du site, proposant diverses activités liées à ces mots clés. Accolé à ce texte, un encadré permet d’effectuer directement des réservations d’hôtel ou d’appartement et d’acheter des billets de train ou d’avion opérant un appariement entre la découverte d’une destination plaisante et sa réservation en ligne, sans autre intermédiaire que MySwitzerland.com. Dans la partie supérieure de la page d’accueil figure un carrousel qui fait défiler à travers cinq photographies les activités phares de la saison, tant en matière de découverte de la nature que de visites de villes et de musées. La première image, qui est celle qui nous intéresse ici, montre un homme en costume-cravate, assis sur un rocher au milieu d’une rivière, les pieds dans l’eau, les yeux fermés, le visage couvert d’une barbe hirsute rêveusement levé vers le ciel, sous le titre « Retour à la nature », avec un lien vers « Toutes les infos sur l’été ».

Un clic sur cette image amène sur la page de la promotion estivale 2017, au haut de laquelle une courte vidéo vise à illustrer la description de la Suisse comme « paradis pour les amoureux de la nature[9] ». D’une durée d’une minute et vingt-six secondes, cette vidéo fournit de précieuses indications sur le destinataire principal visé par ST. Elle s’ouvre sur l’image de l’homme en costume-cravate, debout dans un ascenseur, rasé de près et les traits tirés, au milieu de gens sérieux occupés à téléphoner ou à consulter leur téléphone portable. L’homme baisse la tête pour regarder une carte postale qu’il tient dans les mains et qui représente une étendue d’eau entourée de montagnes, avec une jeune femme sur un ponton, au-dessus de laquelle il est inscrit Greetings from Switzerland. L’image s’anime soudain, la jeune femme lui adresse un clin d’œil et l’homme se retrouve sur le ponton. Il tombe à l’eau, aperçoit un poisson et se lance à sa poursuite, courant le long d’une rivière, dévalant à bicyclette les ruelles de petits villages typiques, et traversant des lacs de montagne en canoë. Apercevant de nouveau le poisson, il replonge dans l’eau, puis saute d’une chute d’eau et s’élance sur une tyrolienne au-dessus de cascades pour enfin attraper le poisson. Au fil de la vidéo, l’homme se métamorphose, son costume se déchire et ses cheveux et sa barbe deviennent de plus en plus abondants. Les images de sa course-poursuite le montrent en alternance dans la nature et à l’intérieur de l’entreprise où il travaille, courant à travers un bureau à aire ouverte (open space), traversant des couloirs sur sa chaise à roulettes, etc. Au moment où il attrape le poisson, il se jette à travers la paroi vitrée d’une salle de réunion et dépose le poisson sur la table. Après une seconde de perplexité, l’homme assis en bout de table, qui est vraisemblablement le patron, sourit à l’homme au costume déchiré, qui lui sourit à son tour, la mine radieuse. Le paysage de la carte postale réapparaît alors, avec un angle de vue plus large et le slogan « Nature wants you back », suivi de la phrase « Come and find it at MySwitzerland.com ». Les quinze dernières secondes prennent la forme d’une publicité pour la compagnie aérienne Swiss. Sur YouTube, où elle est hébergée, la vidéo rencontre un franc succès, dépassant au début de l’automne 2017 les dix millions de vues[10].

Cette campagne établit ainsi comme principal destinataire la figure de l’individu actif, au double sens du terme : économique, d’une part (il a un emploi et dispose d’un certain pouvoir d’achat, comme l’indiquent sa tenue vestimentaire et celle de ses collègues, ainsi que son lieu de travail), et normatif, d’autre part (il est dynamique et astucieux, sans cesse en mouvement, multipliant les activités sportives les plus diverses à travers une grande variété de lieux pour atteindre son objectif). Plus encore, ce destinataire-cible du marketing touristique suisse est pleinement autonome dans l’organisation de ses activités. ST réaffirme ce faisant sa vocation de « vendeur de rêve » que tout un chacun est invité à composer selon ses goûts au moyen du site MySwitzerland.com. Ce dernier ne vend en effet pas de voyages organisés, mais multiplie les recommandations en conviant le destinataire à y choisir ce qui l’intéresse afin de se construire un voyage sur mesure dans « sa » Suisse rêvée.

La focalisation sur la figure de l’actif urbain, connecté et stressé, facilite d’autant la mise en scène des multiples possibilités de ressourcement – notamment par le sport – offertes par les montagnes et la nature helvétiques. Ainsi la campagne « Retour à la nature » se décline également en une campagne Digital Detox, qui propose au destinataire de se déconnecter de son téléphone portable et de son ordinateur le temps de ses vacances (illustration 3) pour profiter pleinement du paysage et des richesses culturelles de la destination.

Illustration 3 

Exemple de messageDigital Detox sur Twitter (6 septembre 2017)

Exemple de messageDigital Detox sur Twitter (6 septembre 2017)
Source : Compte Twitter @MySwitzerland_e

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L’argument marketing Digital Detox est évidemment paradoxal, dans la mesure où l’accès à cette campagne nécessite d’être connecté, où tous les hôtels proposés par MySwitzerland.com précisent qu’ils bénéficient d’une connexion Wi-Fi, et où le site lui-même référence les multiples façons de se connecter en Suisse. Il renforce néanmoins la proposition du retour à la nature, laquelle n’est pas sans rappeler l’une des figures emblématiques de la Suisse, le philosophe Jean-Jacques Rousseau, qui avait développé dans son célèbre Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, publié en 1775 à Genève, le précepte selon lequel l’être humain serait « un être naturellement bon » corrompu par la société, en appelant à retrouver un contact intime avec la nature. Cette référence est explicitement revendiquée par ST, qui affirme dans la brochure du centenaire que « le mot d’ordre du philosophe genevois […] exprime à la perfection l’ADN du tourisme suisse », pour lequel cette nature constitue « un facteur de réussite stratégique » (ST, 2017 : 27).

MySwitzerland n’est de loin pas le seul outil de promotion en ligne de ST, qui a entrepris au tournant des années 2010 de se saisir des plateformes du Web social pour diversifier sa présence numérique et a créé des minisites thématiques destinés à favoriser la visibilité de certaines offres[11]. Ces dispositifs connectés les uns aux autres favorisent non seulement la circulation des internautes au sein d’une architecture cohérente, mais transforment de surcroît ces internautes en « ambassadeurs » de la promotion touristique, en associant leurs productions numériques à la valorisation du pays.

Un archipel de dispositifs numériques de marketing expérientiel

La place qu’occupent aujourd’hui les médias sociaux numériques (social media) sur le marché du tourisme, tant du côté de la demande (pour la sélection des destinations et la planification des voyages) que de celui de l’offre (dans l’élaboration des stratégies de promotion des destinations et de leur accessibilité), n’est étudiée que depuis quelques années. Alors que les premières recherches exploratoires en la matière soulignaient que la plupart des entreprises touristiques n’en étaient qu’au stade préliminaire de l’utilisation des applications du Web 2.0 (Schegg et al., 2008), les professionnels du management du tourisme y voient par la suite une « tendance majeure » (Leung et al., 2013) susceptible de transformer en profondeur les stratégies de marketing des destinations. Le fait est que la démocratisation d’Internet et le développement du Web 2.0, caractérisés par l’abaissement des contraintes techniques de production et de mise en ligne de contenus, ont donné lieu à l’émergence d’une « culture expressive » (Allard, 2007 ; Cardon, 2010), chacun pouvant s’exprimer publiquement à toute heure et sur n’importe quel sujet, dans une multitude de formats. Si les acteurs et les observateurs du marketing touristique se sont rapidement intéressés aux opportunités que représente cette expressivité numérique, en termes de contrôle de la réputation de la marque par les commentaires dont elle est l’objet sur le Web et d’amélioration de l’offre par les retours d’expérience (feedback) que comportent les publications numériques des visiteurs (Litvin et al., 2008), la question de la valorisation directe de l’offre par la mobilisation de ces publications ne semble en revanche pas encore avoir suscité beaucoup d’intérêt. Sur cet aspect également, la stratégie de ST offre une bonne illustration de tendances qui semblent appelées à se renforcer[12].

MySwitzerland dispose de comptes officiels sur un grand nombre de plateformes numériques, au premier rang desquels se trouvent une page Facebook (qui recense au-delà de 2,4 millions de fans en mars 2019), plusieurs comptes Instagram (plus de 407 000 abonnés sur le compte principal) et plusieurs comptes Twitter (dont celui en anglais a 93 700 followers et celui en français 18 000), où sont publiées chaque jour de belles photographies, dont l’écrasante majorité concerne des paysages naturels. En plus des contenus produits par ST et par les offices de tourisme régionaux, chacun de ces espaces diffuse un grand nombre de publications produites par des internautes lambda, suivant un mécanisme à la fois simple et efficace : ces publications sont reprises sur les comptes de ST dès lors qu’elles identifient (tag) l’un de ses comptes ou qu’elles utilisent le hashtag (mot-clic) #inLOVEwithSWITZERLAND, créé expressément à cette fin[13]. La page d’accueil du compte Instagram de MySwitzerland stipule : « Use @myswitzerland or #inLOVEwithSWITZERLAND to permit repost. » Ainsi, par l’usage de ce hashtag, tout internaute devient (consciemment ou non) un contributeur de la promotion touristique du pays – c’est-à-dire, dans le lexique du marketing, un « ambassadeur de marque ». À côté des trois catégories de contenu promotionnel identifiées sur MySwitzerland.com par Alessandro Inversini, Christoph Brülhart et Lorenzo Cantoni (2012) – soit 1) celui fourni par les partenaires commerciaux (offices de tourisme régionaux, hôtels, etc.), 2) celui produit par ST et 3) les bannières publicitaires –, les publications des internautes sur le Web social, également relayées sur le site sous l’intitulé « Ce que les voyageurs partagent », participent désormais pleinement à la valorisation de la destination. ST se distingue sur ce point de la majorité des organismes nationaux en charge de la promotion touristique, encore relativement peu nombreux à exploiter les caractéristiques participatives du Web 2.0 (Sigala et al., 2012). Plusieurs études confirment que l’usage des médias sociaux dans le domaine du marketing de destination est « encore largement expérimental » (Hays et al., 2013 : 236), la plupart des destinations déployant une approche descendante (top-down) qui ne laisse que peu de place au contenu généré par les utilisateurs (Mariani et al., 2016).

De façon particulièrement intéressante, le hashtag créé par ST fait l’objet depuis 2015 d’un minisite recensant toutes les publications des internautes qui en font usage sur Facebook, Instagram et Twitter. Ce minisite, qui s’affiche sous la forme d’une carte interactive du pays sur laquelle chaque publication est indexée au lieu auquel elle se rattache[14], constitue le pivot d’une stratégie originale d’exploitation du contenu généré par les utilisateurs (user-generated content), qui repose sur la mise à contribution des destinataires de l’offre. Avec cet outil, ST réalise un tour de force, sur un plan économique autant que stratégique, qui consiste à faire « vendre » le pays par ceux-là mêmes qui le visitent. D’une part, en réunissant les publications des visiteurs de la Suisse sur un espace unique, le minisite contribue à rendre immédiatement visible la diversité des lieux d’intérêt du pays, à un coût bien inférieur à celui d’une campagne publicitaire ; d’autre part, l’utilisation des productions d’internautes « ordinaires » mise sur la sincérité de cette forme de promotion, couramment associée à une crédibilité supérieure à celle d’une publicité institutionnelle[15].

Parmi les autres minisites créés par ST, également en 2015, le Grand Tour de Suisse (dont le titre est un habile clin d’œil à la tradition du Grand Tour européen, au sein duquel nous avons vu que la Suisse a été une étape importante) propose de visiter « tous les hauts lieux de la Suisse sur le trajet traversant les plus beaux paysages », en passant par « 45 attractions phares, dont 12 sites inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO et 2 biosphères », et en « évit[ant] autant que possible les autoroutes »[16]. La densité du réseau ferroviaire du pays, caractérisé par la présence de nombreux ouvrages d’art, viaducs et tunnels, a mené à la transposition du concept en Grand Train Tour, celui-ci offrant de découvrir, avec un billet de train unique, « les plus beaux trajets des transports publics suisses », divisés en huit tronçons[17]. Ces deux sites, qui permettent respectivement de télécharger des cartes routières et d’acheter des billets de train, jouent simultanément sur le pittoresque du paysage, conformément au « contrat de lecture » (Verón, 1985) de ST, et contribuent à renforcer la représentation de la Suisse comme une destination unique, aisément visitable en un seul voyage, comme un tout qui présente des facettes variées mais complémentaires.

Un autre aspect de la campagne de promotion du centenaire de ST a retenu notre attention. Il s’agit de la « Série d’été » 2017, co-produite avec l’Union des banques suisses (UBS), constituée de cinq vidéos de moins de trois minutes et hébergée elle aussi sur un minisite[18]. Intitulée The Alp Apprentice, cette série publicitaire se déploie selon la même logique que la campagne estivale, en se focalisant sur l’urbain connecté et stressé qui « quitte la ville et vient apprendre un métier centenaire, entouré du paysage grandiose des montagnes suisses ». Sous le slogan « Pitchfork instead of Smartphone », elle met en scène Stefan, un Zurichois de 28 ans qui, pendant deux semaines, utilise « une fourche plutôt que son smartphone » et vit parmi « des meules de foin plutôt qu’en boîte de nuit ». Il travaille dans une ferme de la région de l’Oberland bernois, à 1550 mètres d’altitude, auprès de Res, un agriculteur d’une cinquantaine d’années, et de sa famille. L’ensemble des vidéos ne cesse de contraster le stress de la vie urbaine et l’« authenticité » de la vie à la ferme. Le contraste va jusqu’à s’incarner dans les protagonistes, la série offrant une saisissante opposition entre Stefan, d’un côté, hipster urbain particulièrement volubile dont la barbe et l’habillement sont soigneusement travaillés, et Res, de l’autre, paysan taciturne qui favorise l’aspect pratique de son habillement. Par le biais de cette série, ST met à l’honneur le patrimoine agricole et le savoir-faire fermier, et parvient à effectuer une habile promotion de la montagne qui ne se limite pas aux attractions qui y sont couramment associées.

Cette forme de promotion n’a rien d’anodin dans la mesure où elle attire l’attention sur les difficultés particulières auxquelles sont confrontées les régions de montagne, à travers l’arc alpin et plus généralement à l’échelle de la planète toute entière, inhérentes à la fois à leur situation géographique excentrée et à des enjeux écologiques globaux. Ces difficultés, auxquelles nous consacrons la dernière partie du texte, interrogent la cohérence de la stratégie marketing consistant à présenter la Suisse comme une destination unique, un clustertouristique (Fabry, 2009) à l’échelle du pays. En l’occurrence, elles soulèvent la question de la façon d’intégrer dans un tel cluster les régions économiquement défavorisées ou sujettes à des déséquilibres financiers. Nous allons voir que l’une des solutions les plus en vogue consiste en l’élaboration de micro-clusters, par la constitution de synergies économiques locales destinées à permettre à des régions plus fragiles de s’insérer dans le marché mondial des destinations (Michael, 2003).

La fragilité de l’enchantement touristique

La valorisation touristique de la Suisse repose en premier lieu sur son relief montagneux. Sans surprise, la saison hivernale est axée principalement sur la neige et les sports de glisse, et ST vante le pays comme « le berceau des vacances d’hiver » où les visiteurs trouveront un « paradis du ski »[19]. Ce que MySwitzerland ne montre pas, ce sont les difficultés économiques qui touchent ces régions. Comme de nombreux autres pays, la Suisse connaît un déclin continu des exploitations agricoles de montagne, qui va de pair avec un mouvement d’exode rural. Un collectif d’architectes a proposé, il y a déjà plusieurs années, la formule provocatrice de « friche alpine » pour qualifier les régions « en proie au déclin et à l’affaiblissement de leur substance [qui] ont pour trait commun une émigration permanente » en raison de leur coupure vis-à-vis de l’économie urbaine et de l’absence d’une « industrie touristique notable » (Diener et al., 2006 : 930). La Fédération suisse du tourisme (FST), organisation faîtière de la politique touristique, souligne pour sa part que « les régions de montagne et les régions périphériques dépendent en grande partie des valeurs générées par le tourisme » (FST, 2018 : 38). La notion de tourisme elle-même se complexifie dès lors que l’on se penche de près sur les dynamiques en cours dans la chaîne des Alpes, où le phénomène d’exode cohabite avec celui de l’implantation massive de résidences secondaires, générant un mécanisme de gentrification (Perlik, 2011) qui force parfois la population indigène à déménager en raison de la hausse du prix des terrains.

En outre, les régions de montagne sont les plus directement concernées par les changements climatiques, qui se traduisent notamment par une diminution de l’enneigement à basse et moyenne altitude. Devant l’effacement progressif du « rêve blanc », de nombreux chercheurs formulent des appels au renouvellement de l’offre touristique montagnarde, considérant le réchauffement climatique comme un révélateur et un accélérateur, et invitent les collectivités locales à réfléchir à une sortie du « tout ski » et du « tout neige », voire du « tout tourisme » (Bourdeau, 2009). Du point de vue de l’industrie touristique, l’enjeu est dorénavant celui de la promotion de la montagne pendant les quatre saisons, mais aussi du développement et de la valorisation d’activités hivernales qui nécessitent moins d’enneigement que le ski. MySwitzerland, site de vente d’expériences touristiques, ne contenant guère d’indications quant aux menaces qui pèsent sur la stratégie « classique » de l’offre hivernale, il faut se rendre sur la plateforme BtoBSTnet.ch pour trouver des éléments de la réflexion stratégique entreprise par l’industrie touristique suisse à ce sujet. Parmi les brochures mises à disposition sur STnet figure ainsi un document intitulé « 2030 : le tourisme suisse face au changement climatique ». Cette synthèse d’une étude menée à la demande de ST par l’Institut de recherche sur les loisirs et le tourisme de l’Université de Berne, publiée en janvier 2008, indique que le tourisme en tant qu’industrie « contribue largement aux émissions de CO2 » ; en conséquence, elle prône une stratégie de diversification de l’offre touristique[20]. Parmi la quarantaine de mesures considérées comme autant de stratégies d’adaptation, le document recommande notamment de « créer de nouvelles attractions estivales [et] développer les activités événementielles », d’« augmenter l’attrait des offres du début de l’automne » et de « développer le concept de wellness en tablant sur le bon air, l’altitude, la lumière, l’alimentation et la culture ».

C’est globalement un double mouvement qui se donne à voir dans la diversification de l’offre touristique de montagne. D’un côté, l’accent est mis sur le développement de la pluri-activité et de la pluri-saisonnalité : valorisation des activités traditionnelles de l’été et de l’automne, comme la randonnée et le VTT, développement de nouvelles attractions avec la création d’infrastructures de luge sur rail (luge d’été) et de centres aqualudiques, et renouvellement d’une offre hivernale indépendante de la neige, comme le patin à glace – autant de stratégies qui supposent des aides financières pour amorcer la transition vers un « tourisme doux[21] ». De l’autre côté se renforce un tourisme de confort et de bien-être en altitude, alliant thermalisme et remise en forme, résumé par la notion de bien-être (wellness). Ce second mouvement nous paraît intéressant, car il correspond bien à la stratégie de renforcement – voire de réinvention – de l’attractivité de certains lieux par l’établissement de micro-clusters (Michael, 2003). C’est précisément sous cet angle qu’a été étudié le développement du concept d’Alpine Wellness, caractérisé par la constitution d’une chaîne de valeur articulant agences de voyages, entreprises et infrastructures de transport, lieux d’hébergement, entreprises de restauration et activités de bien-être (Weiermair et Steinhauser, 2003). En Suisse, ce concept fait depuis quelques années l’objet d’une labellisation. Après l’élaboration d’un label Family, lancé en 1996 pour renforcer l’attractivité des destinations « qui orientent leur offre de façon ciblée sur les besoins et les souhaits des familles », ST a créé en 2008 le label Wellness pour les destinations « qui se sont spécialisées dans les offres de bien-être ». En 2017, vingt-six localités bénéficient du premier label, et neuf du second (illustration 4).

Illustration 4 

Carte des communes labelliséesFamily et Wellness Destination en 2017

Carte des communes labelliséesFamily et Wellness Destination en 2017
Source : FST (2018 : 52)

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La technologie numérique joue ici aussi un rôle majeur dans la promotion de cette catégorie d’offre : MySwitzerland propose une large sélection d’hôtels de montagne spécialisés dans le bien-être et qui permet de constituer un séjour « à la carte » en sélectionnant un hôtel en fonction d’une multitude de critères – tels que le type de piscines, de massages, de soins cosmétiques ou médicaux, ou encore de cours de fitness. Et comme le montre la carte du pays représentée sur l’illustration 4, ce sont essentiellement des lieux périphériques et de montagne qui sont concernés. Une telle démarche peut ainsi se lire comme une « contre-stratégie possible à l’exode hors des régions périphériques », qui s’appuie sur des projets de « certification spécifique en matière de développement durable » afin de soutenir les régions les plus fragiles économiquement en œuvrant à « une plus forte intégration territoriale des centres et [des] périphéries » (Messerli et al., 2011).

Remarquons finalement, pour élargir la focale de notre questionnement, que la stratégie de labellisation invite également à interroger la construction de figures de destinataires complémentaires à celle du cœur de cible (soit, dans le cas de ST et de son site expérientiel MySwitzerland.com, l’actif urbain convié à un « retour à la nature »), telles que les familles. L’étude de ces destinataires « alternatifs » et des offres qui sont élaborées à leur intention permettrait de saisir plus finement le caractère pluriel du marketing touristique, en traitant notamment ses dimensions économiques. La particularité de certains pays très développés – comme la Suisse – est que leur qualité de vie élevée constitue l’une de leurs principales ressources compétitives, et par là même un argument d’attractivité (voir Country Brand Index 2014-2015, déjà cité). Or, une qualité de vie élevée signifie souvent un coût de la vie également très élevé, conduisant les pays concernés à mettre en place des offres permettant de concilier attractivité et accessibilité, encourageant par la même occasion le tourisme national (interne). Ces considérations appellent de nouvelles recherches, qui associent la réflexion sur le marketing de destination à une analyse détaillée des catégories d’acteurs sociaux auxquelles les marques de territoires s’adressent, par l’étude rigoureuse des médiations qui les lient.

Conclusion

Dans cet article, nous avons cherché à interroger l’articulation entre la notion de marque de territoire et le marketing de destination, en traitant le rôle qu’y occupe la technologie numérique. Nous avons étudié pour ce faire la stratégie déployée par l’entreprise Suisse Tourisme (ST), à travers l’analyse du discours véhiculé par son site MySwitzerland, qui consiste à promouvoir une « marque pays » en la présentant comme une destination unique qui repose sur un cluster touristique structuré à l’échelle nationale. La Suisse offre un cas d’étude intéressant de ce point de vue, parce qu’elle parvient à jouer de sa superficie réduite et de la beauté de ses paysages naturels, tout en mettant à profit la densité et la qualité de ses infrastructures routières et ferroviaires. Nous avons montré que le site Web MySwitzerland fonctionne comme une vitrine dynamique, un point de contact et de vente numériques, en associant les principes et les outils du marketing expérientiel et relationnel. Il va de pair avec une vaste gamme de comptes officiels sur les plateformes du Web social (Web 2.0) et plusieurs minisites promotionnels, qui permettent à ST de tabler sur l’expressivité des voyageurs pour les alimenter en contenu – notamment par l’utilisation d’un hashtag spécifique – et bénéficier ce faisant d’un ressort de valorisation à bas coût et à large échelle. Remarquons que cette forme de promotion, qui prend appui sur la propension des internautes à illustrer et commenter publiquement leurs voyages, entraîne des considérations d’ordre juridique dans la mesure où les publications individuelles ne peuvent pas être réutilisées à n’importe quelle condition par une entreprise à des fins publicitaires. Les annonceurs ne sont pas toujours bien informés de ces contraintes, ou peu soucieux de les respecter, et les enjeux de réputation numérique donnent régulièrement lieu à des pratiques frauduleuses (Beauvisage et Mellet, 2016).

Il apparaît par ailleurs que la promotion d’un pays en tant que destination touristique peut se faire à la défaveur d’autres secteurs d’activité. La mise en valeur de la naturalité et de l’« authenticité » de la Suisse à laquelle se livre ST comporte ainsi un inconvénient potentiel : alors qu’un tel axe de communication fait voir une Suisse stable et sûre, attachée à ses paysages et à son histoire, en un mot très traditionnelle (pour ne pas dire traditionaliste), on peut s’interroger sur ce que cette image évoque en matière de compétitivité technologique. L’étude Swissness Worldwide de l’Université de Saint-Gall, que nous citons au début de cet article, estime à ce propos que si la Suisse jouit d’une excellente réputation à travers le monde, et si ses paysages constituent indéniablement un atout majeur en matière d’attractivité, elle est cependant perçue en maints endroits comme « un cliché de conte de fées, pays de montagnes, de chocolats et de montres, plutôt qu’une nation innovante de premier plan technologiquement et économiquement ». C’est là un élément qui peut s’avérer problématique, à l’heure où le tourisme n’est qu’une composante de l’attractivité économique d’un lieu (Kotler et al., 1993), d’une part, et où les changements climatiques, entre autres phénomènes globaux, forcent nombre de destinations à reconsidérer les mécanismes de leur mise en visibilité et en lisibilité, d’autre part.

Enfin, le cas de la Suisse, dont nous postulons qu’il est révélateur de tendances plus larges, nous apprend qu’une attention accrue doit être portée aux médiations de la communication touristique et à la mise en scène qu’elles servent à établir, en scrutant avec le même sérieux les aspects de la destination qui sont montrés et vantés que les réalités économico-politiques qui sont passées sous silence par ses promoteurs. Ainsi, l’« enchantement » des montagnes masque les difficultés économiques de ces régions, mais également les conséquences directes du tourisme, à savoir un effet de gentrification de certains espaces. À ce titre, si l’on tient compte des effets d’agencement du monde (ordering) exercés par le tourisme, celui-ci transformant aussi bien les individus et les groupes sociaux que les territoires et les cultures (Franklin, 2008), il ne faut pas perdre de vue qu’il constitue également « un outil de politique locale et/ou identitaire, au service de l’aménagement, du patrimoine ou du développement économique » (Cousin et Réau, 2016 : 100), qui contribue à la (re)définition des rapports de pouvoir et d’autorité entre les populations et les gouvernements. Les transformations réalisées à la faveur du tourisme ont en effet des incidences directes sur les populations locales, et suscitent parfois leur hostilité, comme en témoignent les réactions des citoyens de Barcelone, de Dubrovnik, d’Amsterdam ou de Venise durant l’été 2017, au cri de « Tourists go home ![22] ». Dès lors, la tendance grandissante à penser les destinations comme des marques et à les instrumenter en conséquence devrait s’accompagner d’une prise en compte des priorités économico-politiques des collectivités territoriales, afin que la « touristification » du monde ne s’opère pas au détriment des dynamiques de développement locales et régionales.