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Les bases de plein air et de loisirs (BPAL) constituent un type d’aménagement bien particulier qui s’inscrit dans un programme d’équipements déployé à la fin des années 1960 (Schut, 2017). Dans le cadre d’une urbanisation croissante – la part de la population qui habite en ville passe de 62 % en 1960 à 71 % en 1970 –, il devient nécessaire de penser et de préserver les espaces de loisirs au sein ou à la périphérie des villes (Attali, 2017) pour répondre à une demande sociale importante (Dumazedier, 1962).

Une circulaire du 20 janvier 1964 signée du Haut Commissaire à la jeunesse et aux sports, Maurice Herzog, définit ce que sont les BPAL et amorce leur aménagement. La région parisienne, au cœur de vastes projets d’aménagement notamment avec le développement de villes nouvelles (Vadelorge, 2014), est la première concernée par leur déploiement. Onze projets sont retenus pour tisser un réseau d’espaces verts susceptibles d’accueillir les habitants des villes pendant les congés de fin de semaine[1]. L’aménagement de ces espaces de plusieurs dizaines à des centaines d’hectares, dans des zones rurales le plus souvent, et dévolus à un usage concentré essentiellement durant les congés de fin de semaine, n’est pas sans mettre en question sa réception par les riverains.

Ces opérations réalisées sur des petites communes au profit des habitants des grandes villes environnantes placent les résidents en situation de coprésence avec des visiteurs et risquent d’entraîner des situations de tensions, voire de conflits (Delaplace et Simon, 2017).

L’objet de cet article est d’analyser la politique d’aménagement des BPAL de la région parisienne. Notre focale se tourne plus particulièrement sur leur réception : Quelles craintes manifestent les riverains qui résident dans des petites communes face à l’aménagement d’infrastructures d’intérêt régional destinées à accueillir une importante population urbaine ? La population locale s’approprie-t-elle ce nouvel espace ou cette enclave lui est-elle retirée pour être dévolue aux visiteurs ? Ce questionnement nous amène à définir deux hypothèses de travail.

  • L’initiative et le pilotage par l’État et la région créent une tension à l’échelle locale.

  • L’aménagement des BPAL à destination des populations urbaines environnantes déclenche chez les résidents un sentiment de dépossession.

La dépossession foncière est un phénomène souvent constaté dans des dynamiques colonialistes (Thénault, 2017) ou des implantations industrielles (Barjot, 2015). Le tourisme s’inscrit également dans cette liste, comme le constate Alexandre Magnan (2007) à propos des plages de l’île Maurice. La dépossession foncière est une conséquence des implantations touristiques. Les efforts d’aménagement à destination des visiteurs passent, dans certains cas, par l’éloignement de la population autochtone. La dépossession foncière, qu’elle soit la conséquence d’acquisition légale ou d’appropriation symbolique, est source de tensions entre visiteurs et résidents.

Méthodologie

Pour répondre à cette question de recherche, nous mobilisons une approche historique qui s’appuie sur l’analyse qualitative des archives disponibles. Le croisement de différentes sources nous a amenés à rechercher des documents dans différents dépôts d’archives.

L’inventaire des fonds d’archives nous a permis de localiser des documents relatifs aux BPAL dans les archives du ministère en charge des Sports (déposées aux Archives nationales à Pierrefitte-sur-Seine). Différents dossiers sont dédiés aux BPAL ; parmi les documents disponibles, nous avons notamment pu consulter les dossiers liés à l’acquisition des terrains, y compris tous les projets d’aménagement et les documents d’urbanisme. Parmi ces derniers, les archives des enquêtes publiques associées au changement d’affectation des sols nous ont permis de recueillir directement la parole des riverains à l’égard des projets de BPAL.

Les archives du ministère incluent également de nombreux éléments sur la gouvernance des BPAL et notamment la mise en place des syndicats mixtes qui doivent en assurer la gestion. Enfin, les éléments financiers ont été obtenus dans les dossiers spécifiques dédiés aux opérations subventionnées dans le cadre des plans d’investissement en faveur des équipements sportifs et socio-éducatifs.

Des correspondances entre le préfet, les maires et certains acteurs en charge de ces projets ont apporté un éclairage complémentaire souvent précieux, puisqu’ils témoignaient fréquemment des réactions des populations locales.

Les archives du Conseil régional d’Île-de-France (à Paris) se sont avérées moins riches dans la mesure où le Conseil n’a réellement pris en charge les BPAL que dans les années 1980 après les lois de décentralisation, c’est-à-dire après la période de création des bases ; seules des informations éparses ont pu apporter un éclairage à notre analyse.

De précieux documents ont été obtenus aux archives de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme, qui a été en charge de l’aménagement de certaines bases et a réalisé des guides à destination des autres organismes en charge de ce type d’opérations. L’analyse de ces guides nous a aidés à appréhender la conception des BPAL, leurs usages et les types d’aménagement souhaitables.

Les archives privées de l’Union des centres de plein air (UCPA) ont également apporté des informations complémentaires, cette association étant sollicitée par l’État pour assurer l’animation des BPAL. Les documents étudiés portent essentiellement sur les procès-verbaux des conseils d’administration et des assemblées générales.

Enfin, des coupures de presse collectées dans le cadre du suivi des dossiers et disponibles au sein des différentes archives consultées ont permis de compléter nos résultats.

L’ensemble de ces sources a fait l’objet d’une lecture attentive et d’une analyse critique. Si les intentions et les actions des acteurs publics sont bien renseignées, la difficulté a été surtout d’analyser les réactions des acteurs locaux. À ce sujet, les enquêtes publiques ont été la source la plus pertinente dans la mesure où la parole des acteurs était directe. Les articles de presse et la correspondance des administrateurs qui rapportaient l’opinion populaire ont été utilisés de manière plus ponctuelle pour recouper les informations.

Résultats

La création d’un équipement d’intérêt régional : les BPAL

Le développement des BPAL est entamé à la fin des années 1960 sur la base d’une initiative étatique : la circulaire du 20 janvier 1964 qui définit leur nature et engage leur aménagement. L’État va ensuite confier la maîtrise d’ouvrage aux acteurs régionaux qui vont piloter les opérations (Falcoz et Chifflet, 1998). Les acteurs locaux, à l’échelon communal, sont cependant pratiquement absents du dispositif de pilotage. Il est donc intéressant dans un premier temps de voir quelle part leur est réservée dans la gouvernance du dispositif pour révéler leur relative implication, ce qui permettrait de corroborer la thèse que l’implantation des BPAL aurait engendré une forme de dépossession d’une partie du territoire pour les résidents.

Une initiative d’État

Le concept des sites naturels aménagés pour les activités sportives et de loisirs n’est pas nouveau. Au fur et à mesure du développement urbain, les initiatives ne se sont pas fait attendre pour préserver des espaces verts dans la ville (Langlois, 2000). Les jardins publics se sont multipliés depuis le XIXe siècle. Cette volonté évolue au fil du temps et des emprises plus vastes intégrant des équipements sportifs voient le jour (Lê-Germain, 2001). L’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne les donne à voir à travers plusieurs exemples étrangers dans les numéros 12-13 de ses Cahiers[2]. La France connaît une impulsion forte relative au développement de ces infrastructures en 1964 lorsque l’État s’engage résolument dans leur multiplication.

À partir de 1960, le gouvernement de Charles de Gaulle met en œuvre des investissements de grande envergure dans ses plans quinquennaux pour modifier le visage de la France. Les équipements socio-éducatifs sont inscrits dans ces plans dès 1961, ce qui leur permet de bénéficier de moyens financiers très importants. Cette politique pilotée par le Haut Commissaire à la jeunesse et aux sports, Maurice Herzog, s’avère dynamique et bénéficie de conditions économiques favorables (Callède, 2000). Les opérations se multiplient et des milliers de stades, de gymnases, de plateaux sportifs et de piscines sont créés (Martin, 1999). Les premières initiatives de développement des BPAL en 1964 s’appuient sur les fonds débloqués par les trois plans quinquennaux successifs en faveur des équipements socio-éducatifs[3].

Ces équipements sont atypiques. Leur invention en France est la conséquence du travail d’une commission dédiée à la réflexion sur le développement des sports de plein air (Blondel, 2009). Les recommandations qui concluent ces travaux préconisent ce type d’équipement qui émerge dans différents pays. En 1964, le Haut Commissaire définit les bases de plein air et de loisirs de la manière suivante : « En résumé, il est convenu d’appeler base de plein air et de loisirs, un complexe réunissant dans un site naturel proche de la population à desservir, les éléments nécessaires à favoriser la pratique des sports et des activités de plein air et d’études culturelles, ainsi que la détente et l’oxygénation[4]. » Le Haut Commissariat à la jeunesse et aux sports joue un rôle important dans la multiplication de ces équipements, notamment en Île-de-France. L’effort financier d’investissement est assuré par l’inscription des BPAL dans les plans d’investissements en faveur d’équipements socio-éducatifs.

En dépit d’une action politique très centralisée, le déploiement des infrastructures s’appuie sur une action déconcentrée dans laquelle les préfets de régions se voient confier une mission de pilotage local (Falcoz et Chifflet, 1998). Les communes sont également fortement impliquées dans le financement des opérations sur les équipements socio-éducatifs, dans la mesure où l’aide de l’État est plafonnée à 50 % du coût de construction et conditionnée par la mise à disposition du foncier par la collectivité locale. Ce fonctionnement qui associe l’État et les collectivités territoriales inspire la définition du mode de pilotage des BPAL.

Un pilotage régional

Les situations sont très différentes d’une région à l’autre. L’Île-de-France est marquée par un niveau d’urbanisation très important et engagée dans une extension de l’espace urbain dans le cadre de l’aménagement des villes nouvelles. Dans cette dynamique, la préservation des espaces de loisirs et de détente dans un environnement naturel pour le bien-être et le loisir de la population urbaine revêt une grande importance. Aussi, le nombre de projets de bases de plein air et de loisirs est très important : pas moins de douze sont prévus autour de Paris. Onze d’entre eux seront finalement retenus pour bénéficier du soutien de l’État.

La réalisation de ces projets se décompose en deux phases (Morel, 1973). La phase initiale d’études, d’acquisitions et de réalisation des premiers aménagements doit permettre l’ouverture au public. Dans ce premier temps, on établit un partenariat entre l’État, le District de la région parisienne et les collectivités locales (conseils généraux et communes) pour l’organisation du travail. Un syndicat mixte rassemble les parties prenantes et le co-financement envisagé prévoit une contribution financière de 40 % de l’État, 40 % du District, et 20 % des collectivités locales. Les premières opérations font comprendre rapidement qu’il est difficile de mobiliser les collectivités locales, si bien que le 19 décembre 1973, le préfet de région propose au District de la région parisienne d’endosser les charges financières dévolues aux collectivités locales (Peat, Marwick, Mitchell, 1976). Ainsi le financement est assuré à 100 % par l’État et le District (voir illustration 1), y compris le coût des acquisitions foncières, contrairement au mode de financement appliqué aux autres équipements socio-éducatifs.

Illustration 1 

Évolution des dotations annuelles (cumulées) accordées pour l’aménagement des 14 bases de plein air et de loisirs

Évolution des dotations annuelles (cumulées) accordées pour l’aménagement des 14 bases de plein air et de loisirs
Source : Jean Fonteneau, 1974, Politique d’aménagement et de gestion des bases de plein air et de loisirs, Rapport présenté au nom de la Commission de l’administration et des finances, juin 1974 (AN 19810453/9).

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L’État accorde une place prépondérante à un pilotage régional qui est, à cette époque, une structure déconcentrée de l’État et non décentralisée, comme elle le deviendra en 1982. Il est prévu dans la seconde phase que les collectivités locales prennent une place plus importante dans le pilotage et le financement.

Sans surprise, la prise en charge financière du projet est à l’image de son pilotage, sous la coupe de l’État. Dans cette première étape essentielle – puisque c’est à ce moment que les projets sont définis – les collectivités locales sont à l’écart et n’ont pas de réel pouvoir de décision. Contrairement aux autres équipements socio-éducatifs pour lesquels elles fournissent le foncier et financent au moins la moitié des coûts de construction, les bases de plein air et de loisirs sont complétement assumées par l’État et le District. Et même s’il est attendu que les collectivités territoriales prennent ensuite le relais, les projets de BPAL restent durablement une initiative d’État qui s’impose aux acteurs locaux.

Rayonnement et attractivité

Au-delà du pilotage et du financement, la conception du projet permet de mesurer le rayonnement de ces infrastructures. Quels publics ont-elles vocation à accueillir ? La circulaire du 20 janvier 1964 indique clairement que les BPAL sont destinées à la « population urbaine proche ».

Dans la définition des projets, cette « proximité » est précisée et quantifiée. L’étude de définition (GEP, 1970) de la base de plein air de Bois-le-Roi y ajoute la population qui bénéficie de la BPAL. Le secteur inclut 186 500 habitants (d’après les prévisions de population en 1975) répartis sur 50 communes, dont deux villes importantes : Fontainebleau et Melun. Au sein de cette population, les habitants de la commune de Bois-le-Roi ne représentent que 1,6 % avec 3044 habitants en 1975 (illustration 2).

Comme les bases de plein air et de loisirs sont tout particulièrement destinées aux jeunes, il faut également compter 13 500 élèves (prévisions pour 1971) du premier cycle, dont près de 80 % sont scolarisés à Melun et à Fontainebleau. Et le second cycle, exclusivement implanté dans ces deux villes, représente 7000 élèves supplémentaires. La lecture que donnent les planificateurs de la base montre sa zone de chalandise prévue. Il en ressort que Bois-le-Roi devient une terre d’accueil pour les populations des communes voisines ; et les habitants de la commune, qui fréquenteront la BPAL, seront donc très largement minoritaires parmi les usagers des lieux.

Illustration 2 

Communes de la zone de chalandise prévisionnelle de la base de plein air et de loisirs de Bois-le-Roi

Communes de la zone de chalandise prévisionnelle de la base de plein air et de loisirs de Bois-le-Roi
Source : GEP Atelier d’urbanisme, 1970, Centre de loisirs de Bois-le-Roi. Principes d’aménagement.

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Si leur prise en compte en tant qu’usagers ne leur laisse que peu de place, il est logique de faire l’hypothèse que l’équipement attire de nouveaux habitants et génère des emplois qui confèrent une plus forte représentation aux Baccots, tant quantitativement que qualitativement. Mais les effets en termes d’attractivité et de développement économique du territoire semblent très mesurés. À la lumière de l’évolution démographique, il apparaît que Bois-le-Roi entretient un niveau de croissance démographique relativement faible jusqu’en 1982 (2782 habitants en 1968 ; 3395 en 1982, soit un taux de croissance annuel de 1,4 %).

Ainsi, si la BPAL a un rayonnement élargi, force est de constater que l’attractivité de la commune est centrée sur la fréquentation de l’équipement par les visiteurs des villes voisines sans engendrer un développement économique particulier sur l’ensemble du territoire communal.

Réactions des résidents

La modification du plan d’occupation des sols passe par une enquête publique qui permet aux riverains de s’exprimer par rapport aux projets d’aménagement proposés. Sur les onze BPAL, toutes ne suscitent pas les mêmes réactions. Schématiquement, il est possible de distinguer deux ordres de réactions.

D’un côté, des villages ou des petites villes vont bénéficier d’équipements publics d’intérêt régional, mais simultanément ces communes et leurs habitants vont devoir accueillir des visiteurs en grand nombre avec les nuisances que cela peut entraîner. Ceux-là réagissent le plus vivement aux projets de BPAL ; ils sont animés de craintes ou subissent directement les conséquences des expropriations liées aux acquisitions foncières.

D’un autre côté, un nombre important de BPAL sont prévues dans les projets d’aménagement des villes nouvelles autour de Paris. Dans le cadre des projets de développement urbain exceptionnels au milieu d’espaces ruraux, la création des BPAL ne suscite pas du tout les mêmes réactions, car elles sont probablement la plus minime des nuisances associées aux projets urbains.

Pour mieux comprendre le sentiment de dépossession foncière, nous allons nous concentrer sur quelques cas qui ont donné lieu à des réactions parfois vives pour appréhender les craintes ou les conflits qu’engendrent l’implantation des bases de plein air et de loisirs, leur aménagement et leur fréquentation. Ces réactions ont principalement été formulées dans les procès-verbaux des enquêtes publiques au cours des étapes préliminaires. Mais certaines se manifestent également plus tard, notamment dans la presse ou des correspondances entre les administrations (disponibles aux archives) lors des opérations d’aménagement successives.

Expropriations

Les bases de loisirs nécessitent, par nature, de grands espaces. Parfois, la cohérence de ces grands ensembles rencontre des intérêts particuliers contradictoires. Le cas de Bois-le-Roi réunit plusieurs de ces difficultés. L’espace envisagé pour la base de loisirs se situe le long de la Seine et part d’un centre équestre existant pour englober une zone de carrière propice à l’aménagement de lacs artificiels[5]. Le site d’implantation idéal provoque deux sources de mécontentement. La première est issue de résidents dont la maison individuelle à usage d’habitation principale jouxte le centre équestre. La seconde émane du propriétaire de la carrière.

Les riverains dont l’habitation est située dans le périmètre du projet sont exposés à une expropriation sitôt la déclaration d’utilité publique publiée. Aussi, ils ne manquent pas de manifester leur mécontentement en évoquant l’intérêt commun pour convaincre : « Il serait en effet étonnant que le Gouvernement engage des dépenses importantes pour l’acquisition d’immeubles bâtis et servant d’habitation principale tandis qu’il existe aux alentours des terrains nus et sans viabilité, Ceux-ci certainement plus commodes à aménager et moins onéreux à l’achat[6]. » Les autres propriétaires concernés sont surtout « inquiets de connaître le montant de leur indemnisation[7] ». Ainsi, ces résidents souhaitent voir la BPAL implantée plus loin. Ils craignent ni plus ni moins l’expulsion, qui pourrait s’accompagner d’un préjudice financier.

Le propriétaire de la carrière est également mécontent de cette implantation, pour d’autres raisons. En effet, l’exploitation ayant été interrompue. Le propriétaire avait souhaité transformer l’usage des lieux. Il avait notamment envisagé de les dédier à un usage de loisirs avec des habitations érigées autour d’un plan d’eau. Cette initiative privée, antérieure au projet de BPAL, avait le même esprit. Aussi, le propriétaire est révolté de voir la puissance publique intervenir au détriment du développement économique lié aux initiatives entrepreneuriales locales :

Il est prévu à l’Ouest du périmètre un secteur d’habitations basses avec jardins (PDUI S3). La Société Civile Immobilière de Sermaize, que je représente, ne proposait pas autre chose à l’Est du périmètre (40 bungalows sur 40 ha avec utilisation commune du bassin) et cela lui a été refusé par la Préfecture de Seine-et-Marne. Pourquoi y a-t-il dans cette affaire deux poids et deux mesures[8]

À nouveau, le sentiment de dépossession des résidents est manifeste quand il ne se double pas d’un sentiment d’injustice, qu’il soit nourri par la crainte d’une sous-évaluation de la valeur des biens immobiliers par les Domaines (Direction de l’immobilier de l’État) ou par la contradiction d’un projet d’entreprise.

À Bois-le-Roi, les résidents retiennent l’attention des pouvoirs publics qui n’ont certainement pas été indifférents aux arguments financiers (les constructions sont estimées à 80 000 francs courants)[9]. Finalement, les maisons sont laissées à leurs propriétaires qui se retrouvent néanmoins en première ligne pour subir les éventuelles nuisances des excursionnistes. Le rachat de la carrière sera l’objet d’un long combat juridique pendant lequel son propriétaire n’aura de cesse de vouloir empêcher la création de la base de plein air et de loisirs pour conserver sa propriété[10].

Usages et usagers des bases de plein air et de loisirs

Les BPAL sont pensées pour l’accueil des populations urbaines pendant les congés de fin de semaine. Même si des usages à destination des publics scolaires sont également envisagés, leur vocation première est de permettre aux citadins de se ressourcer, de se détendre, de pratiquer une activité physique ou sportive. Néanmoins, le temps relativement limité pendant lequel sont fréquentées les BPAL pousse les résidents à se questionner sur la pertinence du déploiement de tels moyens : « La dépense envisagée ne me semble pas d’autre part correspondre à l’utilisation des lieux uniquement par beaux temps, c’est-à-dire pendant une courte période[11]. » Cette contrainte temporelle contribue également à renforcer l’intensité des nuisances lors des pics de fréquentation.

Les bases de plein air et de loisirs ouvrent les petites communes qui les abritent à l’accueil d’une population citadine importante. En effet, l’accessibilité des BPAL, souvent distantes des réseaux de transport en commun existants, est essentiellement pensée pour le transport routier, ce qui peut exposer la commune à des phénomènes de congestion de la circulation lors des pics de fréquentation de fin de semaine.

Les torts anticipés par les riverains sont conséquents : « Nous n’apprécions pas du tout le projet d’une base de loisirs devant amener beaucoup de monde et qui enlèvera à Bois-le-Roi son caractère et son agrément de commune tranquille[12]. » D’autres renchérissent : « Cette installation n’apportera que malheurs et ennuis à la population de la Commune sans aucun avantage que d’y amener toute une population hétéroclite qui se dispersera dans la localité pour y semer le désordre, le chaos, donc cette petite commune ne sera plus habitable pour ceux qui aiment le calme et la tranquillité[13]. » Ces propos illustrent les sentiments des habitants opposés au projet de BPAL. Ce lieu qui a vocation à offrir un espace de détente pour les citadins constitue une source d’inquiétude pour les riverains de l’infrastructure. Ainsi, la coprésence des citadins et des riverains révèle un changement de statut pour la commune d’implantation de la BPAL : l’arrivée des visiteurs des villes voisines, dans des proportions démesurées par rapport à la population locale, transforme le village en un terrain de jeu, un satellite de la ville dont l’orbite n’est pas centrée sur sa population mais sur celle de l’agglomération voisine.

Dépossession ou usage des bases de plein air et de loisirs par les résidents ?

Le sentiment de dépossession qu’engendre cette situation est clairement perceptible dans les réactions des habitants. Rares sont ceux qui se réjouissent de disposer d’un équipement d’intérêt régional à leur porte. Ils ont davantage l’impression d’être mis à la porte de leur propre territoire. Ce sentiment peut surprendre dans la mesure où il s’agit d’équipements publics en accès libre. Pourtant, ce discours revient fréquemment et avec force sous la plume de différents habitants dont l’extrait suivant est représentatif : « Je fais toutes réserves sur l’installation de ce plan sur le territoire de la commune de Bois-le-Roi, et sur le préjudice qui peut résulter pour ses habitants à une dépossession importante du territoire de leur commune soustrait à la propriété privée[14]. » Outre les protestations isolées des habitants repérées dans les archives des enquêtes publiques, certains d’entre eux se réunissent et s’organisent pour défendre leurs idées, à l’image du Syndicat de défense de l’environnement de Bois-le-Roi et des communes environnantes, qui rassemble près de 300 adhérents (Breittmayer, 1972).

À Jablines, une affaire émerge autour du projet de base de plein et de loisirs, déclenchant une mobilisation collective qui démontre à quel point ces infrastructures paraissent comme des terres brûlées pour les habitants. L’emprise foncière sur laquelle doit être établie la base de plein air et de loisirs de Jablines-Aneth comprend plusieurs terrains de sports. Ces derniers sont utilisés par les associations sportives locales. Le plan d’aménagement de la BPAL fait craindre aux habitants la disparition des terrains et, donc, un coup de frein brutal dans le développement de la vie associative de la commune. Alors que la BPAL est composée d’espaces de loisirs et de terrains de sports, qu’elle a vocation à rendre la pratique plus accessible, les habitants redoutent une « perte radicale et définitive » de leurs espaces sportifs. Loin d’être le fait de la méprise d’un individu isolé, ce sentiment est partagé au point de susciter une pétition, qui recueille 215 signatures[15]. Cette mobilisation incite les élus à se joindre au collectif pour porter le message de leurs administrés et réclamer la continuité du service public en garantissant l’accessibilité aux terrains de sports.

Cet épisode local révèle bien le profond sentiment de dépossession de leur territoire que vivent les résidents des communes qui accueillent ces infrastructures. Les riverains ne se projettent quasiment pas comme usagers des BPAL et considèrent l’espace dévolu à ces équipements comme perdu. Au-delà du phénomène d’expropriation évoqué précédemment qui touche un nombre très restreint d’individus, il y a une représentation partagée de dépossession foncière tout à fait comparable à celle que ressentent les riverains menacés d’expropriation. Les habitants perdent un espace qui ne leur est symboliquement plus accessible et qui devient celui des citadins des grandes villes périphériques.

Vers une reconquête ?

Au milieu des années 1970, soit quelques années après l’ouverture des premières bases de plein air et de loisirs, il est possible d’observer de nouvelles réactions des résidents face aux nouveaux aménagements envisagés. Les bases de plein air sont en effet pensées dès l’origine pour être évolutives afin de s’adapter aux attentes de la population et notamment à l’émergence de nouvelles pratiques de loisirs.

Au cours des années 1970, par exemple, de nouvelles pratiques sportives se développent, notamment dans le domaine des sports de nature (Pociello, 1995). Le retour à la nature qui s’exprime dans ces activités de loisirs est le témoin d’un mouvement plus large qui expose une nouvelle forme du rapport à l’environnement. Ces nouvelles conceptions de la relation entre l’homme et la nature (Matagne, 2003) s’expriment également en politique avec l’apparition des groupes écologistes, mais aussi dans les conceptions de l’aménagement du territoire. L’expertise technique qui permettait d’envisager tous types d’aménagements en tous lieux s’ouvre à des idées d’intégration paysagère et environnementale.

Dans ce contexte, les projets d’aménagements et de façonnage de la nature dans les bases de plein air et de loisirs soulèvent de nouvelles critiques. Il n’est plus question de détruire un espace naturel avec un bulldozer pour le reconstruire à la tractopelle tel que l’a conçu un paysagiste. Citons par exemple un projet d’aménagement sur la BPAL de Draveil qui prévoit de remodeler un espace vert. Ce projet coûteux envisage notamment de couper des arbres pour redessiner le terrain, et en planter de nouveaux. Le projet est critiqué pour son aberration environnementale. Bien entendu, il y a également un enjeu financier qui donne davantage de sens à la protestation. Finalement, la Commission des sites de l’Essonne interrompt le projet planifié par la Direction départementale de l’équipement (Boyer et al., 1977).

Les phénomènes de mobilisation des résidents donnent à voir, d’une part, cette nouvelle vision de l’aménagement et, d’autre part, un nouveau rapport à la base de plein air et de loisirs. En effet, la constitution d’un discours critique et d’une mobilisation collective contre des projets d’aménagements confirme qu’avec le temps, les résidents se sont approprié l’espace. Le phénomène de dépossession lié aux projets d’aménagements est temporaire et s’est estompé après l’ouverture des bases de plein air et de loisirs, dès que les résidents ont pu à nouveau fréquenter physiquement le lieu. Néanmoins, le rapport aux visiteurs qui viennent des villes voisines reste compliqué, car chaque nouvelle opération d’aménagement qui leur est destinée est une nouvelle atteinte au territoire qu’il convient de préserver.

L’exemple de la BPAL de Buthiers est intéressant à analyser. Un projet d’ouverture d’un camping émerge au milieu des années 1970. Ce projet est tout à fait conforme à l’esprit des bases de loisirs qui doivent pouvoir accueillir les citadins pendant les congés de fin de semaine. Ainsi, différents types d’hébergement sont envisagés à proximité de certaines bases et a fortiori celles à proximité de la forêt de Fontainebleau qui sont sensiblement plus éloignées des centres urbains, mais dont la pertinence ne fait aucun doute en raison du caractère exceptionnel du site naturel.

Ce projet suscite une vive réaction. Une association est créée pour représenter le collectif qui se mobilise contre le projet. Cette organisation, enregistrée sous le nom d’Association pour la défense du site de Buthiers, engage un combat contre l’implantation du camping et se saisit de la législation récente sur la protection de l’environnement pour construire son argumentaire. Elle se repose sur l’article 2 du décret du 9 février 1968 qui stipule qu’une dérogation est nécessaire pour l’installation d’un camping sur un site classé, inscrit ou protégé. Dès lors, l’association évoque la fragilité du sol qui ne serait pas adapté à l’accueil d’un hébergement de plein air et s’appuie sur le classement du site pour contester durant les années 1976 et 1977 le projet de camping qui, finalement, avortera.

Ces épisodes révèlent le caractère éphémère du sentiment de dépossession, mais ne contredisent pas la résistance des résidents pour limiter la présence des visiteurs d’un jour ou d’une fin de semaine. La préservation du site est importante, d’autant plus quand la menace vient du visiteur dont la fréquentation pourrait s’accroître au détriment de la préservation du lieu. Dès lors, la mobilisation collective reste le moyen le plus fréquemment utilisé pour se faire entendre des décideurs.

L’impact environnemental des visiteurs

La problématique environnementale rejaillit quelques années plus tard sur le même site. Cette fois-ci elle est spécifiquement liée à une question d’assainissement : la station d’épuration dont dépend la base de plein air et de loisirs accuse des défaillances qui entraînent des rejets dans la rivière qui poursuit son cours jusque dans l’Essonne. L’Association de défense et de sauvegarde de la vallée de l’Essonne moyenne (ADSVEM) ne manque pas de signaler le problème à la direction de la base et au Conseil régional. Le président de l’association, Daniel Sabatier, met en cause la responsabilité de la BPAL dont l’occupation épisodique avec des pics de fréquentation très importants en période estivale ou la fin de semaine met à défaut la station d’épuration[16].

Le traitement du problème est différé pour être intégré dans une réflexion d’ensemble sur le schéma directeur d’assainissement. Mais les études techniques concluent aux besoins spécifiques de la base de plein air et de loisirs compte tenu de sa localisation sur le bassin versant. Dès lors, les résidents constatent que les travaux engagés au profit de la BPAL interviennent de manière prioritaire, tandis que certains hameaux des villages alentours ne disposent pas d’un réseau d’assainissement satisfaisant et n’ont pas la possibilité d’être mis en réseau avec la station d’épuration de BPAL. Cet épisode s’ajoute au précédent pour renforcer le fait que les bases de plein air et de loisirs sont une nuisance environnementale. Leur fréquentation regroupée sur de courtes périodes met à défaut les réseaux locaux. Et malgré les préjudices subis par les riverains, les efforts d’investissement de la collectivité sont toujours concentrés au profit de la BPAL et semblent échapper aux besoins fondamentaux des habitants.

Une responsabilité de fait

Les BPAL sont gérées par un syndicat qui réunit des personnalités des collectivités investies, y compris la ou les communes sur la(les)quelle(s) elles sont implantées. En dépit de ce partage des responsabilités et surtout du financement qui incombent davantage aux conseils généraux et régionaux, la loi française reste la même sur un point particulier : le pouvoir de police des maires. Ces derniers ont en effet la responsabilité de garantir la salubrité publique sur le territoire communal, et ce, quel que soit le gestionnaire ou le délégataire en charge de l’équipement. Aussi une défaillance de l’infrastructure qui ne serait pas dimensionnée convenablement ou mal pensée au point que cela entraîne des risques pour la population incomberait aux maires.

La base de plein air et de loisirs Jablines-Aneth finit par connaître un vif succès. Ses équipements sportifs et la dynamique de l’association de gestion qui organise des événements attractifs engendrent des pics de fréquentation qui mettent à défaut l’infrastructure. Et, rapidement, des problèmes de sécurité et de gestion de la circulation et des stationnements surgissent.

Le maire de Jablines, représentant de la mairie au sein du Syndicat de gestion, fait savoir son mécontentement et souhaite que la base puisse absorber les flux qu’elle génère dans des conditions de sécurité satisfaisantes. Une solution alternative de mise à disposition d’un pré pour offrir une zone de stationnement complémentaire est envisagée par les gestionnaires, mais la sous-préfecture dénonce les risques liés à cette solution provisoire. Le maire et son conseil municipal prennent la décision qui leur incombe et enjoignent le gestionnaire de la base à assurer l’accueil et la sécurité du public au sein de son enceinte sans faire rejaillir plus largement sur la commune les nuisances et les risques[17].

Ce dernier exemple révèle une fois encore les difficultés et les nuisances qu’engendre la BPAL sur la commune d’accueil. Le conseil municipal rejette la responsabilité et les risques liés à la fréquentation des nombreux visiteurs que la commune n’est pas en mesure de gérer.

Conclusion

Le développement des bases de plein air et de loisirs en France illustre les résistances de la population locale face à un équipement de loisirs qui draine une population démesurément grande par rapport à la taille de la commune d’accueil. Au démarrage des projets d’aménagement, l’État et la préfecture de région dirigent les opérations, même si une gouvernance partagée doit permettre, à terme, de donner une place plus importante aux acteurs locaux.

Dès lors, les heurts surviennent dans la première étape délicate de la mise en œuvre : l’acquisition foncière. Celle-ci passe par une procédure de requalification de l’espace prévu qui nécessite une enquête publique. Outre la perspective d’expropriation qui touche quelques habitants, les plaintes de toutes natures affluent et donnent à voir les nuisances que les habitants craignent à la suite de l’aménagement des BPAL.

Ce qui ressort principalement de ces discours, c’est le sentiment de dépossession chez les habitants d’une partie de leur territoire. L’aménagement d’une base de plein air et de loisirs n’est pas perçu comme une opportunité de bénéficier d’un équipement de loisir, mais comme la perte d’un espace qui serait dévolu à des visiteurs extérieurs. L’État justifie effectivement sa démarche en mettant en avant l’intérêt général (Cabalion, 2014). Et la venue des visiteurs est perçue par les habitants comme néfaste au caractère de ces petits villages ou villes. Dans l’ensemble, les bases de plein air et de loisirs apparaissent comme des lieux que l’on soustrait aux habitants pour les confier à de trop nombreux visiteurs. Ce phénomène est moins perceptible pour les BPAL situées au cœur des villes nouvelles, par exemple à Cergy-Pontoise, étudiée par Antoine Marsac (2011), dans la mesure où les opérations de construction de grande ampleur représentent une nuisance nettement plus forte. Les BPAL constituent alors un espace préservé de l’urbanisation galopante.

Il faut reconnaître que ces implantations sont à l’initiative de l’État, appuyé par les régions. Les acteurs municipaux sont présents dans les syndicats qui doivent assurer la gestion des bases de plein air et de loisirs, mais en minorité. Et comme les habitants de la commune d’implantation sont également minoritaires parmi les usagers, leur capacité à peser sur le projet est réduite. Ils sont donc amenés à structurer des actions plus visibles sur la scène publique à travers des pétitions ou des associations de défense à même de poursuivre en justice les aménageurs.