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Depuis des décennies, la recherche de croissance économique s’est accompagnée de répercussions qui ont amplifié la dégradation de l’environnement et les écarts sociaux (Miletzki et Broten, 2017). À partir des récentes décennies, on a assisté à une prise de conscience concernant les questions écologique et sociale, qui s’est cristallisée avec l’émergence du concept de développement durable, un mode de développement alternatif de plus en plus appuyé par les instances internationales (ONU, 2015). La sphère managériale s’est aussi mobilisée pour la cause du développement durable avec la diffusion croissante de la logique de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) (Acquier et Aggeri, 2015). La mise en œuvre de la RSE se traduit pour l’entreprise par l’intégration d’objectifs écologiques et sociaux en plus de ceux économiques. Le concept de RSE a connu une propagation croissante au début des années 2000 avec les scandales écologiques, financiers et sociétaires qui ont frappé certains grands groupes américains et européens. S’ils ont eu des conséquences immédiates désastreuses, les cas d’Enron, de Shell, de Worldcom ou encore de Xerox ont servi à éveiller l’intérêt pour l’éthique des affaires, amenant les entreprises à (re)decouvrir l’intérêt de la RSE (Acquier et Gond, 2007).

Comme la plupart des autres secteurs de l’économie, le secteur touristique a lui-même intégré des visées responsables dans sa ligne d’action. On a ainsi assisté à l’émergence du tourisme durable comme étant une forme de tourisme intégrant les principes du développement durable. Soutenu par les bailleurs de fonds internationaux et plébiscité par le public, le tourisme durable se diffusera crescendo dès le début des années 1990 pour s’établir comme un modèle d’affaires de référence dans le secteur à partir du milieu des années 2000. Certains auteurs pensent même que les stratégies touristiques devront impérativement dans le futur s’engager vers une planification du tourisme durable (Leroux et Pupion, 2014). Néanmoins, la transposition de la RSE au secteur touristique est porteuse des mêmes appréhensions que le concept ne cesse de soulever tant chez les théoriciens que les praticiens du management (Pickel-Chevalier et Knafou, 2011). En effet, la mise en œuvre par les entreprises des démarches de RSE est loin de faire l’unanimité et suscite diverses controverses (Allouche et al., 2004 ; Scherer et Palazzo, 2011). Le présent article s’intéresse à la différenciation qui peut exister entre les visées environnementale et sociale lors du déploiement de la RSE. À ce titre, il convient de rappeler que l’harmonie entre les trois visées – écologique, sociale et économique – ne semble pas être garantie dans la pratique, à tel point que certains la qualifient d’utopique (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2006). Ainsi le tourisme, en dépit de son passage prononcé à la RSE, reste montré du doigt pour sa responsabilité dans le réchauffement climatique et d’autres problèmes environnementaux (dégradation des sites naturels, pollution, surexploitation et destruction de ressources naturelles…) et sociaux (impact sur la préservation des traditions culturelles et du patrimoine) (Durif et al., 2017).

Les tensions entre les objectifs économique et sociétal ayant fait l’objet de plusieurs débats largement rapportés dans la littérature sur la RSE (Allouche et al., 2004 ; Scherer et Palazzo, 2011 ; Den Hond et al., 2016), l’objectif du présent article est d’examiner le degré de convergence entre les orientations sociale et écologique dans la pratique des entreprises touristiques. La problématique traitée ici repose sur le constat suivant : les visées sociale et environnementale liées au concept de responsabilité sociale de l’entreprise sont basées sur des stratégies de mise en œuvre différentes qui répondent à des attentes émanant de parties prenantes différentes. En même temps, elles sont supposées servir une finalité unique, celle de l’harmonie entre l’entreprise et son environnement. Dès lors, il apparaît légitime de s’intéresser au degré de convergence entre les finalités économique et sociale, notamment dans le secteur de l’hôtellerie, fortement soumis aux aléas de la demande, devenue sensible à la question de la durabilité. La problématique que nous examinons est d’autant plus pertinente pour les régions où l’hôtellerie revêt une importance sociale de premier plan, comme c’est le cas en Tunisie. Pour examiner empiriquement cette question, nous nous sommes intéressés au cas de trois entreprises hôtelières dont nous avons évalué les réalisations concrètes en matière sociale et environnementale. Le présent texte est structuré en deux parties. La première est consacrée à la présentation de la notion de RSE et aux appréhensions que suscite sa mise en place, notamment dans le secteur touristique. La deuxième partie du texte quant à elle est dédiée à l’étude empirique.

Le développement durable et la responsabilité sociale de l’entreprise

Dans son expression et son sens actuels, la responsabilité sociale de l’entreprise est essentiellement liée au contexte nord-américain de l’après-Deuxième Guerre mondiale. C’est l’ouvrage The Social Responsibilities of the Businessman d’Howard Bowen en 1953 qui marque l’avènement du concept et le début de la recherche y afférente (Carroll, 1999). Ce concept correspondrait à l’intégration par l’entreprise d’objectifs sociaux en plus de ceux économiques dans l’intérêt commun de l’entreprise et de la société. La RSE a donné lieu à l’émergence d’un nouvel espace théorique, à savoir le courant Business and Society s’intéressant aux relations entre l’entreprise et son environnement sociétal (Acquier et Gond, 2007). Suscitant un engouement et quelques controverses de la part d’universitaires libéraux lors de la période des trente glorieuses, la recherche sur la RSE diminuera d’intensité à partir du milieu des années 1980 (Caroll, 1999) pour revenir graduellement sur le devant de la scène avec l’apparition du concept de développement durable, mais surtout au début des années 2000, à la faveur de l’émotion suscitée par les scandales sociétaires du début du siècle (affaires Enron, Xerox, Worldcom…) et de la demande d’un modèle de gestion des entreprises plus soucieux de l’éthique (Daudé et Noël-Lemaître, 2006).

Le développement durable, pour sa part, correspond à une exigence née de la prise de conscience de la fragilité des ressources naturelles et des déséquilibres qui frappent la planète sur les plans macro-économique, environnemental et social. Selon Michel Capron et Françoise Quairel-Lanoizelée (2007 : 13), « Le développement durable a donné lieu à des centaines de définitions et c’est un concept qui se construit et évolue au gré de la dynamique des acteurs qui en sont porteurs. » La définition la plus consensuelle en la matière reste celle qui a été établie par le rapport Brundtland en 1987 et qui a été reprise ultérieurement dans le cadre des objectifs du développement durable dans l’Agenda 2030 de l’Organisation des Nations Unies (ONU) (Parkes et al., 2017). Il s’agirait d’un « développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Depuis, les initiatives se sont multipliées sur le plan international pour promouvoir l’idée de développement durable. Le réchauffement climatique et la prise de conscience écologique ont contribué à cette diffusion. Avec les années et malgré des résistances parfois vives, le monde des affaires semble de moins en moins réticent à accepter le concept (Glavas et Mish, 2015).

La RSE est fréquemment utilisée dans la littérature managériale comme synonyme du développement durable (Ivanaj et McIntyre, 2006 ; Parkes et al., 2017). Or, bien qu’ils soient proches, il existe une différence entre ces deux concepts. Pour Bénédicte Daudé et Christine Noël-Lemaître (2006), la notion de développement durable est une notion politique qui s’applique, avant tout, aux États dans la définition de leur politique économique et sociale. Néanmoins, ce concept est supposé intégrer plus largement la société, notamment les entreprises, pour être effectivement mis en œuvre. Wayne Visser (2015) avance même qu’espérer réaliser les objectifs ambitieux du développement sans transformation de l’entreprise ne serait qu’un vœu pieux. Ainsi, le développement durable est sujet à un déploiement en entreprise qui consiste en l’adoption de pratiques socialement responsables par les diverses fonctions de la firme. Même si l’historique et l’évolution conceptuelle de la RSE sont bien plus complexes[1], cette notion apparaît le plus souvent comme l’appropriation du développement durable par les entreprises et renvoie à leur engagement sur les registres écologique et social (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004). D’ailleurs, c’est dans le cadre institutionnel onusien établi pour promouvoir le développement durable que des initiatives orientées vers le monde de l’entreprise comme le Pacte mondial[2] ou les Principes de l’éducation responsable en management[3] ont vu le jour (Parkes et al., 2017). Nous présentons ci-après la mise en œuvre par l’entreprise des principes du développement durable dans le cadre de la RSE.

La RSE en pratique

Sur le plan des prérogatives et au fil des années, la RSE s’est intéressée à des sujets tels que l’écologie, la guerre, la discrimination raciale, l’égalité des sexes, le travail des enfants ou encore la réduction des écarts sociaux (Igalens, 2003). En plus de s’intéresser à la contribution de l’entreprise dans la limitation de ces « grands problèmes de société », la RSE renvoie à une philosophie de gestion inspirée du courant de l’éthique des affaires. Dans le sillage de la RSE, plusieurs approches théoriques ont vu le jour à l’instar de la performance sociale de l’entreprise, l’analyse des parties prenantes ou encore l’entreprise citoyenne. L’approche dite du « triple résultat » (triple bottom line) en est une qui résulte du rapprochement de la réflexion sur la RSE avec les principes du développement durable. Ainsi, en référence à ce dernier, trois dimensions sont énoncées comme base pour orienter l’action de l’entreprise : l’efficacité économique, l’équité sociale et la viabilité environnementale (Glavas et Mish, 2015).

Le triple résultat servirait alors de plateforme pour fixer les objectifs de l’entreprise. Une firme responsable chercherait à réaliser l’équilibre le plus harmonieux possible entre ces trois dimensions de telle sorte qu’elle conjugue trois objectifs : prospérité économique, justice sociale et respect de l’environnement. Il s’agit là d’une « approche holistique qui suppose de mêler étroitement les trois dimensions dans une perspective globale intégrée de la responsabilité » (Capron, 2003 : 22). En ajoutant d’autres finalités à celle économique, la RSE a l’ambition de transformer l’entreprise par la diffusion de la logique du développement durable à tous les niveaux organisationnels ainsi que dans les interactions avec toutes les parties prenantes internes et externes (Visser, 2015). Néanmoins, cet objectif d’harmonisation entre les trois différentes visées de la RSE semble difficilement réalisable. Il n’existe toujours pas d’outils permettant d’évaluer la réalisation simultanée de ces trois finalités. Robert Coulon (2006) constate que les entreprises, du moins en France, auraient plus d’aisance à avancer dans le volet écologique plutôt que social. La RSE ferait progresser les pratiques de gestion environnementale bien plus que celles relatives à la gestion des ressources humaines (GRH).

L’un des risques qui a été souligné à plusieurs reprises dans la littérature managériale est celui du manque de crédibilité des démarches de RSE (Allouche et al., 2004) restées ancrées dans des logiques d’entreprise trop conciliantes à l’égard d’un mode de management classique (Visser, 2015). Moez Ben Yedder et Farid Zaddem (2009), dans leur recension des débats et des polémiques sur la RSE, relèvent l’utilisation instrumentale et publicitaire du concept, polémique toujours d’actualité (Devin, 2016). Les auteurs mentionnent les travaux de Peter Frankental (2001) qui, dans un article intitulé « La RSE est-elle une invention de la fonction relations publiques ? » [notre traduction], affirme que sur le plan organisationnel, la RSE est le plus souvent rattachée aux unités chargées des relations publiques. La RSE serait ainsi une fonction périphérique loin d’être partagée par les différents échelons de l’organisation. Ben Yedder et Zaddem (2009) évoquent également les conclusions rapportées par Jacquie L’Etang (1994), pour qui les activités liées à la RSE sont tellement interconnectées aux départements des relations publiques qu’il est évident que, dans la pratique, la RSE est considérée comme un outil des relations publiques. L’utilisation instrumentale de la RSE soulève des controverses associées au concept et éveille la réticence du public à son endroit (Devin, 2016). Le public dénoncerait des pratiques péjorativement qualifiées de greenwashing et qui n’auraient pour seule finalité que de maquiller l’image de l’entreprise (Dupuis, 2007).

Si le bien-fondé du développement durable en tant que vision alternative du développement plus respectueuse de l’Homme et de son environnement ne fait aucun doute, sa mise en pratique par les entreprises à travers la RSE n’est pas exempte d’ambiguïté (Glavas et Mish, 2015). Plusieurs voix se sont élevées contre une application de la RSE qui ne permettrait pas d’atteindre les objectifs du développement durable (Marcotte et al., 2017 ; Burrai et al., 2019). La critique apportée par Visser (2015) et l’alternative qu’il propose font partie des points de vue les plus exhaustifs sur la question (Séraphin, 2016). Cet auteur énonce en huit points les changements à mettre en œuvre par les entreprises qui désirent s’engager sur la voie de la durabilité. Le premier changement qu’il propose consiste à faire éclore dans les entreprises un leadership transformationnel plus soucieux des intérêts des parties prenantes que de ses propres désirs. Cela nécessite la révision des critères d’évaluation des leaders. En deuxième lieu, Visser propose la réforme des orientations fondamentales des entreprises afin qu’elles intègrent la notion de durabilité. Un changement idéal devrait toucher tant leur culture que leur mission. Son troisième point porte sur l’importance de la transition technologique par l’adoption des technologies durables pouvant apporter des solutions au défi environnemental. Le quatrième changement concerne le renforcement de la transparence à travers la publication de l’information environnementale par les entreprises. L’implication des parties prenantes, cinquième changement, passe par une plus grande attention portée par l’entreprise à ces dernières, notamment par le biais du suivi de leur mobilisation sur les réseaux sociaux. Sixièmement, Visser appelle à la renaissance de la RSE, devenue peu efficace ; ce concept méritant d’être revisité afin de contribuer à une plus grande harmonie entre l’entreprise et son environnement. Le septième changement s’intéresse aussi à la RSE ; il s’agit de faire en sorte que les valeurs partagées par la société soient à la base de la refondation du concept. Enfin, Visser appelle les entreprises à une réflexion prospective en vue de préparer le futur désiré par la société plutôt que de le subir.

Entre le niveau organisationnel, celui de la RSE, et le niveau institutionnel qui correspond développement durable, il y a le niveau sectoriel qui lui-même est affecté par la tendance (Visser, 2015). On a ainsi assisté ces dernières années à une conversion en chaîne de plusieurs secteurs de l’économie avec l’apparition de la finance responsable et des fonds de placement éthiques et, plus récemment, du financement participatif (Lehner, 2016), qui ont joué un rôle moteur dans la diffusion de la RSE et du développement durable dans des pans entiers de la vie économique (Déjean et Gond, 2004 ; Lehner, 2016). Nous allons dans ce qui suit nous intéresser à la transposition du développement durable dans un secteur particulier, celui du tourisme.

Le tourisme durable

Pour Catherine Dreyfus-Signoles (2002), le secteur touristique s’est officiellement approprié le concept du développement durable en 1995 avec la Conférence mondiale du tourisme durable. L’Organisation mondiale du tourisme[4] a alors publié la Charte du tourisme durable. « La notion de tourisme durable est directement déduite de celle de développement durable. Il s’agit d’une forme de développement touristique qui doit permettre de répondre aux besoins des touristes tout en préservant les chances du futur » (Amirou et al., 2005 : 90) et qui est corollaire de l’idée de développement durable dans le secteur touristique, sans toutefois s’y réduire (Marcotte et al., 2017). Le tourisme durable est une conception relativement récente du tourisme qui est apparue avec la poussée de mouvements liés à la protection des environnements naturels et humains portés par la société civile dans les pays développés (Leroux et Pupion, 2014). Ce passage d’une conception purement économique de l’activité touristique ne s’est pas fait sans peine (Burrai et al., 2019) et a donné lieu à des pratiques très diverses selon le type d’activité et la région qui le met en place (Hillali, 2003).

Divers indicateurs ont été mis en œuvre pour rendre compte du degré d’engagement du secteur touristique sur la voie du tourisme durable. Cependant, il existe beaucoup d’appréhensions quant à la pertinence de ces indicateurs du fait de la spécificité et de la complexité du secteur touristique (Marcotte et al., 2017). Jean-Paul Ceron et Ghislain Dubois (2003) ont, par exemple, insisté sur la nécessité d’améliorer les indicateurs et les systèmes d’informations existants en la matière en prenant en considération la nature des besoins auxquels les informations sont censées répondre, la possibilité d’adaptation géographique des échelles utilisées ainsi que le type de politique de développement durable que l’évaluation par ces indicateurs pourrait encourager.

Depuis l’émergence du tourisme durable, on a assisté à de nombreux changements quant au concept et à ses applications. Ces changements concernent tant les manières de faire, les attentes des visiteurs à l’égard du secteur, le cadre juridique, que les recherches sur la notion (Marcotte et al., 2017). Le tourisme durable est souvent confondu avec l’écotourisme. Le terme « écotourisme » a fait son apparition dans les années 1970. Il est plus généralement défini comme étant un voyage aux espaces naturels fait de manière à préserver l’environnement et améliorer le bien-être des populations locales (Zhang, 2008). L’écotourisme peut être considéré comme une forme de tourisme durable sans pour autant en être la forme exclusive (Dodds, 2012 ; Leroux et Pupion, 2014). Le tourisme durable englobe, en fait, toute forme de tourisme qui « assure un développement économique inscrit durablement dans le long terme, à la fois respectueux des ressources environnementales et socioculturelles et respectueux des hommes, visiteurs, salariés du secteur et populations d’accueil[5] ». Géraldine Froger (2012) énumère ainsi plusieurs variantes du tourisme durable allant du tourisme solidaire au tourisme communautaire, en passant par le tourisme vert.

L’un des fondements du développement durable est la justice sociale (Glavas et Mish, 2015 ; Parkes et al., 2017). Bien que la préoccupation à l’égard des salariés soit prise en compte dans la définition donnée au tourisme durable, cet aspect ne semble pas jouir de la même importance que l’aspect environnemental dans le cadre de la réflexion sur ce concept. L’examen des Critères mondiaux pour le tourisme durable[6] élaborés par l’Organisation mondiale du tourisme témoigne de cette tendance (Burrai et al., 2019). Ainsi, sur les quatre catégories comprenant plus d’une vingtaine de critères répartis en plusieurs sous-rubriques, des thèmes liés aux conditions de travail dans le secteur apparaissent uniquement à trois reprises. On retrouve ainsi une mention relative au respect des lois réglementant le travail par les intervenants en matière d’écotourisme. L’équité du travail entre les genres et la limitation (et non l’interdiction) du travail des enfants est mentionnée dans la catégorie des critères relatifs à la maximisation des avantages économiques et sociaux. Enfin, l’exigence d’un salaire minimum est rappelée dans cette même catégorie. En matière de qualité des conditions de travail, les critères du tourisme durable sont donc en deçà même des normes fondamentales de travail de l’Organisation internationale du travail qui stipulent l’abolition effective du travail des enfants et la discrimination en matière d’emploi et de salaire, l’élimination du travail forcé, la liberté d’association et le droit à la négociation collective[7].

À partir de ce qui a été énoncé, il y a lieu de se poser des questions sur la contribution sociale du tourisme durable à la main-d’œuvre qui travaille dans le secteur. Le tourisme durable tel qu’il a été pensé au niveau institutionnel porte les stigmates d’un modèle d’affaires qui pendant longtemps s’est peu soucié de l’aspect social (Burrai et al., 2019). S’il est évident que le tourisme durable peut servir à la conservation écologique, il est plausible de penser que cette activité n’apporte pas autant de garantie aux droits fondamentaux des salariés du tourisme. Cet état de fait peut s’expliquer par la disparité entre l’intérêt porté à l’écologie et celui porté aux ressources humaines. Le premier est entre autres motivé par l’attrait du public envers les activités touristiques en lien avec l’environnement (Laliberté, 2005). Certains spécialistes du secteur ont, par exemple, mis en avant l’opportunité commerciale que pourrait constituer l’écotourisme (Herbig et O’Hara, 1997 ; Singh et al., 2007, Durif et al., 2017). La question qui se pose alors est de savoir si dans le secteur touristique l’orientation environnementale va de pair avec une orientation sociale ou si, motivé par les retombées commerciales, l’intérêt porté à l’écologie dans le secteur touristique serait davantage le signe d’un greenwashing du secteur que d’une réelle adhésion aux principes du développement durable. La littérature concernant le tourisme durable tend à souligner une complémentarité entre les dimensions sociale et écologique (Laliberte, 2005 ; Marcotte et al., 2017) en les opposant parfois ensemble à la dimension économique (Froger, 2012). Les retombées sociales du tourisme feraient ainsi vivre des communautés en leur donnant les moyens de préserver l’environnement. Dans une logique de cercle vertueux, le cadre environnemental devient alors un facteur d’attractivité touristique pour le bien de ces communautés (Laliberté, 2005 ; Marcotte et al., 2017). Pour examiner la nature de la relation entre les dimensions écologique et sociale du tourisme durable, nous avons réalisé une enquête empirique auprès de trois unités hôtelières tunisiennes.

Méthodologie et contexte de l’étude empirique

La méthodologie qualitative a essentiellement pour finalité d’explorer un phénomène et de le comprendre (Miles et Huberman, 2003), ce qui est en adéquation avec la visée de la présente recherche. L’objectif de notre enquête est en effet de comprendre le lien entre les orientations environnementale et sociale dans les unités hôtelières étudiées. Cet objectif découle directement de notre problématique qui s’intéresse aux tensions entre les aspects environnementaux et sociaux du tourisme durable. L’objectif étant exploratoire, notre enquête empirique s’inscrit dans une approche inductive où il s’agit plus de partir de un ou plusieurs cas particuliers pour en tirer des conclusions que de partir de présupposés théoriques établis pour les vérifier dans un contexte donné (George et al., 2005).

Contexte de l’étude

Notre étude empirique a été réalisée en Tunisie à partir de données collectées dans le dernier trimestre de 2010. En matière de tourisme, il s’agit d’un pays où le secteur hôtelier est historiquement fortement imprégné par la logique du tourisme de masse (Saidi, 2017). La Tunisie constitue de ce fait un terrain idéal pour examiner les tensions qui accompagnent la transition du secteur vers un modèle de tourisme durable. Son secteur touristique est considéré comme l’un des plus importants pour l’économie du pays. Depuis son indépendance, la Tunisie, avec la Grèce et le Maroc, est l’une des destinations de choix de la Méditerranée, notamment en matière de tourisme balnéaire de masse (ibid.). Au cours des dernières décennies, plusieurs autres destinations méditerranéennes telles que l’Espagne, la Turquie ou l’Égypte ont émergé et apporté une pression concurrentielle au marché tunisien qui y a riposté essentiellement par la baisse des prix, mais aussi des tentatives de diversification. Trois types de tourisme peuvent ainsi être distingués : balnéaire, culturel et urbain (Zrelli, 2008).

Le tourisme balnéaire représente, de loin, le premier produit offert par la Tunisie. Il est fondé sur la côte, les plages et le climat modéré. La côte tunisienne couvre 1300 kilomètres, dont 200 kilomètres ont été aménagés pour les besoins du tourisme. Le plus gros de la capacité disponible y est également concentré. Le tourisme culturel bénéficie du patrimoine culturel et naturel du pays. Les principales attractions sont constituées des sites archéologiques puniques et romains (Carthage, Utique, Bulla Regia et Dougga), des musées dont le plus célèbre est celui de Bardo, des quartiers urbains historiques ainsi que des sites berbères situés dans les environnements sahariens et, enfin, du cadre désertique au sud du pays. Le tourisme urbain se focalise sur les grandes villes (Tunis, Sfax et Sousse) ; il couvre le segment des clients d’affaires qui est formé principalement par les participants aux différentes manifestations, notamment les réunions, les congrès et les foires. Celles-ci attirent des milliers de touristes et participent à améliorer le taux d’occupation des hôtels urbains. C’est dans la capitale que ce segment est le plus développé, la capacité fonctionnelle de la Tunisie se trouvant principalement dans le Grand Tunis. Cette localisation a l’avantage d’être à proximité de l’aéroport international, des entreprises et de l’administration publique du Grand Tunis et de la banlieue nord de la capitale, lieu de résidence de prédilection du milieu tunisien des affaires.

L’enquête a été réalisée auprès de trois établissements hôteliers dans la région du Grand Tunis. Ce choix est justifié, d’une part, par la plus grande accessibilité de ces sites (Boutin, 2018) et, d’autre part, par la recherche d’un certain niveau d’homogénéité entre les cas étudiés (Yin, 2017). Les trois établissements étudiés sont des hôtels urbains, mais ils se différencient par certaines particularités. Le premier cas examiné, que nous appellerons IKD, est classé trois étoiles. Il a été sélectionné comme établissement pilote dans le cadre d’un programme national pour la diffusion du développement durable. Il appartient à une chaîne nationale d’hôtellerie. Le deuxième établissement, BCL, classé cinq étoiles, fait partie d’une chaîne multinationale qui applique les principes directeurs de la norme ISO 14001[8]. Enfin, nous avons examiné l’hôtel BDR, un hôtel quatre étoiles dirigé par les membres de la famille qui en est propriétaire. La recherche de diversification de l’échantillon a justifié nos choix. Matthew Miles et Michael Huberman (2003) soulignent que la validité des conclusions tirées d’une analyse qualitative est dépendante de la réplication des conclusions d’un cas à un autre, cette validité étant mise à l’épreuve par la diversification des cas. Le nombre de cas étudiés, ici limité à trois, est quant à lui justifié par la nécessaire immersion que commande le caractère exploratoire de notre recherche (Boddy, 2016).

Collecte et analyse des données

La collecte des données a été effectuée par le biais de deux guides d’entretien, l’un directif basé sur des questions fermées et l’autre semi-directif, c’est-à-dire basé sur des questions structurées mais ouvertes. Le premier guide d’entretien (annexe 1) est constitué d’une grille composée d’items inspirés des Critères mondiaux du tourisme durable et plus particulièrement la rubrique liée aux avantages pour l’environnement et à la minimisation des impacts. Sur les quatorze critères de cette rubrique, les cinq derniers, relatifs à la biodiversité, n’ont pas été retenus puisque nous nous sommes intéressés au cas de l’hôtellerie urbaine. Pour davantage d’intelligibilité, deux des items originaux ont été bifurqués. Il s’agit des items relatifs à la consommation d’énergie et à la production d’effet de serre, qui font l’objet chacun d’une description détaillée dans les Critères mondiaux du tourisme durable qui portent plusieurs prescriptions pour leur mise en œuvre. Finalement, une liste de onze items ayant trait à la conservation des ressources et à la réduction de la pollution a été arrêtée. Les répondants qui sont des responsables des unités étudiées ont été interrogés au sujet du respect de ces critères. Un ratio des réponses positives en fonction du nombre total de questions permettra de classer les établissements selon leur degré d’orientation environnementale. Cette évaluation présuppose que l’influence de chaque indicateur a le même poids sur l’orientation environnementale. Ce choix se justifie par le fait que l’Organisation mondiale du tourisme accorde une importance égale à chacun des indicateurs retenus dans le cadre des Critères mondiaux du tourisme durable. À côté de cette évaluation, nous avons tenu compte des éléments émergents, comme les commentaires et les réactions des répondants par rapport à l’enquête menée.

Pour rendre compte de l’orientation sociale des hôtels étudiés, nous avons élaboré un deuxième guide d’entretien (annexe 2) sur la base des centres d’intérêts des salariés établis par Max Clarkson (1995). Trois salariés de chaque hôtel ont ainsi été interviewés sur la manière dont leur établissement traitait ces attentes. Des questions relatives aux salaires et avantages, aux conditions de travail ou encore à la discrimination ont été posées respectivement à un cadre, à un agent de maîtrise et à un ouvrier. Le fait de prendre en considération les trois catégories d’emploi que l’on trouve dans l’établissement constitue une triangulation, autrement dit une multiplication des sources de données au sein d’un même cas (Yin, 2017). Pour Miles et Huberman (2003), ce type de procédé permet d’améliorer la fiabilité de l’analyse. Le tableau 1 présente les conditions de déroulement des entretiens.

Tableau 1 

Déroulement des entretiens

Déroulement des entretiens
Source : Les auteurs

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Le compte rendu des entretiens a été totalement retranscrit et traité avec le logiciel d’analyse qualitative NVivo 8, qui permet une grande aisance dans la manipulation des données recueillies. Fréderic Deschenaux (2007) souligne que les logiciels de la famille NVivo sont particulièrement polyvalents et peuvent être utilisés pour des fins aussi bien d’induction que de déduction. Notre étude s’est limitée à l’utilisation typique du logiciel NVivo, à savoir la démarche de décontextualisation-recontextualisation des données qualitatives (ibid.). Plus concrètement, il s’agissait de mettre de l’ordre dans les verbatim retranscrits qui ont été sortis de leur contexte de rédaction initiale (décontextualisation) pour être classés dans les catégories conceptuelles à la base de l’analyse (recontextualisation) et permettre ainsi la comparaison entre les cas étudiés.

Résultats

L’orientation environnementale des établissements hôteliers

Parmi les trois établissements examinés, c’est IKD qui semble afficher le plus visiblement son orientation environnementale. Cet établissement dispose d’outils de suivi de la consommation d’énergie avec un tableau de bord, un système d’alerte et un audit de cette consommation. Par ailleurs, l’hôtel adhère au Pacte mondial des Nations Unies, un programme de l’institution supranationale pour la promotion du développement durable. Par rapport à notre grille d’évaluation et en fonction des réponses qui ont été recueillies, un score de 82 % a été attribué à IKD. Sur les onze critères examinés, l’établissement en respecte neuf. En revanche, l’hôtel ne traite pas ses eaux usées et n’essaie pas d’utiliser les énergies renouvelables. Au moment de l’entretien, le responsable interrogé a signalé que l’orientation environnementale de l’hôtel était motivée par la recherche d’un gain économique. « La clientèle apprécie notre adhésion au Pacte mondial… Le patron aime bien réaliser des économies, la gestion des déchets nous permet de gagner de la place et la convention avec la société de ramassage des bouteilles est une bonne affaire. » Dans l’hôtel IKD, l’utilisation des produits chimiques est fortement réduite grâce au recours à des sous-traitants spécialisés notamment en matière de nettoyage et d’entretien des locaux. L’hôtel effectue des contrôles fréquents des chaudières afin d’éviter toute surconsommation d’énergie. Il a par ailleurs un contrat avec une société de ramassage de l’huile usée.

Sur la même échelle de notation, BCL obtient un score de 77 %. Dans ce cas aussi et en dépit de l’existence de surface nécessaire à l’utilisation de l’énergie solaire, l’entreprise rechigne à utiliser cette énergie. Contrairement à IKD, BCL traite ses eaux usées, mais continue tout de même à utiliser certains produits chimiques. En matière d’achats, conformément aux directives du siège, l’entreprise ne s’approvisionne que chez des fournisseurs certifiés et contrôle la nature des emballages. Toutefois, l’établissement continue à recourir à des produits jetables. Pour ce qui est des économies d’eau et d’énergie, BCL mise essentiellement sur la sensibilisation, aussi bien de ses clients que de ses agents.

BDR, enfin, obtient un score de 55 %. Par opposition aux deux autres établissements il n’existe pas de critères écologiques en matière d’approvisionnement, ni de procédure de réduction ou de limitation de la combustion du gaz des chaudières, grande source d’émissions polluantes. Les eaux usées ne sont que partiellement traitées et l’utilisation de produits jetables n’est pas proscrite. L’hôtel fait néanmoins certains efforts en matière écologique en limitant l’utilisation de produits chimiques.

S’il existe des différences entre les trois hôtels étudiés, une constante nous semble d’ores et déjà émerger à l’examen de leur orientation environnementale. Il s’agit de l’absence d’une réelle mobilisation autour de la logique du développement durable. En effet, IKD, bien qu’adhérant au Pacte mondial, semble surtout guidé par une recherche du moindre coût ; BCL, du fait de son statut de filiale d’une chaîne multinationale, s’attache à suivre les lignes directrices fixées par la maison mère, alors que BDR est encore peu impliqué en matière d’écologie. L’examen de l’orientation sociale des trois hôtels confirme ce présupposé avec néanmoins une inversion des priorités entre les établissements étudiés.

L’orientation sociale des établissements hôteliers

Les tableaux ci-après sont élaborés sur le modèle d’une matrice à groupement conceptuel. Pour Miles et Huberman (2003), ce type de matrice a d’abord pour but d’aider le lecteur à juger lui-même de la pertinence des conclusions énoncées par le chercheur. Pour les auteurs, ce type de matrice permet de rassembler les items qui vont ensemble, ce qui facilite le rapprochement entre les diverses versions apportées par les informateurs. Nous avons gardé le même modèle de matrice pour chacun des items pour une meilleure lisibilité de l’analyse.

Tableau 2 

La politique générale des établissements étudiés

La politique générale des établissements étudiés
Source : Les auteurs

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Du côté d’IKD, l’accent est mis sur le contrôle du personnel. La multiplication des évaluations a pour but de garantir une qualité de service mais aussi de maintenir une certaine surveillance sur leurs comportements. IKD traite, en effet, son personnel de manière assez traditionnelle et autocratique. Le contraire peut être observé chez BDR où l’accent est mis sur un management participatif qui donne au personnel la possibilité de décider et de travailler en équipe. Chez BCL, enfin, l’accent est mis sur le respect des droits du personnel. La relation avec le personnel est fondée sur un rapport contractuel à court terme, l’entreprise recourant à l’ajustement des effectifs en fonction des saisons.

Tableau 3 

La rémunération des établissements étudiés

La rémunération des établissements étudiés
Source : Les auteurs

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IKD se limite à payer ses collaborateurs au minimum légal fixé par la convention collective du secteur touristique. Un tel niveau de salaire ne permet pas de retenir le personnel, ce qui cause un taux de rotation important. Chez BCL, la rémunération va au-delà du minimum. Elle est assez attractive pour que le personnel saisonnier revienne travailler dans l’établissement lors de la haute saison. Chez BDR aussi le salaire est attractif, mais les personnes interrogées insistent sur le fait que ce n’est pas le salaire mais le contexte du travail qui est leur première source de satisfaction.

Tableau 4 

La politique de promotion des établissements étudiés

La politique de promotion des établissements étudiés
Source : Les auteurs

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IKD ne dispose pas de politique de promotion. Seul l’avancement à l’ancienneté, exigé par la loi en Tunisie, est mis en œuvre. BCL et BDR ont une politique de promotion basée sur le mérite. Mais si chez BCL le processus est déclenché uniquement pour combler des postes vacants, chez BDR la politique de promotion est systématique et les salariés sont promus au moins une fois tous les cinq ans.

Tableau 5 

La communication interne dans les établissements étudiés

La communication interne dans les établissements étudiés
Source : Les auteurs

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IKD n’a pas de politique de communication et d’information du personnel. Ce dernier est informé uniquement de manière informelle sur les choix et les décisions de l’hôtel. Le style de communication prévalent est hiérarchique et ne valorise pas l’écoute. La politique de communication interne de BCL met davantage l’accent sur l’efficacité et la fonctionnalité. La communication sert avant tout à garantir un fonctionnement harmonieux de l’établissement. Chez BDR, c’est la politique de la porte ouverte en matière de communication. Les dirigeants se montrent disponibles à l’égard de leurs collaborateurs, ce qui contribue à créer un climat de travail positif.

Tableau 6 

L’emploi des personnes handicapées dans les établissements étudiés

L’emploi des personnes handicapées dans les établissements étudiés
Source : Les auteurs

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Chez IKD, il n’y a pas de personnel souffrant d’un handicap. L’établissement semble pratiquer une discrimination envers ce type de demandeur d’emploi. BCL dépasse le quota fixé pour le secteur et n’est pas réticent à l’emploi des personnes souffrant d’un handicap. Quant à BDR, s’il ne compte pas de personne de cette catégorie dans ses effectifs, les interviewés, tout en insistant sur la compatibilité du handicap avec la nature de l’emploi, pensent que leur direction ne discriminerait pas ce genre de candidat.

Tableau 7 

L’orientation sociale des établissements étudiés

L’orientation sociale des établissements étudiés
Source : Les auteurs

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Chez IKD, le personnel est insatisfait des conditions d’hygiène et de sécurité qui prévalent dans l’établissement. La direction n’accorde que peu d’importance à cet aspect et l’établissement est en deçà des standards légaux en vigueur en Tunisie. Pour BCL et BDR, au contraire, les normes d’hygiène et de sécurité du personnel sont scrupuleusement observées.

Dans l’ensemble, c’est chez BDR que les salariés affichent la plus grande satisfaction à l’égard de leurs conditions de travail. Les personnes interrogées louent particulièrement la qualité des relations avec les dirigeants et l’ambiance de travail. BDR est, en effet, une entreprise familiale. Ce type de firme est caractérisé par une proximité avec les membres de l’organisation, un degré de confiance élevé et une facilité dans les échanges informels (Arrègle et al., 2004). En revanche, les entretiens avec les salariés d’IKD nous ont laissé l’impression d’une entreprise où il ne fait pas bon travailler. La rotation du personnel, la méfiance ambiante[9] et les plaintes répétées des personnes interviewées consolident cette impression. Pour autant, il convient de signaler que l’hôtel a entamé un changement en matière sociale depuis deux années avec une plus grande professionnalisation de la fonction ressources humaines, qui, de l’aveu des répondants, est en train de se traduire par une certaine évolution, notamment en matière de gestion administrative du personnel. BCL, enfin, donne l’image d’un établissement qui a une politique de gestion des ressources humaines bien rôdée, mais qui ne laisse pas apparaître un volontarisme social particulier. Bien que BCL ne semble pas miser sur le développement social, il est clair qu’au sein de l’établissement, le respect ainsi que le traitement décent des salariés prévalent.

Discussion

À partir de l’étude qui nous avons menée, il nous semble clair qu’il n’y a pas de convergence systématique entre les orientations environnementale et sociale quant à leur application (Windsor, 2010 ; Burrai et al., 2019) dans les hôtels examinés. Ce constat est en accord avec les recherches antérieures stipulant, d’une part, que la dynamique des parties prenantes peut avoir des conséquences sur les priorités lors l’application de la RSE (Windsor, 2010) et, d’autre part, que le tourisme responsable est trop dépendant de la logique qui régit le secteur touristique pour le faire évoluer pleinement dans le sens de la durabilité (Burrai et al., 2019).

Notre enquête ne nous permet pas d’affirmer que le volet social est subordonné au volet environnemental (Coulon, 2006), mais nous autorise à penser que les visées du développement durable ne sont pas respectées simultanément (Marcotte et al., 2017). Néanmoins, le cas d’IKD – l’établissement de notre étude qui se prévaut le plus explicitement de la logique du développement durable – illustre cette tendance à mettre en avant la préoccupation écologique dans le cadre d’une perspective mercatique et instrumentale. Les recherches ultérieures ont souvent souligné que le secteur touristique n’échappait pas à la tendance du greenwashing (Smith et Font, 2014 ; Rahman et al., 2015 ; Font et McCabe, 2017). La littérature évoque des projets de tourisme solidaire qui n’auraient servi qu’à légitimer un tourisme de masse fort déstructurant pour les communautés locales (Smith et Font, 2014), des pratiques de marketing touristique qui n’auraient pour but que de flatter la bonne conscience des consommateurs (Font et McCabe, 2017) ou encore des initiatives sociétales affichées et non appliquées, au grand désarroi des clients les plus écosensibles (Rahman et al., 2015). Le cas d’IKD montre que les mêmes risques sont encourus par un établissement de tourisme classique lorsqu’il se réclame de la logique du développement durable tout en se limitant à une application tronquée des principes de la durabilité. La discordance entre l’engagement affiché et les pratiques risque, en effet, de se traduire par la perception d’une expérience négative pour l’hôte, avec ses conséquences commerciales (Smith et Font, 2014), en particulier chez les consommateurs les plus sensibles à la question du développement durable (Rahman et al., 2015). Une gouvernance de la durabilité basée sur la transparence pourrait limiter les risques de divergence entre le discours et la réalité des pratiques des entreprises (Visser, 2015).

Au-delà des conséquences sociales qui remettent en cause la viabilité de l’établissement avec un fort taux de rotation qui touche même les cadres, l’absence d’appropriation de la logique du développement durable nuit à l’effectivité même des pratiques environnementales (Dupuis, 2007). IKD, qui reste assez avant-gardiste en la matière, n’arrive par exemple pas à limiter les nuisances olfactives qui frappent le visiteur, ce qui constitue un risque important dans le cas d’un établissement de service hôtelier. Ce risque est démultiplié dans le cas des entreprises hôtelières se prévalant d’un niveau de respect élevé des normes environnementales en raison de la dissonance cognitive inhérente à la rupture des attentes créées chez les consommateurs (Rahman et al., 2015). Ce constat confirme le point de vue de Visser (2015) sur les limites de l’application actuelle de la RSE, notamment lorsque celle-ci n’est pas appropriée par les acteurs en charge de sa mise en œuvre.

Nos résultats appuient l’idée d’interdépendance entre les trois visées du triple résultat (Elkington, 2013) déjà démontrée dans le secteur touristique (Stoddard et al., 2012) et mettent l’accent sur la nécessaire intégration des aspects social et écologique. Le cas d’IKD révèle que le peu de considération du volet social a des conséquences concrètes en matière environnementale. La forte rotation du personnel entraîne l’absence d’apprentissage, notamment en matière de pratiques relatives à l’hygiène, à la sécurité et à l’environnement, ce qui nuit aux résultats de ces pratiques. Ainsi, de l’aveu même du technicien chargé de l’entretien dans l’établissement, les dangers sont multiples malgré l’existence, en théorie, de procédures courantes de contrôle des installations. Interrogé sur la position de son supérieur hiérarchique par rapport à ces risques, notre interlocuteur a signalé que celui-ci n’avait que six mois d’ancienneté. Ce cas confirme l’idée que l’implantation de la logique du développement durable dans le tourisme risque d’être fort parcellaire si elle ne s’accompagne pas d’une réforme de la philosophie managériale chez les acteurs du secteur (Visser, 2015 ; Burrai et al., 2019).

L’étude que nous avons réalisée montre aussi tout le poids de la vision du dirigeant dans la mise en place des orientations du développement durable. Diane Swanson (1999) soulignait que l’ouverture des dirigeants aux valeurs sociétales était un argument de poids dans la réussite de telles démarches. L’idée a été aussi appuyée par Visser (2015), qui expliquait l’importance du leadership transformationnel pour réussir à atteindre les objectifs liés à la durabilité. Le cas de BDR témoigne d’une promptitude à la mise en œuvre de telles orientations en dépit d’un certain retard en matière écologique. Les quelques pratiques déployées le sont correctement du fait qu’elles émanent de la volonté propre du dirigeant et qu’elles sont mises en application à la suite d’un dialogue avec les membres du personnel. Ce résultat confirme le point de vue de recherches antérieures (Zahra, 2013 ; Liburd et Becken, 2017) qui ont mis en évidence le poids de l’adhésion aux valeurs du développement durable de la part des dirigeants des structures impliquées dans les projets de tourisme durable pour la réussite de ces derniers.

Conclusion

Cet article constitue un témoignage sur les pratiques et les orientations liées au développement durable au sein du secteur touristique. Comme toute recherche qualitative basée sur les études de cas, celle-ci concerne un contexte particulier, l’hôtellerie urbaine dans le grand Tunis en Tunisie. Toutefois, les résultats confirment la tendance observée dans d’autres secteurs et suggèrent qu’il y a lieu d’approfondir la réflexion sur le tourisme durable et plus généralement sur le développement durable en mettant l’accent sur la nécessité de jouer sur la complémentarité de trois visées, économique, écologique et sociale.

Dans les trois sites examinés, la présence de pratiques de gestion environnementale, certes limitées, comme l’adhésion d’un établissement étudié au Pacte mondial ou le choix d’un autre comme unité pilote pour un projet sectoriel de promotion du développement durable, apparaissent comme des signes assez significatifs d’un début d’appropriation de la logique du développement durable par le secteur du tourisme en Tunisie. Cependant, on constate que cette transposition est porteuse des mêmes lacunes qui ont suscité bien des résistances à l’égard de la mise en œuvre du développement durable par les entreprises. Plus particulièrement, c’est l’intégration parcellaire des objectifs du développement durable avec une dichotomie entre les orientations sociale et environnementale ainsi que l’utilisation publicitaire de cette vocation qui laissent craindre que le tourisme durable ne soit qu’une reproduction à l’identique des mêmes difformités qui ont accompagné la mise en place de la RSE dans les autres secteurs de l’économie.

Des voies peuvent néanmoins être envisagées pour prévenir ce type de dérive. Les résultats présentés ici montrent que la sensibilisation des dirigeants des unités hôtelières apparaît comme étant un élément essentiel à la mise en place réussie d’un modèle de tourisme durable, notamment dans les unités de petite taille. Le présent article supporte ainsi la proposition de Visser (2015) sur l’importance d’un leadership transformationnel pour dépasser les écueils actuels liés à la mise en œuvre de la RSE. Par ailleurs, il convient aussi de penser aux vertus de la justification économique (business case), autrement dit, la légitimation par la profitabilité qui a conduit à une plus grande acceptation de la dimension écologique dans les entreprises, y compris celles du secteur touristique. On peut alors penser qu’une justification économique pour le volet social pourrait ouvrir la voie à une plus grande sensibilité sociale des entreprises du secteur touristique.

Annexes

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