Article body

Le développement touristique peut prendre différentes formes et être associé à de multiples significations qui souvent convergent vers un objectif de croissance économique (Sharpley, 2000). Tandis que l’écotourisme apparaît de plus en plus comme une alternative de développement économique pour les régions périphériques (Breton, 2009 : par. 1 ; Tardif et Sarrasin, 2016 : 354), les industries extractives, dont la foresterie, les pêcheries et les mines, ne peuvent être complètement occultées. Or, que le développement de ces régions passe par la mise en tourisme de leurs ressources naturelles ou par leur extraction, des impacts économiques, sociaux et environnementaux en résulteront.

L’objectif de cet article est donc d’aborder comment la mise en tourisme des ressources naturelles et l’extraction de celles-ci transforment les dynamiques spatiales des régions périphériques enclavées. Le but n’est pas de déterminer lequel de ces deux types d’exploitation est le plus approprié, mais bien de faire une lecture parallèle des effets qu’ils génèrent respectivement.

Pour ce faire, l’article présentera brièvement la problématique de reproduction des logiques extractivistes pouvant être induites par le développement touristique dans les régions périphériques. Il importe de préciser que ces effets se manifestent majoritairement sur les dynamiques spatiales et non pas sur l’intégrité des ressources naturelles elles-mêmes. La principale théorie mobilisée est celle du développement géographique inégal (DGI) proposée par David Harvey (2010) ; elle sera présentée de même que son application à la présente recherche. La recherche s’inscrit donc dans une démarche exploratoire visant à voir l’application de cette théorie dans un contexte de tourisme en milieux éloignés. La présentation de la méthodologie suivra, abordant entre autres le cas à l’étude, soit l’île d’Anticosti, une île d’environ 8000 kilomètres carrés située dans le golfe du Saint-Laurent au Québec. Une fois ces éléments posés, viendra la présentation des résultats des effets générés sur les dynamiques spatiales par la mise en tourisme et par l’extraction des ressources naturelles en fonction des conditionnalités issues de la théorie du DGI. L’article se conclura par une discussion sur le rapport dialectique du développement du tourisme pour un territoire périphérique enclavé.

Problématique

Le tourisme est souvent proposé comme solution pour le développement des espaces ruraux périphériques aux prises avec des restructurations économiques (Fortin et Gagnon, 1999 ; Muller et Jansson, 2007 ; Lapointe et Gagnon, 2009). À cet effet, C. Michael Hall (2007 : 24) traduit bien l’idée du tourisme comme solution de dernier recours lorsque les activités traditionnelles ne sont pas ou ne sont plus viables : « To put it crudely, if we can’t economically farm it, cut it, mine it or dam it, it may as well be turned into a tourist attraction. » Selon Rosaleen Duffy (2013) ainsi que Jonathan Tardif et Bruno Sarrasin (2018), une des avenues privilégiées pour transformer un espace naturel en attraction touristique passe par la conservation de l’environnement et le tourisme de nature. Ces auteur·e·s estiment que la nature protégée devient motivation économique, plus particulièrement avec le virage néolibéral de la conservation. La conservation ainsi que le tourisme de nature sont de plus en plus évoqués comme solutions au développement des régions périphériques. Ils seraient perçus comme une alternative à l’exploitation des ressources naturelles (Hall et Boyd, 2005 : vii). Cependant, l’exploitation des ressources naturelles implique une transformation (réelle ou symbolique) de l’environnement.

En effet, les ressources naturelles n’existent pas indépendamment d’un regard anthropologique puisque, d’un point de vue ontologique, la nature n’est pas là pour permettre à l’humanité de s’enrichir (De Gregori, 1987 ; Tremblay-Pepin, 2015). C’est l’action humaine qui transforme les éléments écologiques ou la nature en ressources (Tremblay-Pepin, 2015 : 11), grâce aux savoirs et aux compétences, qui joueraient un rôle critique dans le processus de développement (De Gregori, 1987 : 1258). Dès lors, le tourisme peut effectivement être considéré comme une forme d’exploitation des ressources naturelles. Dans le cas des régions périphériques enclavées, il apparaît donc plus juste de décortiquer l’exploitation des ressources naturelles en deux principaux regroupements, soit la mise en tourisme et l’extraction. Dominic Lapointe, Bruno Sarrasin et Alexis Guillemard (2015 : par. 24) écrivent que « la mise en tourisme de l’espace suggère de transformer celui-ci en espace de désirs et de fantasmes, en y investissant des valeurs symboliques, à travers des représentations, et économiques, à l’aide des infrastructures ». Toutefois, Jean-Michel Dewailly ( 2006 : 131) est d’avis que la mise en tourisme peut s’appliquer à autre chose qu’à un lieu ; il est ainsi possible de parler de mise en tourisme des ressources naturelles. Il importe de spécifier que certaines formes de tourisme impliquent un prélèvement de la ressource, par exemple le tourisme cynégétique, le tourisme halieutique et le tourisme basé sur les produits forestiers non ligneux. Toutefois, c’est l’expérience qui est mise en marché et non pas la ressource elle-même. C’est pour cette raison que ces formes de tourisme ne sont pas considérées comme de l’extraction. L’extraction comme telle renvoie à l’extractivisme, « un modèle d’accumulation fondé sur la surexploitation de ressources naturelles en grande partie non renouvelables et sur le déplacement des frontières des territoires jusqu’alors considérés comme ‘improductifs’ » (Svampa, 2011 : 105). Même s’il concerne davantage les ressources non renouvelables, l’extractivisme peut également s’appliquer à des ressources renouvelables, telles les ressources forestières ou halieutiques, puisque la gestion qui en est faite peut influencer leur capacité à se renouveler (Jowsey, 2009 : 307).

Les industries extractives dans les régions périphériques peuvent être associées à la théorie des staples, c’est-à-dire un modèle de production et de développement économique basé sur les ressources naturelles (Schmallegger et Carson, 2010). L’industrie des staples pourrait jouer un rôle positif dans la croissance économique régionale et nationale (ibid. : 216). Toutefois, elle impliquerait également une multitude de conséquences sociales, économiques et politiques, considérant la dépendance envers les ressources naturelles ainsi que la dépendance politique et économique envers les grands centres qu’elle induit (ibid. : 203). La crise environnementale dans les années 1980 met également en exergue les enjeux environnementaux découlant de l’industrie extractive des ressources et provoque ainsi une pression vers des développements alternatifs (Dumarcher et Fournis, 2016). Alors que le tourisme est maintenant vu comme une alternative pour pallier les effets négatifs du modèle staples, il pourrait pourtant reproduire les mêmes logiques (ibid. : 22 ; Schmallegger et Carson, 2010 : 216). C’est dans cette optique que Doris Schmallegger et Dean Carson (2010 : 202) soutiennent que

[t]here are some arguments to suggest that the way tourism is often set up in remote areas follows similar patterns as previous staples development: it is primarily based on natural resources, dependant on external and government mediation (for development, investment, marketing, and distribution), and highly susceptible to external market fluctuations.

Dans le contexte où le tourisme global est en forte croissance (OMT, 2018) et qu’il est susceptible de transformer les représentations du développement, de l’environnement et de l’espace (Meethan, 2001), même de créer sa propre logique socio-spatiale (Hollinshead, 2007), il devient moins la solution de dernier recours qu’une solution alternative, voire une stratégie d’opposition aux formes de développement basées sur l’industrie lourde et l’exploitation extractive des ressources naturelles. Toutefois, même si les discours à propos de l’alternative touristique tournent autour de l’environnement et du développement durable (Lapointe et Gagnon, 2012), le développement touristique reste une forme d’exploitation des ressources environnementales (Lapointe et Gagnon, 2009 ; 2012 ; Duffy, 2013 ; Tardif et Sarrasin, 2018). Ce constat soulève la question de savoir si structurellement le tourisme diffère beaucoup de l’extraction comme mode d’exploitation des ressources naturelles pour un espace périphérique enclavé comme l’île d’Anticosti au Québec. Pour aborder cette question, tel que mentionné ci-dessus, nous nous tournons vers la théorie du développement géographique inégal (DGI), telle qu’élaborée par Harvey (2010). Celle-ci est pertinente pour aborder les enjeux structurels dans lesquels s’inscrit le tourisme dans le système capitaliste contemporain (Fletcher, 2011 ; Fletcher et Neves, 2012 ; Fletcher, 2019) et ainsi mettre en lumière les contradictions internes de cette forme de développement (Fletcher et Neves, 2012 ; Jeannite et Lapointe, 2016).

La théorie du développement géographique inégal

Afin de théoriser le développement géographique inégal, Harvey (2010 : 199-200) met de l’avant une conception de la notion de théorie plus flexible qui « reconnaît la force et l’importance de certains processus clairement distincts les uns des autres, mais qui peuvent et doivent être restitués dans un champ d’interactions dynamiques ». Cela met en évidence l’importance accordée à la dialectique qui agit comme un des deux présupposés de la théorie, s’inspirant des travaux de Karl Marx (ibid. : 200). Le second présupposé est inspiré des travaux d’Henri Lefebvre ; il s’agit de la spatialité (ibid. : 201)⁠. Pour construire son argumentaire, Harvey décline sa théorie en quatre conditionnalités qui permettent au capital de se diffuser à travers chacune d’entre elles (ibid. : 199). Ces conditionnalités n’ont pas nécessairement de hiérarchie et elles n’agissent pas non plus comme des catégories mutuellement exclusives. Étant donné l’ampleur de cette théorie, nous avons dû la simplifier pour permettre une application plus ciblée du modèle dans notre contexte d’étude. Ainsi, les conditionnalités n’ont pas été utilisées intégralement dans notre analyse.

La première conditionnalité, « l’ancrage matériel des processus d’accumulation capitaliste dans la toile socio-écologique de la vie » (ibid. : 199), renvoie à la capacité du capitalisme d’intégrer des éléments environnementaux ou des relations sociales et de les transformer en biens marchands. Pour pouvoir s’approprier un « surplus physique » en vue de le mettre en marché, les éléments suivants sont également nécessaires : technologies, formes organisationnelles, divisions du travail, besoins, demandes, désirs et prédilections culturelles (ibid. : 210). La simplification priorise les surplus relatifs à l’environnement naturel, mais l’aspect social demeure important dans la perspective de comprendre les différents rapports avec la nature, puisque, « en transformant notre environnement, nous nous transformons nécessairement nous-mêmes » (ibid. : 211). De façon plus précise, il importait donc de considérer les modifications d’équilibres matériels et les transformations environnementales (ibid. : 211). Il a également été nécessaire de ne pas négliger l’analyse des éléments nécessaires à l’appropriation de surplus, dont les caractéristiques sociodémographiques, la culture, ainsi que la situation géographique du lieu et ses caractéristiques physiques.

La deuxième conditionnalité renvoie à l’accumulation par dépossession ou par expropriation. Celle-ci est liée au concept d’accumulation « primitive » de Marx « faisant référence au processus historique de regroupement et de mise en circulation sous forme de capital, de forces de travail, d’argent, de capacités productives ou de marchandises » (ibid. : 199)⁠. Cette conditionnalité veut que partout où s’inscrit le système d’accumulation capitaliste, arrive la dépossession ou l’expropriation. Elle « doit donc être interprétée comme une condition nécessaire à la survie du capitalisme » (ibid. : 213). Ce sont les protagonistes qui possèdent plus de « pouvoir » législatif ou financier qui seront en mesure de déposséder ou d’exproprier d’autres protagonistes par rapport à leur territoire ou aux usages traditionnels de celui-ci, ou encore par rapport à leur identité et à leur histoire. Le but de cette dépossession est de « piller » directement les ressources ou encore de profiter d’un site pour ses caractéristiques facilitant le contrôle d’une production de « surplus » (ibid. : 215). Pour y parvenir, divers moyens d’appropriation existent : « la force, l’expropriation, la recombinaison des conditions politiques et sociales de l’accumulation ainsi que […] la transformation des valeurs et des représentations sociales associées à certaines marchandises » (Jeannite et Lapointe, 2016 : par. 21). Pour la présente recherche, l’attention a été portée principalement, mais non exclusivement, à l’expropriation ou à la dépossession physique/matérielle et symbolique.

La troisième conditionnalité consiste à « l’accumulation du capital dans l’espace et dans le temps, en tant que celle-ci s’apparente à une véritable loi » (Harvey, 2010 : 199)⁠. Cette conditionnalité prend forme lorsque « l’accumulation initiale s’est déjà produite et qu’une classe capitaliste et un prolétariat se sont déjà formés » (ibid. : 218) et où l’objectif est de soutenir ou d’augmenter la croissance du capital. Harvey (2010 : 219) présente dix étapes théoriques[1] pour construire son argumentaire sur l’accumulation du capital dans le temps et dans l’espace. Seulement trois d’entre elles ont été retenues ici en raison de leur pertinence dans le contexte de notre étude. Ces étapes théoriques sont l’échange marchand, les infrastructures physiques de production et de consommation, ainsi que la production de régionalité. L’échange marchand renvoie au fait que les marchandises sont contraintes dans un espace-temps régi par des capacités de transport, des coûts ainsi que par le temps de leur mise en œuvre (ibid. : 219). L’objectif est de composer avec ces contraintes en employant des méthodes et des moyens de commercialisation variés (ibid. : 220). Cette étape théorique est donc liée à tout ce qui est sous-jacent à la mise en marché des produits. Par ailleurs, l’étape théorique des infrastructures physiques de production et de consommation renvoie à l’ensemble des infrastructures capitalistes qui sont fixées au sol et qui facilitent la production et l’offre de biens et services. La mise en place de ces infrastructures favorise l’expansion de l’accumulation de capital. En fait, « [elles] forment les préconditions nécessaires des processus d’échange, de production et de consommation » (ibid. : 224). Quant à la production de régionalité, elle renvoie aux alliances de classes régionales résultant des investissements dans l’environnement construit (ibid. : 225). La structure de ces alliances peut varier ; elles peuvent devenir exclusives et donc hostiles envers l’immigration, « elles peuvent s’élargir ou se fracturer et être minées par les conflits ou être dans une position confortable d’hégémonie selon les circonstances » (ibid. : 226). En somme, l’étape théorique de la production de régionalité peut être caractérisée par l’identité et la loyauté ainsi que par la prise en charge d’infrastructures et de services associés à l’accumulation du capital par des protagonistes locaux (ibid. : 225).

La quatrième et dernière conditionnalité renvoie « [aux] luttes politiques, sociales, de ‘classes’ à divers niveaux géographiques » (ibid. : 199)⁠. Cela peut faire appel à la recherche d’équité et de partage des ressources résultant de la marchandisation d’éléments sociaux ou écologiques. Toutefois, les conflits peuvent aussi survenir pour une raison externe, mais non indépendante à l’accumulation du capital, et c’est pour cela qu’il importe de tout de même en tenir compte (ibid. : 232). Cette conditionnalité comporte trois éléments dans sa structure théorique (ibid : 232), soit les mouvements sociaux et l’accumulation par dépossession, les conflits de la reproduction élargie du capital, ainsi que les conflits de l’ancrage matériel des processus sociaux dans la « toile de la vie ». Seuls le premier et le dernier sont retenus dans le cadre de cette recherche. De façon plus spécifique, les mouvements sociaux et l’accumulation par dépossession renvoient à des revendications visant à rétablir ou à corriger une situation de déséquilibre. Selon Harvey (ibid. : 233), ces mouvements proviendraient souvent d’une expropriation ou d’une exclusion passée. Quant aux conflits de l’ancrage matériel des processus sociaux dans la « toile de la vie », ils résultent d’un désir de protection de la nature et des relations sociales, menacées d’une destruction liée à leur marchandisation. Bien que certaines divergences soient visibles au sein des mouvements activistes, ceux-ci sont unifiés par leur opposition « aux dynamiques du capital dans le cadre de la libre concurrence » (ibid. : 236). À l’intérieur de ces éléments des luttes politiques et sociales, nous avons dirigé l’attention en premier lieu sur les revendications relatives au droit d’accès à la terre et aux ressources naturelles (dont l’eau et la forêt), puis en second lieu sur l’activisme lié à la nature, dont les mouvements écologistes.

Méthodologie

Notre recherche s’inscrit dans une approche exploratoire, qualitative et empirique. Le cas choisi, l’île d’Anticosti, est un territoire d’environ 8000 kilomètres carrés situé au cœur du golfe Saint-Laurent au Québec ; il compte un seul village, Port-Menier, où demeurent à l’année environ 200 personnes. Or, la population de Port-Menier vit une décroissance depuis quelques années ; à cela s’ajoute le déclin des services et des activités économiques, notamment attribuables à la situation géographique défavorable de l’île (Boisjoly-Lavoie et al., 2015). En fait, « [l]e milieu de vie des Anticostiens se caractérise par l’insularité, l’éloignement et l’isolement où les coûts élevés du transport des personnes et des biens y jouent un rôle prépondérant » (Gouvernement du Québec, 2016 : iv).

Illustration 1 

Localisation de l’île d’Anticosti dans le Canada

Localisation de l’île d’Anticosti dans le Canada
Source : Élaboration Audrey Morin, à partir du logiciel QGIS.

-> See the list of figures

Carte 2 

Répartitions territoriales de l’Île d’Anticosti

Répartitions territoriales de l’Île d’Anticosti
Source : Élaboration Audrey Morin, à partir du logiciel QGIS.

-> See the list of figures

Par ailleurs, un passé colonialiste est associé à l’histoire d’Anticosti. Celui-ci débute avec l’ère Menier, qui se situe entre 1895 et 1926. Elle commence avec l’achat de l’île par un millionnaire français qui en devient propriétaire (Hamelin, 1980 : 161). C’est sous cette ère qu’« on aura vu une modification radicale de l’écoumène d’exploitation. Jusqu’alors le principal territoire d’Anticosti avait été la mer ; désormais, il sera la terre elle-même » (ibid. : 165). C’est ainsi qu’apparaissent, entre autres, l’agriculture et la foresterie et les excursions de pêche au saumon (ibid. : 165). C’est également à cette époque qu’est introduit le cerf de Virginie, qui s’est grandement multiplié depuis. Ensuite, de 1926 à 1974, c’est l’époque de la Consolidated Bathurst Ltd. (Consol), une compagnie forestière alors propriétaire de l’île (Lejeune et Dion, 1989). Ainsi, « [à] partir de 1926 et jusqu’à 1973, l’île se spécialise dans la production de bois, destinée à des papeteries extérieures » (Hamelin et Dumont, 1979 : 438). C’est en 1974 que le gouvernement du Québec devient propriétaire de l’île et son ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche est responsable de sa gestion jusqu’en 1983, période qui voit le développement de l’industrie du tourisme de chasse et de pêche (Boisjoly-Lavoie et al., 2015 : 15). Ces trois époques peuvent être caractérisées par une exploitation des ressources naturelles administrées par une unique instance, également responsable de pourvoir aux besoins de la communauté résidente de l’île d’Anticosti. En 1984, la véritable municipalisation de l’île a finalement lieu (ibid. : 42). Malgré cette prise en charge par la communauté, l’État maintient un grand contrôle des ressources naturelles du milieu, dont la forêt, le pétrole et le cerf de Virginie, ainsi que la géomorphologie et les paysages.

Ces multiples façons de percevoir les ressources naturelles d’Anticosti ont créé des divergences relatives aux discours de développement et ont entraîné par le fait même des débats sur le sujet. Dans de telles conditions, il apparaît pertinent d’avoir recours à la triangulation. Les méthodes de collecte de données suivantes ont donc été mises en relation : le recueil de données existantes (dont des rapports gouvernementaux, des articles scientifiques, des mémoires de maîtrise et des livres sur le sujet) ; des périodes d’observation participante (à l’hiver 2017-2018) et non participante (dans le contexte d’une école d’été avec l’Université de Sherbrooke en 2017 au sujet des débats relatifs à l’avenir d’Anticosti [cours POL 706]) ; et des entrevues semi-dirigées, menées à l’hiver 2017-2018 auprès de douze personnes résidant à Port-Menier. Les personnes ont été sélectionnées sur la base de leur intérêt et de leur désir de participer à cette recherche et les seuls critères de sélection étaient qu’elles vivent sur le territoire depuis au moins deux ans et qu’elles soient âgées d’au moins dix-huit ans. Les personnes étaient questionnées sur leurs perceptions et leurs usages du territoire et des ressources naturelles, de même que sur leur vision du tourisme, du développement et de l’avenir d’Anticosti.

Pour l’analyse des données, deux méthodes ont été utilisées en interaction. En premier lieu, l’analyse thématique a servi à repérer les traces de développement géographique inégal dans le matériel analysé. En second lieu, l’analyse dialectique a été utilisée pour approfondir, déconstruire et relier les éléments qui sont ressortis de l’analyse thématique. Tout au long de la présentation des résultats ci-dessous, seront précisées entre parenthèses les conditionnalités de la théorie du DGI auxquelles sont associées les propos tenus.

Profiter d’un « joyau écologique » : différentes perspectives face à la nature anticostienne

Les résultats obtenus permettent de démontrer l’omniprésence des surplus écologiques du milieu dans la vie quotidienne autant que dans le développement par l’exploitation des ressources naturelles, par le tourisme ou par l’extraction. En fait, la réputation de l’île d’Anticosti est principalement fondée par ses surplus écologiques ; on la qualifie même de « joyau écologique ». Le plus reconnu d’entre eux est probablement le cerf de Virginie qui attire des touristes du monde entier venant pour pratiquer la chasse (Boisjoly-Lavoie et al., 2015 : 14) (1re conditionnalité). Il faut cependant se rappeler que la faune anticostienne est grandement influencée par une époque d’accumulation par dépossession, alors qu’Henri Menier avait acheté l’île pour en faire son paradis de chasse et de pêche (Beaupré et al., 2005 : 110). C’est donc dans de telles circonstances qu’ont été introduits le cerf de Virginie, la gélinotte huppée et l’orignal, pour ne nommer que ceux-là (Hamelin, 1980 : 167) (2e conditionnalité). En important diverses espèces, Menier allait transformer à long terme l’environnement anticostien, sa faune, ses paysages et sa végétation, et ainsi transformer les pratiques ou les représentations traditionnelles du milieu (2e conditionnalité).

Son caractère « naturel », représenté par « les paysages grandioses, les rivières et la forêt sauvage (entendue comme de grands espaces peu fréquentés) », demeure aujourd’hui encore un élément fort dans la réputation d’Anticosti (Boisjoly-Lavoie et al., 2015 : 14). En ce sens, les paysages et l’air pur sont aussi des surplus écologiques intangibles qui sont propres à Anticosti (1re conditionnalité). L’île peut aussi être considérée comme un terrain de jeux pour ceux et celles qui l’habitent ou la fréquentent, puisque son environnement offre la liberté de pratiquer de nombreuses activités de plein air (1re conditionnalité). En fait, la nature est indissociable de l’identité anticostienne.

La nature abondante et le mode de vie empreint de liberté que permet Anticosti peuvent être partiellement attribuables à sa situation géographique (1re conditionnalité). Historiquement, l’île a toujours été reconnue pour son éloignement, son isolement et sa difficulté d’accès (Hamelin et Dumont, 1979). Cette dernière serait surtout due à la large batture rocheuse qui l’entoure, au brouillard, aux courants et aux vents qui compliquent les conditions de navigation (Hamelin, 1982 : 153) (1re conditionnalité). Encore aujourd’hui, ces caractéristiques demeurent, alors que le principal point de contact de l’île avec le continent est le village de Port-Menier, où se trouvent le quai et l’aéroport (3e conditionnalité) ainsi que la majorité des services. Toutefois, les transports qui relient Port-Menier au continent sont limités, dispendieux, peu fréquents et parfois incertains en raison des conditions météorologiques (1re conditionnalité). Dans cette situation géographique s’inscrit une relation dialectique ; elle renforce l’isolement, mais elle contribue du même coup à préserver le caractère unique du milieu, sa tranquillité ainsi que son abondance de surplus écologiques.

La situation géographique joue également un rôle important dans la situation sociale du milieu. En effet, l’isolement et l’éloignement ainsi que la concentration, voire le confinement de la communauté anticostienne dans un seul village (Boisjoly-Lavoie et al., 2015 : 15) sur une île aussi vaste, peuvent créer des dynamiques sociales particulières (groupes fermés, obligation de prendre position, manque d’anonymat…). Le déclin démographique soutenu (population vieillissante, exode des jeunes et des familles…), causé majoritairement par la diminution des services, pose également des enjeux de développement (1re conditionnalité).

Si l’époque Menier a exercé une influence sur la faune et la flore anticostiennes, elle a également influencé la culture du milieu, au même titre que les deux époques qui ont suivi, soit celles de la Consol et du ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche. En effet, « durant [c]es époques […], les propriétaires successifs de l’île pourvoyaient aux besoins de tous dans une logique égalitaire, nivelant ainsi les différences de nature sociale et économique » (Boisjoly-Lavoie et al., 2015 : 26). En 1984, la municipalisation de l’île a changé ces dynamiques, marquant une certaine forme d’émancipation pour la population locale, mais creusant également les inégalités au sein de celle-ci, notamment entre « les possédants et les autres » (comme le remarquent Boisjoly-Lavoie et al. 2015 : 26), et rendant parfois l’intégration difficile pour les personnes venant s’y établir (3e et 4e conditionnalités).

Non seulement cet historique complique les relations sociales à l’interne, mais il contribue également à la dépendance du milieu envers une entité externe pour assurer son développement, reproduisant ainsi perpétuellement le schéma d’accumulation par dépossession (1re, 2e, 3e et 4e conditionnalités).

Les relations dialectiques sur le contexte social de l’île d’Anticosti sont multiples. Tout d’abord, la taille, la composition de la population et le régime foncier ne procurent pas les conditions nécessaires à l’appropriation locale de surplus pour leur mise en marché (1re et 3e conditionnalités). Même si elles le permettaient, la faible densité de population signifie aussi un faible marché local et oblige éventuellement les relations d’affaires avec l’extérieur (3e conditionnalité). Toutefois, ces relations avec des marchés externes sont impossibles sans capitaux provenant de l’État ou encore d’investisseurs privés, pour la mise en place d’infrastructures par exemple, puisque la petite taille de la population a pour résultat de créer un faible maillage économique interne (1re et 3e conditionnalités).

Donc, en revanche, l’ensemble de ces mêmes caractéristiques tout comme la vastitude du territoire et la proportion non habitée de celui-ci peuvent faciliter la dépossession (2e conditionnalité). Amélie Boisjoly-Lavoie, Steve Plante, Jérôme Spaggiari et Antoine Verville (ibid. : 15) l’expriment ainsi : « Bien que la vastitude de l’île offre pour certains de nombreuses options de développement, dont potentiellement le développement pétrolier, il semble clair que les Anticostien(e)s souhaitent que l’aménagement de leur territoire se fasse en étroite collaboration avec eux. » De plus, plusieurs personnes parmi celles que nous avons rencontrées lors de la collecte de données ont révélé qu’elles aimeraient être davantage consultées et écoutées par rapport aux différents projets se déployant sur leur territoire (4e conditionnalité). Toutefois, les avis émis au sein de la communauté anticostienne ne convergent pas tous. Lorsqu’il est question de développement du territoire sur Anticosti, la dépossession est sous-jacente. Celle-ci fait émerger différentes représentations du développement qui peuvent passer par l’extraction des ressources et, de plus en plus, par leur mise en tourisme.

L’extraction des ressources naturelles d’Anticosti : appropriations multiples et redistributions limitées

La dépossession liée à l’extraction des ressources naturelles s’est manifestée sous diverses formes dans l’histoire de l’île d’Anticosti. Les industries les plus concernées sont celles de la pêche, du pétrole et de la forêt. Malgré l’intérêt économique qu’elles peuvent apporter, la dépossession concernant ces industries peut se produire par les limitations ou les transformations du territoire, mais elle peut également être symbolique (2e conditionnalité). Ainsi, certaines des personnes que nous avons rencontrées lors des entrevues semi-dirigées déplorent le fait que des entreprises arrivent à s’enrichir avec les ressources du territoire sans que les retombées soient redistribuées de manière significative pour la communauté (4e conditionnalité).

Du côté de la pêche commerciale, l’industrie est principalement liée à la pêche aux homards. Le village de Port-Menier compte un seul pêcheur local et les autres permis délivrés sur le territoire sont détenus par des pêcheurs de l’extérieur. De plus, plusieurs bateaux viennent vers Anticosti pour s’approvisionner. Alors que la communauté locale identifie les produits de la mer comme une de ses richesses/ressources, elle déplore également le fait de ne pas pouvoir en profiter, cette industrie ne générant que peu de retombées positives pour le milieu. Par exemple, à cause de certaines lois, les Anticostien·ne·s ne peuvent pas, par exemple, acheter de poissons/crustacés aux pêcheurs dont le bateau vient accoster au quai durant une tempête (2e conditionnalité). Ainsi, pour se procurer légalement plusieurs types de poissons et certains crustacés, ils doivent acheter des produits congelés. L’ironie de cette situation provoque des frustrations chez plusieurs personnes. Cette industrie n’occasionne pas de dépossession territoriale puisqu’elle ne limite pas l’accès et qu’elle transforme peu le paysage. En revanche, elle génère tout de même une forme de dépossession, puisque d’autres personnes peuvent s’enrichir avec des ressources qu’elles viennent prélever sur le territoire sans que la communauté anticostienne puisse elle aussi en bénéficier (2e conditionnalité).

Quant à l’exploration des hydrocarbures sur Anticosti, elle a eu lieu sporadiquement depuis les années 1960 et a été effectuée par différents regroupements (Nature Québec, 2016 : 18). Au début des années 2000, les permis d’exploration sur l’île d’Anticosti appartenaient à une société d’État, en partenariat avec une compagnie privée (Couturier et Schepper-Valiquette, 2015 : 232). Lorsque cette société cesse ses opérations en 2008, ses parts sont mises en vente et c’est Pétrolia, une compagnie québécoise, qui remporte l’appel d’offres (ibid. : 232) ; les détails de l’entente sont alors secrets (Cuvillier, 2015 : 28-29) et le resteront jusqu’en 2013 (Couturier et Schepper-Valiquette, 2015 : 232). Entretemps, les travaux débutent, le territoire se transforme et l’accessibilité se restreint à certains endroits (2e conditionnalité). Les recherches d’Anne Isabelle Cuvillier (2015) sur la question démontrent que plusieurs Anticostien·ne·s déplorent alors le manque d’information et de consultation de la part de cette compagnie (4e conditionnalité).

En somme, selon les informateur·rice·s rencontré·e·s, l’industrie pétrolière est à la base d’un sentiment de dépossession chez la population anticostienne, tous avis confondus. La façon dont elle est perçue peut varier, mais pour en faire une synthèse, notons que le projet prenait forme sans que la population locale se sente réellement impliquée, que le territoire se transformait à mesure qu’avançait l’exploration et que les divisions communautaires s’intensifiaient (2e et 4e conditionnalités). En 2017, alors que le gouvernement confirme l’arrêt des projets pétroliers sur Anticosti, toutes les personnes pour ou contre le projet ont pu se sentir dépossédées, soit par rapport à des retombées anticipées, soit par rapport aux injustices et inégalités relatives à tous les fonds investis par le gouvernement dans ce projet, entre autres pour le dédommagement des pétrolières. Chose certaine, le gouvernement et Pétrolia étaient les détenteurs d’un surplus de pouvoir économique et politique. Ces détenteurs de « pouvoir » ont su faire évoluer la situation en fonction d’intérêts économiques autres que ceux de la communauté anticostienne, provoquant chez cette dernière un sentiment de dépossession (2e conditionnalité). En revanche, cette industrie et la forte médiatisation y étant rattachée auront également créé une transformation des représentations favorables à l’industrie touristique. Éventuellement, une alliance de classe régionale s’est formée au sein de l’organisation municipale du milieu et a su tirer profit de la menace d’intégrité écologique que représentait l’industrie pétrolière pour favoriser la conservation et le tourisme (3e conditionnalité).

Par ailleurs, il y a longtemps que la foresterie s’inscrit comme une des principales activités d’exploitation des ressources naturelles de l’île d’Anticosti. Elle était présente à l’époque Menier et encore davantage entre 1926 et 1974 alors que l’île était la propriété de compagnies forestières, soit à l’époque de la Consol. Après quelques périodes difficiles pendant cette période, l’île est finalement mise en vente (Hamelin, 1980 : 175 ; Lejeune et Dion, 1989 : 133) et achetée par le gouvernement québécois. Son objectif est alors « de lier les potentiels récréatif et forestier d’Anticosti » grâce à l’implication de ses deux ministères concernés (Lejeune et Dion, 1989 : 173) (1re et 2e conditionnalités). Toutefois, « [l]’exploitation [forestière] sera une activité marginale » (ibid. : 173), du moins dans les années 1970-1980. En 1984, malgré la municipalisation de l’île, l’État maintient son pouvoir sur la forêt et agit comme « gestionnaire pour le public de la forêt, gestion qu’il accomplit en concédant des contrats forestiers, en procédant à des inventaires, mais également en y administrant une pourvoirie et en y créant des aires de protection naturelles » (Brisson, 2003 : 42). Dans les années 1990, l’État met aussi de l’avant la nécessité d’intervenir sur sa « forêt fragile, dont la faune et la flore vivent dans un équilibre précaire » (ibid. : 42). Le broutement intensif par le cerf empêche effectivement la régénération de plusieurs végétaux et l’écosystème s’appauvrirait peu à peu, menaçant la survie de plusieurs espèces végétales et animales, dont le cerf lui-même qui est indispensable à l’économie du milieu, basée essentiellement sur le tourisme de chasse (Beaupré et al., 2005 : 111). C’est donc dans une optique de conservation que l’État légitime la reprise de l’exploitation forestière au début des années 2000 (2e conditionnalité). Parmi l’ensemble des scénarios alors étudiés, le seul qui paraît efficace est la mise en place de blocs de coupe clôturés (exclos) qui visent à « soustraire les semis de sapin au broutement des cerfs durant la première dizaine d’années de leur croissance » (ibid. : 111). Cette stratégie d’aménagement implique la coupe et la récolte de bois sur plusieurs kilomètres carrés, à la suite de quoi des clôtures sont érigées. Étant donné l’ampleur des superficies des exclos, des cerfs demeurent à l’intérieur et la chasse sportive y est alors mise à profit pour réduire au maximum leur densité (ibid. : 111). Cette chasse sportive est de la sorte considérée comme une chasse de gestion (2e conditionnalité) que la Société des établissements de plein air du Québec (Sépaq) qualifie quant à elle d’« expérimentale » (Sépaq Anticosti, 2018) (3e conditionnalité).

Avec le retour de l’industrie forestière, l’aménagement intégré des ressources cause plusieurs inconvénients à la population locale. Une dépossession territoriale ainsi qu’une dépossession physique des ressources se font de plus en plus sentir (2e conditionnalité). L’industrie forestière transforme le territoire, l’accès à celui-ci et son usage. Parmi les impacts engendrés, se trouvent ceux d’une densité de cerfs moins élevée, de la végétation qui repousse et qui nuit à la visibilité, des préoccupations à caractère naturel ainsi que des considérations éthiques (Rousseau, 2008 : 32). Les coupes forestières peuvent aussi nuire à d’autres types d’usages du territoire lorsque des trous sont créés ou lorsque le site de coupe n’est pas « nettoyé », puisque l’accès en est indirectement limité. Les activités d’exploitation forestière offrent tout de même certains avantages, dont l’amélioration de l’accessibilité de différents territoires grâce à l’aménagement de routes, ainsi qu’une meilleure visibilité pour les chasseurs et l’abondance de nourriture pour le cerf à court terme.

Il importe de préciser que depuis la reprise des activités forestières, les coupes qui ont eu lieu se sont effectuées à proximité du village, soit à proximité du quai où les barges sont chargées de bois voué à l’exportation vers les marchés externes (3e conditionnalité). Les territoires « appartenant » à la population locale (territoire de chasse des résidents et pourvoirie du Lac Geneviève) sont donc ceux qui ont été jusqu’à ce jour les plus affectés par les activités de l’industrie forestière (2e conditionnalité). Les bénéfices que la communauté anticostienne en retire ne semblent pas justifier la transformation des dynamiques spatiales qui en résulte. Certaines personnes soulignent également l’incompatibilité de l’industrie forestière avec celle du tourisme de villégiature. En effet, les activités associées à l’exploitation forestière causeraient des dérangements pour les touristes recherchant un milieu calme et une nature sauvage. Quoi qu’il en soit, les informateur·rice·s et les documents consultés ne témoignent pas d’opposition à l’exploitation forestière, mais expriment plutôt le désir d’une meilleure collaboration avec l’industrie ainsi que le souhait que davantage de retombées économiques de ces activités soient captées à l’échelle locale (4e conditionnalité).

La relation entre l’exploitation forestière et le tourisme est extrêmement complexe. Malgré les incompatibilités perçues, les deux industries sont en quelque sorte interdépendantes. L’industrie forestière se sert du tourisme pour légitimer ses activités et l’industrie touristique se sert de l’exploitation forestière pour développer des produits ou des accès. Les deux industries combinées permettent aussi une diversification économique du milieu. Néanmoins, l’industrie forestière semble être plus apte à dominer ou à déposséder l’industrie touristique par une dévalorisation des attraits naturels sur lesquels elle repose (2e conditionnalité).

La mise en tourisme des ressources naturelles d’Anticosti : une dualité entre les pouvoirs étatiques et l’autonomie municipale

La mise en tourisme des ressources naturelles est bien présente sur Anticosti. À l’époque de Menier et de la Consol, le tourisme halieutique avait d’ailleurs déjà lieu. Par la suite, la mise en tourisme des ressources naturelles s’est faite de plusieurs façons par l’État, autant dans les activités de chasse et de pêche que celles de villégiature et d’aventure. Lorsque le gouvernement était propriétaire, il gérait l’ensemble des activités touristiques sur l’île en plus de pourvoir aux besoins du village de Port-Menier.

Au début des années 1980, la rentabilité de l’île devient problématique pour le gouvernement qui permet alors progressivement aux insulaires de devenir propriétaires de résidences et de commerces, en vue de réduire éventuellement le déficit engendré par l’achat et la gestion de l’île (Cuvillier, 2015 : 184-185). En 1984, s’amorce finalement la municipalisation de l’île d’Anticosti et le territoire devient intégralement municipalisé (Boisjoly-Lavoie et al., 2015 : 17). En parallèle, « [u]n réseau de pourvoiries à droits exclusifs s’établit entre 1982 et 1985 permettant ainsi l’exploitation récréative des ressources fauniques » (Rousseau, 2008 : 1).

À ce jour, trois pourvoiries sont présentes sur le territoire anticostien ; elles « paient à la Municipalité de L’Île-d’Anticosti des taxes municipales pouvant représenter entre 85 % et 90 % de l’assiette fiscale de la Municipalité » (Boisjoly-Lavoie et al., 2015 : 17). D’abord, la pourvoirie du Lac Geneviève d’Anticosti, un organisme à but non lucratif qui appartient aux résident·e·s d’Anticosti qui en sont membres. Les activités de cette pourvoirie génèrent des retombées directes et positives dans la communauté et les bénéfices paraissent bien partagés ; il ne semble donc pas y avoir de manifestation quelconque de développement géographique inégal. Ensuite, la pourvoirie Safari dans l’est de l’île est une entreprise privée. Celle-ci ne dépend pas du village de Port-Menier pour faire fonctionner ses activités puisqu’elle a sa propre piste d’atterrissage dans l’est de l’île. De manière générale, l’entente entre les deux parties semble bonne et aucune donnée ne laisse entrevoir des revendications de la communauté anticostienne à l’endroit de cette entreprise. Finalement, Sépaq Anticosti est une pourvoirie qui appartient à une société d’État. Cette position lui octroie des pouvoirs non seulement financiers, mais également politiques qui lui confèrent une capacité d’agir sur le territoire plus grande que celle des autres pourvoiries. Sans nécessairement exercer un monopole dans l’industrie touristique du milieu, la Sépaq organise une bonne part des activités touristiques sur Anticosti et certaines personnes admettent que le village de Port-Menier ne bénéficie pas nécessairement des retombées de ces activités. La communauté locale déplore d’ailleurs « la réduction des effectifs ou des heures travaillées, le recrutement de personnel extérieur à l’île ou encore l’emploi de personnel ne résidant pas sur l’île à l’année » (Boisjoly-Lavoie et al., 2015 : 17) (2e conditionnalité).

Par ailleurs, les forfaits sur des territoires à droits exclusifs vendus par la Sépaq semblent provoquer un usage conflictuel entre le tourisme de chasse et pêche et le tourisme de contemplation, puisqu’ils limitent l’accès de manière symbolique (2e conditionnalité). Le tourisme de villégiature et d’aventure pourrait apporter encore davantage de retombées à la communauté locale, mais il est limité par les activités touristiques qui impliquent un prélèvement faunique, peu importe le pourvoyeur de ces activités. En fait, c’est lorsque la chasse recommence en septembre que les conflits d’usage peuvent survenir entre les deux types de tourisme, le tourisme de chasse ayant, plus souvent qu’autrement, préséance. Pour ce qui est du tourisme de villégiature et d’aventure, il est majoritairement organisé par la Sépaq qui offre plusieurs forfaits de villégiature en auberge ou en chalet, de même que des forfaits en camping (3e conditionnalité). La plupart des attraits les mieux connus d’Anticosti concernent le parc national d’Anticosti qui est également administré par la Sépaq (3e conditionnalité). L’accès au parc national est payant et peut donc représenter une forme de limitation d’accès au territoire pour la population locale (2e conditionnalité).

Au vu de l’ensemble de ces éléments, des Anticostien·ne·s expriment dans certains des documents analysés (Boisjoly-Lavoie et al., 2015 : 19 ; Cuvillier, 2015 : 213), de même que dans des entrevues semi-dirigées que nous avons menées, que le soutien ou encore la collaboration de la Sépaq pourrait être amélioré (4e conditionnalité). À cet effet, Boisjoly-Lavoie et ses collègues (2015 : 19) écrivent que « plusieurs Anticostiens ont souligné le contraste de l’attitude de la Sépaq qui, malgré son slogan « Partenaire en région », ne semble pas faire toujours des choix bénéfiques pour Anticosti ». Geneviève Brisson (2003 : 43) souligne notamment que Sépaq Anticosti est « orientée vers le profit » et que sa gestion s’apparente à celle d’une entreprise privée (3e conditionnalité).

Or, depuis 2016, l’industrie du tourisme estival à Anticosti semble vouloir s’ouvrir et se diversifier alors que les désirs et les intentions de développement touristique de la Municipalité s’intensifient. Des démarches ont d’ailleurs été entreprises pour que l’île obtienne une reconnaissance en tant que site du patrimoine mondial de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). Cette stratégie peut être interprétée et perçue de multiples façons. En effet, il s’agit d’une méthode de revendication envers l’intégrité du territoire (4e conditionnalité), en plus d’être une façon de transformer la perception et les discours entretenus à propos d’Anticosti (1re conditionnalité). En outre, il faut considérer que la démarche en lien avec l’UNESCO peut aussi être perçue comme une stratégie de dépossession législative, portée par des instances externes, pour que le milieu réponde à une vision de développement plutôt qu’à une autre (2e conditionnalité). En effet, ce label vient avec des exigences de conservation pouvant freiner certains types de développement à visée extractive, qui sont également considérés comme des moyens de développement par des membres de la communauté anticostienne.

Par ailleurs, en 2016, la Municipalité procédait également à la négociation d’une entente avec des investisseurs privés pour un resort touristique en eau froide dans l’ouest de l’île (2e conditionnalité). Ce secteur est symbolique pour les Anticostien·ne·s, qui l’apprécient pour son histoire et ses paysages. Les pouvoirs politiques de la Municipalité combinés aux pouvoirs financiers d’investisseurs pourraient mener à une dépossession territoriale du secteur. En fait, l’implantation d’un resort ou de tout autre projet de villégiature d’envergure dans ce secteur risque de changer fortement son paysage et ses usages (2e conditionnalité). La Municipalité s’engage aussi dans le développement de produits et d’expériences touristiques. En effet, elle travaille présentement à l’aménagement d’un sentier de grande randonnée qui fera le tour de l’île. Pour y parvenir, elle fait des demandes de subvention et elle a fait l’acquisition de machinerie (Municipalité de L’Île-d’Anticosti, 2018). De plus, la Municipalité aspire à ce que les activités touristiques puissent s’étendre sur une période de huit à dix mois par année, ce qui comprendrait du tourisme hivernal (Ici Côte-Nord, 2018). Au-delà d’apporter des retombées économiques plus stables pour la communauté, cela justifierait l’établissement d’un lien inter-rives (3e conditionnalité). Hormis les aspirations et les projets en devenir, la Municipalité a déjà pris en charge quelques activités touristiques à Port-Menier (tours guidés, camping, location de vélos, musée, bureau d’accueil touristique…) (3e conditionnalité).

En somme, le tourisme semble être une ligne directrice de la Municipalité pour revitaliser l’économie du milieu. Bien qu’à prime à bord cette stratégie de développement puisse paraître comme une simple opposition au projet pétrolier qui était piloté par des entreprises de l’extérieur de la région (2e conditionnalité), il est également possible de l’interpréter comme la création d’une alliance de classe régionale visant à reprendre possession de ses ressources et les transformer de la façon voulue (3e conditionnalité). Cette démarche n’est donc probablement pas non plus indépendante des activités de la Sépaq qui mobilise presque toute l’industrie touristique estivale.

Paradoxalement, même si cette alliance de classe régionale vise à reprendre possession de ses ressources et à les développer de manière autonome, la Municipalité ne peut y arriver sans le recours à l’État ou à des investissements privés (3e conditionnalité). En effet, les capacités locales qui permettraient de développer le tourisme sont absentes pour l’instant (1re conditionnalité). Ainsi, la Municipalité demeure dépendante de la collaboration et du soutien de l’État, ainsi que d’investissements privés, si elle veut arriver à développer un tourisme susceptible de générer des retombées significatives pour la communauté (3e conditionnalité). En fait, elle dépend de capitaux externes notamment pour améliorer le transport et l’offre d’hébergement, soit les infrastructures de production et de consommation (3e conditionnalité). La majeure partie de l’accumulation du capital, s’il y a lieu, risque donc de se faire à l’extérieur du milieu (3e conditionnalité).

Le développement touristique ne peut permettre l’émancipation économique de la communauté anticostienne s’il est pensé de la même manière que les autres industries. Même s’il permet à certains acteurs de la communauté d’avoir une activité rémunérée, l’envergure des investissements qu’il nécessite risque de prolonger la dépendance de la communauté envers l’État ou envers une entité externe qui sera alors en position d’accumulation par dépossession, entre autres attribuable aux fuites économiques vers l’extérieur de l’île (2e conditionnalité).

Discussion

L’utilisation de la théorie du développement géographique inégal dans le cadre d’études touristiques permet de décrire la possibilité d’une transformation des dynamiques spatiales par la mise en tourisme des ressources naturelles. Néanmoins, pour exercer cette mise en tourisme et en tirer profit, il est aussi nécessaire d’avoir un capital humain et social suffisamment élevé (Hall et Boyd, 2005 : 4). Cela réfère aux conditions d’appropriation que présente David Harvey dans la première conditionnalité du DGI.

C. Michael Hall et Stephen Boyd (2005 : 10) avancent même qu’il peut être préférable pour certaines régions périphériques de ne développer aucune forme de tourisme si le but est de maximiser leur développement économique. En effet, certaines formes de tourisme peuvent parfois limiter, voire empêcher les activités des industries extractives (ibid. : 10). Ainsi, même si le tourisme est considéré comme une industrie tertiaire, les produits et les expériences qu’il propose dans les régions périphériques ont plusieurs points communs avec les industries extractives (staples) (Schmallegger et Carson, 2010 : 208). Le risque est donc que le tourisme, qui initialement se veut une alternative au modèle extractif, ne fasse que reproduire des « approaches to resource development that have been shown to have poor long-term outcomes for local people and economies » (ibid. : 217). Nos résultats illustrent bien la difficulté de créer les conditions d’accumulation du capital, au cœur même du développement capitaliste néolibéral, dans un espace périphérique enclavé tel qu’Anticosti. Paradoxalement, c’est ce même enclavement qui amène le surplus environnemental qui peut être mis en valeur, ce qui crée une dialectique autour de l’appropriation de ce surplus et l’historique d’accumulation par dépossession de l’île. Il y a des ressources, mais peu de structures et de capacité d’accumulation du capital dans l’espace et le temps, ce qui entraîne une valorisation vers des espaces mieux structurés pour permettre l’accumulation. Si le tourisme, dans sa dimension expérientielle, s’avère différent dans sa relation à l’environnement des industries extractives, nos résultats nous permettent de souligner qu’il peut s’inscrire dans les mêmes dynamiques structurelles, surtout s’il est mis en place autour des mêmes discours et objectifs : emplois, croissance, profits, etc. En effet, les conditions d’accumulation du capital dans l’espace et le temps sont aussi limitées pour le tourisme que pour la forêt ou la pêche, avec une structure économique dépendante des capitaux et des approvisionnements externes et où la communauté locale reste à la marge et dans un rôle de moyen de production plutôt que de maître de son développement.

Le tourisme en périphérie pourrait contribuer à la création d’inégalités économiques ainsi qu’à la détérioration de l’environnement et, par le fait même, risquer d’engendrer diverses luttes sociales. Ces luttes pourraient se manifester de multiples façons, mais pour revenir à l’exemple de la dégradation de l’environnement, elle est susceptible d’affecter non seulement le taux de fréquentation touristique, mais aussi l’usage du territoire par la population locale. Il s’agit là des conflits de l’ancrage matériel des processus sociaux dans la « toile de la vie », qui visent à protéger l’environnement ou les relations sociales d’une destruction causée par leur marchandisation (Harvey, 2010 : 235-236).

Conclusion

Notre recherche nous amène à conclure que la mise en tourisme des ressources naturelles de même que l’extraction de celles-ci s’inscrivent dans des rapports structurels similaires. Ces effets se situent principalement par rapport à l’usage du territoire et par rapport aux inégalités résultant des retombées économiques produites. De plus, autant l’industrie touristique que l’industrie extractive ont contribué à créer des conflits sociaux et politiques dont les stigmates perdurent. Nos résultats ne peuvent évidemment pas être généralisés, puisqu’ils se réfèrent à un seul cas. Par ailleurs, l’utilisation de la théorie du développement géographique inégal présente elle aussi des limites dans ses cadrages scalaires. En effet, son application soulève des questions en fonction de son échelle territoriale : par exemple, si à l’échelle locale les activités de la Sépaq sont associées à un mode de dépossession territoriale, à l’échelle provinciale celle-ci est une forme d’appropriation et de socialisation des revenus de la chasse, de la pêche et du plein air. Par ailleurs, par sa dimension structuraliste, cette théorie laisse peu de place à la capacité d’agir localement pour poser des solutions alternatives au développement par le biais de la remise en question des relationnalités à l’œuvre dans l’espace. Toutefois, à la suite de notre analyse, il apparaît qu’Anticosti est un milieu où la dépossession se transforme, se répète et se poursuit d’une époque à l’autre grâce à son mode d’intégration au système économique.

Enfin, une réelle prise en charge des ressources naturelles par la communauté pour les développer de manière alternative et adaptée à la réalité du milieu pourrait permettre de rompre avec ces logiques. À l’été 2018, un forum sur l’avenir d’Anticosti s’est tenu, donnant lieu à la définition d’un énoncé de mission par la communauté. Même si le désir de développement touristique en fait partie, le développement touristique émerge de la communauté, la dépendance envers l’État ou des investisseurs privés extérieurs au milieu demeure présente pour la mise en place des différentes infrastructures nécessaires à l’accueil des touristes.