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Le tourisme de mémoire représente un enjeu culturel de tout premier plan, en contribuant à la transmission de la mémoire des peuples et à la préservation de leur patrimoine culturel matériel et immatériel (UNESCO, 2003 ; Clergeau et Spindler, 2014). Il constitue aussi un « important levier d’attractivité et de vitalité économique » (DGE, 2015). Favorisant l’émergence d’une économie marchande autour de la mémoire, de la préservation du patrimoine et des identités, il offre un contexte propice aux créations d’entreprises et d’emplois (Clergeau et al., 2017) : phénomène emblématique de nos sociétés modernes, le tourisme se développe sur le terreau de la tradition ! Il met en présence deux mondes, celui de la modernité et celui de la tradition, qui peuvent entrer en tension et favoriser l’idée d’un tourisme facteur d’acculturation (Cauvin-Verner, 2006), ou s’enrichir mutuellement. Comprendre l’émergence de ce marché alliant tradition et modernité invite les chercheurs, comme le fait Anne Hertzog (2012), à s’interroger sur la façon dont le sens, les valeurs et les fonctions économiques et sociales de ces pratiques commémoratives entrent en synchronicité avec le monde contemporain (Urbain, 2003). L’émergence de marchés liés au tourisme de mémoire suppose que se développe a minima un accord sur les biens et services échangés, leur valeur, leur sens (Fontaine, 2014), et qu’ainsi les représentations contemporaines des acteurs de l’offre et de la demande sur ces marchés du tourisme mémoriel entrent en résonnance. C’est tout l’enjeu des conventions, « représentations collectives d’un ‘monde commun justifié’ » (Bessy et Favereau, 2003 : 119). C’est dans cette optique que cette recherche se propose d’analyser l’émerge de cet accord en adoptant une perspective conventionnaliste.

Une telle approche nous permet d’enrichir les recherches sur les services touristiques qui restent encore très peu disertes sur la question des conventions de service. Depuis de nombreuses années, la recherche en économie et en management des activités de services insiste sur leur caractère fondamentalement coproductif (Eiglier et Langeard, 1987 ; Gadrey, 1992 ; Teboul, 1999 ; 2007, Lovelock et al., 2009) et montre que la valeur n’est pas simplement offerte par les entreprises mais coproduite, et même cocréée, en lien avec les consommateurs (Vargo et Lusch, 2004 ; Grönroos, 2011). Les chercheurs en tourisme ont développé une approche expérientielle qui met le touriste au centre du processus de cocréation et de coproduction de son expérience touristique (Urieli, 2005 ; Sfandla et Björk, 2013). Néanmoins, alors qu’en France la recherche sur les services a développé une approche conventionnaliste (Gadrey, 1994 ; Gomez, 1994), la recherche en management du tourisme reste étonnamment silencieuse sur les conventions qui régissent les relations de services dans ce secteur. Or, évoquer la coproduction et la cocréation de l’expérience touristique suppose d’admettre qu’un accord s’opère entre les touristes, les prestataires de services touristiques et les autres acteurs locaux, notamment les individus qui se déploient au quotidien dans l’environnement géographique d’accueil. Dans ce contexte, il apparaît intéressant d’explorer, mieux, d’identifier le ou les référentiels communs qui régissent la relation et la coopération des services touristiques. La perspective de l’analyse conventionnaliste semble à cet effet pertinente. Nous nous appuyons sur le cas des funérailles bamilékés au Cameroun à travers une approche de type ethnographique nous permettant de saisir les représentations des cocréateurs et les processus sociaux. Nous montrons qu’à mesure qu’émerge un véritable marché autour des funérailles camerounaises, la tradition se réinventant sans cesse au gré de l’évolution et de la modernité (Djemgou, 2017), les conventions implicites de services se forgent autour de la conciliation entre tradition et modernité : l’analyse de cas met en évidence un processus de conventionnalisation (Detchessahar, 2003), impliquant l’ensemble des acteurs du tourisme de mémoire, porté par les funérailles bamilékés. Cela nous permet de proposer une analyse des conventions à l’œuvre et d’enrichir les modèles de Jean Gadrey (1992) et de Pierre-Yves Gomez (1994).

La première partie de cet article présente les funérailles bamilékés et, les inscrivant dans le tourisme de mémoire, montre les enjeux d’une conciliation entre tradition et modernité. Par la suite, et pour bien comprendre le rôle des conventions, l’analyse met en lumière les funérailles entre tradition et modernité en soulignant le besoin de concilier les deux. Enfin, s’appuyant sur les investigations de terrain et les éléments de la théorie des conventions, les principales conventions implicites de services qui régissent le tourisme de mémoire porté par les funérailles camerounaises sont mises en évidence.

Le tourisme de mémoire entre tradition et modernité

L’objet de notre analyse n’est point de revenir sur le sens à donner au tourisme de mémoire et aux différentes déclinaisons de cette notion non encore totalement stabilisée. Il importe cependant de mettre en exergue les différents liens que la littérature établit entre la mémoire et le tourisme afin de situer et de justifier la place des funérailles bamilékés dans le champ du tourisme de mémoire tout en dégageant sa spécificité.

Le tourisme et la mémoire

Le concept de tourisme de mémoire émerge, en France, dans les années 2000 et est principalement associé alors à la mémoire combattante (Lalieu, 2001 ; CESER, 2012 ; Hertzog et al., 2012 ; Van Ypersele, 2014). Ainsi, le lien avec la tristesse, le recueillement, la douleur et la violence prédomine. Qu’il s’agisse du tourisme de guerre (Lefèvre, 2019), de dark tourism (tourisme sombre) tel que mis en exergue par John Lennon et Makcolm Foley (2000), ou de thanatourisme, tourisme macabre (Seaton, 1996 ; Dann et Seaton, 2003), la mémoire entretient les éléments douloureux, à la fois graves et symboliques, du passé. C’est par exemple le cas des vestiges de l’apartheid en Afrique du Sud (Folio, 2016). D’autres formes de traumatismes en rapport avec l’esclavage, l’holocauste, la colonisation et la décolonisation ont jusqu’ici nourri le tourisme de mémoire, donnant lieu à ce que Michael Rothberg (2014) qualifie de « mémoire multidirectionnelle » pour conceptualiser ce qu’il advient quand différentes histoires de violences extrêmes se confrontent dans la sphère publique. On pourrait aussi associer à cette mémoire multidirectionnelle la dynamique post-génocide observée dans les cas du Cambodge et du Rwanda, ce qui pourrait même s’étendre à la Yougoslavie et à l’Arménie (Rapson, 2014). Quoi qu’il en soit et comme l’affirment Dominique Chevalier et Isabelle Lefort (2016 : 1), « les lieux de mémoires douloureuses comptent aujourd’hui parmi les destinations prisées d’un tourisme mondialisé ». Selon ces auteurs, la quête des émotions, notamment la terreur, la peur et l’épouvante qui y ont été vécues, justifie l’attractivité de ces lieux dont la mise en tourisme se fonde sur un triptyque lieu-histoire-mémoire accessible par la visite. Cette représentation dominante du tourisme de mémoire triste basé principalement sur les événements macabres du passé dès son émergence a néanmoins suscité des interrogations. Celles-ci ont donné lieu en 2015 à un colloque international multidisciplinaire à Clermont-Ferrand. Sous la direction de Laurent Rieutort et Jacques Spindler, les chercheurs ont à cette occasion exploré différentes facettes du tourisme de mémoire, dégageant dans un premier temps les éléments fondamentaux à prendre en compte pour sa conceptualisation et, dans un deuxième temps, questionnant son atout pour les collectivités territoriales. Le tourisme de mémoire est-il exclusivement lié à l’histoire et à ses événements et lieux ? Concerne-t-il la mémoire individuelle ou collective ? Est-il essentiellement douloureux et émotionnel dans sa dimension immatérielle ? Quels éléments du patrimoine hérités du passé (Lazzaroti, 2017) méritent d’être entretenus par la mémoire et retransmis ? Les contributions scientifiques du colloque rapportées dans l’ouvrage Le tourisme de mémoire : un atout pour les collectivités territoriales, sous la direction de Laurent Rieutort et Jacques Spindler, aident à mieux cerner la notion. Il en ressort ainsi que :

le tourisme de mémoire ne doit pas être associé exclusivement à un épisode traumatique du passé, ni, non plus, à tout ce qui a trait aux temps anciens en général, au risque de confondre l’histoire et la mémoire […] pour que l’on puisse parler de tourisme de mémoire, il faut que les éléments que l’on souhaite « patrimonialiser » fassent réellement « sens » pour certaines catégories de populations, qu’ils participent à leur identité profonde, ce qui suppose à la fois diverses échelles d’analyse, une certaine relativité et beaucoup de complexité systémique (Rieutort et Spindler, 2015 : 15-16).

Au regard de ce qui précède, les mobilités liées aux funérailles camerounaises correspondent au tourisme de mémoire, comme le démontre la suite de l’analyse.

La représentation sociale des funérailles camerounaises et son déroulement

La signification des funérailles chez les bamilékés du Cameroun

Dans un sens commun, les funérailles sont généralement assimilées à des obsèques, c’est-à-dire à des cérémonies relatives à un enterrement. Cependant, au Cameroun, il s’agit de tout autre chose. Le phénomène renvoie à une réalité commune à l’ensemble des Camerounais, mais dont les dépositaires sont les Bamilékés de la région de l’Ouest du pays. Pour cette ethnie considérée comme le plus grand groupe du Cameroun (Debel, 2011), les funérailles font partie de la tradition ancestrale, c’est un élément de leur patrimoine immatériel parmi les plus identitaires car entretenu et célébré par l’ensemble de la communauté comme un devoir inaliénable (Fouellefack Kana-Dongmo, 2005 ; Djemgou, 2017 ; Dongmo Temgoua, 2017). Ces cérémonies sont l’occasion d’un retour au pays, d’une mobilité destinée à re-créer le lien, l’identité collective et le sens pour chacun des participants. Forme de commémoration funéraire certes, les funérailles sont festives. Cette commémoration est individuelle : elle est une obligation pour chaque descendant qui, dans la tradition bamiléké, a le devoir d’honorer la mémoire de son ascendant par l’organisation des funérailles, ce qui par la même occasion permettra au défunt, à la suite de l’exhumation de son crâne, d’accéder au rang d’ancêtre, selon la cosmogonie bamiléké (Kuipou, 2015 ; Assongni, 2018). Et c’est aussi une commémoration collective : les funérailles sont célébrées collectivement et solidairement par l’ensemble des membres de l’ethnie qui, à l’occasion, assistent les familles organisatrices des funérailles ; elles permettent de faire perdurer les traditions et la culture bamilékés. Si la mémoire individuelle fait vivre ici la mémoire collective, elle ne trouve sa pleine expression que dans cette mémoire collective dont elle participe étroitement (Halbwachs, 1925) et qu’elle permet de transmettre.

Du fait de la valorisation de l’aspect mémoriel, du fait aussi que les funérailles ont un sens réel pour l’ensemble des Bamilékés, qu’elles sont connues et reconnues de tous les Camerounais comme une tradition de ce peuple et participent à leur identité profonde, la dynamique touristique qui s’observe autour de ce phénomène rentre bien dans le tourisme de mémoire. Un tourisme de mémoire festif à essence culturelle, inscrit dans un lieu (Sgard, 2004) – le village originel familial –, entretenu par les us et coutumes bamilékés, qui permet aux participants de renouer avec leur famille, leurs ancêtres, leurs coutumes, et de se re-créer en tant que membres de la communauté, même s’ils se sont désormais établis ailleurs en raison des mobilités humaines. Nous le distinguons du tourisme de pèlerinage qui entraîne le touriste davantage dans une quête spirituelle autour des patrimoines fabriqués par les religions (Rey, 2010), notamment dans des lieux généralement qualifiés de lieux saints ou de sanctuaires (Chevrier 2016). Il ne s’agit pas non plus du tourisme de racine comme dans le cas qui résulte de la migration circulaire des migrants doualas[1] de France en terre ancestrale (Elamé, 2010). Il se distingue aussi du tourisme de folklore au cours duquel les touristes s’immergent dans l’identité et la culture des autres.

Le déroulement des funérailles camerounaises

Au Cameroun, les funérailles désignent des festivités qui suivent un protocole traditionnel bien défini : 1) exhumation du crâne du défunt et conservation en lieu sacré de la famille (Kuipou, 2015) ; 2) organisation au moyen de nombreuses réunions préparatoires et de l’acquittement de toutes les charges traditionnelles et sociales inhérentes (Fouellefack Kana-Dongmo, 2005 ; Djemgou, 2017 ; Dongmo Temgoua, 2017) ; 3) festivités pendant trois jours au village de la famille organisatrice.

Les funérailles sont de grandes occasions de réjouissances populaires ayant un caractère festif et somptueux. De fortes sommes d’argent sont dépensées pour nourrir les foules venues de toutes parts, des danses folkloriques sont exécutées, la solidarité se fait plus que jamais active. Nous sommes ainsi au cœur d’une des plus importantes manifestations séculaires de la culture bamiléké. (Fouellefack Kana-Dongmo, 2005 : 91)

Ces funérailles sont organisées, rappelons-le, en mémoire d’un défunt, en général longtemps après ses obsèques (du moins à la date anniversaire de celles-ci). Elles ont indéniablement une composante sacrée, spirituelle et sociale, puisqu’elles offrent l’occasion de retrouver la famille, de communier ensemble et de préserver l’harmonie familiale et amicale. Elles ont enfin une composante événementielle. Le cérémonial se déroule sur plusieurs jours (généralement trois) et comprend plusieurs manifestations. Certaines sont privées et revêtent un caractère sacré, d’autres – qui peuvent être grandioses – sont ouvertes à tous et sont l’occasion d’une socialisation élargie. Par ailleurs, la dimension économique et financière de ces funérailles est considérable. À l’époque de notre recherche (Dongmo Temgoua, 2017), nous avons estimé que les funérailles représentaient : 15 000 événements d’une durée moyenne de trois jours, pendant la période allant d’octobre à avril chaque année ; environ 11 400 000 euros de dépenses en déplacement, hébergement et restauration pendant les phases préparatoires ; autour de 5 700 000 euros de dépenses d’aménagement des sites des festivités ; plus de 114 000 000 euros de dépenses pour la restauration de masse pendant la phase d’exécution… et tout cela concentré dans une région d’une superficie de 13 892 kilomètres carrés.

Dans sa structuration traditionnelle, le pays bamiléké est constitué de 118 chefferies. Celles-ci, du moins les plus importantes, ont un aspect de village (Despois, 1945 ; Tardits, 1960). La chefferie « est l’unité agraire la plus grande en même temps que l’unique cellule politique, puisque le chef est le seul propriétaire du sol. Sous-chefs, notables et simples chefs de famille n’en ont jamais que la jouissance. En fait, ils en ont une jouissance totale et la transmettent à leurs descendants. » (Despois, 1945 : 613). L’ensemble des chefferies compte une population de plus de 1,6 million, avec autant de bamilékés vivant en dehors de la région d’origine[2]. Les milliers de participants (selon l’opulence et la notoriété du défunt) qui séjournent à chaque fois dans la région à l’occasion des funérailles viennent des communautés bamilékés des autres régions du pays et de l’étranger. On peut aussi croiser des touristes venus simplement voir le spectacle des danses traditionnelles qui se déroulent durant les cérémonies. Ils y sont d’ailleurs bien accueillis, cela d’autant plus que ces festivités s’appuient sur des fondamentaux spirituels qui intègrent la communion avec l’Autre, c’est-à-dire l’étranger, qui, par sa présence, rehausse l’éclat de la manifestation, pour le grand honneur des ancêtres.

Illustration 1 

Le pays bamiléké sur une carte schématique du Cameroun

Le pays bamiléké sur une carte schématique du Cameroun
Source : Pradelles de Latour (1986 : 89).

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Au-delà de leurs aspects rituels et sacrés et de leurs manifestations folkloriques, festives et identitaires, les funérailles sont à l’origine d’une véritable dynamique économique (Dongmo Temgoua, 2015 ; 2017), portée par de nombreux acteurs offrant des prestations qui relèvent du secteur du tourisme (transport, hébergement, restauration, animation culturelle, découverte, loisir…). Cela fait de la région de l’Ouest la troisième sur les dix régions du pays, en termes de dotation en infrastructures touristiques, après les deux régions qui abritent les capitales politique et économique, à savoir le Centre et le Littoral, respectivement. Les funérailles auront été à l’origine de l’émergence d’un marché touristique, émergence permise par la rencontre entre tradition et modernité.

La conciliation entre tradition et modernité au cœur de l’émergence d’un marché du tourisme de mémoire ?

La recherche sur le tourisme de mémoire pose la question de l’équilibre à établir entre tradition et modernité. Dans le cas des fêtes de Jeanne d’Arc, par exemple, « les outils de communication et l’événement lui-même convergent vers la définition d’une représentation sociale utilisant l’histoire, la tradition au service du dynamisme et de la modernité du territoire » (Abrioux et al., 2015 : 310). Pour la célébration des funérailles, les mobilités sont en effet effectuées dans le cadre des possibilités et des contraintes qui découlent par la modernité. Dans le même temps, les touristes qui se déplacent le font au nom de la tradition et pour en faire vivre la mémoire. Ainsi, comme pour le cas des funérailles, le rituel, le sacré, la tradition, les us et coutumes locaux, les danses patrimoniales, la musique traditionnelle et le minimum de confort de la modernité sont attendus par les participants (Clergeau et al., 2017).

Confronter modernité et tradition pourrait être source de tensions (Touraine, 1992), spécialement lorsque ce tourisme de mémoire prend une dimension coutumière ou rituelle et qu’il met en rapport des touristes modernes, rompus aux usages et aux conventions des économies de marché, et des populations autochtones qui souhaitent préserver et retransmettre les traditions telles quelles. La modernité relève effectivement d’un processus historique puisqu’elle ne prend sens que dans et par l’histoire (Citot, 2005). Elle s’oppose alors aux cultures antérieures ou traditionnelles. Godefroy Noah Onana (2012) constate ainsi qu’en Afrique, et dès lors qu’il s’agit de développement économique, la tradition est considérée péjorativement comme passée – voire dépassée – alors que la modernité est, elle, synonyme de progrès et d’évolution. La modernité voit l’avènement de l’individualisme et de l’universalisme, elle est

une entreprise individuelle et sociale de libération par rapport aux diverses tutelles qui maintenaient l’humanité dans un état d’hétéronomie : la tutelle spirituelle, morale et scientifique […], la tutelle politique et économique […], la tutelle esthétique des Anciens, la tutelle sociale et psychologique de la famille patriarcale, etc. (Citot, 2005 : 36)

Elle est ainsi subversive : elle vient bousculer les institutions traditionnelles, qu’elles soient religieuses, familiales, ou coutumières. Elle peut alors entrer en conflit avec la tradition et ses tenants, et se voir opposer les valeurs des dépositaires de celle-ci. L’individualisme qu’elle défend caractérise le monde marchand (Boltanski et Thévenot, 1991) lorsque la tradition se présente comme principe fédérateur du monde domestique : deux mondes qui s’opposent. Pour autant, la modernité et la tradition peuvent aussi s’inspirer et s’enrichir mutuellement (Warnier, 2008) ou l’une peut étayer l’autre (Amourous, 2000).

Les professionnels du tourisme évoquent souvent l’existence de « ponts » entre tradition et modernité : un processus de conciliation semble s’opérer, permettant aux individus de se coordonner, de coopérer, d’échanger autour de projets qui allient les deux systèmes de valeurs. Le tourisme de mémoire se présente ainsi comme un processus de conciliation entre préoccupations identitaires et traditionnelles, et impératifs de la modernité et de l’économie de marché. C’est pourquoi nous en proposons une analyse conventionnaliste.

Les funérailles camerounaises entre tradition et modernité, les conventions au service du tourisme de mémoire

Méthodologie de la recherche

Pour étudier la façon dont se construisent les conventions garantissant la possibilité de transactions marchandes autour de services liés au tourisme de mémoire, nous adoptons une méthodologie qualitative et nous inspirons des démarches de type ethnographique. Celles-ci sont utilisées en sciences de gestion dans une visée compréhensive (Cléret, 2013), pour faciliter une « description dense » (Geertz, 1973 : 27) d’un fait social, tout particulièrement lorsque l’objet de la recherche est difficilement accessible par des dispositifs classiques de recherche (Vernazobres, 2009).

Notre enquête se déroule dans la région de l’Ouest Cameroun et plus précisément dans la ville de Dschang, entre janvier 2014 et décembre 2016. Pour la partie historique, l’analyse se fonde sur un corpus bibliographique relatif à la production littéraire sur les Bamilékés et leurs traditions, ainsi que sur les entretiens semi-directifs effectués avec les différentes catégories représentant la société bamiléké. Nous nous sommes par ailleurs immergés dans le phénomène que nous cherchons à comprendre en faisant de nombreuses visites dans cette région, puis en participant à des funérailles, une fois en tant qu’invité, une fois en tant que membre de l’équipe d’organisation. Cette immersion est documentée par des photos et des enregistrements audio et vidéo. L’ensemble est ensuite narré. La narration vise à comprendre un processus en s’appuyant sur « la construction d’une histoire organisée et chronologique des événements à partir de sources brutes » (Langley, 1997 : 41). La première visée d’un tel récit est donc descriptive et compréhensive. Nous profitons de ces déplacements pour rencontrer les acteurs et conduire deux séries d’entretiens. Dans une première phase, nous avons mené des interviews auprès de chefs traditionnels, de patriarches, d’organisateurs de funérailles et de voyageurs qui se rendaient à l’Ouest pour prendre part aux funérailles. Nous avons ainsi pu enregistrer au moyen d’un microphone plus de douze heures d’entretiens auprès de treize personnes prises individuellement et aussi de deux groupes de personnes à l’occasion d’un voyage pour des funérailles. Dans une seconde phase, des entretiens ont été menés auprès des dirigeants de structures dont le champ d’activité relève du secteur du tourisme, et dont une partie conséquente du chiffre d’affaires est tributaire du tourisme de mémoire pratiqué autour des funérailles. Il s’agit des propriétaires et de gérants d’hôtel, de restaurant et de services de traiteur, de propriétaires d’agence de transport, de propriétaires de structures de logistique et d’appui événementiel. Cette phase d’enquête nous a permis d’approfondir la façon dont les acteurs du tourisme élaborent leurs prestations, leurs caractéristiques, leur contenu. Nous avons réalisé à cet effet douze entretiens de soixante minutes en moyenne. Les entretiens ont été conduits conformément aux recommandations de Pierre Romelaer (1999), enregistrés et intégralement retranscrits (Baumard etal., 1999). Nous nous sommes aussi référés à Pierre Paillé (1996 ; 1998) pour procéder au repérage systématique des thèmes abordés dans le corpus de la transcription. Afin de renforcer la validité interne de la recherche, tous ces entretiens semi-directifs ont été effectués suivant le même principe, en faisant souvent recours aux reformulations pour « réexprimer en d’autres termes la pensée du sujet en respectant son cadre » (Grawitz, 1972 : 577). Cette méthode permet de s’assurer d’un premier niveau de validation de collecte de données par la source (Baumard etal., 1999). Enfin, nous avons complété cette enquête par une analyse documentaire (bulletins d’informations d’associations, blogues, sites Internet, magazines, journaux…), ce qui nous a permis de contextualiser le phénomène, de cerner son ampleur économique et de voir, à travers les sites Web, comment les acteurs parlent d’eux-mêmes.

L’évolution des funérailles, entre exigences modernes et respect des traditions

L’émergence de la modernité dans les funérailles

Les phénomènes migratoires affectent depuis longtemps la société camerounaise et le peuple bamiléké (Barbier, 1971). Mais l’éloignement géographique n’exonère pas chaque Bamiléké de revenir sur la terre de ses Ancêtres pour procéder – ou participer – aux rites des funérailles. D’ailleurs, à ce sujet, Kengni Jean, patriarche Foto (en entretien à Dschang le 26 octobre 2014), précise :

Il n’y a pas de site d’emprunt pour l’organisation des funérailles. Elles doivent se faire à la source de la famille, c’est-à-dire au village d’origine. À cet effet, les membres d’une famille résidant au Nord du pays par exemple, ou même à l’étranger, en principe, doivent obligatoirement faire le déplacement vers l’Ouest pour les funérailles qu’ils organisent.

L’éloignement crée, en revanche, des contraintes de mobilité, d’hébergement, de restauration. Celles-ci ont été perçues et même vécues par ceux qui deviendront les entrepreneurs du tourisme de mémoire, comme cet hôtelier (entretien avec Goufak Bernard à Douala le 11 octobre 2014) : « Une fois […] nous sommes partis de Douala […], à destination de Dschang pour assister à des funérailles. Vers minuit au moment où il fallait dormir, nous n’avons trouvé aucun endroit pour y passer la nuit. » Ils ont alors proposé des services adaptés permettant aux familles de venir sur les terres de leurs Ancêtres. Une expérience similaire est vécue par cette autre entrepreneure aujourd’hui spécialisée dans la restauration et la logistique événementielle. La créatrice et gérante du service traiteur Azinmeda raconte :

Lorsque j’organisais les funérailles de mes parents, j’ai été confrontée à de nombreuses difficultés […] J’avais besoin, en grand nombre, de chaises, de tentes et chapiteaux, de couverts, tables et autres nécessaires pour installer et recevoir l’ensemble des participants et des invités venus de partout. Cela m’a amenée à me rendre compte qu’il y avait un gros besoin, car les funérailles sont régulières chez nous. (Entretien avec Tatsia Pélagie à Dschang le 14 avril 2016)

Il s’est rapidement développé un véritable marché : « Les funérailles sont devenues une très grande activité économique », ajoute-t-elle.

De nouvelles catégories de clientèle ont émergé, avec leurs demandes spécifiques :

L’idée de créer Téclaire Palace m’est venue du constat selon lequel, lors des funérailles, les invités d’une certaine classe, ne trouvant pas sur place un établissement à la hauteur de leurs attentes, se voyaient obligés d’aller se loger parfois jusqu’à Bamenda, à plus de cent kilomètres de Dschang. (Entretien avec Bernard Goufak à Douala le 30 octobre 2015)

Les commodités de séjour (eau, électricité, hébergement, restauration…) dont souhaitent pouvoir bénéficier les familles ont évolué avec le temps. Autrefois, à l’occasion des festivités, le logement dans la famille et le partage du repas se faisaient de façon coutumière.

Jusqu’à une certaine époque, toutes les activités autour des funérailles, c’est-à-dire en dehors des obligations sacrées et rituelles, étaient réalisées sans dépenses financières conséquentes. Les uns et les autres étaient logés dans les cases familiales, la restauration se faisait en famille et dans un élan de solidarité, la main-d’œuvre pour toutes les activités était non marchande. (Ibid.)

Mais cette organisation domestique trouve vite une limite : « À l’époque, les familles n’étaient pas aussi grandes qu’aujourd’hui. Plus la famille grandit, plus elle a des amis qui vont venir de partout pour l’assister à l’occasion des funérailles », poursuit l’entrepreneur de l’hôtel Téclaire Palace, lui-même Bamiléké. Désormais, les familles qui arrivent de tous les coins du pays et de l’étranger sont habituées à un certain confort, elles ont des exigences en lien avec la modernité de leur vie courante. Cela influence d’ailleurs la façon dont les prestataires locaux conçoivent les services qui leur seront proposés, comme l’illustrent les propos suivants :

Ce sont mes futurs clients qui m’ont, par exemple, conseillé de prévoir pour mes chambres d’hôtel un dispositif de chauffage d’eau, de veiller à la mise en place d’un système autonome de fourniture d’eau compte tenu des lacunes du réseau de distribution d’eau, de prévoir des espaces aménagés pouvant accueillir une famille complète. (Entretien avec Nafack Rigobert, hôtelier, à Dschang le 26 février 2016)

Les choses ont véritablement évolué, comme le confirme Bernard Goufak, un des prestataires influents de la ville de Dschang, au regard de son hôtel de plus de 50 chambres, de son service traiteur de plus de 2000 couverts et des autres matériels modernes de logistique événementielle qu’il met en location à l’occasion des funérailles : « À l’époque, c’étaient les mamans du village qui cuisinaient et les repas étaient essentiellement des mets traditionnels, mais aujourd’hui […] il faut aussi envisager des repas modernes. On fait appel aux services traiteur par souci de modernisme. » Dans le même temps, les entrepreneurs dans le secteur du transport adaptent, eux aussi, les prestations aux besoins des touristes urbains : les trajets s’organisent la nuit pour préserver une journée de travail.

On assiste à une véritable coconception des offres : « ces gens sont venus me voir pour qu’ensemble nous imaginions comment mettre sur pied une offre spécifique comme des points d’embarquement, différents arrêts sur le trajet, etc. », dévoile un transporteur (entretien avec Demanou Oscar à Yaoundé le 22 juin 2016). Sur les sites des cérémonies, les habitudes urbaines obligent les organisateurs à repenser l’organisation du lieu, et la mise en place de tentes et de sièges est de plus en plus confiée à de véritables professionnels de l’événementiel : « Aujourd’hui, il faut des tentes, des chaises […] Lorsque les funérailles ont lieu à des endroits poussiéreux, ces tentes permettent une isolation totale grâce à la fermeture et à la possibilité de climatisation qu’elles offrent. » (Entretien avec Goufak Bernard, op. cit.) Ce besoin de modernité concerne aussi les animations qui, outre les danses patrimoniales traditionnelles, intègrent désormais des orchestres modernes de musique avec car-podium, fanfare ou disque-jockey.

Bien plus, les funérailles deviennent l’occasion de montrer sa réussite sociale, comme le révèle ce Bamiléké : « Tout événement qui attire des foules sera partout et en tout temps instrumentalisé à d’autres fins. C’est normal que les funérailles n’échappent point à cette logique. » (Entretien avec Djeufo Gaston à Douala le 2 novembre 2014) En outre, la famille qui reçoit s’attache à montrer que l’on intègre et respecte les codes du confort urbain, mais aussi les codes de la consommation urbaine : « Autrefois par exemple, comme boisson, il n’y avait que le vin de raphia. Mais aujourd’hui les choses ont évolué : c’est la bière, ce sont les grands vins, les châteaux Barreyres, Haut Médoc, des Champagnes… » (Entretien avec Goufak, op. cit.) Il se pose ici une question de prestige. Politiciens, hommes d’affaires et autres personnalités importantes de la communauté en profitent pour s’adonner à des démonstrations de pouvoir matériel, financier et relationnel. Les funérailles constituent désormais, plus que par le passé, un événement au service des ambitions des organisateurs qui les instrumentalisent pour leur positionnement au sein de la communauté : « C’est désormais l’occasion rêvée pour montrer qu’on existe et qu’on a de gros moyens et des relations humaines de haute importance. » (Entretien avec Kemgou Fabien à Dschang le 25 janvier 2015)

Cette évolution ne va pas sans préjudice aux fondamentaux de la tradition initiale. Le caractère symbolique de certaines activités laisse de plus en plus place à des activités offrant un plus grand prestige à la gloire des organisateurs et ne place plus forcément le défunt et sa mémoire au centre des célébrations, ce qui peut amener à bouleverser le rythme des cérémonies. Le patriarche Kengi Jean (op. cit.) constate, non sans dépit :

Les trois jours de cérémonie ont, suivant la tradition, la même importance. Or, aujourd’hui, le troisième jour des funérailles a une envergure plus importante à cause de la présence des autorités administratives de la localité […] les danses traditionnelles ne sont plus nécessairement exécutées dans le respect de la tradition et sont faites de façon hâtive compte tenu du temps imparti à la seule satisfaction desdites autorités administratives.

Concilier exigences modernes et respect des traditions

Si l’irruption de la modernité bouscule l’organisation des funérailles, la tradition doit pourtant être respectée. Les chefs traditionnels jouent, à ce titre, un rôle majeur. Momo Soffack 1er, roi des Foto, chef traditionnel et gardien de la tradition (en entretien dans son palais royal à Dschang le 25 janvier 2015), rappelle :

Dans la tradition bamiléké, tant que l’on n’a pas organisé les funérailles, le deuil du défunt n’a pas encore été finalisé. Par ailleurs, si ces funérailles ne sont pas faites dans le respect de règles inviolables, elles peuvent être nulles et entraîner des conséquences pour la descendance. Mon rôle, en tant que chef, c’est aussi de veiller au respect des normes traditionnelles.

Les organisateurs, tel cet hôtelier, trouvent aussi conseil auprès des familles restées au village : « Je ne maîtrise pas exactement toutes les phases du cérémonial des funérailles ni exactement comment faire, mais je sais que les gens restés au village sont là pour nous guider. » (Entretien avec Nafack Rigobert, op. cit.) Bien souvent, les organisateurs de funérailles ont oublié les rites et les codes, voire tentent de s’en affranchir si ceux-ci sont trop contraignants :

Cette mondialisation […] entraîne les mentalités nouvelles et parfois contraires aux coutumes. Imaginez nos enfants qui sont allés aux USA, l’un d’entre eux va te dire « donne-moi une cuillère pour boire la sauce de taro[3] », alors que nos parents qui sont restés sur place ne peuvent pas accepter de manger ou de voir mangé le taro avec la cuillère. (Entretien avec Tonfack Etienne à Douala le 8 février 2016)

On peut noter, à cet égard, une certaine tension entre tradition et modernité. Par exemple, la désorganisation des danses fait dire au patriarche Kengni Jean que « cela entraîne progressivement la négligence et l’abandon de certaines danses traditionnelles et, par conséquent, la destruction progressive d’un aspect de la tradition et de la culture », tension qui peut faire craindre que l’enjeu des funérailles ne soit plus spirituel mais simplement social et événementiel. Des organisateurs de funérailles constatent :

Les funérailles sont devenues une fête où chacun profite de l’occasion pour exhiber les signes extérieurs de ses richesses matérielles et financières. Les gens parfois exagèrent, au point où on se demande s’ils sont conscients qu’il s’agit d’une cérémonie traditionnelle avec de nombreux enjeux spirituels. (Entretien avec Bogni et Temgoua Frédérique à Dschang le 25 janvier 2015)

En réalité, le respect des traditions, même s’il peut apparaître contraignant, est un enjeu majeur pour chaque organisateur de funérailles. Il en va de l’harmonie personnelle, familiale et sociale, ainsi que du respect des Ancêtres. Il en va aussi de l’honneur de la famille : aucune famille ne pourrait imaginer être critiquée pour n’avoir pas respecté les us et coutumes, les rites et les codes. Au regard des nouvelles exigences et contraintes soulevées plus haut, les organisateurs s’en remettent alors aux entreprises prestataires. À elles de s’organiser pour respecter les protocoles :

Si un bœuf doit être immolé à l’occasion, son sang doit se verser sur le lieu des cérémonies, c’est ce sang versé et un ensemble d’autres aspects importants aujourd’hui négligés qui constituent les funérailles au sens sacré du terme. Cela veut dire qu’en principe les services traiteur […] devraient tout faire sur place. (Entretien avec Kigni Joseph à Douala le 7 janvier 2016)

Cette prise en compte est ici gage de l’authenticité de la prestation et de sa qualité : « Il faut que les modernités qu’on apporte sachent au moins ce que la tradition demande. » Elle est même à l’origine de la réussite des entreprises locales. Un traiteur note :

Le taro sauce jaune est un mets qu’on confie en général aux mamans du village. Lorsque j’ai demandé qu’on confie à ma structure la confection de ce mets, les organisateurs ont d’abord eu des doutes. Mais je les ai vraiment épatés, de sorte que tout le monde s’est servi de la nourriture, et a pris mon taro comme dessert. (Entretien avec Idrissou Momo à Douala le 2 janvier 2016)

Les touristes attendent du prestataire qu’il montre des compétences pour produire les repas traditionnels en toute conformité avec les règles traditionnelles. Cela conduit bien souvent les entreprises à engager une personne compétente qui connaît les savoir-faire locaux, comme l’affirme Tonfack Etienne en entretien (op. cit.) : « Dans chaque ville de l’Ouest, j’ai au moins une personne compétente que je peux à tout moment associer à mon équipe, lorsque je suis appelé à faire une prestation qui nécessite d’intégrer automatiquement les réalités locales que je ne maîtrise pas bien. »

Pour créer la confiance, certaines entreprises offrent des facilités financières, puis la qualité des prestations génère un bouche-à-oreille positif et fait le reste : « Au départ, je ne fixe même pas le montant de la prestation au moment de la négociation. C’est à la fin du travail que le client, voyant comment j’ai travaillé, comment j’ai organisé, me donne ce qu’il estime correct. C’est ce qui m’a rendu vraiment célèbre comme je le suis aujourd’hui. » (Momo, op. cit.) Cependant, si la tradition n’est pas respectée, et le client non satisfait, alors une réparation peut intervenir pour maintenir la confiance :

À la fin d’une prestation, le client a émis des réserves sur la qualité du service, je n’avais pas pu obtenir à temps la viande de porc pour le kondré[4], j’ai donc utilisé à la place de la viande de chèvre ; or, selon la tradition, ce kondré pour les funérailles se fait avec la viande du porc. À la fin, j’ai moi-même reconnu ma faute et j’ai demandé au client de voir ce qu’il pouvait déduire sur le montant d’argent restant. (Entretien avec Jean Paul Felefack à Dschang le 14 avril 2016)

Ce sont ainsi les caractéristiques des services offerts qui se dessinent, associant les impératifs de la tradition et les demandes de la modernité, la confiance qui s’installe entre les touristes, les prestataires et les locaux, les attentes qui s’ajustent pour permettre les transactions marchandes. À mesure que ce marché se structure, on voit ici se dérouler un processus de qualification des services (Barcet et Bonamy, 1994) tout autant qu’un processus de conventionnalisation (Detchessahar, 2003) associant trois groupes d’acteurs : les organisateurs des funérailles et leurs invités, les chefs traditionnels et la population locale, les entrepreneurs de ce tourisme de mémoire.

Les conventions de services dans le tourisme de mémoire

Brève analyse de la notion de convention et de la relation de services

À la frontière de la sociologie, de l’économie et de la gestion, la question des conventions a fait l’objet de très nombreuses contributions (Gomez, 1994 ; Favereau, 1995 ; Amblard, 2003 ; Orlean, 2004 ; Eymard-Duvernay, 2006). « Accord socialement élaboré […] norme de référence qui permet à l’acteur de repérer le comportement à adopter » (Amblard, 2003 : 298), la notion de convention renvoie à celle de « conduite socialement attendue » de la part de chaque acteur : une conduite guidée par la coutume qui répartit et attribue les différents rôles entre les individus appartenant à une organisation (Koumakhov, 2006) et permet de coordonner les comportements individuels. La coordination est au cœur de la question des conventions (Eymard-Duvernay et al., 2006 ; Bessis et Hillenkamp, 2010). Le point de départ de l’analyse, rappelle Mathieu Detchessahar (2003 : 204), « est que l’accord entre les individus, même s’il se limite au contrat marchand, n’est pas possible sans un cadre commun, une convention constitutive ».

Ainsi, la relation de services prend effet dans un « ‘climat’ constitué d’attentes réciproques largement tacites, de savoirs partagés, et de règles de comportement non contractuelles, c’est-à-dire implicites » (Gadrey, 1994 : 142). Gadrey en recense deux principales : une convention de prestation ajuste les attentes réciproques en termes de prix, de qualité de la prestation ou de mise à disposition de moyens techniques ad hoc, une convention de fidélité ajuste les attentes réciproques en termes de pérennité de la qualité de la relation établie entre le client et l’entreprise prestataire. Ces conventions de services régissent des relations plus larges qu’une dyade producteur–client (Gadrey, 1992) : le client a pu être mis en rapport avec l’entreprise par un intermédiaire qui, outre sa fonction d’informateur, peut opérer une véritable médiation entre eux ; l’entreprise ou l’intermédiaire peut aussi être soumis réglementairement, financièrement, ou traditionnellement à la tutelle ou à l’influence d’une institution de régulation. Plus généralement, l’échange de services est un fait social et socialement situé (Goudarzi et Eiglier, 2006 ; Granovetter, 2008), les conventions de services encadrent – et permettent – les relations entre tous les protagonistes de cet échange et forgent un environnement socialement accepté qui facilite les transactions marchandes.

La recherche en management du tourisme reste curieusement muette sur les conventions qui encadrent les relations de service. L’approche conventionnaliste a pourtant été rapidement mobilisée en sciences de gestion : en contrôle par Gregory Heem (2001), en comptabilité par Marc Amblard (2002), en marketing par Gilles Marion (2003) ou en entrepreneuriat par Thierry Verstraete et Estèle Jouison-Laffitte (2010), et ce, pour l’étude de nombreux secteurs. Mais ce cadre conceptuel a été ignoré dans les recherches sur le tourisme. Pourtant, les chercheurs ne manquent pas de souligner que les touristes sont porteurs de cultures, de normes, d’attentes, qui vont nourrir les relations tissées avec les acteurs et les prestataires touristiques. Les travaux de Vincent Coëffé (2010) mettent, par exemple, l’urbanité et les conventions urbaines au cœur d’un tourisme fondamentalement urbain, car inventé par et pour les urbains. Les travaux sur les comportements des touristes chinois (Wu, 2017) attirent l’attention des professionnels sur des attentes spécifiques concernant tant la nourriture que les déplacements ou la vie du groupe. Les travaux de l’équipe MIT (2008), plaçant l’intentionnalité au cœur de l’analyse des pratiques touristiques, plaident pour une analyse des intentions, des attentes, des comportements attendus, et de tout ce qui encadre la coordination avec les prestataires, ces « autres » avec lesquels les touristes tissent les relations de service.

Les touristes s’attendent à un certain niveau d’hygiène et de confort dans les hôtels, sans pour autant en faire explicitement la demande. De même, ils comptent trouver une nourriture appropriée, des possibilités de paiement adéquates, ou simplement un comportement civil et courtois des employés. Les entreprises aussi ont des attentes : que leurs clients leur fournissent des informations exactes, les paient régulièrement, ou adoptent un comportement civil à l’égard des employés et des autres touristes, par exemple, sans pour autant que celles-ci soient systématiquement explicitées. Notons que ces attentes peuvent bien souvent dépasser les caractéristiques de la prestation de services et de son environnement pour s’intéresser au sens et à la valeur de l’expérience touristique.

La théorie des conventions de services montre que des relations marchandes de services se nouent dans un cadre, un « climat », qui ajuste les attentes et définit des conventions de service. Ce climat est un construit social, ce que nous nommons « processus de conventionnalisation », qui est mis en lumière par notre recherche.

Un processus de conventionnalisation tripartite dans le cadre des funérailles

Inscrites dans un contexte social, les relations de services qui se tissent autour des funérailles engendrent un processus de conventionnalisation. Les migrations vers les centres urbains conduisent les individus et les groupes à adopter de nouveaux codes de consommation et des comportements qui sont autant de conventions qui peuvent entrer en tension avec les conventions liées à la tradition des funérailles. La marchandisation des prestations de services s’accompagne d’un processus de « qualification » des services (Barcet et Bonamy, 1994). Ceux-ci sont coconçus avec les familles organisatrices, les touristes et les locaux. À l’occasion de nouvelles funérailles, les caractéristiques et la qualité des services se précisent, les attentes des protagonistes se stabilisent, la coordination marchande opère. Ce processus social définit peu à peu les conventions qui vont entourer ce marché.

Les conventions de prestations se dévoilent à travers les relations de services entre les clients et les prestataires : ceux-ci coélaborent et coproduisent les services et, ce faisant, la qualification des services s’affine. De façon plus ou moins implicite, les protagonistes de cette relation s’entendent pour constater que la mobilité occasionnée par les funérailles ne peut plus se satisfaire des usages du passé. Les hôtels qui voient le jour s’emparent de cette attente en offrant des chambres aux standards modernes, les transporteurs font voyager les familles la nuit pour satisfaire ceux qui travaillent loin, les animateurs sont accompagnés d’orchestres ou de disques-jockeys, les traiteurs apportent du vin de Bordeaux, de Champagne… En même temps que la modernité s’installe dans ces villages, les lois de l’hospitalité deviennent les règles marchandes du tourisme et non plus les normes domestiques de la famille. Dès lors, des conventions de services se dessinent concernant de multiples aspects des prestations et des comportements.

Pour autant, si les relations sortent du monde domestique et familial pour entrer dans le monde marchand, les clients souhaitent que les traditions soient respectées, c’est même l’objet de leur déplacement. Cette attente est entendue des prestataires qui ne manquent pas de s’informer auprès des chefs coutumiers et de la population locale sur les rites et les coutumes : la prestation est « enchâssée » (Joseph, 1994 : 187) dans un protocole plus vaste (celui des funérailles), elle s’inscrit dans un récit et une cérémonie, elle comporte un véritable travail de marquage identitaire et culturel permettant la préservation du sacré. Les chefs coutumiers et la population locale sont les garants de la tradition, dont le rôle dans la coélaboration des services et dans le processus de conventionnalisation est majeur. L’organisation traditionnelle sociale – pour les chefs –, ou le simple fait d’être resté au village – pour les habitants – donne à ces garants la légitimité pour intervenir dans ce processus. Ils sont dépositaires des savoirs qui constituent le socle commun de tous les Bamilékés qui se retrouvent autour des Ancêtres. Si de nouveaux registres d’action, d’attentes, de comportements apparaissent à mesure que se développent des relations de services marchandes, ils ont la responsabilité d’une forme de régulation visant à préserver ce socle commun. Un accord tacite se noue entre les trois groupes de protagonistes. La marchandisation des prestations touristiques est dès lors soutenue par des enjeux socioéconomiques : l’émergence de nouveaux besoins à satisfaire en matière de commodités de transport, d’hébergement, de restauration de masse, de loisirs et de découverte… ce qui donne lieu à de nombreuses opportunités entrepreneuriales (Dongmo Temgoua, 2015 ; 2017). Cette marchandisation s’encastre dans un champ culturel et social qui préexiste aux entreprises. Elle constitue une rupture avec la tradition à même de transformer ce champ culturel et social. Or, c’est bien la permanence de celui-ci qui attire les Bamilékés et qui est à l’origine du phénomène de marchandisation. Seul un processus de conciliation entre la tradition et la modernité permet de sortir de ce cercle périlleux.

Les entreprises doivent alors s’engager à construire une qualité de services qui inclut toutes les facettes de la modernité et de la tradition. C’est, par exemple, l’enjeu du recrutement de locaux par les traiteurs, qui garantissent la qualité des mets et leur conformité aux usages. On le voit, le processus de conventionnalisation naît au cœur d’une tension. Mais cette dernière est dépassée par un développement puis une stabilisation des conventions de service. Cette stabilisation se fait à travers un travail de légitimation encadré par les garants que sont les chefs traditionnels et les villageois.

Des conventions spécifiques au tourisme de mémoire autour des funérailles

L’examen de ce processus de conventionnalisation montre l’apparition et la stabilisation de conventions de services telles que décrites par Gadrey (1994) ou Gomez (1994). Le processus de qualification des services nourrit des conventions de prestations qui précisent les caractéristiques des diverses prestations ou les niveaux de prix. Le caractère socialement construit de la qualité apparaît ici clairement. Une convention de qualification établit ce que chacun est en droit d’attendre, elle se renforce d’une convention d’effort interne aux entreprises dont l’impact sur le respect des traditions a été montré. Ces conventions produisent une sorte de « longueur d’onde » commune (Gadrey, 1994 : 147 ; Januel, 2000 : 189) qui permet aux acteurs de la relation de services de s’entendre, de parler le même langage, et coordonne leurs attentes. Elles participent pleinement à la structuration du marché.

Les conventions de fidélité qui sont ici à l’œuvre dépassent très largement la fidélité réciproque d’un touriste et d’un prestataire. Elles concernent en particulier la fidélité réciproque des Bamilékés à leur communauté, aux traditions, au Pays, aux Ancêtres. L’organisation de ces funérailles et la participation des familles et des amis, celle des villageois et des chefs traditionnels, représentent un tel engagement que nous voyons ici émerger une convention que nous qualifierions plutôt de « convention de loyauté ». Nous la définissons comme un engagement implicitement consenti par chaque Bamiléké de respecter la tradition, les us et coutumes, et le sacré. Elle exprime la loyauté à l’égard du champ social et culturel qui constitue l’origine et le cadre du phénomène touristique. Cette convention de loyauté se nourrit d’une convention de responsabilité : celle qui définit les responsabilités de chaque protagoniste quant à la manifestation de la loyauté.

On voit en effet que le processus de conventionnalisation qui accompagne la structuration d’un marché touristique prend cadre dans un lieu, un contexte social et culturel – sphère originelle de la communauté constitutive de son identité – qui en est l’essence. Une convention de loyauté émerge et coordonne les attentes des touristes comme des habitants et des prestataires sur la préservation de cette sphère et le respect des traditions. Au-delà de tout brassage ou apport culturel moderne acceptable de la part des gardiens de la tradition, les principes fondamentaux et la quête de l’authenticité des coutumes restent de mise pour l’ensemble des protagonistes. Cela se manifeste à travers les comportements, l’habillement, le protocole des funérailles, les danses patrimoniales, la nourriture, et même l’empathie et le partage entre touristes (Bamilékés et visiteurs des zones urbaines) et villageois (Bamilékés restés dans le village d’origine en dépit de la forte mouvance migratoire sous forme d’exode rural engendré au XIXe siècle par la colonisation et le développement des zones urbaines, dont Douala et Yaoundé). L’identité de chaque Bamiléké s’étend à la conscience de la communauté, la convention de loyauté exprime cette conscience, une conscience partagée qui coordonne les comportements. Chaque catégorie de protagonistes a des responsabilités implicitement établies concernant cette loyauté. Les organisateurs de funérailles travaillent dans un souci affirmé de rendre hommage aux Ancêtres, mais aussi de transmettre la mémoire et les traditions aux générations futures. Ils s’engagent souvent à construire une maison au village et à y transférer quelques ressources, cela afin que leurs descendants aient toujours les repères, aussi bien géographiques que spirituels, de leurs origines et des principes qui régissent leur appartenance communautaire et ethnique (Despois, 1945 ; Dongmo J.‑L., 1981 ; Maguérat, 1983 ; Gubry et al., 1991). Les habitants font vivre la tradition et, ce faisant, contribuent à l’expression de cette loyauté, d’autant qu’ils accueillent, servent, orientent les touristes (parmi lesquels une grande majorité des Bamilékés désormais émigrés) lorsqu’ils arrivent sur place. Ces derniers comptent sur eux, comme sur les chefs coutumiers, pour incarner et faire vivre la mémoire collective. Ils comptent aussi sur les entreprises pour se conformer aux traditions dans tous les moments des funérailles. Il est ainsi du ressort des entreprises de respecter les menus, le protocole et tout le déroulement des cérémonies. Ce sont finalement ces conventions de loyauté et de responsabilité qui créent le « climat » spécifique de cette forme de tourisme qu’est le tourisme de mémoire.

Le tourisme est souvent affaire d’altérité : les touristes se meuvent dans un temps autre, à la découverte d’individus ou de cultures autres. Le tourisme de mémoire, s’il inscrit bien les mobilités des touristes dans un temps autre, les ramène à eux-mêmes, à leur histoire, leur mémoire, leur identité. Les manifestations et autres lieux de tourisme de mémoire constituent les ferments de la conscience individuelle d’une identité collective, d’une communauté, dont les protagonistes attendent qu’elle soit préservée et partagée. C’est là l’expression de ces conventions de loyauté et de responsabilité qui accompagnent l’émergence de ce marché.

Conclusion

Dépassant la dialectique tradition/modernité, notre analyse des funérailles bamilékés du Cameroun a proposé une réflexion sur l’émergence de conventions de services propres au tourisme de mémoire qui se déroule à mesure de la structuration de ce marché.

À cet effet, nous avons mis en évidence la particularité de ce tourisme de mémoire festif, qui contraste avec les tendances d’un tourisme généralement porté par les émotions douloureuses d’un passé macabre fortement marqué par la violence. Nous avons mis en exergue la connotation culturelle de ce phénomène identitaire des Bamilékés de la région de l’Ouest Cameroun. Comme le rappelle Jean-Didier Urbain (1998 : 295), commémorer c’est entretenir le souvenir, mais « d’une certaine manière » c’est garder ou faire revenir en mémoire « avec » : les funérailles bamilékés sont emblématiques d’une mémoire partagée et intégrée à une relation collective qui forge l’identité du peuple bamiléké. Elles s’organisent et se déroulent « avec » les familles, les habitants des villages, les amis, les relations, ceux qui ont quitté le village, voire le pays, et reviennent commémorer le défunt et garder vivante la mémoire collective et l’identité des Bamilékés. Elles sont préparées et animées « avec » les entreprises qui se sont créées autour de ce nouveau marché.

Ce tourisme de mémoire né de la rencontre entre tradition et modernité laisse place à une possible tension dont la neutralisation à travers la coordination des acteurs regroupés en trois catégories majeures s’effectue au moyen de conventions de service. Celles-ci permettent en effet de concilier les exigences de la modernité et le respect de la tradition dans le cadre de la coproduction des services touristiques au cours des célébrations des funérailles. C’est tout l’enjeu du processus de conventionnalisation mis en évidence par notre recherche : permettre la com-mémoration (du latin cum, avec) à travers la co-élaboration de conventions de services qui offrent un cadre aux transactions marchandes se déroulant autour des cérémonies du souvenir.

Notre analyse appuyée sur une méthodologie de type ethnographique nous a ainsi permis d’identifier et de caractériser ce processus de conventionnalisation tripartite impliquant les organisateurs des funérailles et leurs invités, les chefs traditionnels et la population locale, les entrepreneurs de ce tourisme de mémoire. Elle nous a aussi permis de mettre en lumière une convention de loyauté qui exprime l’engagement des parties prenantes à l’égard d’une fidélité à la mémoire collective, à sa manifestation et à ses traditions, ainsi qu’une convention de responsabilité qui définit ce que chaque partie prenante est en mesure d’attendre des autres en termes d’actions soutenant cette loyauté. La recherche trouve ses limites dans la méthode employée, l’étude d’un cas, qui dissuade toute tentative de généralisation, limites renforcées par la très grande spécificité du cas. Pour autant, les funérailles camerounaises ont constitué un terrain d’investigation remarquable car le marché touristique qui s’y développe est un phénomène en émergence qui nous a permis d’analyser des conventions en construction. La mémoire collective attachée au lieu est entretenue à travers l’apparition de ces activités touristiques.

Les approches conventionnalistes sont très rares dans la littérature sur le management du tourisme. Notre recherche plaide pour la prise en considération de ces conventions dans l’analyse des relations marchandes, et non marchandes, dans le tourisme. Nous avons ainsi pu identifier et caractériser le processus de conventionnalisation qui accompagne la création d’un marché touristique. Nous proposons aussi d’enrichir la théorie des conventions de services en montrant que celles-ci n’ajustent pas uniquement les attentes des acteurs en termes de caractéristiques des prestations de services et de l’environnement de services : le cadre commun qui permet l’accord (et l’émergence d’un marché), le « climat » dans lequel souhaitent opérer les acteurs, inclut aussi les valeurs et le sens donné à l’expérience touristique.

Nous ouvrons ainsi des perspectives de recherches dans d’autres contextes de tourisme de mémoire, et plus généralement à une prise en compte des conventions dans notre appréhension du tourisme. Sur un plan opérationnel, l’analyse pourrait se révéler être un excellent guide pour les projets de mise en tourisme de cultures et de traditions dans des contextes singuliers.