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Avec la pandémie de COVID-19, nous vivons une grave crise. La « distanciation sociale », les « barrières sanitaires » et une réduction drastique de la libre circulation, le télétravail et le « capitalisme numérique » (Boltanski et Chiapello, 2011), basés sur les technologies de l’information et menés par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), obligent à de nouveaux modes de vie. Pour continuer la vie pré-COVID-19, avec ses hypermobilités (Mao, 2020), certains proposent le « tracking » de chaque individu, mais cela laisse une porte ouverte à une société sous surveillance (Michel, 2020) et menace le rêve de libre circulation de nombreux voyageurs vers les destinations lointaines. Face à ces peurs, quelles sont les perspectives pour le tourisme vers la Patagonie chilienne ?

La pandémie de COVID-19, une crise écologique

C’est « la destruction des écosystèmes depuis deux décennies, et le dérèglement climatique [qui ont favorisé] l’expansion géographique des maladies infectieuses » (Bourg, 2020) et il est inévitable que nous subissions de nouvelles pandémies. « La crise actuelle est d’origine écologique » (Innocent-Peya, 2020), car le coronavirus est transmis à l’homme par des animaux sauvages obligés de migrer vers des espaces urbanisés, à la suite du défrichement et de la destruction des milieux naturels (Morand, 2016). C’est en ce sens que Dominique Bourg (2020) demande : « les sociétés démocratiques sont-elles capables d’organiser la diète énergétique qu’impose la prévention du changement climatique », afin de freiner les crises écologiques qui conduisent aux crises sanitaires ? Les défis à relever sont complexes et mondiaux ; on ne saurait y parvenir « sans changer la nature des politiques publiques » (Bourg, 2003), mais cela est rendu très difficile, car « les connaissances se multiplient de façon exponentielle (et) elles débordent notre capacité de nous les approprier, et […] lancent le défi de la complexité » (Morin, 2020).

La pandémie, le changement climatique et le tourisme

Pour beaucoup, l’interdiction des voyages non essentiels est positive ; c’est ainsi que Chloé Berge (2020) déclare : « quand le monde reste chez soi, la planète en profite ». En effet, comme le présente une étude publiée dans Nature, « The Carbon Footprint of Global Tourism », entre 2009 et 2013 « l’empreinte carbone mondiale du tourisme est passée de 3,9 à 4,5 GtCO2e, soit quatre fois plus que ce qui avait été estimé précédemment, représentant environ 8 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre[1] » (Lenzen et al., 2018). Avec le confinement de plus de 50 % de la population mondiale, on constate, grâce aux images satellites publiées par la NASA et l’Agence spatiale européenne, une réduction des émissions de dioxyde d’azote dans de nombreux endroits du monde. Le Centre de recherche sur l’énergie et l’air montre que les émissions de dioxyde de carbone de la Chine ont été réduites de 25 % (Berge, 2020). Pendant la période de quarantaine en Italie, les voies navigables de Venise ont semblé plus propres en raison de la réduction drastique du trafic des bateaux de touristes. Si la diminution des mobilités se poursuit, on devrait observer des effets similaires et durables partout. Le prolongement des restrictions aux voyages ne peut pas être « la réponse à la réduction des émissions de gaz à effet de serre, mais le phénomène devrait nous amener à réfléchir sur l’impact de l’activité humaine sur la planète [et] notre façon de voyager » (Berge, 2020). Les vols représentent une part importante de la pollution atmosphérique qui entraîne le changement climatique et ce sont les 10 % les plus riches de la planète qui émettent plus de la moitié des émissions mondiales, alors que la moitié la plus pauvre n’émet que 10 % des gaz mondiaux (Bourg, 2020). Il faudrait donc voler beaucoup moins et éviter les voyages de loisirs de longue distance, ceux des touristes les plus riches. Cette crise oblige à affronter une situation qu’on avait repoussée pour des raisons économiques. Face aux préoccupations sanitaires et économiques, le problème est de définir des stratégies d’adaptation appropriées. Jusqu’à présent, la priorité a été donnée à l’endiguement, avec des résultats positifs pour la santé et l’environnement, mais néfastes au modèle économique existant. De nombreuses questions se posent concernant les stratégies de relance économique, comme au Chili, avec le vote d’un budget national d’urgence, peu écologique et favorable aux communautés locales (Segura Ortiz, 2020). Cela pousse à croire que « l’important n’est pas de sauver des vies, mais de sauver le modèle économique ultra-libéral [et] destructeur de la vie sur la planète » (Clément, 2020).

Quelles conséquences pour le tourisme vers les destinations lointaines ?

Les nations affectées en premier et les plus touchés par la pandémie en mai 2020, en nombre de cas et sous réserve des modes de calculs et moyens alloués au comptage, sont, dans l’ordre, les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie, la France et l’Allemagne (Johns Hopkins University, 2020). Hormis la Russie, il s’agit des pays les plus touristiques du monde, en nombre d’arrivées de passagers et de tourisme intérieur. Le Japon et la Chine, pays très touristiques aussi, font figure d’exception en étant respectivement à la 63e et la 83e places en nombre de cas de COVID-19. Fin juin, la situation s’étendait vers l’Amérique latine avec l’entrée du Brésil et du Chili parmi les pays les plus affectés au monde. Ce sont les « hubs » des mobilités, les plus grands aéroports internationaux, les sites de réunions religieuses ou d’événements culturels, de loisirs et de tourisme, qui ont été les centres de la contagion. Les lieux les moins touristiques ont été touchés tardivement ; c’est ainsi que le Chili se situait en mai 2020 à la 43e place en nombre de cas de patients atteints de la COVID-19, et sa région d’Aysén ne recensait que 8 cas, puis 23 au 20 juin 2020. Les pays les plus affectés par la crise sont aussi les plus grands émetteurs de voyageurs vers des destinations lointaines. En ce sens, María Jesús Such Devesa, Patricia Aranda Cuéllar et Ana B. Ramón Rodriguez (2020) estiment qu’une baisse importante des voyages vers les destinations « exotiques » aura lieu et que « c’est la demande intérieure qui soutiendra la reprise de l’activité touristique, dans la mesure où le pouvoir d’achat réduit des ménages le permettra ». D’après ces auteurs, les conventions et les conférences, menées avec succès en ligne, couplées aux inconvénients de la sécurité dans les voyages internationaux, affaibliront durablement le tourisme d’affaires. En effet, avec la crise, les flux de passagers aériens internationaux ont connu une chute spectaculaire. Cette baisse était supérieure à 67 % le 10 mai 2020, selon les données recueillies sur le site <www.Flightradar24.com> ; 64 344 avions ont décollé ce jour-là comparativement à 192 613 le 14 février précédent (avant la fermeture des vols aux États-Unis). Selon des chercheurs des universités d’Alcalá et d’Alicante, « les limitations de la mobilité internationale au cours de ces premiers mois amènent à supposer qu’il y aura une réduction de près de la moitié du flux total de touristes pour l’été » en Espagne (Such Devesa et al., 2020). L’impact économique sur l’ensemble de la chaîne touristique, en particulier les hôtels, les centres commerciaux, les croisières et les centres de loisirs, sera énorme, car le pays est très « dépendant » du tourisme (avec 6 % de son produit intérieur brut [PIB] associé aux voyages d’agrément, à l’accueil, aux loisirs et à la culture). Mais qu’en sera-t-il pour le Chili où le poids du tourisme s’élevait à 3,2 % en 2017, selon le sous-secrétaire ministériel au tourisme (SERNATUR, 2017) ? Ce chiffre est d’environ 7 % pour la région d’Aysén et son économie dépend aujourd’hui beaucoup des revenus de cette activité. Une réduction de 90 % des vols intérieurs, avec seulement trois vols par semaine vers Coyhaique, capitale d’Aysén, et une baisse de 41,4 % du nombre d’arrivés d’étrangers, par rapport à l’année précédente, y étaient constatées (ibid.).

Quelles perspectives touristiques sur des destinations lointaines, telle la région d’Aysén en Patagonie chilienne ?

Dans un rapport pour le World Shopping Tourism Network daté du 27 avril 2020, « The Tourism Industry and the Impact of COVID-19, Scenarios and Proposals », Antonio Santos del Valle (2020) évoque quatre scénarios de reprise économique selon le « comportement des touristes après la crise » et l’« impact psychologique et sociologique du confinement » : 1) une recupération rapide, 2) une période de marasme, 3) une lente récupération sans revenir à la situation antérieure et 4) une crise conjoncturelle structurelle. Pour lui, un retour à la « libre » circulation des personnes et un début de normalité pourraient survenir vers juillet 2020, mais si la peur des voyages venait à s’installer et que les restrictions gouvernementales se poursuivaient, une reprise du tourisme d’achats ne se produirait pas avant mars 2021 dans les Amériques. Comme d’autres, Santos del Valle affirme que la priorité sera le tourisme local et qu’il y aura « une reconfiguration du système touristique ». Une réduction durable du trafic international vers les destinations comme le Chili est évidente et elle sera amplifiée vers les régions lointaines comme Aysén.

La région d’Aysén se situe dans l’extrême sud du Pays, à 1800 km de la métropole, Santiago du Chili, et à 500 km de villes de plus de 150 000 habitants, Puerto Montt au Chili et Comodoro Rivadavia en Argentine (voir illustration 1). Ce territoire de 108 000 km2, un dixième de la Patagonie, au relief de steppes à l’est, montagnard, marqué par des glaciers et des forêts au centre, et maritime à l’Ouest, est habité, en vallée, par un peu plus de 100 000 habitants. La densité moyenne du peuplement est de 0,91 habitant au km2. La commune de Tortel est l’une des moins peuplées au monde avec 0,02 habitant au km2. Multiculturelle, amérindienne occidentalisée et ibéro-européenne, 65 % de la population est concentrée dans la capitale régionale de Coyhaique. Le tourisme de nature s’y développe depuis les années 1990 avec une hausse annuelle de 6 % en moyenne sur les 10 dernières années. C’est la fameuse route « Carretera Australe » ainsi que les sites naturels de « Capillas de Marmol », les glaciers Queulat et Laguna San Rafael, le parc Patagonia ou les villages de Tortel et Puyhuapi qui attirent les visiteurs. Des petits prestataires et des « comptoirs » organisent des activités de pêche à la mouche, d’aventures sportives et de courtes visites aux espaces protégés ou à la ferme (Bourlon, 2020). Au regard des autres hauts lieux de la Patagonie, Torres del Paine, Los Glaciares, Península Valdès ou Terre de Feu, visités par plus de 400 000 touristes chacun, l’un des sites les plus visités d’Aysén, le parc national Queulat, ne recevait en 2014 que 18 000 visiteurs (illustration 1).

Illustration 1

Carte régionale des aires protégées et des pôles touristiques de la Patagonie en 2014

Carte régionale des aires protégées et des pôles touristiques de la Patagonie en 2014
Cartographie : Bourlon, 2020.

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Alors que le nombre de passagers entrés vers la région d’Aysén, par avion, bateau ou voie terrestre, via l’Argentine, dépassait les 600 000, les services d’État estimaient les entrées à 131 588 en haute saison (SERNATUR, 2017). D’autres estimations montrent que le nombre total de touristes, voyageurs étrangers et non-résidents, se situait entre 75 000 et 210 000 en 2014 (Bourlon, 2018). Trente-cinq pour cent (35 %) étaient des étrangers, dont 79 % provenant d’Argentine, 11,6 % d’Europe et des États-Unis, et 9,4 % du Brésil, d’Israël ou d’autres pays, principalement d’Amérique latine et d’Asie. Alors que les voyages internationaux sont compromis et les déplacements réduits du fait des restrictions sanitaires et des difficultés économiques, il est réaliste de s’attendre à une chute de 50 à 70 % du tourisme pour la saison 2020-2021, mais qui pourrait se récupérer en deux ans (illustration 2). Cela s’ajoutera au « ralentissement » (de ‑0,01 %) des arrivées observées depuis 2017, en partie expliqué par la crise économique que connaît l’Argentine voisine (SERNATUR, 2017). Il faut donc repenser les plans et les ambitions de développement basé sur le tourisme. Dans un pays très libéral, sans intervention importante de l’État, la question est de savoir comment les acteurs de l’industrie touristique vont se réorganiser au niveau régional.

Illustration 2

Nombre d’arrivées vers la région d’Aysén entre 1990-2020

Nombre d’arrivées vers la région d’Aysén entre 1990-2020
Illustration graphique : Bourlon, 2020, à partir de CORFO, 2015, et SERNATUR, 2020.

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Alors que le dépistage massif n’est pas envisagé, car trop coûteux, et tant que des vaccins ne seront pas disponibles, le confinement et les barrières sanitaires entre régions, surtout vers celles exemptes du virus, freineront le tourisme. Pour pallier la baisse des mobilités internationales, l’État évoque l’idée de subventionner les entrepreneurs pouvant renforcer le tourisme national et évoque une campagne nationale en faveur du tourisme « social », notamment des aînés, mais cela va à contre-courant des logiques libérales existantes.

Malgré tout, certains pensent que cette pandémie pourrait favoriser les régions isolées, car elles sont attrayantes pour les activités de nature en petits groupes. C’est possible, mais les conditions d’accès seront contrôlées et restreintes ; pour la région d’Aysén, les protocoles de voyage et de passage de frontières obligent à une mise en quarantaine des passagers entrants. Cela met à mal l’idée de séjours courts ou des événements, séminaires, conventions et voyages en groupe ; en outre, le débarquement de croisiéristes est inimaginable.

On observe une méfiance, très grande et probablement durable, des communautés locales à l’égard des visiteurs. Elles expriment le souhait de rester « protégées » de porteurs du virus. On observe aussi des replis communautaires avec des « barrières sanitaires » organisées par les habitants. C’est le cas pour la commune et le village portuaires de Tortel (illustration 1) par où est arrivé le premier cas d’infection (par un voyageur anglais descendu d’un bateau de croisière). Le maire et les 500 habitants ont choisi de s’isoler du reste de la région et seulement les marchandises et les résidents peuvent entrer. C’est aussi le cas des villages comme La Junta ou Chile Chico, frontaliers de l’Argentine, ou de la région voisine de Los Lagos (illustration 1). Les contrôles « populaires » s’organisent, car les autorités sont accusées de laxisme et de faciliter les entrées des fonctionnaires et des travailleurs de l’industrie du saumon (responsables de 10 des 22 cas enregistrés). Un mouvement de rejet de règles imposées par l’État existe parmi les jeunes, les évangélistes (qui affirment qu’il faut continuer à travailler normalement) et d’autres qui déclarent ne pas vouloir succomber à la peur de l’autre et souhaitent maintenir des activités sociales (Osorio, 2020).

Comment les acteurs du tourisme d’Aysén et des confins touristiques pourraient-ils s’adapter à la crise ?

La région d’Aysén est la moins affectée du Chili et cela s’explique par son isolement : il existe dix points d’entrées contrôlables et un seul port de marchandise, des flux touristiques faibles et un mode de vie en ville et à la campagne replié sur le groupe familial. Comment cela évoluera-t-il ? Selon la lecture d’innombrables articles de presse et commentaires dans les réseaux sociaux, il y a un point de vue optimiste, « la crise est une opportunité » pour de nouvelles activités économiques ou la sauvegarde de la biodiversité, et un autre pessimiste, « c’est le début d’une profonde crise économique » et la fin du tourisme.

Une étude sur les dynamiques territoriales des confins touristiques de nature, réalisée entre 2014 et 2018 à Aysén, révèle différents usages de l’espace et rapports à la nature (Bourlon, 2018), et met en évidence l’existence de sept formes de développement touristique (étatique, entrepreneuriale, industrielle, traditionnaliste, alternative, écologique et récréative). Ces formes résultent de différentes représentations sociales (Moscovici, 2001) et de principes supérieurs communs qui établissent des « mondes » (Boltanski et Thévenod, 1991). On trouve un développement où domine une vision « progressiste » qui prône une transformation de l’espace naturel pour le progrès de l’homme, celle des acteurs étatiques et entrepreneuriaux. Une vision « anthropocentrique », où l’important est d’assurer le bien-être des humains au sein d’une nature sauvage, est par ailleurs très présente au sein du monde rural traditionaliste et récréatif. Enfin, une vision écologique, qui prône le besoin d’être en harmonie avec la nature, s’exprime par les formes « alternative » et écologique de développement. Ces dernières ont pris de l’importance depuis peu et semblent répondre aux imaginaires et aux pratiques des acteurs « récréatifs », visiteurs et résidents (Bourlon, 2020).

À écouter les débats sur le Web et dans les séminaires « Zoom » et à lire les articles universitaires, on constate qu’il faudra, pour les responsables de chaînes hôtelières, de compagnies de croisière, de casinos, de centres commerciaux ou de parcs d’attractions (la forme de développement « industriel et technologique »), trouver des solutions afin d’offrir des services standardisés et avec des protocoles sanitaires stricts. Pour le secteur, le défi est de recréer des conditions de confiance favorisant l’envie de voyager et de consommer (Santos del Valle, 2020). Du point de vue des petites et moyennes entreprises touristiques, de nouvelles stratégies de marketing devraient voir le jour, avec une baisse du prix des services ou l’identification de nouveaux créneaux de marché, pour développer un tourisme qui génère autant de profits avec moins de clients (Lansky, 2020). Pour les acteurs « écologiques », la crise pourrait est une grande opportunité d’apprendre à mieux connaître le territoire et protéger ses écosystèmes (Bourg, 2020). Du point de vue des acteurs traditionnels, la crise peut favoriser les événements communautaires du passé, la revalorisation de la culture locale pour créer plus de liens sociaux et un tourisme basé sur de véritables rencontres respectueuses (Michel, 2020). Du point de vue des acteurs du mode alternatif de développement, il sera nécessaire d’approfondir l’autodétermination des communautés locales et des modèles de vie choisis (Segura, 2020). Les visiteurs seraient invités à des séjours longs et à un tourisme expérientiel et « immersif » (Christin, 2020). Enfin, pour les acteurs de la forme de développement récréatif (Bourlon, 2018), ceux qui pratiquent les loisirs, la détente, le sport ou les activités de la nature, il leur faudra s’organiser pour continuer chacune de leurs activités en petits groupes (SERNATUR, 2020) et s’adapter aux nouvelles réalités et restrictions décidées par les acteurs locaux. Pour les services d’États, les fonctionnaires, les représentants locaux et les techniciens régionaux, les stratégies restent floues, mais l’idée dominante est qu’il faut « améliorer l’attractivité et l’expérience des visiteurs » (ibid.) et gérer les flux, c’est-à-dire contrôler les accès aux lieux les plus connus et favoriser le tourisme national vers dans des espaces ruraux dispersés. On pourrait assister ainsi au désengorgement des sites saturés, emblèmes de l’« overtourism » ou d’un « tourisme déséquilibré » (Lansky, 2020).

Dans la région d’Aysén, les discussions viennent de commencer sur un possible « tourisme post-COVID-19 ». La stratégie de développement précédente (SERNATUR, 2020), qui a consisté à favoriser la promotion des paysages et à offrir des subventions aux entreprises pouvant créer des produits rentables pour répondre à une demande internationale, sera revue. Il s’agirait de faire en sorte que l’offre de la destination soit suffisamment attrayante pour qu’un visiteur veuille affronter la peur et les complexités du voyage dans un environnement post-pandémique. Certes, Aysén est idéale pour un tourisme de nature dans un contexte de « distanciation physique », mais il s’agirait d’offrir des expériences de qualité plus que de quantité : moins de lieux devront être visités lors de séjours plus longs. Cela nécessite un travail basé sur l’évaluation des capacités locales et la création d’un projet territorial impliquant la plupart des acteurs du tourisme régional, tant publics (étatique), traditionalistes, écologiques, alternatifs, récréatifs, entrepreneuriaux qu’industriels. Il s’agira de passer d’une stratégie de promotion générique des paysages naturels à celle d’une coordination pouvant donner une cohérence et une lisibilité au système touristique régional. Créer un lieu de vie à découvrir plus qu’un lieu de consommation de produits : « les touristes ne peuvent pas être les décideurs des stratégies de la destination » (Lansky, 2020). Aysén devra choisir un modèle de gouvernance touristique le permettant. Les modèles internationaux existent – comme au Canada les organismes de gestion de la destination (destination management organizations) ou, au Québec, les associations touristiques régionales, les réserves de la biosphère de l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture), ou encore en France les parcs naturels régionaux –, mais doivent être adaptés et appropriés par les acteurs régionaux pour le projet collectif de leur choix. L’essentiel reste que le modèle ait un système de gouvernance efficace, tant aux échelles communales et rurales que régionales et urbaines, et qu’il résiste aux changements de gouvernements et possède une vision, des objectifs et des actions concrètes qui le rendent viable.

Des solutions locales pour repenser le tourisme dans un contexte de crise mondiale

Comme nous en informe le cas de la Patagonie chilienne, le problème pour le développement touristique des confins de nature dans le contexte de la crise actuelle est complexe, car elle est non seulement sanitaire, mais systémique et écologique. La protection de l’habitat de la faune et la flore sauvages est essentielle si l’on veut éviter d’autres pandémies. Le tourisme participe de la destruction des milieux naturels et il est donc impératif de prendre conscience de l’importance des territoires reculés en tant que refuges pour « les espèces qui n’ont nulle part où aller » (Morand, 2016). Le modèle touristique doit être compatible avec les objectifs de développement durable proposés dans le cadre de l’Agenda 2030 des Nations Unies, ce qui passe par une amélioration des pratiques touristiques et, surtout, par un changement des rapports des acteurs à la nature. Le tourisme post-COVID-19 doit être « approprié » localement, basé sur les principes du commerce équitable (principalement la transparence des coûts et des impacts) et la « justice climatique », c’est-à-dire qu’il doit respecter le droit des communautés qui dépendent des ressources naturelles du territoire pour leur subsistance et leur culture de les posséder et de les gérer de manière locale (ICJN, 2002). Cela est difficile, car les besoins économiques des communautés et les enjeux territoriaux sont grands et il est à craindre que lorsque la « normalité » reviendra on assiste à un élan consumériste, attisé par « une relance keynésienne, indifférenciée, de nos activités économiques en sortie de crise » (Bourg, 2020), alors qu’il faudrait réduire l’empreinte carbone (Berge, 2020) tout en offrant aux pays en développement le droit de profiter des bénéfices du tourisme. Le tourisme de l’après-COVID‑19 dans les confins, comme la région d’Aysén, devra abandonner les usages exogènes « extractifs » ou consommateurs de la nature et renforcer « la capacité pour chaque microrégion de se rendre autonome d’un point de vue de la production et de la distribution alimentaire » (Clément, 2020) grâce à une diversité de structures artisanales.

Cette période est « à la fois terrible et fascinante » (Michel, 2020), car elle nous oblige à analyser notre façon de nous comporter par rapport au monde et de mener notre vie. Il faudra certainement « réapprendre à improviser », recréer nos mondes, redécouvrir nos espaces de travail, de liberté et de loisirs, mais il faudra surtout penser selon une autre logique, celle de la « sobriété heureuse » (Rabhi, 2014), pour « être plus tout en ayant moins » (Michel, 2020). Le voyage vers les confins devra être repensé comme « un acte de l’esprit, une expérience particulière de la pensée et du corps » (Christin, 2020) avec un usage réduit des infrastructures touristiques qui mettent à mal la nature qu’il convient de protéger. À Aysén, comme dans d’autres destinations émergentes, moins de tourisme peut coïncider avec des séjours plus longs, une meilleure intégration avec les communautés locales, une production locale plus importante et un moindre impact sur les écosystèmes. Un tourisme doux devrait favoriser l’accès à des revenus significatifs, cumulés au fil du temps, et l’augmentation de l’attractivité d’une région. Il s’agira pour cela d’encourager la consolidation des confins de nature en tant que lieux de vie (Kadri et al., 2011) et destinations « non touristiques » (Michel, 2015).