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Est-ce que la crise mondiale de la COVID-19 est un signe de l’effondrement annoncé par les décroissancistes, où la croissance infinie (dans un monde fini) démontre de nouvelles faiblesses ? Est-ce que la paralysie des mobilités internationales est une conséquence même de la mondialisation ? Une certaine tendance au repli semblait déjà entamée par le règne du président des États-Unis Donald Trump, le Brexit, ou encore le blocage de frontières face à la ruée de migrants en Europe. La pandémie actuelle soulève bien des questions pour lesquelles nous n’avons pas encore de réponse, mais évitons de confondre protectionnisme avec durabilité, nationalisme avec État-providence.

Prenons l’exemple des navires de croisière géants qui, transformés en incubateurs viraux et bombes flottantes à retardement, ont passé des semaines à supplier des ports d’accepter qu’ils s’y amarrent afin de permettre aux touristes et à l’équipage de rentrer dans leur pays respectif. Que s’est-il passé ? Plusieurs contaminations, histoires d’horreur de paquebots transformés en prisons et négociations avec différents pays et autorités pour le rapatriement ont été rapportées en début de crise. Les touristes sont vraisemblablement rentrés au bercail puisque les médias ont cessé d’en parler. Sauf qu’encore en juin dernier, on faisait état que plus de 60 000 membres d’équipages de plusieurs navires de croisière à la dérive étaient encore prisonniers, sans port où débarquer ni vol pour les rapatrier vers leur famille. Errant dans les eaux aux quatre coins du monde, avec un mystère autour des nombres de personnes infectées par la COVID-19, ces migrants nouveau type, majoritairement Philippins et Indonésiens, sont devenus une vraie « nation de naufragés flottants » (Dolven, 2020 ; McCormick et Greenfield, 2020). Lorsque le président Trump suggérait de renflouer l’industrie des croisières avec un plan de sauvetage gouvernemental, il ne se référait pas à la situation de ces travailleurs naufragés.

Cette situation illustre la stratification des nationalités qui s’opère sur plusieurs plans dans ce segment de l’industrie croisiériste, où cadres dirigeants, officiers, artistes britanniques, américains, australiens bénéficient de bonnes conditions de travail contrairement aux emplois parfois sous-payés, notamment dans les services de nettoyage, de restauration et d’entretien, réservés aux travailleurs de pays moins industrialisés (Klein, 2001). Ces paquebots géants sont un microcosme de la mondialisation, où se réalise la hiérarchie des groupes ethniques et où luxe et opulence côtoient pauvreté et inégalités. Ce système de mobilité des croisières est complexe, déréglementé et difficile à contrôler, car même si les navires appartiennent à des sociétés américaines normalement régies par les lois fédérales, les paquebots géants naviguent sous le flag of convenience  – étant immatriculés dans des pays aux normes du travail plus souples (Panko et Henthorne, 2019). Tellement souples qu’on ne sait plus qui est responsable du rapatriement des employés naufragés.

Comment envisager la relation touristes et travailleurs à la dérive, ou touristes et migrants acculés au pied d’un mur ? Ceux qui voyagent par pur plaisir et ceux qui doivent se déplacer pour survivre mènent-ils le même combat ? Ces idées positionnent et reproduisent l’accès à la mobilité en tant que symbole de pouvoir et de privilège. Qu’en est-il de cette immobilité mondiale en temps de pandémie qui donne un répit à la planète, alors que les privilégiés vivent l’immobilité entre le télétravail et un premier potager pendant que les plus pauvres sont envoyés au front ? Cette pandémie permet donc de prendre du recul vis-à-vis les nombreuses contradictions de nos pratiques ultra-mondialisées, et plus particulièrement en lien avec les mobilités du tourisme. Pendant que la vulnérabilité, les inégalités et la dépendance à l’approvisionnement étranger sont exacerbées, cette réflexion porte sur le phénomène bien particulier de l’industrie croisiériste et s’intéresse plus spécifiquement aux paquebots géants qui, dans la dernière décennie, battaient leur plein avant la présente descente aux enfers.

Boucar Diouf, auteur et océanographe, faisait un parallèle entre certains virus présents en milieu océanique et jouant un rôle d’agents d’équilibre dans la boucle microbienne : selon l’hypothèse kill the winner , quand les ressources deviennent plus limitées, ces virus attaquent essentiellement les espèces dominantes afin de favoriser le renouvellement et le rééquilibre de la biodiversité (Paré, 2020). La mondialisation, le néolibéralisme, les multinationales dominent ; est-ce qu’une nouvelle place à la durabilité, à la décroissance et à la diversification régionale pourrait reprendre du terrain dans une ère de la post-pandémie ? Une chose est certaine : depuis que l’Organisation mondiale de la Santé a déclaré l’état de pandémie le 11 mars dernier, les 338 navires de croisière transportant annuellement 30 millions de passagers sont immobilisés, voire au bord du gouffre.

Les paquebots géants dans le no man’s sea

En tant que segment de l’industrie touristique à croissance la plus rapide, les navires de croisière transportaient 10,6 millions de vacanciers à travers le monde en 2004 comparativement à 30 millions en 2019 (Grenier, 2008 ; Najafipour et al. , 2014 ; Panko et Henthorne, 2019 ; Moriarty, 2020). Alors que dans les années 1970 les navires accommodaient entre 500 et 800 passagers, les paquebots géants d’aujourd’hui peuvent en recevoir jusqu’à 6500. Bien qu’encore considérée comme tourisme de niche, l’industrie croisiériste a des impacts substantiels sur plusieurs plans, mais ils sont plutôt difficiles à mesurer. L’évolution et les changements rapides s’opérant dans le système des mobilités des croisières et la difficulté à accéder à des données, rapports et statistiques fiables nous empêchent de jeter un regard précis sur l’ensemble de l’industrie (Jones et al. , 2019). Par contre, plusieurs analyses et perspectives en recherche nous informent sur la relation amour–haine envers cette industrie. Bien que les navires géants soient perçus comme des chefs-d’œuvre technologiques et fassent rêver, l’industrie dans son ensemble est plutôt mal aimée de l’analyse critique.

De nos jours, Carnival Corporation (100 navires), Royal Caribbean International (26 navires) et Norwegian Cruise Line (17 navires) contrôleraient 82 % du marché mondial et auraient rapporté 2,8 milliards de profits en 2016 (Rojas et Primera, 2017). Bien que leur siège social soit aux États-Unis, leur structure opérationnelle s’insère dans un système à réglementation multi-juridictionnelle (Stewart et al. , 2005 ; Jones et al. , 2019). Ce type de gouvernance est véritablement mondial en ce qu’il fonctionne dans de multiples pays, où la propriété des navires et leur contrôle se situent souvent aux Bahamas ou au Panama (Rojas et Primera, 2017). Le pouvoir de ces compagnies serait par ailleurs consolidé à travers le lobbying, les dons et le financement des organisations environnementales. Cette logique de fonctionnement favorisant l’évitement fiscal, déjouant les lois américaines et réglementations environnementales, est au cœur même de la compétitivité de l’industrie (Najafipour et al. , 2014).

Impacts environnementaux

La surface de la terre est recouverte d’environ 70 % d’eau. À la suite du réchauffement climatique et de la fonte des glaciers depuis les années 1980, l’augmentation de l’espace navigable est une vraie opportunité de consolider les investissements créant ces villes flottantes ( ibid. ). Bien que la majeure partie des routes empruntées par les croisières se concentre dans les Caraïbes et en Méditerranée, notons que l’Asie du Sud-Est avec Singapour en tête, mais aussi les régions plus isolées telles que l’Arctique ont vu aussi les activités croisiéristes augmenter de façon significative. Cette dernière niche s’intéresse aux lieux sauvages, isolés et à la culture de l’Arctique qui amènent des possibilités de développement économique avantageuses pour la région, mais également des questions sérieuses pour ce qui a trait à la gouvernance et au respect des écosystèmes fragiles et uniques (Cajaiba-Santana et al. , 2020). Le développement et la croissance de l’industrie croisiériste dans cette région subissent les mêmes épreuves que dans d’autres régions quant à la complexité institutionnelle, où un manque d’autorité des organismes de réglementation peine à légitimer et à mettre en application des mesures de sécurité, de contrôle d’impacts et d’émissions de CO 2 (Dawson et al. , 2014). Les effets répertoriés et analysés en recherche démontrent les émissions de gaz d’échappement, la proportion de déversement d’eaux usées, d’hydrocarbures et de déchets solides rejetés directement dans l’océan, sans parler de problèmes de collision avec des mammifères et d’une perturbation des schémas migratoires des animaux ( ibid.  ; Vicente-Cera et al. , 2020). Selon Machiuel Lamers, Eke Eijgelaar et Bas Amelung (2015), un navire moyen pouvant transporter 2000 passagers et 800 membres d’équipage dans une croisière d’une semaine produit environ 4,5 millions de litres d’eaux usées et 8 tonnes de déchets solides. Les plus récents navires semblent être pourvus de meilleurs systèmes de traitement des eaux, mais même les déversements provenant de technologies de pointe contiennent toujours de hauts niveaux de produits chimiques et de métaux ayant de sérieuses conséquences sur la biodiversité marine ainsi que sur les fruits de mer consommés par les humains (Klein, 2011).

Surtourisme flottant

Au-delà de la conception d’une industrie sous-réglementée et au territoire juridique nébuleux, ces stations balnéaires flottantes sont aussi des agents de surtourisme par excellence. La capacité de charge de plusieurs villes européennes ou d’environnements naturels fragiles ne se traduit pas simplement par le fardeau des milliers d’excursionnistes qui assaillent les centres historiques, mais aussi à travers l’impact environnemental sur les zones portuaires, les écosystèmes ou l’érosion de fondations de villes patrimoniales (Klein, 2011). Quand on accuse le tourisme de tuer son propre objet, quand il pratique la commercialisation sauvage, la touristification, la contamination ou l’homogénéisation de la culture, le surtourisme met en relief les impacts négatifs du tourisme sur les communautés, sur leur qualité de vie et sur l’environnement. Cette littérature introduit, par ailleurs, l’idée de capacité de charge d’une destination où le surtourisme détériore l’expérience des citoyens locaux, mais aussi des touristes ( Higgins-Desbiolles et al. , 2019). L’expérience des paquebots géants aux ports des villes de Barcelone, Dubrovnik ou Venise démontre certainement une contribution au surtourisme engagé dans la croissance infinie dans des villes déjà totalement saturées (Bertocchi et Visentin, 2019).

L’approche néolibérale domine aussi ce segment de l’industrie où les quelques grandes compagnies qui contrôlent l’offre et la demande mondiales carburent à l’approche croissanciste et extractivitste du développement économique déréglementé (Fletcher et al. , 2019). En fait, le déséquilibre des retombées économiques des balades en paquebots géants n’est plus à établir. Les ports et les gouvernements locaux encaissent des impôts et des revenus importants de l’industrie. Néanmoins, afin de rester compétitifs, ils ont aussi des investissements substantiels à combler dans la construction et le maintien des terminaux de croisières et la gestion des impacts (Klein, 2011 ; Najafipour et al. , 2014 ). Malgré cela, certaines régions avec davantage de ressources maintiennent de très bonnes relations avec l’industrie. Par exemple, au Canada en 2019, 140 navires de croisière attiraient plus de 2 millions de visiteurs dans les ports nationaux, contribuant ainsi au-delà de 3 milliards de dollars à l’économie canadienne, dont près de 1,4 milliard de dollars en dépenses directes des croisiéristes (Noël, 2020). Plus de 23 000 Canadiens étaient employés directement ou indirectement dans cette industrie et, parmi ces emplois, 5000 provenaient d’une trentaine d’entreprises du Québec.

Alors que, depuis les années 1990, praticiens, chercheurs, décideurs politiques s’affairent à élaborer des principes, des lignes directrices ou de meilleures pratiques pour un développement du tourisme durable, responsable, éthique, propauvre ou slow , rien n’a empêché la croissance fulgurante de l’industrie croisiériste, qui a annoncé la mise à l’eau de 8 mégapaquebots en 2019 et en promettait le même nombre en mai 2020 ( Cruise News , 2020). Considéré comme le plus grand paquebot au monde, le Symphony of the Sea pèse 228 081 tonnes et accueille plus de 6500 passagers.

Vers la durabilité croissanciste

Dans la dernière décennie, Carnival Corporation et Royal Caribbean International, les deux plus grandes compagnies, ont fait bon nombre d’efforts pour quantifier leurs activités et leurs impacts, en publiant les avancées en technologies plus propres (Najafipour et al. , 2014). Dans certains cas, l’industrie a mis à l’eau de nouveaux navires équipés de systèmes de traitement des déchets à la fine pointe de la technologie, réussissant ainsi à améliorer la gestion des déchets solides et à diminuer les déversements dans l’océan (Sanches et al. , 2019).

Afin de maintenir la compétitivité à la suite des pressions médiatiques et des dommages potentiels attribuables à une image de marque ternie, les plus grandes compagnies ont effectivement développé des stratégies de durabilité. Peter Jones, Daphne Comfort et David Hillier (2019) ont réfléchi sur cette transition obligée en analysant le discours de rapports de durabilité des dix plus grandes compagnies. De ce nombre, seuls Carnival Corporation et Royal Caribbean Cruises ont emboîté le pas. Leurs rapports démontrent les efforts déployés, avec des données sur la gouvernance, l’éthique et les conséquences sur les communautés hôtes, mais aussi sur les conditions de travail avec un code of business conduct and ethics , et sur les questions environnementales en rapportant la consommation d’eau, de carburant et d’énergie, la production de gaz à effet de serre, la gestion de risques et de désastres, la protection des océans et la sécurité alimentaire (Jones et al. , 2019 : 4-5). Bien que ces deux entreprises dominent le marché, la grande variabilité des approches envers la durabilité des dix plus grandes compagnies rend la vue d’ensemble de l’industrie plutôt ardue.

La question que l’on pourrait plutôt suggérer serait : est-ce que la croissance fulgurante de l’industrie des dernières années, avec ses milliers de croisiéristes en quête d’abondance, de divertissement et de luxe, n’est pas, par définition, l’antithèse même du concept de durabilité ? Est-ce que la « croissance responsable » telle que revendiquée par Royal Caribbean Cruises n’est pas un oxymore en soi ? En fait, pour les décroissancistes, la durabilité est toujours ancrée dans le principe de croissance économique, ce qui est problématique (Latouche, 2005). Pour eux, bien que plus louable, la durabilité est tout de même ancrée sur la croissance infinie, plus lente, mais qui maintient les mêmes fondements extractivistes que les adeptes de la décroissance cherchent à freiner. C’est par ailleurs ce que Jones et ses collègues (2019) affirment dans leur analyse des stratégies de durabilité des croisières qui s’inscrivent principalement dans une logique de maximisation des ressources, de gestion de risques liés à la réputation de l’image de marque et visant à modérer et à rassurer un segment de consommateurs plus responsables et hésitants. Bref, ces stratégies priorisent la profitabilité et l’avantage compétitif, alors que par définition la durabilité devrait reconnaître les limites de la croissance et subordonner l’économie à l’environnement et aux sociétés (Logossah, 2007 ; Roper, 2012). Pour bien des auteurs, donc, les avancées en durabilité sont davantage le résultat de nouvelles technologies qui s’appuient sur des modèles de performance financière plutôt que sur un changement de paradigme reflétant des approches qui favorisent une gestion et une gouvernance responsables, visant ultimement à maintenir la viabilité et l’intégrité des écosystèmes (Vicente-Cera et al ., 2020).

Incubateurs viraux et bombes flottantes à retardement

Les croisières rassemblent des vacanciers et des travailleurs provenant de diverses régions géographiques dans un environnement circonscrit, qui vivent à proximité les uns des autres pendant plusieurs jours, parmi un va-et-vient des membres de l’équipage circulant d’un navire à l’autre dans le cadre de leur emploi. Ce contexte est la base même de l’analogie des navires comme incubateurs viraux. Les systèmes de surveillance des maladies transmissibles, ainsi que les mesures d’hygiène et sanitaires à bord des navires de croisière ont été développés en partenariat avec les agences de santé publique, menant à une détection et à un contrôle efficaces de la propagation d’infections. Inspections sanitaires, règlements internationaux, assurances médicales obligatoires et responsabilisation des futurs passagers envers leur état de santé pré-croisière, services médicaux, qualifications adéquates des membres des services de santé, équipement comportant des tests de laboratoire d’urgence médicale, font tous partie de la planification et de la préparation aux situations d’urgence dans les navires. Tel que démontré à partir de cas documentés, les diagnostics infectieux les plus communs pendant les voyages sont les infections respiratoires ainsi que les maladies gastrointestinales, qui se trouvent amplifiées dans l’environnement semi-fermé des navires, et où les passagers et les membres d’équipages provenant de divers milieux culturels et socioéconomiques partagent des activités dans des espaces restreints et des infrastructures diverses (piscines, cinémas, spas, bars, restaurants, salles de spectacles, ascenseurs, etc.) (Hill, 2019). Bien que les consultations médicales communes à bord traitent des blessures mineures, le mal de mer et les maladies gastrointestinales, la transmission d’infections des voies respiratoires représente l’incident le plus répandu, comptant pour 20 % à 30 % des consultations ( ibid. ). La cohabitation, le système de climatisation, les ressources et les espaces partagés des navires alimentent donc les agents pathogènes favorisant les éclosions d’infections respiratoires.

Jusqu’en février 2020, l’industrie avait réussi à contrôler la sécurité sanitaire sur les grands navires de croisière, évitant par ailleurs de nourrir l’imaginaire des paquebots géants comme incubateurs viraux dans les unes de la presse. L’industrie y échappe malgré le fait qu’à chaque année les navires sont victimes d’épidémies variées. Par exemple, en 2018, onze navires de croisière de plusieurs centaines de passagers étaient le berceau d’épidémies de rotavirus, norovirus ou E. coli, sans compter les navires de plus petite taille, où des transmissions de maladies gastrointestinales, grippe et varicelle ont aussi été rapportées par le US Centers for Disease Control and Prevention (2020). La situation allait changer à partir de décembre 2019, alors qu’un nouveau coronavirus SARS-CoV-2 (maintenant la COVID-19) faisait son apparition en Chine, à Wuhan, et rapidement dans toutes les grandes villes avec des mobilités reliées à ce pays. Le 3 février 2020, le Princess Diamond , un navire de la Carnival Corporation, était immobilisé au port de Yokohama, au Japon, après que 10 cas de COVID-19 aient été rapportés à son bord. Le 4 février, les cas positifs étaient isolés et tous les autres passagers étaient mis en quarantaine, dans leur cabine respective. Le 19 février, 17 % des 3700 passagers et membres de l’équipage étaient infectés (619 personnes ; 9 décès, dont 1 Canadien), évoquant à ce moment la deuxième éclosion la plus importante au monde, en dehors de la Chine ( Rocklöv et al. , 2020). Ces chercheurs ont estimé que sans les mesures d’isolement et de quarantaine imposées par les autorités de santé publique, le taux de contagion à bord du Diamond Princess aurait été presque 4 fois plus élevé que celui de Wuhan, c’est-à-dire avec un taux de reproduction R0 de 14,8 (moyenne de personnes qu’un malade va infecter), comparativement à un R0 de 3,7 correspondant à l’épicentre en Chine. En d’autres termes, sans intervention, près de 80 % des passagers / équipage auraient été infectés ( ibid. ). En tant que premier cas et un des plus spectaculaires, le Diamond Princess comme incubateur a aussi été perçu comme une rare opportunité en recherche épidémiologique, où l’expérimentation et l’analyse de l’éclosion avec une population relativement diversifiée, vulnérable et semi-enfermée dans l’espace du navire ont permis des avancées rapides dans l’étude du nouveau virus. C’est ce que rapporte un article publié récemment dans le Morbid and Mortality Weekly Report , qui a évalué la rapidité de contagion de la COVID-19 à bord du Diamond Princess et du Grand Princess , et qui soutient que les 3000 tests et plus effectués sur les passagers et l’équipage ont permis d’établir les premières données sur les cas positifs asymptomatiques, alors que ces patients n’auraient pas été testés dans la population générale (Moriarty, 2020). Ces données attestent donc de l’efficacité ou de la nécessité des mesures de confinement qui ont suivi et suggèrent aussi le fait que la densité démographique dans les navires amplifie nettement le taux de reproduction de base du virus (Rocklöv et al. , 2020). Par ailleurs, des 3711 personnes à bord du Princess Diamond , 36 nations étaient représentées parmi les passagers, tandis que l’équipage provenait de 48 nations différentes (Moriarty, 2020). En d’autres termes, en période de pandémie le contexte des navires de croisière non seulement amplifie la transmission de maladies infectieuses, mais risque bien de favoriser la probabilité de contagion hors communauté, voire de provoquer des épisodes de super-propagation mondiale.

L’histoire du Diamond Princess s’est répétée avec au moins 70 autres navires qui ont eu des cas positifs, avec un total de 90 décès de passagers et membres d’équipages depuis le début de la pandémie ( Hancock , 2020). Les récits d’isolement et de désespoir, dont trois suicides, sont toujours en cours. Selon des chiffres récents, la Carnival Corporation aurait encore 38 000 travailleurs à rapatrier, Royal Caribbean Cruises 19 098 et MSC Cruises 4097 (Dolven, 2020 ; Dolven et Charles, 2020). Les navires de croisière ont potentiellement été responsables de la propagation de la COVID-19 dans plusieurs régions touristiques telles que les Caraïbes, et le Ruby Princess serait responsable de 10 % des cas de contagion en Australie. Ces régions ont rapidement détourné les navires et fermé leurs ports afin d’essayer de concentrer leurs ressources pour contrôler la contagion locale. C’est ainsi que, peu à peu, toutes les nations se sont mises en mode repli en limitant considérablement les mobilités internationales, ce qui, dans bien des cas, n’a pas favorisé le rapatriement des « naufragés flottants ». Le tableau 1 présente un échantillon d’exemples de navires à la dérive avec des membres d’équipage, coincés par la complexité de la situation, la responsabilisation légale des travailleurs dans les navires enregistrés sous pavillon de complaisance, les questions d’assurances, les protocoles de santé et de sécurité publiques, les restrictions dans les mobilités internationales, le manque de ressources et de communications, la suspension officielle des activités de l’industrie ou le rejet des pays hôtes envers le rapatriement de citoyens à risque.

Tableau 1

COVID-19 sur des navires de croisière (en date du 30 avril 2020)

COVID-19 sur des navires de croisière (en date du 30 avril 2020)
Élaboration des auteurs, d’après McCormick et Greenfield, 2020.

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En janvier dernier, la croissance de l’industrie ne montrait encore aucun signe de ralentissement alors que la pandémie en devenir ne semblait pas froisser les voyagistes qui encourageaient les croisiéristes hésitants à préluder leur voyage de rêve : « The Coronavirus can only survive in cold temperatures, so the Caribbean is a fantastic choice for your next cruise » (Cardona, 2020). Une épidémie sporadique n’était pas en soi une menace ; de nombreuses mesures préventives étaient prises afin de maintenir les normes de santé à bord des navires. Une compagnie de croisières annonçait par exemple ces mesures en février dernier afin d’apaiser les voyageurs un peu hésitants. Pour ce départ vers l’Amérique du Sud, une région qui n’était pas encore touchée par l’épidémie, la compagnie énumérait ses mesures de prévention :

  • assainissement spécial des zones à fort trafic à bord plusieurs fois par jour ;

  • assainissement complet du terminal des navires de croisière avant et après chaque navigation ;

  • ajout de personnel médical supplémentaire sur chaque navire ;

  • consultations gratuites avec des experts médicaux pour tous les passagers et l’équipage.

De plus, le capitaine fera deux annonces quotidiennes pendant votre croisière pour rappeler à chacun comment rester en bonne santé à bord. Enfin, vous pouvez contribuer à un environnement sain à bord en prenant quelques mesures simples qui aideront à prévenir les rhumes, les grippes et les virus d’estomac :

  • assurez-vous de bien vous laver les mains avec du savon et de l’eau tiède pendant au moins 20 secondes après être allé aux toilettes et avant tout repas ou collation ;

  • couvrez-vous le nez et la bouche avec un mouchoir (ou avec le haut de votre manche) si vous éternuez ; évitez d’éternuer ou de tousser dans vos mains ou sans vous couvrir le nez et la bouche ;

  • utilisez un désinfectant pour les mains aussi souvent que possible ; frottez soigneusement le gel entre vos doigts jusqu’à ce que vos mains soient sèches.

  • Si à bord vous ne vous sentez pas bien, il est impératif que vous visitiez immédiatement notre centre médical pour un examen gratuit. Nos médecins et infirmiers sont toujours disponibles et prêts à vous aider. [Notre traduction, courriel envoyé à un voyageur le 2 février 2020.]

Ce voyageur, sous le pseudonyme de François, a partagé son expérience de cette croisière en Amérique du Sud prévue du 1 er  au 15 mars, alors que la pandémie était déclarée par l’Organisation mondiale de la Santé le 11 mars. La journée même du débarquement à San Antonio, au Chili, le pays fermait ses ports et la croisière était prolongée de 15 jours, y compris 2 jours de ravitaillement à Valparaiso et 10 jours en haute mer vers San Diego, aux États-Unis. Le capitaine s’acharnait à rendre les 15 jours additionnels divertissants et réconfortants pour les passagers à son bord.

On a eu beaucoup d’activités jusqu’à la veille du débarquement final, on a eu droit à plusieurs spectacles ; il fallait qu’ils trouvent des choses pour nous distraire, des spectacles amateurs avec les passagers. Ils ont offert la boisson à tout le monde gratuitement, Internet pour tous ; c’était vraiment deux croisières pour le prix d’une. Les employés ont travaillé 15 jours de plus ; on était convaincus qu’il n’y avait personne de malade. Ma fille m’écrivait et me disait qu’ils étaient tous confinés au Canada, que les magasins étaient fermés ; on se disait que c’était plutôt bien de rester sur le bateau. La journée du débarquement à San Diego, un passager a été testé positif. Malgré ça, on nous a débarqués et un vol nolisé nous a ramenés chez nous. (Communication personnelle, 30 avril 2020)

François était accompagné de cinq membres de sa famille et raconte que certains d’entre eux ont développé des symptômes à leur retour à la maison ; trois ont été testés positifs à la COVID‑19 alors qu’ils étaient en quarantaine, de retour dans leur foyer.

Avec du recul, je pense que les dirigeants ou bien ont été naïfs, ou ils disaient qu’il n’y avait aucun cas parce qu’ils voulaient absolument qu’on débarque. Peut-être que des personnes étaient contaminées sur le bateau, mais on ne le savait pas. Peut-être aussi que les passagers ont joué le jeu ; ils ne se voyaient pas dans leur chambre, confinés. Des personnes qui pensaient avoir le virus n’allaient peut-être pas à la clinique de peur de se faire mettre en quarantaine, sachant qu’on serait pris sur le bateau au moins 15 jours de plus. (Communication personnelle, 30 avril 2020)

Ce répondant avait planifié cette première aventure en croisière pendant un an, et bien que son groupe ait hésité à partir, la pénalité de 40 % à payer pour une annulation de voyage ainsi que les messages rassurants sur les mesures de sécurité les ont convaincus de maintenir le cap vers le grand départ. Même si cette aventure s’est plutôt bien terminée, François en a terminé avec les voyages en croisière. Les enjeux environnementaux et sanitaires le préoccupent. Il ajoute que tout au long de la croisière il était bien conscient des risques de contagion. « Alors raison de plus, je choisirai probablement de voyager autrement à l’avenir. En sachant toutes les conséquences qui ont découlé de notre croisière, mes compagnons ne sont pas prêts d’en refaire une non plus. »

Illustration 1

Divertissement à bord d’un navire de croisière en temps de pandémie

Divertissement à bord d’un navire de croisière en temps de pandémie
Photo : Auteur anonyme.

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L’avenir proche de l’industrie des croisières ? Remarques finales

Alors que la planète entamait un lent processus de déconfinement, Carnival Cruise Lines annonçait, le 13 mai dernier, la reprise de ses activités en août prochain, une annonce qui a provoqué une augmentation des réservations de 600 %, comparativement à l’an dernier à la même date (Wray, 2020). Serait-ce un signe que le confinement forcé et la soif de retour à l’« ancien normal » auront raison de la réflexion vers une consommation de mobilités plus respectueuses, équitables et responsables ? Est-ce que les plus jeunes à moindre risque ou les immunisés des pays riches seront consacrés « nouvelles clientèles cibles » des croisières ? Que fera l’industrie pour se renouveler dans le segment relaxation, luxe et découverte qui ciblait une grande proportion de retraités, maintenant plus à risque ? À quoi ressemblera le « nouveau normal » des paquebots géants ? Même si, au milieu de la réponse d’urgence immédiate à la pandémie, il serait opportun de repartir à zéro et favoriser un tourisme plus durable, responsable et sécuritaire, les rassemblements humains, le divertissement et l’inauthenticité auront peut-être raison du camping sauvage, de l’écotourisme et d’un contact avec la nature plutôt forcé.

Les chercheurs qui analysent le parcours épidémiologique du virus ont recommandé vivement le report de tout voyage en croisière pendant la pandémie, partout dans le monde (Moriarty, 2020). Par ailleurs, plus de 23 navires classiques, dont plusieurs de la Carnival Corporation, seront mis au rebut, vendus ou démantelés dans les mois à venir à cause des problèmes de solvabilité résultant de la crise (Sloane, 2020). L’Australie, l’Argentine, les îles Caïmans et d’autres destinations ont reporté toute activité de l’industrie, tandis que le Canada a annoncé l’arrêt complet des croisières internationales sur son territoire jusqu’en février 2021.

Malgré un apparent retour en force de l’industrie de la vente de croisières pour 2021, le Financial Times (2020) rapporte que pour les trois plus grandes compagnies (Carnival, Royal Caribbean et Norwegian), qui exploitent 70 % des 338 navires et qui ont réalisé près de 6 milliards de dollars de bénéfices sur des revenus de 38 milliards de dollars en 2019, la pente est plutôt difficile à remonter. Ces opérateurs font maintenant l’objet de multiples poursuites judiciaires de la part de passagers qui ont perdu des proches et des membres d’équipage qui ont été testés positifs et ont développé des symptômes plus ou moins sévères de la maladie. Norwegian est par ailleurs accusée et poursuivie pour avoir menti sur la gravité de la maladie afin de maintenir les réservations, tandis que Carnival fait l’objet d’enquêtes pour avoir permis le débarquement de passagers infectés ( Hancock , 2020).

Finalement, à cause de l’évasion fiscale et de leur situation légale nébuleuse, les gouvernements ont une excuse pour ne pas inclure les exploitants de croisières dans les mesures de relance économique dont bénéficient les secteurs homologues du tourisme. Le public, les autorités diverses et l’industrie touristique en général sont de plus en plus conscients des controverses environnementales, sociales, et maintenant de sécurité sanitaire, liées à ces entreprises. L’industrie des croisières devra réfléchir sur sa structure de fonctionnement et sa culture d’entreprise, car la pandémie inaugure son procès, remettant en cause les principes mêmes de son modèle d’affaires. Après des décennies à nager dans l’abondance et dans la croissance, la COVID-19 incarnera-t-elle l’émissaire dont la mission est to kill the winner  ?