Article body

Contexte de rédaction

Ce texte est issu d’un échange entre des membres étudiants et des professeurs de la Chaire de recherche en partenariat sur l’attractivité et l’innovation en tourisme et Steve DeRome, expert-conseil en commercialisation touristique. Les participants se sont réunis dans l’objectif de réfléchir aux impacts de la COVID-19 sur l’industrie touristique, notamment au Québec. Ces réflexions portent tout le poids du moment où elles ont eu lieu, le 1er mai 2020. C’est ainsi en toute modestie que les participants se sont prêtés à l’exercice, reconnaissant que les incertitudes quant à la direction que prendra la reprise de l’industrie, tout comme les valeurs qui seront attribuées à la pratique sociale qu’est le tourisme, sont encore très nombreuses. Le texte peut par ailleurs ne pas refléter les points de vue de tous les participants.

Horizon flou, difficulté d’anticipation et remise à zéro

Au moment de cette réflexion, l’industrie touristique ne réussissait pas encore à discerner l’horizon de la crise. Combien de temps durera-t-elle ? Où en sommes-nous dans le « cycle » de cette crise ? Jusqu’où nous entraînera-t-elle ? L’avenir et le présent étant illisibles, la tentation demeure de se tourner vers le passé proche, même s’il apparaît déjà bien loin. Même perturbée par des événements marquants et graves comme la guerre, les récessions et le terrorisme, l’industrie touristique a toujours réussi à se relever. L’idée que cette dernière puisse suivre un chemin semblable avec la crise actuelle est donc tout à fait plausible, bien que les défis et les changements à venir soient bel et bien différents de ceux du passé.

Illustration 1

Du trop-plein au vide : Aéroport Charles-de-Gaulle, mars 2020

Du trop-plein au vide : Aéroport Charles-de-Gaulle, mars 2020
Photo : Pascale Marcotte.

-> See the list of figures

Si certains souhaitent redémarrer cette industrie « qui allait si bien et était si forte » sur le même modèle, d’autres y voient l’occasion, peut-être l’obligation, de revoir son modèle d’affaires. Cette crise pourrait être l’occasion, subite, inédite et inattendue, de se reconstruire sur d’autres bases, de « meilleures » bases. Cette crise obligera les acteurs de l’industrie à s’adapter aux nouvelles mesures d’hygiène afin de faciliter le retour des touristes, pour qui la virulence de la COVID-19 aura apporté une peur du voyage, et peut-être aussi du voyageur ou de son hôte. D’ailleurs, même en plein confinement, plusieurs entreprises ont fait preuve d’une capacité rapide d’innovation, accueillant des clientèles peu ciblées auparavant et offrant des services sous de nouvelles modalités (comme les restaurateurs et les services de traiteurs). De façon fondamentale, la crise a été identifiée comme l’occasion d’intégrer pleinement les « nouvelles » valeurs véhiculées par certains groupes de voyageurs. Les préoccupations environnementales étaient déjà bien présentes ces dernières années, même si les comportements collectifs tardaient à suivre les discours. En effet, malgré les préoccupations à l’égard de l’empreinte carbone issue du transport aérien, le nombre de vols et de voyageurs aériens ne cessait de croître.

Plus encore, c’est aussi le moment de repenser à l’ensemble du modèle d’affaires du tourisme qui s’est mis en place et accentué depuis les années 1990. Pendant longtemps, de nombreux pays émetteurs, c’est-à-dire ceux dont les populations voyagent à travers le monde, n’ont pas ou ont peu été touchés par les crises sanitaires ou les catastrophes environnementales qui ont ébranlé la planète. Tant et si bien qu’un modèle d’affaires, accompagné d’une offre touristique vaste et variée, s’est créé en suivant une logique de vacances pour tous, à différents prix, sans frontières, se basant sur une mobilité toujours grandissante. Le principal critère de performance était une augmentation quantitative continue du nombre de prestations vendues, de clients reçus. Ce modèle a engendré une surproduction touristique : une offre toujours plus grande, pour une demande aussi croissante, encouragée par la valorisation sociale liée à la mobilité, mais surtout par des prix de plus en plus bas. La logique de surproduction s’est appuyée sur une externalisation des coûts sociaux et environnementaux et, pour certains secteurs, sur l’absence de barrières à l’entrée. Ce phénomène de surproduction et d’externalisation s’est par ailleurs manifesté dans tous les secteurs de cette industrie hétérogène. On peut nommer – dans le désordre – le modèle économique des compagnies aériennes dites à faible coût (lowcost) qui dépend entre autres des subventions publiques des régions qui les accueillent, des festivals financés « localement » et organisés par des multinationales (Négrier, 2017), ou du taux de naissance des restaurants qui est le plus élevé du secteur économique, mais dont le taux de survie est aussi le plus faible, alors que presque 30 % des nouvelles entreprises cessent leurs activités durant les trois premières années et que moins du tiers sont toujours actives après dix ans (ISDE, 2018). La pandémie actuelle a rappelé vigoureusement que le tourisme était et demeure une industrie foncièrement volatile, mais aussi une industrie qui ne comptabilise pas tous les coûts qu’elle engendre.

Changement des façons de voyager

Outre l’impact sur les acteurs de l’industrie, la COVID-19 influencera les comportements des voyageurs dans le futur. En effet, la prudence, d’un point de vue sanitaire, devrait s’accroître chez bien des voyageurs pour qui les recommandations actuelles deviendront fort probablement les normes de demain (port du masque, distanciation physique, lavage des mains). Tout comme les règles de sécurité dans les aéroports et les grands attraits touristiques sont maintenant parfaitement intégrées, et que leur absence est même source d’inquiétude, on peut penser qu’il en sera de même pour les règles sanitaires. Les consommateurs développeront une certaine responsabilisation en prenant les précautions nécessaires pour le voyage.

Le Québec pris d’assaut par les Québécois ?

La pandémie actuelle causant une catastrophe pour le tourisme international, les acteurs locaux et régionaux comptent sur les marchés de proximité afin de « sauver les meubles » et limiter ainsi les pertes économiques. En effet, selon Streve DeRome, les stratégies actuellement mises de l’avant par les autorités touristiques consistent à dynamiser le tourisme en suivant un cercle concentrique de déconfinement, en stimulant, grâce à des campagnes marketing, un tourisme local d’un rayon de quelques dizaines de kilomètres, puis en étendant l’offre aux échelles régionale, provinciale, nationale et, peut-être, de nouveau à l’échelle internationale d’ici quelques années.

La peur du contact avec l’autre risque de teinter les nouvelles réalités des voyageurs, et des hôtes. De ce fait, l’idée d’une quête des espaces naturels du Québec par les touristes paraît comme une évidence afin que ces visiteurs puissent profiter de milieux où la règle de distanciation physique est plus facilement applicable. Les Québécois auront sans doute envie de redécouvrir le Québec et ses régions non métropolitaines encore peu fréquentées, ou traditionnellement délaissées par le tourisme intérieur.

Or, la majorité des touristes voyageant au Québec viennent déjà de la province. En effet, c’était le cas de 74 % des 34,1 millions de touristes au Québec en 2017 et, dans certaines régions, la proportion de touristes québécois dépassait les 85 %. Ce marché contribue moins aux dépenses totales. Ainsi, 47 % des dépenses totales proviennent du marché québécois, alors que les 4,7 % de touristes de pays autres que le Canada et les États-Unis comptent pour 19,8 % des dépenses (Ministère du Tourisme, 2019). On peut toutefois s’interroger sur la logique économique liée à la seule mesure des dépenses des touristes, qui prend peu ou pas du tout en compte les coûts associés aux démarches de vente et d’accueil auprès des touristes étrangers.

Un sentiment de peur semble se développer au sein des régions moins touchées par la pandémie. Ce sentiment s’exprime par la crainte des citoyens de ces régions de voir arriver un afflux massif de voyageurs en provenance des centres urbains, centres qui figurent en tête de liste des territoires les plus affectés par la COVID-19. Cette crainte d’une « conquête régionale » s’explique par l’annulation des grands événements et festivals qui font la renommée de ces grands centres urbains en matière touristique ainsi que par l’envie d’évasion causée, en partie, par les mesures de confinement. La perception des régions non métropolitaines comme des territoires vivifiants, « sains » et « vides », accentue également leur attractivité en cette période de pandémie.

Illustration 2

Rester chez soi / ou le rêve d’une campagne verte, saine et vide

Rester chez soi / ou le rêve d’une campagne verte, saine et vide
Photos : Pascale Marcotte.

-> See the list of figures

Bien que les touristes issus de ces agglomérations puissent injecter des retombées économiques positives dans le territoire visité, on peut s’interroger sur l’accueil que recevront ces visiteurs dans un contexte où la méfiance et le doute s’emparent peu à peu des citoyens. S’appuyant sur les arguments relatifs à la nécessité de protéger les populations plus âgées qui sont plus nombreuses dans certaines ces régions (Institut de la statistique du Québec, 2014), une « discrimination géographique » envers l’accueil de visiteurs extérieurs est donc possible. La peur de l’autre, l’insécurité, souvent associées à l’étranger, prennent ainsi une nouvelle figure. Alors que « voyager chez soi » et « recevoir les parents et amis » présupposaient des territoires connus et partagés, des frontières semblent se dessiner et relèvent des tensions qui n’appartiennent pas qu’aux échanges touristiques internationaux.

Illustration 3

Préserver son espace privé par crainte de l’envahissement

Préserver son espace privé par crainte de l’envahissement
Photos : Pascale Marcotte.

-> See the list of figures

La crainte de contamination laisserait présager une diminution des fréquentations de certains établissements d’hébergement (hôtels, gîtes, Airbnb, etc.) au profit des terrains de camping ou de camping sauvage où les individus seraient en « contrôle » de leur espace. Cela pourrait mener à un développement de tourisme sauvage où les visiteurs en profiteraient pour dormir sur des terrains qui ne possèdent aucune infrastructure touristique de base (toilettes, poubelles…). L’idée d’une reconstruction de l’industrie touristique sur des bases plus durables, respectueuses de l’environnement et de la prise en compte de l’externalisation des coûts, apparaît dès lors remise en perspective.

Malgré ces prévisions et les attentes à l’égard de la fréquentation des régions non métropolitaines par les Québécois, plusieurs facteurs laissent penser que les visiteurs ne seraient pas aussi nombreux à se ruer vers ces territoires pour y passer leurs vacances. L’accès touristique ne va pas de soi dans toutes les régions du Québec, notamment les régions les plus éloignées des centres (voir Marcotte et Bourdeau, 2020). L’hébergement et les services sont parfois limités. Par exemple, l’accès à une couverture de téléphonie mobile, élémentaire et vital dans les centres, n’est pas toujours disponible. La mobilité déficiente du réseau de transport en commun desservant les régions ainsi que les contraintes imposées par les normes sanitaires exigeant une distanciation physique entre les individus obligeront les personnes qui désirent voyager à dépendre de leur automobile personnelle pour se déplacer. Or, cette réalité oblige à constater qu’une partie des citoyens ne peut envisager un tel voyage vers les régions éloignées des grands centres car elles ne sont pas ou peu desservies par le transport en commun interrégional. En outre, une fois à destination, les transports ne sont pas toujours disponibles pour donner accès aux hébergements et aux sites touristiques. La pandémie met ainsi en exergue les difficultés – déjà présentes au Québec – de l’accès aux sites touristiques « hors centre » par une partie de la population qui ne possède pas de voiture. Outre la barrière de la mobilité, les difficultés financières de certains ménages seraient un facteur limitant pour bien des citoyens qui désireront profiter de vacances au Québec, sans oublier que le voyage au sein de la province est souvent perçu comme cher. Autre élément soulevé par les participants à la réunion, le voyage au Québec apparaît moins valorisé socialement par les Québécois que les vacances à l’étranger. La recherche de l’exotisme et des destinations à la mode demeure un élément de concurrence important.

Néanmoins, l’appel à la « tradition et à l’histoire » permettrait à certaines régions non métropolitaines d’attirer les Québécois à prendre leurs vacances dans leur province. Certains produits touristiques fournissent en effet l’occasion d’expérimenter un métier ou des activités traditionnels, ou perçus comme tels. Pensons aux vignobles français qui invitent les citoyens à participer aux vendanges et qui leur offrent une expérience unique en échange de quelques heures de travail. Ce modèle touristique mise sur un appel à la tradition pour attirer de nouveau les touristes en région plus éloignée. Ainsi, les régions du Québec pourraient ramener les visiteurs en misant sur des valeurs semblables et des souvenirs forts, et notamment sur le capital social (ex. : souvenir d’enfance, tradition familiale, nostalgie d’un monde ancien plus sain et « authentique »). L’isolement lié au confinement pourrait être une circonstance opportune pour ces régions non métropolitaines de se positionner comme des moyens d’accès à la nature à travers un tourisme local. Déjà, l’essor de la tendance de consommation locale laisse penser que les Québécois seront tentés de se tourner vers une recherche des savoir-faire traditionnels gastronomiques en essayant de découvrir certains éléments de leur identité (produits du terroir comme l’érable, entre autres).

Des municipalités régionales attrayantes, mais fragiles

Les municipalités et les villages des régions éloignées des grands centres usent de différentes stratégies en matière de tourisme pour attirer des visiteurs sur leur territoire. Pour certaines d’entre elles, le tourisme représente un poids économique et politique majeur. Elle peut être une des principales sources d’emploi ou du maintien des services locaux tels que l’épicerie et le poste d’essence. En Charlevoix, par exemple, 30 % des emplois dépendent de l’industrie touristique (Tourisme Charlevoix, 2015), alors que Tadoussac, où l’on compte 375 visiteurs par résident, peine à conserver ses services locaux hors de la saison touristique (Lapointe, 2020).

L’annulation des événements et des festivals à l’échelle provinciale n’est donc pas qu’un phénomène urbain et peut aussi nuire à certaines petites communautés régionales qui ont bâti leur réputation, et parfois aussi tout un écosystème, autour de ce genre d’attrait. Citons la municipalité de Sainte-Tite qui a dû annuler son célèbre Festival Western pour l’année 2020 en raison de la pandémie, se privant ainsi de retombées économiques non négligeables pour la collectivité, soit près de 48 millions de dollars d’après les organisateurs du Festival (Festival Western de St-Tite, 2020a). Au-delà des retombées, c’est également tout un mode de vie et une identité qui sont ébranlés : « Le Festival Western de St-Tite, c’est bien plus qu’un événement touristique. C’est la raison d’être d’une municipalité où, chaque année, une forte synergie s’installe entre l’organisation et la collectivité. » (Festival Western de St-Tite, 2020b) Autres exemples, certaines municipalités célèbres pour leur festival comme le Festif de Baie-Saint-Paul ou encore la Noce de Chicoutimi ont dû annuler leur édition de 2020 (Le Festif, 2020, La Noce, 2020). Dans le cas du Festif, ce sont 42 500 festivaliers qui seront absents cette année et qui ne contribueront pas à l’économie locale de la municipalité (Le Festif, 2020). En effet, l’organisation s’est engagée à ce que tous les produits alimentaires distribués durant l’événement soient produits et transformés dans un rayon de 100 kilomètres de la ville hôte. Cette réalité permet de relativiser les propos d’une « conquête régionale » par les Québécois dans les régions non métropolitaines. L’annulation de certains produits d’appel en raison des mesures sanitaires compromet la réussite de la saison touristique pour plusieurs municipalités et peut mettre à mal plusieurs autres secteurs économiques et sociaux.

Conclusion

La pandémie actuelle laisse planer sur l’industrie touristique une importante incertitude quant à la forme qu’elle prendra dans l’avenir. Les hypothèses et les idées soulevées dans le cadre de cette réflexion collective deviendront peut-être rapidement « désuètes », sinon obsolètes, mais il y a fort à parier que certains éléments soulevés, présents avant la crise, seront encore d’actualité au moment du redémarrage. Si, pendant quelques semaines, la société a accordé plus de « valeur » à la santé qu’à l’économie, les changements vécus ont été davantage subis et imposés que choisis. Les investissements colossaux qui sont demandés par l’industrie touristique pour relancer une industrie « aussi forte qu’avant » laissent penser que le modèle d’affaires ne changera pas, malgré le choc vécu. Les investissements sont demandés pour « vivre comme avant », et non pour modifier structurellement l’industrie du tourisme. Mais peut-être que les changements issus de la pandémie de la COVID seront suffisamment forts pour changer nos habitudes et nos façons de vivre dans l’industrie touristique.