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Montrer les espaces désertés aux Français : mondialité et proximité

La coprésence des habitants avec les touristes est devenue un sujet central ces dernières années (Delaplace et Simon, 2017), amenant le surtourisme dans les agendas politiques des métropoles mondiales. Il s’agit de réguler les flux et de trouver des solutions pour affirmer la présence habitante, même dans des petites villes (Ouellet, 2019). Tout à coup, avec le confinement européen de mars 2020 et en réalité un peu avant, les touristes ont disparu puis l’activité des villes s’est arrêtée. Bien sûr, l’absence de tourisme est un effet du confinement et c’est plus largement l’arrêt de la société qui est une situation nouvelle à l’échelle mondiale. À partir du mois de mai 2020, selon les différentes dates nationales de déconfinement, les médias de masse ont montré de nouveaux flux en Europe, avec des images mobiles ou statiques d’habitants seulement, sans touristes ou seulement ceux de proximité, pour les images de la « première fin de semaine de loisir ». Nous ne savons pas comment l’absence de touristes pourra se mesurer et être un tant soit peu quantifiée au-delà des passages transfrontaliers. De notre côté, nous proposons ici une approche qualitative pour nous intéresser aux images produites par les médias de masse, entre mars et mai 2020, qui ont vu l’information journalistique totalement tournée vers la gestion sociétale et politique du coronavirus nommé COVID‑19.

Les images du confinement produites par les journalistes donnent la priorité aux rues, aux places et aux espaces de circulation sur lesquels on ne voit plus les flux habituels, ceux dont tout le monde décrie l’abondance, notamment lors d’activités touristiques dominantes. On a vu des plages vides, des rues vides, des places vides, des quais vides, des routes sans autos, des fleuves sans trafic, notamment la Seine sans bateaux-mouches. L’ensemble des images de villes vidées de toutes situations sociales concentrent principalement des espaces hyper-centraux.

Michel Lussault (2012 : 165) considère qu’un centre urbain possède un potentiel en matière de densité et de diversité, constitutives de l’urbanité des lieux. Ce potentiel, il l’appelle la centralité, avec sa capacité attractive et polarisante. Au côté d’une centralité principale, ce géographe dissocie deux types de centres urbains considérés comme périphériques :

  • Les centres para-centraux qui manquent de diversité ou de densité, notamment par rapport aux centres historiques dont la dimension temporelle octroie souvent une épaisseur et une pluralité qui l’optimisent. Ainsi, Lussault évoque les équipements commerciaux qui sont des centralités secondaires. On a pu en voir dans certaines images des lieux pendant le confinement. Mais, d’une part, ces lieux n’étaient pas entièrement désemplis puisque des magasins alimentaires restaient ouverts et, d’autre part, ils ont un impact visuel moindre pour expliquer l’arrêt d’une société.

  • Les centres infra-centraux qui expriment un effet d’échelle et restent secondaires par rapport à un ensemble (la centralité de quartier par rapport à celle de la ville par exemple). Les journalistes des reportages télévisés se sont intéressés à ces centralités, là où les journalistes photographes ont souvent privilégié la centralité principale quand ils n’ont qu’un seul choix d’image pour un article de presse. Par exemple, Madrid a été incarnée par la Gran Via, la Plaza Mayor et celle de la fontaine Cibeles, en plus d’autres rues plus anonymes montrant des façades de logement.

Les choix des journalistes mettent l’historicité des villes en avant, ce qui génère de la symbolique, celle de la grandeur passée, notamment architecturale (les édifices de New York, le patrimoine bâti du XIXe siècle pour les villes européennes), mais aussi la symbolique du pouvoir des sociétés (économique avec les tours de bureaux, judiciaire avec les édifices des tribunaux, politique avec les bâtiments publics dont les châteaux et les hôtels de ville, culturelle avec les flagships [bâtiments phares] dont on notera qu’ils ne sont pas si nombreux à être montrés pendant cette période). Ainsi, les images de la ville sont confortées dans leur base, principalement par la dimension historique et la dimension géo-patrimoniale, ces deux socles déjà identifiés dans la thèse de Lussault (1993).

Sont présentés, dans cet article, les lieux centraux à la capacité de polarisation des individus. Cette attraction n’existe plus en Europe au printemps 2020 à cause du confinement. Il ne reste que la condition symbolique de ces lieux d’habitude attractifs, notamment pour leur beauté patrimoniale, celle que le touriste vient voir, que le visiteur aime comprendre, dont l’habitant est fier. Nous venons interroger cette attractivité composée de l’attraction d’une part et de l’attrait d’autre part (Edouard, 2019 ; Houllier-Guibert, 2019) en constatant que les journalistes montrent une série de lieux hautement symboliques qui ont perdu ponctuellement toute leur attraction mais pas leur attrait. Ce sont notamment les choix d’angle des caméras et des prises de photographie qui viennent confirmer l’attrait de ces lieux privés d’attraction, avec des monuments reconnaissables en fond de cadre. Nous l’avons déjà dit ailleurs (Houllier-Guibert, 2016), les journalistes, lorsqu’ils sélectionnent les images produites par les photographes et les caméramans afin de les exposer de manière figée (presse) ou animée (télévision) ou bien les deux (Internet), privilégient la mise en scène de géosymboles (Bonnemaison, 1992). Cette sélection de lieux emblématiques permet de situer le lecteur ou le téléspectateur qui peut reconnaître les territoires incarnés par les hauts lieux (Debarbieux, 1995b), ceux qui permettent de dire « ça c’est dans tel territoire, mais ça c’est tel territoire » (Lussault, 1997), offrant certes un rôle de localisation, mais aussi et surtout parce que c’est cela qui nous intéresse, une fonction de construction symbolique de la mémoire collective qui est de nouveau renforcée par une énième médiatisation des mêmes lieux, de surcroît pendant une période anxiogène où chacun est enfermé chez lui, ce qui vient conférer un rôle spécifique aux images journalistiques. Cette production de messages qui viennent rassurer le récepteur des images est un levier récurrent utilisé par les journalistes pour perpétrer la production symbolique diffusée par les médias de masse, dans les reportages, les émissions ou les documentaires. Elle situe chaque individu qui peut la relier à son passé de visiteur des lieux et ainsi mobiliser les souvenirs de l’image complexe (Gunn, 1972). Les trois niveaux d’image (organique, induite, complexe) sont alors rassemblés par ces choix visuels que nous proposons d’étudier ci-après.

Cette analyse ne mobilise par une méthode quantitative qui hiérarchiserait les représentations de chaque visuel pour identifier les plus nombreux. Il s’agit d’une approche qualitative interprétativiste d’un chercheur qui a développé une acuité lorsqu’il regarde les informations dans les journaux télévisés (JT), qu’ils soient permanents (chaîne d’information continue) ou un rendez-vous quotidien (13 h, 19 h 30 et 20 h en France), ou dans la presse, principalement en ligne. Ces images, diffusées à l’échelle internationale pour les lieux les plus connus, à l’échelle nationale mais aussi locale avec la presse de proximité, montrent plusieurs icônes urbaines. Nous nous intéressons, de manière pragmatique, à la centralité urbaine qui fait œuvre de concentration des emblèmes territoriaux au sens de Lussault (2003), à travers le choix des images diffusées massivement, parfois prises par des photographes dont ceux des agences internationales de vente d’images qui font circuler les mêmes visuels partout dans le monde, et parfois prises par des drones, nouvel outil utilisé également dans les séries, les reportages et les documentaires et qui viennent bouleverser l’imaginaire spatial que chacun se construit au fil de la vie.

Bernard Debarbieux (1995a : 99) considère qu’un lieu symbolique est la construction de rhétoriques désignant par connotation le territoire et la collectivité sociale qui l’érige. « À la différence d’autres symboles dont on a besoin de justifier la forme, le lieu bénéficie d’une légitimité populaire spontanée en tant qu’attribut du territoire, le sens commun veut qu’il soit naturellement en droit de le symboliser » (Debarbieux, 1995b : 18). Ces emblèmes territoriaux sont des références dans l’imaginaire collectif et sont abondamment repris par divers supports de médiatisation (Houllier-Guibert, 2018) afin de constituer les appuis de l’image de la ville. Nous allons constater qu’ils sont accompagnés des composantes de l’image de la ville au sens de Kevin Lynch qui recense, dans son ouvrage célèbre de 1960, les composantes[1] de la lisibilité urbaine : les voies, les limites, les quartiers, les nœuds, les points de repère.

Les photographies des espaces publics désertés ont parsemé les médias de masse en ce début d’année 2020 et nous les avons étudiées pour faire ressortir trois points d’analyse qui concernent les premières images pour tous, puis l’étalement du confinement en Europe, et enfin ce qui est montré en France aux Français, dans les trois cas pour exprimer les espaces urbains vidés de toute animation. Nous traitons des images médiatiques sans les montrer, car la compréhension de leur médiatisation importe plus que leur visuel.

Le Duomo comme point de départ

Les premières images diffusées dans le monde entier, par leur valeur globale, présentent des lieux qui parlent à tous à travers l’imaginaire touristique notamment. Venise offre une prise de conscience des effets du virus quand est stoppé net l’afflux touristique permanent dans une ville devenue une vitrine architecturale pour le tourisme de masse. Montrée dans l’ensemble des journaux télévisés du monde, elle est subitement vidée, rendant les commerçants inopérants pour un long moment indéterminé.

Les hauts lieux de la Sérenissime sont désertés, alors qu’il est habituellement si difficile d’y circuler, à tel point que depuis 2018, des péages urbains sont installés ponctuellement pour réguler le trop grand nombre de passages de touristes dans les rues lors des pics de flux. Déjà le parc public Guell de Barcelone a, depuis 2013, privatisé l’un des sites les plus visités de la ville car il concentre des œuvres gaudiennes (il y a un droit d’entrée à la grille donnant accès à cette partie du parc). Si Venise allait devenir le premier lieu de régulation de touristes à l’échelle urbaine lors des plus grandes affluences, c’est finalement tout le contraire qui est montré au monde.

Les photographies de la place Saint-Marc sont prises depuis le sol, angle impossible auparavant en journée tant les touristes y sont nombreux. Avec ces quelques images, les deux enjeux du tourisme durable de Venise (les trajets des navires sur le Grand Canal ainsi que les portiques pour gérer les flux) qui font son actuelle image médiatique pour évoquer le surtourisme sont anéantis le temps du confinement, tandis que le paysage patrimonial est, lui, mieux valorisé que d’habitude. Les médias reparlent de Venise en avril afin de souligner que les eaux des canaux sont limpides comme jamais, permettant à la faune de s’approcher des zones urbanisées, ce que des films amateurs montrent dans les JT ou sur Internet.

Simultanément, une autre centralité est exposée au monde, incarnant la ville vidée. Milan étant la capitale de la région où le virus a été repéré en premier, sa centralité touristique sert de métonymie métropolitaine : le Duomo est particulièrement visible dans les médias, là où Venise pouvait alterner avec plusieurs sites de la ville (façade fluviale du palais des Doges, Grand Canal, pont du Rialto, canal sous le pont des Soupirs, place Saint-Marc…), un seul site est médiatisé pour incarner Milan. Étonnamment, l’entrée de la Galerie Victor-Emmanuel II est peu visible alors qu’elle constitue un des deux bâtiments architecturaux qui sont couramment montrés dans la production iconique touristique.

Dans plusieurs reportages télévisés ou de la presse, le Duomo ne parvient jamais à être entièrement désert ; sur cette vaste place centrale on voit toujours quelqu’un passer dans le champ photographique, aussi ce sont des situations atypiques qui sont mises en scène : les premiers masques dans l’espace public en Europe, les premiers nettoyages de désinfection des sols urbains, la présence de l’armée pour réguler les flux, la présence de quelques étrangers dont les visages d’Asie incarnent le touriste international. Toute l’activité humaine de ce qui se passe dans Milan ou en Italie est concentrée sur cette place qui est le lieu des plus importantes célébrations de la ville.

L’étalement du confinement en Europe montré par d’autres hauts lieux

Avec la propagation du virus dans l’ensemble de l’Europe, plusieurs hauts lieux sont mis en image, grâce aux monuments principalement, mais sans individus et foules autour. À Paris et à Rome, la tour Eiffel et le Colisée sont dans la presse, mais pas de manière dominante car ils ne sont pas les lieux les plus appropriés pour illustrer la disparition des flux. Les journalistes privilégient d’autres lieux, dont les artères urbaines, plus pratiques pour incarner l’absence de mouvement dans cet urbanisme prévu pour cela. Ainsi, Rome et Paris sont plus médiatisés par ces lieux de flux que par les habituels monuments figés de leur patrimoine si important et célèbre. Stationnés sur les Champs-Élysées et sur la place du Vatican, les journalistes commentent ce qui se passe à l’échelle de la ville ou du pays. Ces mêmes espaces sont filmés par des drones afin de souligner l’absence de véhicule en dévoilant des vues d’ensemble prises en surplomb en plus des vues panoramiques. L’absence de bateaux-mouches sur une Seine ordinairement animée en permanence est notable, grâce au film de la Police de Paris, seule habilitée à utiliser des drones dans la capitale.

Avec l’expansion de l’épidémie dans le reste de l’Europe, la mise en valeur des monuments du monde, les uns après les autres, dans les médias de masse, reste la manière la plus simple pour relater la disparition des flux humains. L’ensemble de ces images est repris en mosaïque sur Internet. D’une part, cela permet de montrer que toute l’Europe et bientôt le reste du monde sont désormais concernés par l’arrêt d’un système économique et social quasi complet ; d’autre part, certains monuments prennent de l’envergure au regard de leur présence auprès des plus célèbres d’entre eux. Ainsi, en tête des listes des sites désertés viennent souvent la tour Eiffel, Times Square, Big Ben ou le Colisée, puis d’autres s’ensuivent, formant une liste plus hiérarchisée qu’il n’y paraît.

Il y a en effet une hiérarchie des monuments du monde qui sont les plus « touristiques ». Par exemple, sur les vitrophanies des agences de voyages ou bien dans les aéroports internationaux, on trouve des contenus publicitaires qui, pour évoquer l’accès au patrimoine du monde entier, dénombrent une série de symboles touristiques parmi lesquels la tour Eiffel est systématiquement présente, la plupart du temps au centre. Autour d’elle sont recensés d’autres monuments qui profitent du rayonnement de la célèbre tour parisienne pour s’affirmer comme des symboles nationaux (Taj Mahal, Angkor Wat), métropolitains (Corcovado, Burj Al Khalifa ou Burj Al Arab) ou parfois les deux (statue de la Liberté, Kremlin). Par observation de terrain dans plusieurs continents du monde, nous avons constaté une variation de l’organisation des monuments et de leur mise en avant sur certaines affiches d’organismes touristiques[2]. Dans cette liste monumentale, la modernité est exprimée avec les tours Petronas de Kuala Lumpur ou celles de Dubaï, tandis que l’histoire séculaire est exprimée avec par exemple le temple du Ciel de Beijing ou la balançoire géante de Bangkok. Autrement dit, on retrouve pour exprimer le confinement dans toutes les nations du monde les habituelles listes de monuments identitaires. Toutefois, pour évoquer le message de désertion des sites les plus célèbres, toutes les images archétypales n’ont pas le même intérêt. Ainsi, les traditionnelles vues du Parthénon ou de l’Opéra de Sydney, qui en général ne montrent pas de masse d’individus, ne sont pas particulièrement visibles pendant le mois de mars 2020, tandis que les centralités urbaines comme Piccadilly Circus ou Times Square ou bien les plages de Miami rendent mieux compte de l’absence de flux humain si courants dans ces centralités des districts touristiques (Duhamel et Knafou, 2007).

Sans travail de quantification, nous considérons que Paris, New York, Rome et Londres sont les villes les plus représentées ; elles n’incarnent pas uniquement les hauts lieux touristiques, mais sont aussi les principales centralités urbaines en nombre d’habitants. L’iconographie strictement touristique est peu présente dans des sites comme le Taj Mahal à Agra (Inde) ou Gizeh près du Caire (Égypte), exprimant précisément la désertion des touristes. Les prises de vue auraient pu se poursuivre sur d’autres sites urbains du reste du monde, au-delà de l’Europe. Mais ici, point de Bangkok, première destination urbaine mondiale depuis 2018, point de Rio de Janeiro, de Moscou, de Tokyo ou de Sydney, parmi les villes les plus touristiques du monde. Nous remarquons que dans la médiatisation française, la focalisation est très européenne, zone la plus touchée par le virus en mars et avril.

D’une manière générale, sur les rassemblements de vues que nous avons consultés de manière aléatoire et sans méthode spécifique de recueil d’information, nous pouvons dire que l’Europe reste la principale partie du monde qui est médiatisée, au côté de New York et de Miami, expressions de la ville dense et de la vaste plage. Barcelone, grande métropole touristique d’Europe, dispose de ces deux démonstrations possibles, avec les plages de Barceloneta et de Bogatell d’une part et les célèbres Ramblas accolées à la place de la Catalogne d’autre part. Pour autant, au moment où l’Espagne est entrée en confinement, les images d’espaces publics vidés venaient d’être montrées sur toute une semaine en Italie, puis la France a été confinée dans la foulée, ce qui fait que les espaces espagnols ont été peu diffusés en France, juste le temps d’une fin de semaine. Il en est de même pour Las Vegas qui, comme Venise, sont toutes les deux particulièrement touchées dans leur importante centralité touristique. La cité des jeux d’argent est peu médiatisée ; elle le sera davantage, à l’instar de Venise, quand il s’agira pour les journalistes d’interroger leur plan de relance économique. Pour l’Europe, les villes des Pays-Bas, dont la très touristique Amsterdam, ne sont pas visibles, ni mêmes les villes allemandes ou d’Europe de l’Est. Le pont Charles de Budapest est tout de même un peu montré, mais bien moins que la ville de New York qui dispose d’une batterie importante d’images, tant des hauts lieux que des longues artères peu fréquentées, avec seulement quelques taxis jaunes.

Tableau 1

La médiatisation en France des espaces publics à la suite de la mise en place du confinement des principales nations européennes en 2020

La médiatisation en France des espaces publics à la suite de la mise en place du confinement des principales nations européennes en 2020

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Le traitement des touristes concerne bien plus l’Espagne et l’Italie que le reste de l’Europe. D’une part parce que ce sont les deux importantes destinations soleil pendant ce mois de mars (sur ce thème, la situation en Grèce ne sera évoquée que vis-à-vis des touristes) ; et d’autre part parce que ce sont les premiers pays concernés. Pour les images de l’Allemagne et du Royaume-Uni, la France est déjà concernée par la pause sociétale, aussi la dimension touristique n’est plus abordée car la dimension intime de l’expérience de confinement devient le sujet à traiter en France : c’est l’habitant qui devient le sujet principal des médias (comment vivre en intérieur plusieurs jours, la cohabitation familiale permanente, les règles pour sortir dans chaque pays…). Dès lors, quelques jours après les premières dates de confinement national, le propos est moins d’ordre touristique dans les médias, tout simplement parce que les touristes sont partis ou bien en transit dans les aéroports.

En bilan, nous trouvons des images des principales centralités urbaines du monde, celles que beaucoup connaissent avec en général des activités multiples, des visites touristiques, de l’effervescence, des mises en lumière parfois. Notons que si les applaudissements depuis les fenêtres des villes européennes ont été médiatisés, offrant une vue plus anonyme de l’urbain, les monuments n’ont pas été éclairés comme c’est le cas lors d’événements graves (attentats) ou festifs (le vert pour la Saint-Patrick, le rose pour la date annuelle de soutien aux personnes touchées par le cancer du sein…). Pour autant, c’est une mondialité qui s’exprime avec cette monstration des géosymboles, en tant que « position occupée dans la totalité diversifiée et non plus en autoréférence » (Rétaillé, 2012). Cette mondialité fait que les individus les plus mobiles peuvent parler des mêmes endroits fréquentés à l’autre bout du monde. Parmi les expériences les plus récentes, les aménagements touristiques mis en place dans Times Square ou devant le totem[3]Iamsterdam, par exemple, facilitent la prise de photographie d’une mise en scène de soi-même dans la visite du monde, diffusée sur les réseaux sociaux numériques. Ces lieux circulent en abondance sur Internet de manière personnelle, mais aussi de manière commune, formant les images organiques du Web, au côté de celles induites que les sites Internet professionnels et les brochures touristiques diffusent. Avec le confinement, les journalistes ne font que renforcer l’importance de ces hauts lieux, à travers la dimension touristique de chaque individu.

Les images de la France pour le public français : le tourisme moins présent

Au fil des jours de confinement, les images de la mondialité sont moins nombreuses. Ponctuelles, elles sont placées en fin de session des JT pour donner une tonalité un peu plus légère face à la gravité des informations journalières dont le nombre de morts est le summum quotidien. Les journalistes orientent leurs propos vers des sites plus proches, présentés notamment dans les journaux régionaux. Cette volonté des journalistes d’évoquer la proximité conduit vers une dimension touristique moins présente. L’absence d’activité dans l’espace public continue à être montrée, mais les touristes sont déjà loin. Plusieurs photos exposent une centralité amputée : elle est maintenue sur le plan urbanistique comme trace de ce qui a existé, mais elle n’est plus en train d’être. Paul Claval (1981) disait que la ville se définit par la maximisation des interactions sociales ; c’est tout l’opposé qui est mis en image par les journalistes. Par exemple, lorsqu’une caméra filme une ligne de tramway, habituellement, elle attend le moment où la rame passe afin d’exprimer l’animation urbaine. Nous avons relevé plusieurs photographies dans la presse régionale (Bordeaux, Caen, Angers, Montpellier) représentées par ces lignes cette fois sans véhicules. Quant aux drones, ils ne parviennent pas à filmer l’arrêt total des modes de transport : toujours au moins un véhicule ou un bus (plus visible en vol d’oiseau) est repéré dans la vision d’ensemble que permet cet appareil moderne. Les flux sont donc faibles mais toujours existants.

Nous nous sommes intéressé aux reportages télévisés qui se sont positionnés sur la faible activité en France, quelques jours et semaines après la date du début du confinement. L’ensemble des grandes villes de France sont concernées par la presse quotidienne régionale (PQR) qui évoque le rythme journalier. Nous relevons que pour la présentation de deux reportages de JT nationaux, pour atténuer les confusions, le choix des villes est le plus éloigné possible de celles qui sont connues pour être touristiques. Ainsi, parler d’une grande ville en voulant parler du quotidien ne mène pas vers un reportage niçois ou rochelais. Ce sont des villes comme Rennes, Angers, Metz ou Clermont-Ferrand qui sont choisies. Là encore, les places les plus importantes sont mises en valeur. Leur vastitude contraste avec l’absence de visiteurs. À Rennes, la rue Le Bastard est l’artère commerçante historiquement la plus centrale de la ville et les photos de drone la montrent vide. À Clermont-Ferrand, l’immense place de Jeaude, celle qui est systématiquement choisie pour les reportages qui se passent dans la capitale auvergnate, est surreprésentée au regard de toutes les rues envisageables pour évoquer cette ville. On est loin du tourisme, c’est la vie locale sans animation qui est le message souhaité.

Il en est de même à Bordeaux avec la longue rue Sainte-Catherine. L’activité de magasinage correspond, dans le cadre des métropoles, aux pratiques des habitants mais aussi des touristes. Le journal Sud-Ouest présente deux photos prises à 14 h les 13 et 16 mars montrant l’effet immédiat de l’annonce gouvernementale du samedi 14 mars à propos de la fermeture des commerces. Au moment de la publication des photos le lundi matin 16 mars, le président de la République fera le soir même l’annonce télévisée du confinement.

Cette focalisation sur le magasinage était tout de même un sujet préoccupant avant les annonces officielles de confinement. En effet, le 5 avril 2020, le journaliste Thierry Gachon écrit dans la presse :

Colmar ville fantôme. Colmar vide, du jamais vu. À l’heure du sur-tourisme, la cité de Bartholdi est devenue l’ombre d’elle-même, une ville fantôme. Personne sur le pavé ou presque. Devant les plus beaux monuments de la ville, plus une seule âme, le coronavirus a fait le vide. En images, le tour du centre-ville méconnaissable, beau et glaçant à la fois. (Dernières nouvelles d’Alsace)

S’ensuit une série de trente photos de la ville sans individus ou presque, valorisant ainsi pleinement l’architecture médiévale de cette cité touristique. C’est sans oublier que quelques semaines auparavant, le 16 janvier 2020, le même journal proposait un diaporama en ligne où l’on voyait sept photographies sous le chapeau suivant :

Mi-janvier, les rues de Colmar sont désertes. Les premiers jours du mois de janvier avaient presque fait illusion dans les rues de Colmar. Mais depuis une semaine, le paysage touristique et l’affluence en ville ont changé et l’on ne croise guère plus que quelques touristes asiatiques au détour des vitrines soldées et des winstubs fermées pour congés annuels. Si certains habitants du centre-ville apprécient ce retour au calme, les commerçants, eux, font grise mine. Certains ont même baissé le rideau, en attendant le retour… des beaux jours. (Dernières nouvelles d’Alsace)

On retrouve ce type d’informations pré-confinement dans plusieurs sources de la PQR, avec des visuels qui privilégient toujours les places centrales avec patrimoine architectural en arrière-plan, parfois avec des touristes, comme sur la photographie qui expose l’église Saint-Maclou de Rouen avec un groupe de touristes asiatiques déambulant dans la rue, diffusée le 1er mars. Ces visuels deviennent un stéréotype de la baisse de fréquentation touristique et plus largement de la baisse de la consommation, déjà identifiées avant la date de confinement.

Enfin, la fin du confinement français, officiellement le 11 mai 2020, amène la médiatisation d’un reportage télévisé d’un fait certes secondaire, mais qui marque en quelque sorte la reprise officielle du tourisme. Diffusé dans le premier JT de France, il porte sur les quelques visiteurs du Mont-Saint-Michel, lieu touristique de rayonnement mondial. Dès le premier jour de quasi-liberté de circulation, quelques personnes se sont rendues au Mont-Saint-Michel : un couple d’amoureux du site, une femme venue de Rennes (à moins de 100 km de distance à vol d’oiseau, c’est la règle de circulation à ce moment-là en France), un homme qui habite près de l’île… chacun répond au journaliste en évoquant la grande joie de profiter seul, au calme, de ce joyau patrimonial. Quelques jours plus tard, d’autres reportages porteront sur les commerçants du Mont. Ce site incarne l’absolutisme territorial du tourisme, une version réduite de Venise. Ce site exceptionnel est le seul à avoir bénéficié d’une telle médiatisation en tant que lieu touristique au fil du confinement : au début, pour filmer en drone le silence et l’absence de flux ; pendant, pour évoquer la nature autour du site et comment vivent les habitants sans touristes ; le jour du déconfinement et les suivants, pour traiter de l’arrivée progressive des acheteurs des commerces. Tout comme les grands châteaux de la région parisienne, notamment, il a été montré plusieurs fois, ce qui n’est pas le cas d’autres sites remarquables comme le pont du Gard, les Baux-de-Provence ou la dune du Pilat, qui ont aussi une forte teneur touristique. En cela, le Mont-Saint-Michel semble tenir une place particulière dans le traitement médiatique en France, dans son rôle de site entièrement dédié à l’activité touristique.

Conclusion

À partir de l’ensemble des images produites par les journalistes, nous identifions plusieurs éléments que nous appelons à approfondir. Il est vrai que tout travail interprétatif conserve des incertitudes aussi, ce que nous proposons ici sous forme de conclusion appelle au débat pour comprendre la dimension symbolique de certaines caractéristiques d’un territoire. Nous proposons la conclusion suivante.

Tout d’abord, les géosymboles sont renforcés par les journalistes dans un moment comme une crise sanitaire d’ordre mondial qui voit les populations particulièrement dépendantes de l’information de masse pour savoir mais aussi pour voir ce qui se passe. Ces populations offrent à ce moment une attention forte aux images journalistiques, ce qui situe les différents hauts lieux comme des éléments spatiaux fédérateurs, rassurants en ce que ces emblèmes territoriaux fournissent une lecture de la mondialité, en donnant à tous des repères communs. Tout comme Lynch a identifié les landmarks, ces points de repères qui permettent de se situer dans l’urbain, nous identifions là des landmarks du monde, qui permettent de se situer dans l’écoumène. La tour Eiffel confirme son rôle de clocher du village-monde, en tant que premier jalon d’une liste à laquelle chaque autre point de repère a tout intérêt de faire partie afin de rehausser son statut de haut lieu du monde, mais aussi de haut lieu de son territoire (continent, nation ou métropole). La pratique touristique contribue à faciliter l’apprentissage de ces localisations de hauts lieux dans le monde. La médiatisation vient faire une piqûre de rappel de cette connaissance sommaire du monde, que l’on ait pratiqué ce lieu ou pas. On peut supposer que même ceux qui n’avaient pas connaissance que le Duomo est l’emblème patrimonial de Milan vont savoir de manière inconsciente, lorsqu’ils verront ce monument en image plusieurs mois après le confinement en Europe, qu’il se situe en Italie, tant ils ont vu cette image d’Épinal lors des reportages sur Milan. Ainsi, la médiatisation du confinement renforce la notoriété des géosymboles.

À l’échelle française, on retrouverait le même mécanisme d’image d’Épinal qui concerne les plus grandes villes de France, avec les places qui incarnent la centralité urbaine, notamment grâce à certaines aménités patrimoniales qui les distinguent (les opéras de Montpellier et de Rennes sur les places majeures, les statues de Vercingetorix à Clermont-Ferrand ou de Stanislas sur la place nancéenne…). Nous avions identifié dans un précédent article que les foules filmées ou photographiées dans le cadre des manifestations républicaines, exposent de manière systématique un morceau paysager qui vient situer les places de ces concentrations humaines elles aussi relayées par les journalistes (Houllier-Guibert, 2016). Il en est de même pour montrer le vide urbain, avec cette même volonté journalistique de présenter un morceau supposé connu du territoire. Sans ces éléments de localisation considérés comme les plus connus, chaque image aurait un potentiel de banalité très fort (une rue parmi d’autres, une place comme une autre, un édifice commun…).

Nous ne nous sommes pas attardé sur les quêtes de distinction des termes créés par plusieurs géographes à propos des différentes définitions qui ont souvent été mentionnées dans les précédents articles de la revue Téoros. Les définitions de Joël Bonnemaison, Bernard Debarbieux, Antoine Bailly ou celles spécifiquement liées au tourisme que sont les idées avancées par Clare A. Gunn (1972) ou John L. Crompton (1979) à propos de la construction des images, dès les années 1970, ne sont pas dissociées ici. En effet, c’est en tant que marqueurs spatiaux qui font symboles pour tous et notamment dans la structuration de l’imaginaire d’une destination qu’ils tiennent une importance qui explique leur présence dans la médiatisation des lieux. Nous pouvons souligner que l’ensemble de ces géosymboles sont souvent utilisés dans la promotion touristique : de manière contrôlée comme avec les frises au sein des offices de tourisme qui reprennent tous les hauts lieux d’un territoire par exemple ; de manière plus aléatoire, en réalité commerciale, avec leur présence sur les aimants et autres objets de souvenir, pour optimiser les ventes en montrant ceux qui séduisent le plus. On peut dire que cette médiatisation pendant le confinement vient confirmer ce qui est déjà su des « marketeurs », vient renforcer la connaissance populaire de certains lieux moins célèbres que Venise ou Paris, et donne une clé de lecture des médias de masse qui renforcent les stéréotypes dans lesquels les actions touristiques se complaisent en matière de fabrication des images de destination.