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Représentation de l’association classique entre yoga et bien-être, Lausanne, juin 2017

Représentation de l’association classique entre yoga et bien-être, Lausanne, juin 2017
Photo : C. Nizard.

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Face à la mer, une personne assise en tailleur, mains sur les genoux, ferme les yeux, l’air serein. Cette image d’Épinal évoque autant une représentation du yoga et du bien-être qu’un imaginaire sur l’harmonie entre le corps et la nature. Cette association résume les transformations des représentations autour du yoga (Hoyez, 2012) et l’engouement grandissant connu pour cette pratique depuis les années 2000 (Ceccomori, 2001 ; Desponds Meylan, 2007). D’ailleurs, en Inde et en Europe, de nombreux professeurs de yoga et agences de voyages ont compris l’opportunité commerciale de ce nouveau marché[1]. C’est ainsi qu’un professeur intitule ses retraites « voyager pour se retrouver » ou qu’une agence de voyages, Zen&go, spécialisée dans le tourisme du bien-être, propose différentes formules où la personne peut « choisir [son] inspiration bien-être : yoga, méditation, massage, développement personnel[2] ».

Au-delà de cette assimilation entre yoga et bien-être, le tourisme du yoga renvoie à la définition donnée par Jane Ali-Knight et John Ensor (2017 : 484), c’est-à-dire le fait de « voyager vers une destination pour pratiquer le yoga et des activités apparentées (comme la méditation) qui améliorent le bien-être physique, mental ou spirituel du touriste[3] ». Il regroupe deux déclinaisons : les « vacances yoga » et les « retraites en ashram »[4]. Les vacances yoga attirent un public plus large ; le bien-être apparaît comme l’une des modalités du tourisme du yoga, au même titre que la spiritualité. Cependant, c’est de l’articulation entre tourisme yoga et bien-être dont il sera ici question.

Dans cet article je m’interroge sur le rôle joué par le tourisme du yoga dans le parcours de vie des pratiquants, dans un triple objectif : mieux définir ce tourisme du yoga, décrire et analyser les lieux et les activités qui se déroulent dans les ashrams et enfin comprendre les conséquences de ces séjours dans les parcours de vie.

Contextualisations méthodologique, théorique et sociohistorique

Observer et rendre compte des pratiques de yoga

Les éléments empiriques présentés ici se fondent sur des entretiens semi-directifs et de l’observation participante, notamment par la pratique du yoga en tant que « participant-comme-observateur » (Gold, cité dans Cefaï, 2003 : 345). La pratique du yoga[5] m’a permis d’acquérir une légitimité auprès des pratiquants afin de créer un climat d’écoute et de confiance lors des entretiens semi-directifs (Olivier de Sardan 2008) et de libérer la parole (notamment autour de certaines croyances). Grâce au recrutement par réseau[6], j’ai pu mener, entre 2013 et 2017, soixante entretiens semi-directifs[7] avec des pratiquants et/ou de professeurs[8] en France (Paris, Montpellier), en Suisse romande (Lausanne, région gruérienne) et en Inde (Bangalore, Mysore, Delhi, Rishikesh principalement). Parallèlement, j’ai participé à différents événements, notamment des festivals (à Zinal), des conférences (dans le Valais, à Varsovie, à Paris) et des retraites dans des ashrams (au Domaine du Taillé en Ardèche, aux centres Sivananda dans l’Orléanais et à Neyyar Dam, à l’ashram Parmarth Niketan à Rishikesh).

Ces méthodes classiques de l’anthropologie se sont donc inscrites dans une démarche inductive (Olivier de Sardan, 2008) et dans une sociologie compréhensive (Glaser et Strauss, 1967). Par ailleurs, l’étude longitudinale[9] m’a permis un va-et-vient permanent entre les terrains, les hypothèses, les analyses et les orientations théoriques. Ces méthodes m’ont aidée à comprendre les significations des activités pour les pratiquants, les contradictions entre les discours et les pratiques, d’observer les interactions sociales entre pratiquants, entre professeurs et élèves ou au cours des retraites.

Les dimensions sociologiques du yoga ont fait l’objet de nombreux travaux dans les pays anglophones (De Michelis, 2005 ; Singleton, 2010). En revanche, Beatrix Hauser (2013) souligne que les recherches sur le yoga dans les contextes français ou suisse restent peu explorées. Ce constat a motivé mes choix de terrains en France et en Suisse. Les terrains indiens ont permis de comparer les pratiques, de mettre à nu de nombreuses représentations autour du yoga chez les Européens, notamment le fait que l’Inde agisse dans l’imaginaire comme une véritable fascination et réponde à un désir « d’authenticité[10] ». Bien que les terrains ou les entretiens n’aient pas eu pour objet le tourisme ou le bien-être, les vacances yoga ou les retraites en ashram sont apparues dans les parcours de vie comme des moments charnières qui pouvaient entraîner un engagement plus fort dans la pratique. Cette question a émergé des terrains et de l’analyse des entretiens.

Réflexions théoriques sur le yoga, le bien-être et le tourisme

Parmi les travaux des sciences humaines consacrés au yoga, rares sont les chercheurs qui s’intéressent à la question du bien-être (Nizard, 2020b) ou aux dimensions touristiques du yoga (à l’exception d’Ali-Knight et Ensor, 2017 : 488). Pour autant, les transformations profondes du « yoga moderne[11] » (De Michelis, 2005 ; Singleton, 2010) et, notamment, les opportunités commerciales (Mori et Squarcini, 2008 ; Singleton, 2010) de ces disciplines semblent mieux connues.

Les travaux scientifiques sur le yoga se déclinent selon trois approches principales. 1) Les recherches des sanskritistes[12] explorent les textes, l’histoire des notions et les principes philosophiques (Birch, 2011 ; Mallinson, 2017). 2) L’approche historique se penche de façon critique sur la période médiévale du yoga (White, 2012), sur les courants du yoga tantrique[13] (Samuel, 2008), sur des périodes dites de renaissance « du yoga moderne » (Singleton, 2010) ou sur l’importation du yoga aux États-Unis (De Michelis, 2005), en France (Ceccomori, 2001) et en Suisse (Deponds Meylan, 2007). 3) Enfin, l’approche sociologique et ethnologique s’intéresse au yoga tantôt comme un « nouveau mouvement religieux » (Altglas, 2005), tantôt comme un phénomène politique, géographique (Strauss, 2005 ; Hoyez, 2012). Parmi les recherches, celles d’Anne-Cécile Hoyez (2012), de Mark Singleton (2010) et de Sarah Strauss (2005) apportent un éclairage pertinent ici, car elles soulignent les transformations historiques et sociales connues par le yoga.

Hors du champ spécifique du yoga, d’autres disciplines comme les sciences du sport ou la géographie portent un intérêt croissant aux pratiques associées au bien-être. Depuis une quinzaine d’années, les articles sur le tourisme du bien-être (Lehto et al., 2006 ; Smith et Kelly, 2006) n’ont cessé de se multiplier. Le bien-être est défini dans ces travaux comme un état de santé caractérisé par un équilibre entre le corps, l’esprit et le mental (Voigt et al., 2011). Bien que le « tourisme du bien-être » soit une notion aux contours flous, l’article de référence en la matière est « Wellness Tourism: Market Analysis of a Special Health » de Hansruedi Mueller et Eveline Lanz Kaufmann (2001). Les auteurs le définissent dans un sens large comme « un voyage dont le but est de maintenir ou d’améliorer la santé ou le bien-être physique, psychologique, spirituel et/ou social des personnes » (ibid. : 10). Le tourisme du yoga ne serait qu’une déclinaison du tourisme du bien-être au vu des similarités dans les définitions (voir supra). Parmi ces travaux, certains se sont attardés à des pratiques telles que le yoga en s’intéressant soit aux spécificités de cette activité dans le tourisme en général (Smith et Kelly, 2006), notamment, sur le plan économique (Lehto et al., 2006), soit aux motivations des voyageurs, à leur perception du bien-être (Smith et Diekmann, 2017), soit encore à l’impact de ces séjours dans la vie des voyageurs (Dillette et al., 2019).

Cependant, les recherches sur le tourisme du bien-être peuvent encore s’enrichir d’études qualitatives sur le tourisme du yoga, par la prise en compte des conséquences de ces voyages sur les modes de vie. Il s’agira donc ici de comprendre la place prise par ces voyages et leur rôle dans les parcours de vie. L’approche sociologique des « parcours de vie » sera appréhendée dans le sens donné par Claire Bidart (2006), c’est-à-dire comme une analyse permettant de comprendre les évolutions connues par les individus au cours de leur vie, tout en considérant les rapports sociaux et les contextes social, économique, culturel dans lesquels ils évoluent. Ainsi, il semble nécessaire de s’intéresser au contexte sociohistorique actuel qui explique les liens qui unissent autour du bien-être et du yoga.

Transformations sociales des pratiques du yoga

Dans le langage courant, le bien-être est compris comme un « état agréable résultant de la satisfaction des besoins du corps et du calme de l’esprit » (Larousse). Dans le yoga moderne, les expressions « se détendre », « porter son attention à l’intérieur du corps », « se concentrer sur ses sensations », « observer ses émotions », « être dans le moment présent » scandent les cours de yoga et qualifient pour les pratiquants ces expériences du « bien-être ». L’expérience passe par le mouvement, l’attention corporelle, l’écoute du corps. Le corps est généralement décrit par les pratiquants comme une « unité liant le physique, le mental et l’émotionnel », et renvoie à une conception holiste. Le bien-être est la résultante de ce sentiment holiste et se rattache à une forme « d’apaisement du physique et du mental » (Louise, pratiquante, Française, 44 ans).

Le bien-être apparaît comme une notion large et polymorphe, difficile à circonscrire. Il ne relève d’aucune tradition philosophique, politique ou religieuse attestée (Heilbrunn, 2019 : 69). Dans la lignée d’Alain Ehrenberg (2019), je liste ici des caractéristiques du bien-être : celui-ci s’inscrit dans une expérience subjective, centrée sur l’individu, les sensations, l’intériorisation, mais ne peut être compris sans être replacé dans le contexte sociohistorique.

Nombre d’auteurs (Cederström et Spicer, 2016 ; Cabanas et Illouz, 2018 ; Heilbrunn, 2019 ; Ehrenberg, 2011) s’accordent pour lier bien-être, responsabilité individuelle et modernité. L’« injonction au bien-être » (Heilbrunn, 2019) intéresse les chercheurs en tant que phénomène représentatif d’une responsabilisation croissante des individus afin qu’ils agissent sur eux-mêmes, qu’ils assument les conséquences de leurs actes et maximisent leurs potentiels (Cabanas et Illouz, 2018). Dans cette obligation du bien-être, le discours reste suffisamment diversifié pour permettre à chaque individu de se reconnaître et de partir à la conquête de lui-même (Ehrenberg, 1991). Si les sujets ressentent du stress, de l’anxiété, c’est parce qu’ils ne se seraient pas donné les moyens de réussir (Cabanas et Illouz, 2018).

Edgar Cabanas et Eva Illouz (2018) interprètent cette absence de bien-être ou de réussite comme un signe d’une approche déficitaire de l’individu. Pour Ehrenberg (2011), le paradigme aurait changé. Il s’agirait plutôt d’une approche en termes de potentialité, c’est-à-dire que l’individu devrait agir pour les changements qu’il souhaiterait opérer sur lui-même. Ainsi, ces idéaux d’autonomie et de bien-être se reconfigurent eux-mêmes. Cet individualisme, souvent analysé comme un repli sur soi, peut se lire comme une incorporation, une autonomisation de cette injonction au bien-être, laquelle se base sur le fait que l’individu est à l’initiative de ce changement. Pratiquer le yoga serait alors une réponse à cette injonction au bien-être (Nizard, 2020a).

Le contexte sociohistorique explique l’engouement croissant pour le yoga. Pourtant, l’analyse des entretiens a montré que s’il existe une intériorisation de cette injonction au bien-être, elle n’explique pas pourquoi certains pratiquants changent leur mode de vie (Nizard, 2019).

Avant le départ

Profil et motivations des pratiquants de yoga rencontrés

À la lumière des entretiens, les pratiquants de yoga français et suisses de cette étude sont pour les deux tiers des femmes ayant fait des études supérieures et occupant des postes à responsabilités élevées, avec une majorité de personnes travaillant dans les milieux médicaux, sociaux, occupant un poste de cadre ou exerçant une profession libérale. Ils sont donc issus de milieux socioculturels supérieurs avec une moyenne d’âge autour de 40 ans[14]. Jane Ali-Knight et John Ensor (2017 : 489) relèvent des caractéristiques sociales similaires dans leur enquête sur le tourisme du yoga et plusieurs auteurs décrivent les mêmes populations pour le tourisme du bien-être (Lehto et al., 2006 ; Kelly, 2012 ; Smith et Diekmann, 2017)[15].

S’il existe une homogénéité sociale parmi les pratiquants, l’implication dans le yoga varie de la pratique occasionnelle à la véritable passion. Tout d’abord, l’analyse des récits de vie a montré que diverses motivations poussent les pratiquants rencontrés à pratiquer le yoga : 1) Des problèmes de santé importants soit physiques, soit psychiques. Ces personnes commencent à la suite d’une rupture ou d’un choc qui marque ce que Michel Grossetti, Marc Bessin et Claire Bidart (2009) nomment une « bifurcation[16] ». 2) Le stress, la recherche de bien-être ou d’équilibre entre les sphères professionnelle et personnelle. 3) Le voyage, le hasard, l’ennui. 4) La spiritualité. Enfin, les motivations pour commencer le yoga influencent le degré d’implication dans la pratique.

Pour les personnes qui commencent le yoga après une grave maladie, une rupture brusque (la mort d’un proche, une perte d’emploi, un problème de santé), la pratique leur apparaît comme une méthode participant à un changement de mode de vie (habitudes corporelles, alimentaires) et entraîne une implication beaucoup plus forte. Ces éléments sont importants, car ce ne sont pas tous les pratiquants de yoga qui font des retraites ou prennent des vacances yoga. Généralement, ceux qui ont connu une « bifurcation » s’engagent dans un processus de transformation plus profond où le voyage peut jouer un rôle déterminant.

Pourquoi partir ?

Les études quantitatives menées par Catherine Kelly (2012) ainsi que par Xinran Y. Letho, Sally Brown, Yi Chen et Alaistair Morrison (2006) sur les motivations des « touristes bien-être » sont comparables à celles évoquées par les pratiquants de yoga rencontrés. Ces auteurs relèvent tout d’abord que la volonté de ces touristes est :

  1. de se « déstresser et se détendre », de se couper du quotidien ;

  2. « de prendre soin de soi et de retrouver sa santé » ou de « se retrouver avec soi-même » ou encore de « trouver un meilleur équilibre entre le corps et l’esprit » ; ce qui chez les pratiquants de yoga se traduit par des changements de mode de vie à leur retour : apprendre à cuisiner végétarien, arrêter de fumer, entre autres ;

  3. de découvrir ou apprendre une nouvelle pratique, notamment en gagnant en autonomie pour pratiquer chez soi ou découvrir la méditation et les techniques de respiration ;

  4. de répondre à des aspirations spirituelles.

À ces motivations qui peuvent se conjuguer au pluriel, il faut ajouter la volonté de se retrouver au sein d’une communauté, d’affirmer son identité en étant reconnu comme pratiquant, voire comme passionné de yoga.

Enfin, il existe des enjeux différents entre le premier voyage et les suivants, le cas échéant. Parmi les pratiquants qui partent pour la première fois en ashram, Sarah[17] (pratiquante, 37 ans, Française) évoque ses motivations :

Je suis venue ici avec l’envie d’aller mieux, de rompre avec mes mauvaises habitudes comme fumer […] J’ai découvert une détente physique et un vrai soulagement, moins de douleurs, un meilleur sommeil […] J’ai aimé être en communion avec la nature et me sentir à l’écoute de mon corps et de mon cœur. Les conférences et les lectures ont su répondre à mes questions les plus douloureuses, un vrai soulagement mental et psychologique.

Sarah expose sa volonté d’améliorer son hygiène de vie, ainsi que le rôle de cette retraite à court terme. Depuis cet entretien en 2014, Sarah n’a pas repris la cigarette, mais n’en a pas pour autant approfondi sa pratique du yoga. Elle s’est rendue une nouvelle fois en ashram lors d’une autre période difficile. Il est possible d’observer que, pour elle, ces voyages marquent une volonté de rupture avec le quotidien et apparaissent comme une solution ponctuelle pour prendre soin d’elle-même, pour améliorer sa santé.

D’autres pratiquants souhaitent profondément changer de mode de vie et certains passionnés se rendent au moins une fois par an en ashram. Amandine (professeure, 30 ans, Suisse) explique par exemple :

J’ai rencontré Dina dans un workshop à Londres. J’ai tellement accroché que mon cœur s’est ouvert, elle parlait à chaque partie de mon corps, de mon âme […] Depuis, je la suis partout dans le monde, ce n’est pas évident parce qu’elle est australienne. L’année dernière je suis allée [en Australie] un mois, j’ai économisé toute l’année, mais ça a été l’expérience de ma vie […] Bientôt, je dois la retrouver à Bali, ses cours m’ont tellement manqué.

Amandine témoigne non seulement de l’importance des voyages récurrents dans sa pratique du yoga, mais aussi de l’engagement en temps et en argent nécessaire à ses retraites annuelles. Dans son cas, l’importance de suivre ce professeur détermine le lieu des voyages.

Les exemples de Sarah et d’Amandine montrent des finalités et des attentes différentes. Chez Sarah, le voyage marque une « volonté d’aller mieux », alors que chez Amandine il illustre sa volonté d’approfondir toujours plus sa pratique avec son professeur. Si, pour le premier séjour, voyager avec des amis, de la famille ou avec son professeur permet de maintenir des repères, lors des séjours suivants le contenu de la formation passe au premier plan.

Ruptures spatiale et temporelle pour se connecter avec soi et forger une nouvelle identité

Un cadre privilégié proche de la nature, éloigné du quotidien

Ce tourisme ne se pratique pas dans n’importe quel espace. Il s’agit généralement de « retraite ». Anciennement, ces retraites renvoyaient à des lieux fermés où se retrouvaient des membres d’une même communauté, souvent religieuse, afin d’approfondir ou de raviver un sentiment de foi (Kelly, 2012). Depuis, elles se sont sécularisées et se définissent comme des lieux où les visiteurs peuvent rester pendant une période donnée (de quelques jours à plusieurs mois) afin de s’adonner à un programme d’activités définies dans le but de trouver un bien-être, de développer sa spiritualité, de retrouver ou développer sa santé. Des travaux fondés sur des enquêtes menées à la fin des années 1970 (Perrin, 1984) et entre 1987 et 1996 (Héas, 2004) démontrent que ces retraites ne sont pas nouvelles. Néanmoins, auparavant seuls quelques initiés se rendaient dans ces lieux, alors qu’aujourd’hui le tourisme du bien-être apparaît, selon Xinran Y. Lehto, Sally Brown, Yi Chen et Alaistair Morrison (2006), comme une « véritable niche commerciale[18] ». Pour les pratiques de yoga, ces retraites s’effectuent souvent dans des ashrams[19].

Les ashrams se situent généralement hors des villes, souvent à la campagne, au bord de la mer, en pleine montagne, près de la nature. Cet isolement près de la nature renvoie aussi à un imaginaire propre aux ashrams indiens comme des lieux isolés où se recueillent les ascètes.

Illustration 2

À droite, ascète en Inde ; à gauche, pratiquant de yoga

À droite, ascète en Inde ; à gauche, pratiquant de yoga
Source : <https://pixabay.com/fr/pacifique-yoga-m%C3%A9ditation-442070/>, consulté le 27 mars 2020.

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L’ascète apparaît comme un idéal à atteindre pour les pratiquants de yoga avancé. Aussi, tout un imaginaire autour de cet ascète vivant près de la nature, voire dans des grottes, participe à ces représentations (illustration 2) (Bevilacqua, 2017). En Inde, la nature représente aussi des lieux d’exil et d’initiation, souvent idéalisés, comme en font foi les chansons ou les histoires mythiques (Rousseleau, 2018).

Illustration 3

Ashram Sivananda près d’Orléans, illustration d’une enclave

Ashram Sivananda près d’Orléans, illustration d’une enclave
Crédit photo : Google Earth, 2020.

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Dans les journaux spécialisés de yoga[20], les références au lieu abondent, créant un imaginaire. Par exemple, la brochure du centre Sivananda (distribuée sur place) décrit le lieu comme : « très propice au ressourcement et à la contemplation : vastes espaces, forêts d’arbres centenaires vibrants du chant d’innombrables oiseaux, superbes levers et couchers de soleil. Ce havre de paix accueille les personnes qui sont à la recherche d’un mode de vie sain et équilibré et veulent développer une vision positive et spirituelle de la vie ». Le centre Sivananda dans l’Orléanais (illustration 3) est relativement isolé, puisqu’il faut se rendre à Orléans, prendre un bus jusqu’à Neuville-aux-Bois, et ensuite faire deux kilomètres de marche. Le lieu reste toujours ouvert en apparence, chacun est libre de le quitter ; pourtant, sa situation géographique souvent isolée ne facilite pas ces sorties. Le domaine est clôturé par des arbres et entouré par des champs et une forêt. Ce choix renvoie à deux idées : la communion avec la nature et l’unité de l’homme avec son environnement (Hoyez, 2012 : 312). Cette contemplation d’un environnement calme devrait rejaillir sur le pratiquant. Le calme extérieur symbolise le calme intérieur et la communion entre la nature et le pratiquant donne vie au sentiment d’unité avec l’environnement.

Ainsi, pour beaucoup de pratiquants, ce « retour à la nature » permet aussi de se retrouver, de s’éloigner du quotidien, de mieux se concentrer sur soi, son corps, ses sensations. « C’est beaucoup plus facile de te concentrer, tu es là pour ça, tu es coupé de ton travail, des turpitudes du quotidien, ici au milieu des arbres, tu arrives et déjà tu te sens bien. » (Clélia, 43, professeure, Française)

Cet imaginaire spatial joue un rôle important, car non seulement il crée l’envie, l’impulsion du séjour, il réduit la distance avec le lieu, mais surtout il oriente l’expérience (Wilson et Richards, 2008 ; Gravari-Barbas et Graburn, 2012). Maria Gravari-Barbas et Nelson Graburn (2012) remarquent qu’il existe plusieurs imaginaires à prendre en compte. Ici, les imaginaires du tourisme du yoga conjuguent 1) un « imaginaire spatial » avec des espaces proches de la nature, comme dans le cas des ashrams ; 2) un « imaginaire de pratiques » autour de l’alimentation exclusivement végétarienne, avec une volonté d’approfondir la connaissance et la maîtrise des postures de yoga, de la méditation, et éventuellement des pratiques perçues comme « spirituelles » (chants de mantras, rituels) ; et 3) un « imaginaire d’acteurs » souvent compris comme un « désir de rencontre de l’altérité », mais qui, dans le cadre du tourisme du yoga, renvoie plutôt à une identification à l’ascète, perçu comme une sorte d’idéal d’élévation spirituelle et d’avancée dans la pratique (Nizard, 2020a).

La vie en ashram marque donc une coupure géographique et sociale. Il est essentiel d’analyser le passage d’un lieu familier à un lieu extra-ordinaire pour comprendre ce qui se joue dans les ashrams. Les travaux de géographes (MIT, 2002 ; Stock, 2003) apportent un éclairage pertinent ici grâce à la notion « d’enclave ». L’enclave désigne une « structure destinée à l’activité touristique proposant hébergement, restauration et activité de loisirs » et se caractérise par une discontinuité spatiale, paysagère et une rupture temporelle (Auvray, 2012 : 29-35). Cet enclavement renforce aussi « la logique d’entre-soi ». Dans le cadre des ashrams, il existe bien une rupture paysagère, souvent par l’éloignement des centres urbains[21], une rupture spatiale, car une fois les portes franchies, les lieux sont toujours entourés de clôtures naturelles ou artificielles. Par ailleurs, la rupture temporelle est renforcée par un rythme différent et plus soutenu, en rupture avec le quotidien (ibid. : 43). Cependant, l’ashram se distingue de certaines enclaves touristiques décrites par Bénédicte Auvray (2012) ou Julie Wilson et Greg Richards (2008), plutôt dédiées à des activités de détente et de repos. En effet, au sein des ashrams, les pratiquants de yoga recherchent une activité physique et corporelle exigeante qui joue un rôle fondamental dans le vécu sur place et qui continuera d’apporter des bénéfices après le retour.

« Exploration de soi hors de l’espace-temps »

Ces lieux sont perçus par les pratiquants comme particulièrement propices à l’écoute du corps, des émotions, et permettent, comme le souligne Patrick (pratiquant, 55 ans, Français), « une exploration de soi hors de l’espace-temps ». Ce cadre s’accompagne de règles strictes. Tout pousse la personne à rester en immersion : le lieu, mais aussi l’emploi du temps qui laisse peu de liberté. Dans certains ashrams, les périodes hors de la vie collective sont inexistantes. Le silence doit être respecté dans la mesure du possible au réveil, au coucher et pendant les repas. Dans certains centres, la frugalité et le végétarisme sont valorisés, les repas sont pris deux fois par jour, malgré une pratique plus soutenue qu’à l’accoutumée.

L’emploi du temps est extrêmement normé, les pratiquants passent trois heures à réaliser des postures de yoga, deux heures à méditer et cinq heures à suivre des enseignements, des rituels ou à chanter des mantras. Malgré ces contraintes, les participants estiment que ces activités permettent de laisser place à « l’écoute de soi », apportant « repos », « ralentissement », et font naître le sentiment d’« être dans le moment présent ». Certaines personnes expliquent que la méditation profonde ou la concentration sur leur pratique leur donnent l’impression que le « temps s’arrête ». Dans la pratique des postures ou dans la méditation, l’écoute du corps et des sensations participe à cette perception du bien-être. Véronique (52 ans, pratiquante, Française) relate un stage qu’elle a suivi :

cette année j’ai suivi un stage de yoga du son […] je cherchais quelque chose de doux suite à mes problèmes de dos […] Il y a une dimension thérapeutique très intéressante […] On chante des voyelles ou des suites de voyelles […] Ça crée des harmoniques [Les professeurs] relient les différents sons, voyelles aux organes du corps et aux émotions. Ils te demandent toujours de visualiser un paysage.

Par le travail du son et l’attention portée aux corps, aux émotions, Véronique témoigne de ce sentiment d’être à « l’écoute de son corps », une écoute susceptible d’avoir des effets positifs sur sa santé. Ainsi, ces séjours sont perçus par les pratiquants comme des moments privilégiés, dédiés à cette écoute de soi et décuplant ce sentiment de bien-être.

La pratique soutenue apparaît, elle, comme un bouillon de culture, un catalyseur permettant d’aller plus loin, d’approfondir, de toucher des choses en soi impossibles à vivre lorsque les personnes sont happées dans leur quotidien. Ce temps dédié à soi est perçu comme un cheminement nécessaire pour cette nouvelle compréhension du corps. L’hygiène de vie stricte dans les ashrams participe au sentiment d’apprendre à mener une vie « plus saine » et « d’améliorer sa santé ». Cette attention continue portée au fonctionnement du corps pendant quelques jours pousse souvent les pratiquants à approfondir leur pratique et à introduire une nouvelle hygiène de vie à leur retour.

L’ensemble de ces éléments permet de comparer l’ashram à une hétérotopie. Michel Foucault (1984 ; 2017) définit l’hétérotopie selon six principes, qui peuvent être déclinés au regard des éléments présentés.

  1. Elle a tout d’abord un fonctionnement précis, déterminé, qui reproduit une société avec des normes et des valeurs à respecter. C’est le cas notamment à travers l’emploi du temps et les règles strictes. Par exemple, les hommes et les femmes dorment dans des espaces séparés, les repas sont pris deux fois par jour, il est interdit de fumer, de boire de l’alcool.

  2. L’hétérotopie est un « lieu autre » qui reste en liaison avec l’ensemble de la société. Cette caractéristique, déjà abordée, rejoint la définition de l’enclave et de l’idée de « discontinuité spatiale » entre espaces ordinaires et extraordinaires (voir aussi Auvray, 2012).

  3. L’hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer plusieurs espaces qui sont en même temps incompatibles. En effet, l’ashram permet de juxtaposer tout d’abord une enclave telle que définie précédemment, mais il juxtapose aussi un lieu avec un espace intime, intérieur. C’est justement parce que le lieu est protégé, isolé, coupé de l’ordinaire que le pratiquant peut laisser la place à cette intimité, au développement de « l’attention corporelle » (voir Andrieu, 2016, sur ce point).

  4. Le quatrième principe, la rupture du temps traditionnel, mais aussi une juxtaposition des temporalités, se retrouve dans la dimension de l’enclave, à laquelle il faut ajouter une superposition avec un imaginaire, celui de revenir aux origines, notamment lors des séjours en Inde.

  5. L’hétérotopie suppose un système d’ouverture et de fermeture. On isole physiquement, mais c’est aussi parfois l’occasion d’effectuer des rites et des actes de purification. Ce point a été peu abordé, mais la cérémonie d’āratī[22], qui est un rituel de purification, se déroule quotidiennement dans les ashrams (Nizard, 2020a).

  6. Enfin, une hétérotopie a une fonction. Si Foucault entend plutôt une fonction sociale, je le traduirais ici par le fait que le pratiquant cherche une transformation en lui, de son identité. Cette hétérotopie peut entraîner de profonds bouleversements dans les modes de vie.

Retour à la vie quotidienne ou changement de mode de vie ?

Une fois posées les valises, les pratiquants se sentent souvent « déconnectés », loin de leur quotidien. Alors que sur place ils évoquent ces séjours comme des moments privilégiés de détente, à leur retour ils mentionnent fréquemment une fatigue profonde. Les efforts, la discipline imposée au corps, la vie en communauté se révèlent après coup. Amélie (38 ans, pratiquante, Suisse) témoigne de ses retours : « Avant je reprenais tout de suite le travail et je me sentais épuisée. C’est vrai que je n’ai pas l’habitude de pratiquer huit heures par jour le yoga, […] parfois j’ai des courbatures, souvent je maigris […] je serais capable de dormir pendant 24 heures pour récupérer. » Amélie évoque l’intensité de la pratique, le rythme, le régime alimentaire, l’entraînement ; pourtant, dit-elle aussi, elle perçoit ces efforts comme des passages obligés pour améliorer son hygiène de vie.

Le suivi longitudinal avec les pratiquants européens a permis de montrer l’impact de ces voyages sur les parcours de vie. Ces séjours peuvent avoir sept types de conséquences[23], des plus faibles aux plus importantes. (a) Quelques pratiquants estiment avoir eu un moment pour eux, une parenthèse avant de retourner à leur quotidien (Sarah). (b) Pour la majorité, ces voyages permettent de gagner en autonomie, d’introduire une pratique de yoga chez soi ou de commencer la méditation ou les techniques de respirations. (c) Ils marquent une étape vers une nouvelle hygiène de vie, en commençant à cuisiner végétarien, (d) en faisant plus régulièrement une activité physique (Amélie) ou (e) en s’intéressant aux dimensions spirituelles du yoga. Pour les voyageurs réguliers qui se rendent au moins une fois par an en ashram et/ou qui économisent toute l’année pour faire des retraites, (f) ils touchent à l’identité de la personne qui se reconnaît alors comme pratiquant et membre d’une communauté.

Je suis végétarienne depuis presque vingt ans […] je pratique le yoga tous les jours […] À mon travail, lorsque j’explique que je me lève tous les matins à 5h30 pour pratiquer le yoga, méditer, […] mes collègues me prennent pour une folle […] J’aime passer des moments en ashram, car je peux partager ces habitudes avec mes amis du yoga. Ici, […] je me sens moi-même. (Patricia, 54 ans, pratiquante, Suisse)

Patricia parle donc de ces séjours comme l’occasion de se retrouver au sein d’une communauté de personnes ayant la même hygiène de vie, sans craindre d’être jugée. Elle se sent plus proche de ses amis de yoga que de ses collègues, puisqu’ils partagent le même mode de vie, la même alimentation et les mêmes pratiques corporelles quotidiennes. Ici, les retraites en ashram ne sont pas seulement l’occasion d’appartenir à une communauté ou d’être reconnu comme un de ses membres, mais aussi de se « sentir soi-même », touchant l’identité de la personne. Elles dépassent sur ce point la question de l’enclave, car ces séjours ne permettent pas simplement de se retrouver dans un entre-soi, ils transforment la personne, par toutes les nouvelles pratiques introduites ensuite.

Enfin, (g) le voyage peut représenter un point de basculement pour approfondir la pratique. Dorothée (40 ans, pratiquante et professeure, Française) évoque son premier voyage comme une étape l’ayant menée vers la formation de professeur de yoga :

Je suis partie en Inde avec Mahé l’hiver dernier […] Mahé m’a dit qu’il restait des places [pour la formation]. Je n’avais jamais pensé à faire une formation, mais là je me suis dit pourquoi pas. Ensuite, il y a eu un événement, j’ai perdu ma cousine d’un cancer. Elle avait deux ans de plus que moi, je me suis dit, « allez lance-toi dans cette aventure ».

Après une bifurcation, Dorothée a souhaité approfondir sa pratique, faire sa première retraite avec son professeur et ensuite une formation de professeur. Depuis, elle est partie seule, pendant trois mois en Inde, pour suivre un cours très approfondi de yoga. Trois ans plus tard, Dorothée continue son activité professionnelle d’avocate en freelance, tout en donnant des cours de yoga.

Ces quelques exemples démontrent que si, au départ, le bien-être peut motiver les personnes à s’adonner au yoga, voire à effectuer des vacances dédiées à soi, l’impact de ces séjours dans leur parcours de vie varie grandement. Ce tourisme du yoga marque un basculement vers une attention au corps décuplée, un approfondissement de la pratique ou une meilleure hygiène de vie. Dans de nombreux parcours de vie, l’apprentissage du yoga entraîne des transformations de soi profondes et les retraites en ashram participent à cet approfondissement de la pratique et de la découverte de soi (Nizard, 2019).

Conclusion

Si pratiquer le yoga aujourd’hui peut s’expliquer par le contexte sociohistorique et la réponse aux injonctions sociales contemporaines, notamment celle du bien-être et de prendre soin de soi, seulement certains pratiquants dépassent la seule dimension du bien-être pour s’impliquer et transformer leur mode de vie. Pour ces derniers, les vacances yoga et les séjours en ashram jouent un rôle de catalyseur. En effet, l’hétérotopie de l’ashram montre que le lieu, comme l’intensité des pratiques, joue un rôle important pour créer un basculement dans les itinéraires de pratiques. En se coupant du monde, dans des espaces proches de la nature, les séjours en ashram se singularisent par les temps dédiés à l’écoute de soi. Ils imposent un rythme soutenu, une vie en communauté, un emploi du temps strict. Pourtant, les heures passées à l’écoute du corps et à l’exercice physique sont vécues par les pratiquants comme des moments privilégiés, propices à la remise en question des modes de vie. Ainsi, les conséquences de ces voyages varient grandement selon qu’il s’agisse d’un premier séjour ou de voyages récurrents. Dans le premier cas, la volonté de découvrir d’autres dimensions du yoga domine, alors que dans le second c’est le sentiment d’appartenance à une communauté qui prime.

Enfin, il a été frappant de constater que les retraites dans les centres Sivananda à Orléans et à Neyyar Dam respectent les mêmes caractéristiques d’hétérotopies. Il existe pourtant des différences entre les ashrams Sivananda et l’ashram Parmarth Niketan, tous deux en Inde. Par exemple, le Parmarth Niketan héberge un nombre important de jeunes hindous et les rituels et enseignements sont gratuits et ouverts à tous. Par ailleurs, il aurait pu être intéressant de comparer les retraites portées plutôt sur la dimension du bien-être (Nizard, 2020a) et celles sur la spiritualité (Nizard, 2020c).