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Les controverses récentes autour de la diversité culturelle et religieuse ont mobilisé une myriade de communautés à travers le monde sur la question du vivre-ensemble. À travers ces discussions, un nombre grandissant de penseurs postcoloniaux plaident pour un travail plus approfondi, interdisciplinaire et interculturel, dans le but de faire apparaître de nouvelles dimensions au sein des réflexions sur l’interculturalisme ou l’interculturalité, de même que sur le multiculturalisme. Ce numéro de la revue Théologiques est le résultat d’une collaboration spéciale avec la revue internationale Concilium, puisqu’il fait paraître en français les résultats de discussions portant sur de telles questions, tenues à l’Université de Montréal en mai 2013, dans le cadre de la réunion annuelle des directeurs, membres du comité éditorial et représentants des maisons d’édition diffusant la revue en six langues (allemand, anglais, croate, espagnol, italien, portugais)[1].

Selon le ministère Citoyenneté et Immigration Canada, le multiculturalisme devrait promouvoir la conviction fondamentale selon laquelle tous les citoyens sont égaux. Mis en place durant les années 1970, la politique du multiculturalisme vise à garantir à tous les citoyens la fierté de leurs ancêtres et le maintien de leurs identités culturelles et religieuses spécifiques, de même que leur sens de l’appartenance. Selon cette vision, l’acceptation des traditions particulières nourrirait les sentiments de confiance et de paix des citoyens, assurant par conséquent une société plus harmonieuse. Sur cet enjeu, le Canada est connu dans le monde pour avoir été la nation la plus progressiste. Mais si plusieurs expériences au Canada ont démontré que le multiculturalisme atteignait en partie ses buts, des problèmes demeurent, ayant trait au racisme, que Denise Couture et Gregory Baum abordent dans ce numéro.

Plus généralement, dans plusieurs sociétés à travers le monde, les implications théologiques de ces discussions s’avèrent complexes. Le dialogue interreligieux dans les contextes pluralistes, la privatisation de la foi religieuse et la mobilité religieuse soulèvent des questions pour les communautés dont les droits fondamentaux et les libertés sont souvent, par surcroît, compromises par les mécanismes de l’économie globale. Dans les échanges transnationaux d’information ou de ressources matérielles et culturelles, comment les voix du premier monde et celles de toutes les régions du globe peuvent-elle se faire entendre et collaborer pour améliorer les relations interculturelles ?

Les questions explorées lors de cette conférence incluent les suivantes : comment les théologiens et d’autres chercheurs construisent-ils et traitent-ils l’autre ou l’étranger dans les discours actuels ? Comment articulent-ils les tensions entre le global et le local ? Comment réfléchissons-nous sur les relations entre les immigrants et les sociétés hôtes ? Quelles ressources symboliques sont mises à profit dans les réflexions et pratiques concernant ces relations ? Comment des pouvoirs néocoloniaux demeurent-ils à l’oeuvre dans les manières dont est conduit le dialogue sur la diversité ? Quels phénomènes sont partagés ou spécifiques à différentes régions géographiques et quels sont ceux ayant une implication globale ?

Dans des contextes globaux et de plus en plus multiculturels, on en appelle aux théoriciens pour explorer de nouvelles significations de la critique postcoloniale, situer leurs réflexions dans les contextes de nations en développement, partager des modèles alternatifs au multiculturalisme. La discrimination et le traitement inégal des pratiques religieuses et de peuples indigènes entraînent encore aujourd’hui une large palette d’implications pour vivre dans la diversité. Ce numéro cherche à identifier des obstacles nuisant au vivre ensemble et espère tirer parti de plusieurs voix provenant de quelques parties du monde, qui évoquent des expériences communes d’assujettissement.

Plan du numéro

Deux articles ouvrant des perspectives théologiques et éthiques donnent le ton dans l’exploration de concepts alternatifs de pensée sur l’intégration, sur la justice et la solidarité et sur la compréhension postcoloniale implicite des notions de culture et de race. Après avoir mentionné l’affligeant manque d’espace réservé à la solidarité dans l’interprétation de la justice mercantile du xxie siècle, l’article de Hille Haker propose une voie de rechange, à savoir celle de la dialectique de la justice et de la solidarité. Si la justice met l’accent sur l’égalité de tous, la solidarité insiste, elle, sur la différence et la diversité. La passerelle reliant les deux approches se trouve peut-être dans les récentes réinterprétations de la théorie de la reconnaissance qui englobent la sphère personnelle, sociale et politique. L’article insiste toutefois sur une démarche critique qui prendrait comme point de départ la « méreconnaissance » plutôt que la connaissance. L’éthique en général et l’éthique chrétienne en particulier doivent être attentives aux expériences et aux récits des personnes inaudibles et invisibles sur l’écran radar de la justice fondée sur le mérite et l’accomplissement, et ce, afin de dénoncer les violations des droits ainsi que les pratiques stigmatisantes. Reposant sur des expériences d’injustice plutôt que sur la théorie normative de la justice, la relation dialectique entre justice et solidarité devient alors claire : la solidarité révèle non seulement le fossé entre la théorie et la pratique, ou encore le côté nécessairement aveugle de la justice, mais elle prend aussi clairement position en faveur des individus en butte à l’injustice. La solidarité s’appuie sur l’action ; elle s’efforce d’amener les institutions à pratiquer la justice, tout en encourageant le changement en faveur de ceux qui souffrent le plus d’injustice. Par ailleurs, la solidarité critique, mais aussi partisane, a besoin de la perspective impartiale et égalitaire de la justice en tant que critique de l’idéologie éventuellement liée à un concept d’identité et à des politiques d’identité.

Pourquoi l’intégration — et on entend par là la vie dans des sociétés diversifiées, le plus souvent occidentales — se solde-t-elle si souvent par des échecs, se demande Regina Ammicht ? Le texte explore deux lignes de pensée. La première s’attache au fond de cécité et de surdité propre à la politique occidentale, cécité à l’égard de la critique issue de la réflexion postcoloniale, et surdité à l’endroit des récits qui tissent l’Histoire. La seconde examine le concept de « culture » et son recadrage autour de la notion de « race ». La pensée européenne des Lumières a préparé le terrain aux notions et aux pratiques sociales d’universalisme et de justice, qui ont façonné les outils moraux dont nous nous servons encore à l’heure actuelle. En même temps, cette pensée a engendré le concept de race. De nos jours, nous devons nous définir par rapport à ce fondement ambivalent de la pensée (morale) : nous nous en remettons à un concept de raison (occidentale) qui permet à la science et à la société de classer et de trier. Mais aussi d’exclure. Quelles sont les tâches qui incombent aux différents « joueurs », c’est-à-dire les politiques, les sociétés, les sciences et les religions ?

Trois réflexions venues du sud explorent des ressources alternatives qui nous aident à penser et à appréhender la diversité. La contribution de Felix Wilfred montre comment le projet de modernité occidentale, avec son idéologie centrée sur l’affirmation d’autonomie et de liberté de l’individu, sur le régime des droits de la personne et sur le libéralisme politique, présente de sérieuses lacunes, et comment ce projet de modernité risque de ne pouvoir résoudre les questions essentielles de la diversité, de la reconnaissance et de la coexistence, questions si brûlantes à l’ère de la mondialisation. L’auteur poursuit en montrant que les expériences asiatiques, notamment sud-asiatiques, de pluralisme et de tolérance, comportent des éléments théoriques et pratiques qui offrent un cadre viable permettant d’accepter l’Autre dans sa différence. L’article rappelle en guise de conclusion que l’Europe, à travers l’expérience de la diversité qu’elle vit maintenant, avec en toile de fond les phénomènes de migration et de xénophobie, ne peut se contenter de l’héritage des Lumières, mais qu’elle doit puiser dans son patrimoine chrétien pour pouvoir accueillir l’Autre avec solidarité et compassion. L’auteur propose un échange et un dialogue fructueux entre la pensée chrétienne, la pensée postmoderne et la pensée asiatique, dialogue susceptible d’aider à relever le défi mondial de la diversité et du pluralisme propres à notre époque. Luiz Carlos Susin, qui poursuit avec un article coloré sur la profondeur des racines religieuses en Amérique latine, rappelle d’abord les racines écologiques des cultures latino-américaines, toujours très vigoureuses. Il évoque quelques éléments communs aux cultures ancestrales pour ensuite se pencher sur la façon dont elles ont composé avec l’hégémonie de la culture coloniale baroque latino-américaine afin d’accoucher d’un syncrétisme à saveur chamanique et magique. Avec l’irruption de la modernité, cette matrice culturelle — dont l’expérience religieuse constitue l’âme — est de nos jours le lieu d’un épanouissement renouvelé. L’auteur préfère la catégorie de biodiversité à celle de multiculturalisme, la considérant plus adéquate pour décrire la relation intrinsèque entre vie, culture et religion, et pour désigner l’unité vitale dans les différences culturelles et religieuses. L’article s’achève en s’interrogeant sur la façon d’aborder cette richesse multicolore des cultures latino-américaines dans un esprit pastoral, en évitant la confrontation avec des réinterprétations créatives de l’Évangile, qui fut trop souvent l’attitude empruntée dans le passé. Pour sa part, Maria-Clara Bingemer examine le « cas » brésilien. Elle prend comme cadre les chiffres fournis par le dernier recensement de 2010 sur le champ religieux au Brésil, récemment divulgué. Elle risque alors quelques interprétations à partir de ce recensement et finit par identifier certains défis qui apparaissent pour la théologie et la pastorale au Brésil. Elle achève sa réflexion par quelques observations sur les changements apportés par le nouveau pontificat du pape François, qui permettent d’espérer certains changements à court et moyen termes dans l’Église brésilienne et tout le continent latino-américain.

Deux articles qui concernent le contexte canadien concluent la partie thématique du numéro, ceux de Denise Couture et de Gregory Baum. S’inscrivant dans le champ d’une théologie féministe interculturelle et multireligieuse, Couture rend compte d’une pratique et de récits de femmes cherchant à vivre autrement la différence, sans une dévaluation de « l’Autre ». Elle présente des résultats d’une recherche réalisée sur le terrain à Montréal (Québec, Canada) dans le cadre de laquelle on a écouté le récit spirituel autobiographique de femmes féministes engagées dans des pratiques interculturelles ou interreligieuses. La recherche se situe dans le contexte canadien et québécois où des féministes antiracistes de la base distinguent différents groupes géopolitiques entre lesquelles se jouent des relations inégalitaires et postcoloniales, dont les Autochtones, les personnes immigrantes, les Anglais et les Français. On a écouté les récits de femmes qui appartiennent à diverses traditions religieuses ou spirituelles. Quelles stratégies mettent-elles en oeuvre pour créer une justice relationnelle ? On a retenu quatre dimensions de leurs actions : la critique des hiérarchies pour instaurer l’égalité, un désapprentissage des préjugés, la construction d’une estime de soi qui intègre les histoires de souffrance de soi et des autres, et la force transformatrice du groupe d’affinité. Baum se penche quant à lui sur un sujet incontournable en contexte canadien, celui du rapport des Canadiens aux premiers peuples ou peuples fondateurs. Il rappelle que le colonialisme, condamné par l’Organisation des Nations Unies, est solidement établi au Canada, malgré la rhétorique multiculturelle de ce pays et le fait que sa culture dominante en soit largement inconsciente. Culturellement parlant, ce régime colonial a eu des effets dévastateurs sur les peuples autochtones du pays. Historiquement captifs de leurs réserves, souvent incapables de pratiquer la chasse traditionnelle, les premiers peuples ont assisté aux premières loges à la dégradation de leur culture. Très récemment, durant les années 1990, les Églises ont prêté oreille à leurs voix dans un processus vital de réconciliation. Une théologie implicite se laisse là découvrir, laquelle mérite une attention et une exploration plus poussées, à travers les multiples excuses et récits élaborés.