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1. Problématique

Dans son ouvrage Social Justice in Ancient Israel and in the Ancient Near East, Moshe Weinfeld (1995) associe la justice sociale à l’exercice « du droit et de la justice » (michpat we-tsedaqah[1]), principalement de la part du roi. Dans la littérature prophétique et dans les Psaumes, en particulier, l’expression déborderait largement le domaine juridique pour englober l’ensemble des règles dictées et mises en oeuvre par le roi et ses officiers pour améliorer la condition des plus faibles et les protéger de diverses formes d’oppression socio-économique (Weinfeld 1995, 35-36).

Mais dans plusieurs cas, « accomplir le droit et la justice » est aussi une tâche des individus, appelés à « préserver l’existence de relations sociales correctes entre eux » (Weinfeld 1995, 220). À son avis, on trouve une expression particulièrement claire d’une telle dimension individuelle dans cette description du « juste » en Ézéchiel 18,7-8 :

[…] il n’exploite personne ; il rend le gage reçu pour dette ; il ne commet pas de rapines ; il donne son pain à l’affamé ; il couvre d’un vêtement celui qui est nu ; il ne prête pas à intérêt ; il ne prélève pas d’usure ; il détourne sa main de l’injustice ; il rend un jugement vrai entre les hommes […]

Selon Weinfeld (1995, 221), en l’absence du roi et d’autres autorités auxquels ils pouvaient imputer la responsabilité pour « les perversions de la justice sociale », les prophètes d’époque exilique (vie siècle a.è.c.) auraient fait appel aux individus, promettant le salut à ceux qui pratiqueraient la justice et le droit. On aurait ainsi « démocratisé », en quelque sorte, et individualisé cette responsabilité et la rétribution qui lui est associée.

Weinfeld n’est pas le premier à considérer le texte d’Ézéchiel 18 comme un des énoncés les plus explicites de la Bible hébraïque sur la responsabilité individuelle dans le domaine de la justice sociale. Ce point de vue est assez largement répandu. On trouve, par exemple, la note suivante sur Ézéchiel 18 dans la première édition intégrale de l’Ancien Testament dans la Traduction Oecuménique de la Bible (TOB 1975, 1050) :

La prédication des prophètes s’adressait à la communauté d’Israël tout entière dont elle jugeait le comportement et envisageait le destin ; elle était d’ailleurs le reflet d’une mentalité générale très attentive aux multiples liens de solidarité qui font d’un ensemble d’individus une communauté marquée du même avenir (cf. ch. 16 ; 20 ; 23). Cependant les prêtres qui réglaient la participation au culte se montraient, depuis longtemps, attentifs aux comportements individuels. C’est avec Jérémie (31,30) que cet individualisme religieux pénètre l’enseignement prophétique. Ézéchiel développe longuement le nouveau dogme de la responsabilité personnelle. L’individu est désormais désolidarisé du destin de la communauté ; il est totalement et seul responsable de son destin.

Cette note est maintenue dans l’édition la plus récente (TOB 2010, 884). Une telle interprétation repose en grande partie sur une hypothèse développementale selon laquelle l’Israël ancien a d’abord pensé la responsabilité morale en termes collectifs pour en venir progressivement à la concevoir dans une perspective individualiste (voir Joyce 1989, 79-87). Les prophètes de l’exil, en particulier Ézéchiel, auraient joué un rôle déterminant dans cette transformation.

Toutefois, est-ce bien ce « dogme de la responsabilité individuelle » qu’Ézéchiel veut exposer à ses interlocuteurs ? De l’avis de plusieurs commentateurs récents, Ézéchiel ne se serait pas d’abord préoccupé de dissocier la responsabilité individuelle de la solidarité communautaire, et il ne marquerait donc pas une étape dans le « développement » d’une théologie plus avancée (Levitt Kohn 2003, 20-21). Son but serait plutôt de convaincre les gens de sa génération qu’ils sont responsables de leur propre sort et ne peuvent en accuser les générations précédentes. Il chercherait ainsi à les libérer d’un certain fatalisme et à établir qu’ils ont la capacité d’agir sur leur situation pour trouver « la vie » au milieu de leur épreuve (voir Joyce 1979 ; 1989 ; 2007 ; Kaminsky 1995 ; Schwartz 1994 ; Sedlmeier 2002, etc.). C’est principalement ce point de vue qui est présenté ici.

La question de la responsabilité transgénérationnelle semble s’être posée de manière particulièrement aigüe à l’époque d’Ézéchiel, au moment où le royaume de Juda s’effondrait. Elle est encore actuelle aujourd’hui, dans divers domaines, notamment dans celui de la justice sociale. C’est pourquoi un examen attentif de ce texte peut contribuer à la discussion. Dans l’exposé qui suit, on propose d’abord une mise en contexte, puis quelques précisions sur le texte et sa traduction, sa forme et sa structure générale ; on fera ensuite l’analyse structurelle et thématique de chacune des sections, avant de conclure par une synthèse théologique dégageant l’apport de ce chapitre à la réflexion contemporaine.

2. Le contexte

Situons sommairement le chapitre 18 d’Ézéchiel dans son cadre littéraire, historique et théologique. Au plan littéraire, le chapitre se trouve dans la première partie du livre (chap. 1–32), qui porte principalement sur le châtiment des fautes d’Israël[2]. Ce chapitre est situé au coeur d’un développement concentrique qui va du chapitre 16 au chapitre 20. Les chapitres 16 et 20, évoquent de façon imagée les rapports entre les générations (16,3.44 ; 20,18.21.27.35-36.42) ; les chapitres 17 et 19 parlent d’un jugement contre des rois qui se succèdent (voir Sedlmeier 2002, 235-237).

Selon la chronologie du livre, cette intervention d’Ézéchiel aurait lieu auprès de la première vague de déportés de Jérusalem (597 a.è.c.), avant la chute de Jérusalem (587 a.è.c). On considère généralement cette date comme vraisemblable (Allen 1994, 270 ; Block 1997, 556 ; Darr 2001, 1254 ; Greenberg 1983, 341-342) ; certains commentateurs penchent toutefois en faveur d’une date postérieure à la chute de Jérusalem (Zimmerli 1979, 377), ou d’un contexte différent (Lust 2008).

La première déportation a fait suite au bris par Yoyakîn, roi de Juda, de son traité de vassalité avec Nabuchodonosor, l’empereur babylonien, et à l’expédition punitive contre Jérusalem qui s’ensuivit. Au terme d’un siège de la capitale par Nabuchodonosor et ses troupes, Yoyakîn et sa famille ont été arrêtés et déportés avec l’élite de la ville, soit quelques milliers de personnes (10 000 selon 2R 24,14 ; mais plutôt 3 000 selon Jr 52,28) : des gens riches, des artisans, des fonctionnaires et, vraisemblablement, des prêtres. Ézéchiel aurait fait partie de ce groupe, et c’est à lui qu’il s’adresserait.

Au plan théologique, ces gens auraient compris leur situation comme une punition divine pour les fautes des générations précédentes. Une telle perspective pouvait facilement induire chez eux une vision fataliste et les amener à se résigner à un sort dont ils ne se croyaient pas responsables et devant lequel ils se sentaient impuissants. Dans ce passage d’Ézéchiel, Dieu contesterait cette lecture des événements et en offrirait une tout autre interprétation.

L’étude approfondie de ces questions, tout comme celle de l’histoire rédactionnelle d’Ézéchiel 18, déborderait largement les limites de la présente contribution (voir Joyce 2014 ; Levitt Kohn 2003 ; Pohlmann 1996 ; Poser 2012 ; Sedlmeier 2002, etc.). Elles ont cependant peu d’incidence sur notre analyse, essentiellement synchronique, de la structure et de la théologie du texte du chapitre 18 dans son état actuel.

3. Le texte (traduction, forme et structure)

Le texte hébreu de ce chapitre ne présente pas de difficultés importantes (voir Elliger 1984, 924-926). Pour la traduction présentée ici, on a pris comme point de départ celle de la TOB (2010, 884-885), mais on l’a modifiée profondément pour mieux faire ressortir la structure du texte. Cette traduction suppose quelques options qui seront signalées au besoin. Ces problèmes, comme quelques autres discutés dans les éditions critiques et les commentaires, sont somme toute mineurs et n’affectent pas le sens général du texte.

Ézéchiel 18 est une controverse (« dispute ») qui répond d’abord, après l’avoir réfuté, au dicton attribué aux interlocuteurs d’Ézéchiel : « Les pères ont mangé du raisin vert et les dents des fils ont été agacées » (v. 2 ; voir Hals 1989, 118-127 ; Matties 1990, 27-69 ; Zimmerli 1979, 374). D’autres propos sont rapportés, à trois autres reprises, pour être contestés à chaque fois : « Or vous dites… » (v. 19), « Mais vous dites… » (v. 25), « Mais (les gens de) la maison d’Israël disent… » (v. 29). L’exposé s’apparente aussi, sur le plan formel, à certains passages à caractère légal du Lévitique où l’énoncé et la description d’un cas-type sont suivis d’un verdict, parfois une sentence de mort (voir Lv 20,9.15). On l’a également rapproché des listes de vertus qu’on trouve dans les liturgies d’entrée au sanctuaire (Ps 15 ; 24,1-2). Il a enfin un caractère prophétique, marqué principalement par l’exhortation finale à la conversion : « Retournez-vous et vivez ! » (voir v. 30-32). Comme le signale Paul M. Joyce (2007, 140), Ézéchiel emprunte à diverses formes de langage et les combine pour traiter de manière originale une situation de crise spécifique (voir Fishbane 1985, 337-341 ; Levinson 2005, 43-48). L’interprétation doit tenir compte du caractère analogique de ces emprunts : il est clair, par exemple, qu’une règle de droit criminel prend un sens un peu différent lorsqu’elle est employée dans un argumentaire théologique sur la rétribution.

À première vue, Ézéchiel 18 paraît très répétitif, voire redondant, donnant l’impression d’un travail un peu bâclé ou d’un texte ayant subi plusieurs remaniements (par ex. Pohlmann 1996, 260-261). Mais, depuis quelques décennies, l’analyse structurelle nous a appris à porter davantage attention au rôle des récurrences de mots, de termes apparentés ou d’idées dans les compositions bibliques. Moshe Greenberg (1983, 334-338) et Franz Sedlmeier (2002, 239-241) ont considéré ce phénomène avec un soin particulier dans leur analyse de la structure de ce passage. La présente étude se propose d’aller plus loin, en appliquant pour la première fois ce texte la méthode mise au point par Marc Girard, principalement dans ses travaux sur les psaumes (Girard 1994-1996). Malgré son langage technique et son apparente austérité, cette approche, utilisée ici de manière simplifiée, s’avère particulièrement féconde pour révéler l’organisation du texte, sa cohérence et le mouvement de son argumentaire théologique[3].

Examiné sous cet angle structurel, Ézéchiel 18 se divise en deux volets qui semblent étroitement liés entre eux et servir un même but : après avoir soutenu que chaque génération est responsable de son propre sort, Dieu insiste sur la possibilité pour la génération actuelle de changer sa conduite et l’invite ardemment à le faire. Chacun des deux volets se subdivise en quelques sections. Je présente ici l’articulation globale du texte :

  1. premier volet : chaque génération est responsable d’elle-même (v. 1-20)

    • [A] LES FILS PAIENT-ILS POUR LES FAUTES DES PÈRES ? (v. 1-4)

      • Parallélisme à pointe émergente externe [abc/a1b-1c-1/d]

    • [B] TROIS GÉNÉRATIONS COMPARÉES (v. 5-18)

      • [α] Première génération : l’homme juste vivra (v. 5-9)

        Chiasme [ab//b1a1]

      • [β] Deuxième génération : s’il agit mal, le fils du juste mourra (v. 10-13)

        Chiasme [ab//b1a1]

      • [α1] Troisième génération : s’il agit bien, le fils du méchant vivra (v. 14-18)

        Chiasme [ab//b1a1a-1]

    • [A1] CHAQUE GÉNÉRATION EST RESPONSABLE POUR ELLE-MÊME (v. 19-20)

      • Parallélisme à pointe émergente interne [ab/c/a1b1]

  2. deuxième volet : appel à un retournement (v. 21-32)

    • [A] UN CHANGEMENT DE CONDUITE EFFACE LE PASSÉ (v. 21-24)

      • Parallélisme antithétique à pointe émergente interne [ab/c/a-1b-1]

    • [B] DIEU AGIT CORRECTEMENT, PAS LA MAISON D’ISRAËL (v. 25-29)

      • Chiasme [ab//b-1b-2a1]

    • [A1] QUE LA MAISON D’ISRAËL CHANGE DE CONDUITE MAINTENANT ! (v. 30-32)

      • Parallélisme à pointe émergente interne [ab/c/a1b1]

La division en deux volets s’impose assez naturellement. Le premier volet (v. 1-20) cherche à établir que chaque génération est responsable d’elle-même. Il se présente comme un grand chiasme [A/B/A1]. Il est balisé par la répétition, à la pointe des sections initiale (v. 1-4) et finale (v. 19-20), de l’énoncé clé : « Le vivant pécheur, (c’est) lui (qui) mourra » (v. 4ef.20ab). On repère également sans difficulté les subdivisions de la section centrale [B, v. 5-18] qui compare trois générations successives, là aussi sous forme de chiasme [α/β/α1] en les encadrant à chaque fois par des répétitions de mots ou de synonymes :

  • [α] (v. 5-9) : « un juste… agit selon le droit (michpat) » v. 5ab // « observe mes directives (michpatim)… agissant… un juste… » v. 9b-9d ;

  • [β] (v. 10-13) : « … qui répand le sang et commet… » v. 10bc // « il a commis… son sang sera sur lui » v. 13d.13f ;

  • [α1] (v. 14-18) : « un fils … péchés de son père… comment il a agi… n’agit pas de même » v. 14a // 14d, « Il agit selon mes directives… lui… faute de son père… » v. 17c.17e, « son père… pas bien agi… par sa propre faute » v. 18a.18cd.

Le deuxième volet (v. 21-32) exhorte « la maison d’Israël » à un changement de conduite. Il est également construit en forme de chiasme [A/B/A1] balisé par une question rhétorique dans la section initiale [A] (« Est-ce que je prendrais vraiment plaisir la mort du méchant ? » v. 23a) et sa reprise sous forme de dénégation dans la section finale [A1] (« … puisque je ne prends pas plaisir à la mort de celui qui meurt » v. 32a). On note également la reprise de l’expression « oracle du Seigneur YHWH » dans les deux sections [A] et [A1] (v. 23b.30b.32b).

Le lien entre les deux volets est assuré par un procédé d’enchainement (concaténation). Le couple « père / fils » domine nettement dans les v. 1-20 (v. 2bc.4bc.14ab.17e-20d) ; mais, dans la finale de ce premier volet, on trouve plutôt le couple « juste / méchant » (v. 20ef), qui prend le relai et devient par la suite le binôme dominant du deuxième volet (v. 21a.24a.26a.27a). L’unité des deux volets est aussi renforcée par la reprise de quelques expressions, notamment « maison d’Israël » (v.6b.15b et v. 25c.29c), « oracle du Seigneur YHWH » (v. 3a.9f. et v. 23b.30b.32b), « droit et justice » (5b.19c et v. 21e.27c), mais surtout des nombreux emplois, de part et d’autre, d’un même vocabulaire pour décrire :

  • l’agir (verbe ‘asah, traduit selon le cas par « agir », « commettre », « faire » 13 fois dans les v. 1-20 : v. 5.8-14.17.19 ; 14 fois dans les v. 21-32 : v. 21-22.24.26-28.31) ;

  • le « retournement » (verbe chouv, traduit par « rendre », « détourner », « retourner », v. 7-8.12.17 et v. 21.23-24.26-28.30.32) ;

  • la « vie » (v. 9.13.17.19 et v. 21-24.27-28.32) et la « mort » (v. 4.13.17-18.20 et v. 21.23-24.26.28.31-32) ;

  • l’abomination (v. 12-13 et v. 24) ;

  • le péché (v. 14 et v. 21.24), etc.

4. Analyse

4.1 Premier volet : chaque génération est responsable d’elle-même (v. 1-20)

Procédons maintenant à l’analyse des trois sections du premier volet.

4.1.1 Section [A] : les fils paient-ils pour les fautes des pères ? (v. 1-4)

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Au plan structurel, la première section peut être vue comme un dyptique régulier comportant trois paires d’unités parallèles culminant en une pointe émergente externe [abc/a1b-1c-1/d]. La première tranche de correspondance est synonymique ; elle introduit une « parole » ou un « oracle de YHWH » [a//a1, v. 1.3a]. La seconde, antithétique, fait référence à un dicton répété en Israël [b//b-1, v. 2a.3b], tandis que la troisième oppose à ce dicton concernant les pères et les fils une affirmation sur la souveraineté de Dieu sur la vie des uns et des autres [c//c-1, v. 2bc.4a-4d]. Sur la base de cette souveraineté, la pointe énonce le principe du jugement divin [d, v. 4ef].

La formule d’introduction, « Il y eut une parole de YHWH pour moi » [a, v.1], est fréquente chez Ézéchiel (une cinquantaine de fois, sous cette forme ou l’équivalent : 3,16 ; 6,1 ; etc. ; voir Zimmerli 1979, 144-145). Elle est parfois suivie de quelques précisions sur le contexte et d’une instruction donnée au prophète pour qu’il parle à la « maison d’Israël », aux « anciens », etc. (voir par exemple 11,14-17 ; 14,2-6) ; ici, en l’absence d’un pareil cadre, les interlocuteurs sont interpellés directement par Dieu.

Telle qu’elle est formulée, la question de Dieu [b, v. 2a] comporte quelques ambiguïtés. Le « vous » auquel elle est adressée n’est pas spécifié. La suite du texte implique qu’il s’agit de la « maison d’Israël » (voir v. 25.29-32), une expression assez générale qu’Ézéchiel emploie régulièrement pour désigner l’ensemble de la nation, conçue comme une même famille (3,1-7 ; 4,4-5 ; etc. ; voir Block 1997, 119). Même si les interlocuteurs sont vraisemblablement les déportés au milieu desquels se trouve Ézéchiel, ils représenteraient tout le peuple, auquel le message s’adresse ultimement.

En outre, la question fait référence à un dicton « sur la terre d’Israël » (‘al ’admat yisrael, v. 2a). Le sens de l’expression est débattu. Selon certains, les personnes interpellées répéteraient un proverbe ayant cours « en » terre d’Israël (voir Ez 33,24 ; 38,18-19, sens géographique privilégié par Lust 2008, 237-232 ; Greenberg 1983, 237 ; Zimmerli 1979, 376-377). Pour d’autres, il s’agit plutôt d’un proverbe « à propos » de la terre d’Israël (voir Ez 12,22 ; 16,44 ; 36,6 ; sens référentiel adopté par Allen 1994, 270-271 ; Block 1997, 558 ; Joyce 1989, 43, 56). Ce second sens est préférable, car plutôt que d’indiquer simplement l’origine du dicton, il en suggère le cadre d’interprétation en le mettant en rapport avec l’expérience des déportés qui cherchent à comprendre pourquoi ils ont été privés de leur terre.

Le dicton « Les pères ont mangé du raisin vert et les dents des fils ont été agacées » [c, v. 2bc] semble avoir été assez courant, puisqu’on le trouve, sous une forme légèrement différente en Jr 31,29. Il pourrait s’appuyer sur la croyance que les raisins verts abîment les dents (Zimmerli 1979, 378). Transposé dans le champ de la rétribution, il suggère que le malheur des exilés est une punition pour les fautes des générations précédentes, une idée clairement exprimée, par exemple, dans les Lamentations : « Nos pères ont failli : ils ne sont plus ; c’est nous qui sommes chargés de leurs perversités » (Lm 5,7).

Selon Daniel I. Block, ce proverbe, dans lequel Dieu n’est pas mentionné, doit être compris dans un sens « séculier », plutôt que théologique. Il exprimerait le constat d’une situation habituelle reflétant « la croyance en un déterminisme inévitable et incontrôlable. Les choses sont ainsi ; on ne peut rien pour les changer » (Block 1997, 560 — ma traduction). À son avis, ce « fatalisme matérialiste » équivaudrait à un constat d’indifférence ou d’impuissance de Dieu devant une « loi immuable de l’univers : le destin d’une génération est inexorablement déterminé par les actions des précédentes » (Block 1997, 561).

Bien qu’attrayante, cette lecture est peu vraisemblable. Dans la sagesse ancienne d’Israël, l’ordre du monde, observable dans la nature par ceux qui savent le discerner, ne fonctionne pas de manière indépendante, mais remonte ultimement à la volonté du Dieu créateur (voir Darr 2004, 210). Le dicton serait donc à interpréter dans une perspective théologique, même si Dieu n’y est pas nommé. Compris sous cet angle, un adage affirmerait non pas une fatalité aveugle, mais le principe d’une rétribution transgénérationnelle des offenses, définie comme « une punition […] qui s’applique non seulement à l’offenseur et à sa parenté dans une même génération, mais aussi à ses descendants » (voir Darr 2004, 200 n. 9). Ce principe semble clairement formulé dans le Décalogue, à propos de l’interdiction de l’idolâtrie :

Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas, car c’est moi YHWH, ton Dieu, un Dieu jaloux, poursuivant la faute des pères chez les fils sur trois et quatre générations — s’ils me haïssent — mais prouvant sa fidélité à des milliers de générations — si elles m’aiment et gardent mes commandements.

Ex 20,5-6 ; voir Dt 5,9-10

Il est repris et amplifié lors de la révélation de Dieu à Moïse après l’épisode du veau d’or :

YHWH passa devant lui et proclama : « YHWH, YHWH, Dieu miséricordieux et bienveillant, lent à la colère, plein de fidélité et de loyauté, qui reste fidèle à des milliers de générations, qui supporte la faute, la révolte et le péché, mais sans rien laisser passer, qui poursuit la faute des pères chez les fils et les petits-fils sur trois et quatre générations ».

Ex 34,6-7

Le rapprochement est significatif, même si le texte d’Ézéchiel ne recouvre pas totalement celui du Décalogue. De l’avis de Bernard M. Levinson, cet « écho indirect » pourrait être intentionnel et éviterait à Ézéchiel de confronter directement la loi divine en donnant au principe de la rétribution « la voix de la sagesse populaire » et lui permettrait de proposer plus facilement une explication différente de la situation de ses contemporains (Levinson 2005, 46). Par ailleurs l’interprétation même de ce principe, tel qu’il est exprimé dans le Décalogue, fait l’objet d’un débat entre, d’une part, ceux qui y voient un « sursis que YHWH interpose entre la faute de la première génération et l’exécution de la peine à la quatrième en vue de susciter un amendement de la part des coupables » et, d’autre part, ceux qui l’interprètent « comme une sanction collective transgénérationnelle » (Sénéchal 2009, 230). Selon Block, cet énoncé est à l’origine « un avertissement proleptique qui prévient les adultes de surveiller leur conduite parce que leurs actions ont des conséquences sur leurs enfants » (Block 1997, 559 — ma traduction). Dans ce texte, comme dans celui d’Exode 34, la « balance » entre la punition des fautes et la miséricorde divine penche par ailleurs nettement en faveur de la deuxième.

Mais lorsque les déportés s’appliquent ce principe, formulé en un dicton qui n’en reprend que l’aspect négatif, la perspective est totalement inversée. Il ne s’agit plus pour eux d’un avertissement incitant au respect du commandement divin, mais de l’explication qu’ils donnent à leur situation. Attribuant leur sort tragique aux fautes des générations qui les ont précédés, ils estiment par conséquent qu’il n’y a rien d’autre à faire que de s’y résigner, comme le note Leslie C. Allen : « Dépassés par la catastrophe récente, ils se considérèrent comme des condamnés dont la vie n’avait plus aucun sens. La vie était ainsi et on ne pouvait rien pour y changer quoi que ce soit » (Allen 1990, 271 — ma traduction). Une telle lecture des événements de leur part équivalait à une déresponsabilisation totale.

Le proverbe comporte aussi, de l’avis de plusieurs, une protestation implicite contre la manière dont Dieu exerce sa justice. Il ne se préoccuperait pas de la culpabilité ou de l’innocence des uns ou des autres, mais seulement d’établir un équilibre entre la faute et sa rétribution (Block 1997, 559 ; Joyce 1989, 45). Dieu réagira à ce genre d’accusation vers la fin de la dispute (v. 29).

Dans les trois unités parallèles et dans la pointe de cette section [A], Dieu court-circuite la réponse à sa question rhétorique pour formuler sa contre-proposition (v. 3-4). Le renversement est souligné par une formule solennelle de serment et de déclaration divine, courante chez Ézéchiel : « Par ma vie — oracle du Seigneur YHWH » [a1, v. 3a] (voir 5.11 ; 14,16.18.20 ; 16,48 ; etc. ; Zimmerli 1979, 176).

L’affirmation « vous ne répéterez plus ce dicton en Israël[4] » [b-1, v. 3b] ne signifie pas nécessairement que ce proverbe ne soit pas correct ou qu’il doive être supprimé, comme c’est le cas en 12,21-25. Elle indique plutôt qu’il ne s’applique pas à la situation présente, qui doit être interprétée sur une base différente (voir Darr 2004, 221). Compte tenu que l’oracle divin est adressé aux déportés, l’expression « en Israël » (be-yisrael) est à comprendre comme « dans la communauté » ou « le peuple » d’Israël plutôt que « sur le territoire » du pays (voir Éz 39,7).

En réponse au dicton contesté, Dieu délaisse le langage symbolique pour affirmer avec insistance sa souveraineté actuelle sur toutes les vies [c-1, v. 4a-4d] ou, plus exactement, sur toutes les « personnes vivantes » (kol hanefashot). La génération du père et celle du fils sont alors clairement distinguées, suggérant déjà que chacune peut être traitée séparément lorsqu’il s’agit de sanctionner ses actions.

La pointe [d, v. 4ef] porte le message essentiel de cette première section. Dieu y expose le principe qui renverse le dicton sur la rétribution transgénérationnelle : « Le vivant pécheur (hanefechhahotéat), c’est lui qui mourra ». Le « pécheur » ici, comme ailleurs chez Ézéchiel, est celui qui manque aux normes de l’alliance et devient passible de mort (3,20 ; voir Block, 1997, 442 n. 26 ; Koch 1977, 865). Mais cette conduite inacceptable n’est imputée qu’aux personnes responsables, les seules à être punies : leur descendance n’est pas châtiée à cause d’eux. Il ne s’agit donc pas tant de substituer la rétribution individuelle à la rétribution collective, mais plutôt d’établir que chaque génération est responsable de ses propres fautes.

Un tel principe nous rapproche davantage de la sphère du droit pénal et de la manière dont la justice humaine doit être appliquée. Dans une section du code deutéronomique (Deutéronome 12-26) qui touche divers aspects de la vie sociale, on trouve la règle suivante : « Les pères ne seront pas mis à mort pour les fils, et les fils ne seront pas mis à mort pour les pères : c’est à cause de son (propre) péché (behètô) que chacun (’îch) sera mis à mort » (Dt 24,16). Ici encore, la terminologie est générationnelle plutôt qu’individuelle. Dieu (par la bouche du prophète), inviterait donc les déportés à interpréter leur situation non pas à partir d’un dicton qui en fait des victimes, mais en transposant dans le registre de la rétribution divine une règle de droit criminel qui limite à l’offenseur la responsabilité de ses fautes. Il opère ainsi un déplacement significatif qu’il s’empresse d’appuyer par un exemple, qui est l’objet de la section centrale.

4.1.2 Section [B] : trois générations comparées (v. 5-18)

Le principe de la responsabilité de chaque génération est illustré en trois sous-sections qui évoquent, sous forme de cas-type, la conduite de personnes appartenant à trois générations successives : un homme juste [α, v. 5-9], son fils brigand [β, v. 10-13] et son petit-fils juste [α1, v. 14-18]. Même s’il est question à chaque fois d’« un homme » (’îch), c’est la collectivité qui est visée (voir Dt 24,16, ci-haut). Les deux premiers cas préparent le terrain au troisième, qui est crucial, comme le note Joyce (2007, 141), « parce que les auditeurs d’Ézéchiel s’imaginent être des justes qui descendent d’ancêtres impies » (ma traduction). Chaque cas est construit de manière semblable : 1) un énoncé introduisant la personne et caractérisant globalement son orientation, 2) divers exemples la montrant en action, 3) une évaluation globale de sa conduite et 4) un verdict positif ou négatif.

Sous-section [α]. Première génération : l’homme juste vivra (v. 5-9)

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Le premier cas, celui d’un juste, est structuré sous forme de chiasme [ab//b1a1]. L’introduction et la conclusion [a//a1, v. 5 et 9], forment une inclusion évoquant la figure du juste qui agit selon le « droit » ou les « directives » divines, tandis que les deux segments centraux constituent une liste exemplaire de ses comportements [b//b1, v. 6.7-8].

L’introduction [a, v. 5] présente un « homme juste » (’îch tsadiq, v. 5a) qui « agit selon le droit et la justice » (‘asah michpat outsedaqah, v. 5b). Cette tâche, comme on l’a vu, était d’abord celle du roi et des puissants. Appliqué ici au « juste » en général, elle correspondrait à une sorte de « démocratisation » de l’idéal royal (Block 1997, 569) ou mieux, à une « domestication de l’éthique » adaptée à la situation d’une communauté désormais privée de ses principales institutions (Mein 2001, 188).

Les segments du centre [b//b1, v. 6.7-8] se présentent sous forme de parallélisme synthétique, le second segment [b1] complétant le premier [b] sans le répéter. Ils illustrent la conduite d’un tel juste par treize exemples concrets touchant trois sphères de l’activité morale : la religion (v. 6ab) et la sexualité (v. 6cd), puis, surtout, les relations sociales (v.7-8). Ils sont généralement présentés par paires (sauf une triade au v. 7a-7c), comme des actions que le juste fait (5 fois) ou dont il s’abstient (8 fois).

Le premier segment [b, v. 6] est unifié par la construction en chiasme du verset dans l’hébreu, l’usage récurrent de la préposition « vers/sur » (’el) et de la particule négative (lo’). Ces caractéristiques invitent à lire ensemble les énoncés concernant le culte et les rapports sexuels. Le v. 6ab exprime le respect d’interdits d’ordre cultuel : l’expression « ne pas manger sur les montagnes » (v. 6a.11a.15a ; 22,9) fait référence à des sacrifices offerts aux idoles (voir 6,13 ; 20,28 ; Os 4,13), dont on chercherait l’appui en « levant les yeux » vers elles (v. 6b.15b ; voir Ps 121,1 ; 123,1) ; mais elles ne sont en fait que des « ordures » impuissantes (gillûlîm, voir 8,10). Dans les rapports sexuels, le juste ne « souille » pas (timé’, voir 22,11) la femme de son prochain par une relation interdite (v. 6c ; voir Ex 20,14 ; Dt 5,18.20) et ne touche pas à la femme (sa propre épouse sans doute) en état « d’impureté », c’est-à-dire en période de menstruation, respectant ainsi le sang, siège de la vie, qui appartient au domaine du sacré (v. 6d ; voir Lv 15,19-24 ; 18,19).

Le deuxième segment [b1, v. 7-8] comporte une longue énumération d’actions se rapportant au domaine de l’éthique sociale. Elle est encadrée par la récurrence des termes « homme » (’îch) et « retourne/détourne » (yachiv v. 7ab et 8cd) et construite en quatre unités qui, à une exception près (7b), se répondent deux à deux, en négatif (v. 7a.7c et 8ab) puis en positif (v. 7de et 8cd). Le juste n’opprime pas son prochain et ne profite pas de ses difficultés pour l’exploiter ou le voler (v. 7a.7c), ou s’accaparer un bien laissé en gage par un débiteur (v. 7b) ; il ne recourt ni au prêt à l’intérêt, ni à l’usure en général (8bc). Il se conforme ainsi à des prescriptions traditionnelles exigeant l’honnêteté et l’équité envers son compatriote (Lv 19,13 ; 25,14.17.35-37 ; voir Dt 23,20 ; Ps 15,5), mais aussi le respect et la protection des personnes les plus vulnérables, qu’il s’agisse de l’émigré, de la veuve, de l’orphelin ou du pauvre (Ex 22,20-26). Le juste n’est pas simplement honnête envers autrui : il fournit le nécessaire à celui qui est dans le besoin (v. 7 ; voir Lv 19,9-10 ; Dt 15,7-11), alignant ainsi sa conduite sur celle de Dieu, qui donne pain et vêtement à l’émigré (Dt 10,18). Enfin, il est intègre dans le commerce et sans favoritisme dans la conduite des affaires juridiques (v. 8cd ; voir Lv 19,15.35-36).

Dans la conclusion de cette sous-section [a1, v. 9], YHWH donne son appréciation globale de la personne qui adopte de tels comportements et prononce son verdict sur elle. Cet homme ou la collectivité qu’il représente, se conduit selon la volonté de Dieu et « agit d’après la vérité ». Il est reconnu comme « juste » et on l’assure qu’« il vivra certainement » (hayo yih v. 9b.17f.19f.21f.22d.28d ; voir 3,21 ; 33,13.15.16). Ce verdict est la contrepartie positive de la sentence de mort énoncée au v. 4ef. On ne trouve pas l’expression « il vivra certainement » dans le langage juridique biblique dont s’inspire ce passage. Elle est plutôt à mettre en rapport avec l’affirmation que l’observance des décrets et prescriptions divines ouvre la voie à « la vie » (Éz 20,11.13.21 ; voir Lv 18,5 ; Am 5,6.14), ce qui équivaut non seulement à la promesse d’échapper au jugement de Dieu, mais aussi de bénéficier de ses dons (voir Dt 5,31-33 ; 8,1 ; 30,15-20).

Sous-section [β]. Deuxième génération : s’il agit mal, le fils du juste mourra (v. 10-13)

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La deuxième génération nous met en présence du fils de ce juste. Cette sous-section est elle aussi construite en chiasme [ab//b1a1]. L’introduction et la conclusion [a//a1, v. 10-11a.13c-13f] évoquent un fils qui verse un sang appelé à retomber sur lui et qui commet des gestes répréhensibles. Ces derniers sont énumérés dans deux segments parallèles au centre de l’ensemble [b//b1, v. 11b-12c.12d-13b].

En introduction [a, v. 10-11a], le fils est qualifié globalement de « brigand » (bén-parîts) et « verseur de sang » (shofékh dam). La première expression désigne habituellement quelqu’un de violent qui transgresse les règles (voir 7,22 ; Jr 7,11). La deuxième est typique du langage des prêtres et de celui d’Ézéchiel (16,38 ; 22,3.27 ; 23.45 ; 33,25). Elle vise plus spécifiquement la violence qui ne respecte pas la vie.

La liste illustrant les transgressions du fils comporte neuf items [b-b1, v. 11a-13b]. Les règles enfreintes par le fils sont à peu près identiques à celles que son père respectait (v. 6-8) sauf quelques variantes (voir surtout Allen 1994, 274-277 ; Matties 1990, 160-181 ; Weinfeld 1995, 342-347). Cette liste paraît construite en deux segments parallèles qui reprennent, en trois tranches de correspondance, chacun des domaines du culte, des rapports sexuels et des relations sociales [b, v. 11b-12c // b1, v. 12d-13b]. Les offenses cultuelles sont celles dont s’abstenait le père : « manger sur les montagnes » (v. 11b) et « lever les yeux vers les idoles » (v. 12d), sans précision sur les idoles en question. Comprise en parallèle et dans le même registre sexuel que la « souillure » de la femme du prochain (v. 11c), l’expression « il commet l’abomination » (toévah ‘asah v. 12d), pourrait renvoyer à d’autres formes d’impudicité (voir 22,9-11). Sur le plan social, tandis que le père n’exploitait « personne » (v. 7a), le fils s’en prend aux plus faibles, « le malheureux et le pauvre » (v. 12a ; voir Dt 15,11 ; 24,14), surtout financièrement par des rapines et par des gages non rendus (v. 12bc), par des prêt à intérêt et de l’usure (v. 13ab). On ne trouve évidemment aucune mention d’un geste généreux envers l’affamé ou celui qui est nu (voir v. 7de.8cd).

L’introduction [a, v. 11] annonçait, sans les qualifier, « ces (choses) » que le fils « commet » (‘asah) en se démarquant de son père « qui n’en avait commis aucune ». La conclusion [a1, v. 13] assimile toutes ces actions à des « abominations » (kol-hatoévot haélleh ‘asah v. 13d). Dans le Lévitique, le terme « abomination » qualifie principalement des conduites sexuelles inacceptables qui rendent le pays « impur » et lui font « vomir » ceux qui les commettent (Lv 18,22-30 ; 20,13). On le trouve aussi dans le Deutéronome en rapport avec l’idolâtrie (Dt 7, 25-26 ; 12,31 ; 13,15 ; etc.), mais aussi avec l’injustice (Dt 25,16), comme dans les Proverbes (Prov. 11,1). « Abomination » est un terme très fréquent chez Ézéchiel (43x : 5,9.11 ; 6,9.11 ; etc.) qui l’utilise notamment en lien avec la métaphore sexuelle de l’adultère pour exprimer diverses formes d’infidélité à l’alliance (Éz16,2.22 etc. ; 23,36). Ici, comme il le fait parfois ailleurs, le prophète en étend la portée à l’ensemble des comportements cultuels, sexuels ou moraux du fils brigand (5,9.11 ; 9,4 ; 22,11 ; 36,31 ; voir Humbert 1960 ; Matties 1990, 179-181 ; Preuss 1995). À l’opposé de son père, reconnu « juste » et promis à la vie (v. 9), le fils qui a commis « toutes ces abominations » reçoit une double sentence de mort (« il ne vivra pas », « il mourra » v. 13), selon le principe, exprimé aussi dans le Lévitique, que le sang d’un coupable « retombe sur lui » (Lv 20,9-27).

Sous-section [α1]. Troisième génération : s’il agit bien, le fils du méchant vivra (v. 14-18)

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Le troisième cas envisagé est celui de la génération suivante, celle du fils qui se dissocie de la conduite de son père « brigand » et agit en juste, comme son grand-père. Cette section se présente également sous forme de chiasme, mais on note un dédoublement et une inversion du dernier élément [ab//b1a1a-1]. En écho à l’introduction [a, v. 14], qui évoque à la fois la figure du fils juste et celle de son père pécheur, la conclusion [a1-a-1, v. 17.18) évalue distinctement en deux segments antithétiques, la responsabilité et le sort de chacun [a//a1a-1, v. 14 et 17.18]. Les deux segments du centre [b//b1, v. 15.16-17] énumèrent les actions du fils selon dans un ordre semblable à celui qu’on trouve dans le tableau du juste de la première génération.

L’introduction [a, v. 14] présente le fils du brigand de la section précédente, qui, après avoir vu et réfléchi au comportement de son père, « agit » autrement. Il effectue un choix délibéré de ne pas suivre le modèle paternel. Rien n’indique qu’il ait eu connaissance des actions de son grand-père « juste », auxquelles les siennes s’apparentent toutefois étroitement, à quelques exceptions près. Elles sont en tout cas, l’antithèse des « péchés » (hatot) de son père.

Comme son grand-père, le petit-fils s’abstient des transgressions religieuses dont son père s’est rendu coupable (v.15ab ; voir 6ab.11a.12d). De la conduite dans les rapports sexuels, on ne retient que ce qui concerne la femme du prochain (v. 15c), sans autre indication. L’essentiel de la liste porte sur relations sociales (v. 16-17b). On y retrouve, sept éléments distincts, soit des actions dont on s’abstient pour ne pas abuser d’autrui ou des gestes de partage envers le prochain en situation de détresse. Ces comportements sont, avec quelques variantes mineures, presque tous ceux du grand-père, y compris son souci de donner pain et vêtement à quiconque est dans le besoin (v. 16de ; voir v. 7de). Alors que son « brigand » de père ne rendait pas le gage d’un débiteur, contrairement à son « juste » grand-père, le petit-fils n’en demande tout simplement pas (littéralement « il n’(en)gage pas par un gage » v. 16b ; voir v. 7b.12c), ce qui pourrait être l’indice d’une générosité encore plus grande. Cela semble confirmé par l’affirmation sur le prêt à intérêt et l’usure (v. 17b) : celle-ci, en coordonnant les deux termes autour d’un même verbe « prélever » (ou « prendre », laqah v. 17b) regroupe deux énoncés qui sont mis en parallèle dans les cas du grand-père (v. 8ab) et du père (v. 13ab). Cette formulation se rapproche davantage d’une prescription du Lévitique enjoignant de ne prendre « ni intérêt ni usure » à son prochain qui est dans la misère (Lv 25,36 ; voir Éz 22,12 ; Pr 28,8). En adoptant la correction « il détourne sa main de l’injustice » (v. 17a)[5], on retrouve chez le petit-fils l’intégrité du grand père dans les relations commerciales (v. 8a), sans que soit mentionnée l’attitude correspondante dans le secteur juridique (v. 8d). Le comportement du petit-fils, somme toute, même s’il ressemble étroitement à celui du grand-père, a aussi son originalité, ce qui confirme qu’il s’agit d’un choix personnel, émanant de sa réflexion et de sa réaction aux actions opposées de son propre père.

Dans le premier segment de la conclusion [a1, v. 17cd], on tire de la liste d’actions qui précède un constat général sur l’orientation de fond du petit-fils : « il agit selon mes directives et marche selon mes lois ». Cette formulation reprend, en ordre inverse et de manière un peu plus succincte, la conclusion qui résumait (et évaluait implicitement) les actions du grand-père (v. 9ab). On ne s’attarde pas à déclarer ce fils « juste », ce qui semble évident quand on rapproche son comportement de celui du grand-père (v. 9d). On insiste plutôt sur le fait que sa conduite entraîne un verdict différent de celui auquel ont menées les abominations de son père : « Il ne mourra pas par la faute de son père ; certainement il vivra » (v. 17ef). Le terme « faute » (‘awon) fait écho aux « péchés » évoqués au début de la section (v. 14a) ; c’est exactement celui qu’emploie l’avertissement du Décalogue dans lequel Dieu menace de poursuivre « la faute des pères chez les fils sur trois et quatre générations » (Ex 20,5 ; voir Dt 20,5 ; Ex 34,6-7 ; Nb 14,18). Au contraire, ici, le fils est clairement dissocié du comportement coupable de son père, dont il n’aura pas à subir les conséquences.

Le segment final, où s’effectue un retour sur les actions du père [a-1, v. 18], insiste précisément sur l’idée que c’est le père lui-même qui mourra pour ses propres fautes (v. 18d). Ce rappel des actions du père focalise sur ses malversations envers le prochain, confirmant la place prépondérante de la justice sociale dans l’évaluation que Dieu fait de l’agir humain. Si la lecture « il s’est livré à la rapine envers son frère » est correcte[6], elle accentuerait la gravité du crime évoqué au v. 12b en soulignant qu’il est commis contre un compatriote qu’on aurait dû traiter comme un membre de la famille. En plus de ce bref écho au portrait déjà tracé (v. 10-13), on trouve deux éléments nouveaux concernant le père. Il a « pratiqué l’extorsion » (‘achaq ‘ocheq v. 18a), peut-être en s’appropriant les biens des plus faibles ou en retenant ce qu’il leur devait au lieu de les secourir (voir 22,29 ; Dt 24,14-15). Le texte souligne également son égoïsme et son absence totale de contribution positive à la collectivité en précisant qu’il « n’a pas fait ce qui est bon au milieu de son peuple » (’acher lo-tov ‘asah betok ‘amo v. 18c ; voir 36,31 ; Am 5,14-15 ; Jr 7,3.5), alors qu’il en avait sans doute les moyens. C’est lui et non son fils, ou plutôt la génération qu’il représente et non celle qui suit, qui porte la responsabilité de ces décisions éthiques et qui doit en subir les conséquences.

4.1.3 Section [A1]. Conclusion : chaque génération porte sa propre responsabilité (v. 19-20)

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Les v. 19-20 servent de conclusion à l’ensemble. Ils forment une inclusion avec l’introduction (v. 1-4) et, comme elle, se présentent comme un dyptique régulier à pointe émergente interne [ab/c/a1b1]. La section débute par une nouvelle citation [a, v. 19ab], une question mise dans la bouche des interlocuteurs d’Ézéchiel (« vous dites », v. 19a). Ces derniers, s’appuyant sur le dicton traditionnel rapporté au début du discours (v. 2bc), se considèrent comme les innocentes victimes des fautes de leurs pères (v. 19b). Ils s’identifient sans doute « au fils » de la troisième génération, mais qui « porterait (une part) de la faute » (nasa’ ba-‘awon) de son père (voir 4,4-6 ; 14,10 ; 44,10-12), malgré son innocence, devenant ainsi une sorte de « bouc émissaire » (Lv 10,17 ; voir Zimmerli 1979, 164). Sinon, comment expliquer leur situation d’exilés qu’ils comprennent comme un châtiment ? D’où un « pourquoi » qui traduit non seulement une certaine incrédulité, mais probablement aussi le refus d’admettre que s’ils sont ainsi « punis », c’est sans doute parce qu’ils sont coupables de leurs propres fautes et non de celles de leurs pères…

La réponse ne se fait pas attendre [b, v. 19c-19f]. Dieu rappelle d’abord, dans des termes similaires à ceux des v. 5. 9 et 17, que le comportement du fils de la troisième génération est irréprochable (v. 19c-19e), car il « a agi selon le droit et la justice » (v. 19c), comme son grand-père (v. 5b), observé les lois et aligné son action sur elles (v. 19de ; voir v. 9a-9c.17cd). Puis il réitère le verdict de vie déjà prononcé envers lui (v. 19f reprenant le v. 17f), comme envers son grand-père (v. 9e).

Dans les segments parallèles correspondant [a1b1], faisant d’abord écho à la question du v. 19b Dieu affirme que non seulement le fils ne porte pas la faute de son père [a1, v. 20c ; voir v. 17e], mais que la réciproque est également vraie (v. 20d). La formulation s’apparente à celle de Dt 24,16, où l’ordre est inversé : « Les pères ne seront pas mis à mort pour les fils, et les fils ne seront pas mis à mort pour les pères » (voir l’analyse du v. 4, ci-haut). Ici la deuxième partie de l’énoncé ajoute un argument supplémentaire pour dissocier la responsabilité d’une génération par rapport à l’autre. La génération actuelle croit peut-être payer pour les malversations de ses pères ; mais elle n’est pas davantage punie qu’un père honnête ne le serait pour les agissements de son fils méchant. Si donc elle a le sentiment d’être châtiée, elle doit en chercher la cause ailleurs et s’interroger sur sa propre conduite.

Le segment suivant [b1, v. 20c-20f], tout en reprenant la thématique de la justice [b, v. 19c], expose le même principe de rétribution, mais cette fois dans un langage qui n’est plus générationnel : la pensée s’articule autour d’une catégorisation éthique opposant le juste et le méchant (racha‘), portant chacun la responsabilité de ses actions. Greenberg (1983, 335) commente : « […] comme s’il voulait dire que dans (son) jugement, Dieu ne connaît ni pères ni fils, mais seulement des justes ou des méchants » (ma traduction). Le « juste » et le « méchant » sont fréquemment opposés dans la Bible, en particulier dans un contexte de jugement, où ils ont le sens d’« innocent » et de « coupable », On songe par exemple au plaidoyer d’Abraham en faveur des justes de Sodome (Gn 18,23) ; aux protagonistes d’un procès, entre lesquels le juge doit trancher (Dt 25,1) ; à la prière de Salomon auprès du juge du ciel : « […] toi, écoute depuis le ciel ; agis, juge entre tes serviteurs, déclare le coupable (racha‘) coupable en faisant retomber sa conduite sur sa tête ; et déclare l’innocent (tsadîq) innocent en le traitant selon son innocence » (1R 8,32 ; voir encore Ps 1,5-6 ; Pr 3,33 ; etc.). Cette terminologie permettra, dans le second volet (v. 21-32) de dépasser le clivage des générations.

La pointe [c, v. 20ab] reprend à l’identique le principe énoncé dans l’introduction de ce premier volet : « Le vivant pécheur, (c’est) lui (qui) mourra » (v. 4ef). La comparaison de l’agir et du sort de trois générations successives a servi à l’illustrer concrètement et à neutraliser le dicton employé par la génération d’Ézéchiel pour se disculper en cherchant la cause de son malheur dans les égarements des générations précédentes. Mais si la génération actuelle est punie pour ses propres transgressions, son sort est-il scellé pour autant ?

4.2 Deuxième volet : appel à un retournement (v. 21-32)

En acceptant l’argumentaire présenté par Ézéchiel au nom de Dieu, la génération actuelle, visiblement sous le coup d’un châtiment divin, pourrait en effet estimer qu’elle est irrévocablement condamnée à cause de son propre passé (Zimmerli 1979, 385). Les trois sections du deuxième volet (v. 21-32) s’attaquent à cette idée et appellent à un changement de conduite qui ouvre sur la vie.

4.2.1 Section [A] Un changement de conduite efface le passé (v. 21-24)

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Les v. 21-24 sont structurés sous forme de dyptique antithétique à pointe émergente interne [ab/c/a-1b-1], unifiés par la reprise du verbe « se détourner » (chouv, v. 21b.23c.24a). Le méchant qui se détourne de ses fautes vivra [ab, v. 21-22], ce que Dieu souhaite [c, v. 23], tandis que le juste qui se détourne de sa justice mourra [a-1b-1, v. 24]. Dans les deux cas, leur passé est oublié (voir Jr 31,34).

S’agissant du méchant, son revirement se traduit par des gestes montrant qu’il « garde mes lois » et « agit selon le droit et la justice (v. 21de), adoptant ainsi un comportement identique à celui du juste de la troisième génération (v. 19cd, en ordre inverse). Son retournement et ses actions concrètes dans le sens du droit et de la justice le libèrent du poids de ses anciennes « révoltes » contre Dieu (pecha‘ayv v. 22a ; voir Éz 2,3 ; 14,11 ; Ex 34,7 ; Lv 16,21 ; 1R 8,50), qui appartiennent désormais au passé. Comme le juste qui « ne mourra pas par la faute de son père » (v. 17e), le méchant qui se convertit ne mourra pas en raison de ses fautes antérieures (v. 22b). Son avenir s’ouvre et il peut espérer vivre lui aussi de sa propre justice (v. 21g ; voir v. 17f).

La pointe [c, v. 23] est constituée d’une nouvelle question rhétorique (v. 23a.23cd ; voir v. 2 et 19), formulée de manière insistante et dont le contenu est présenté comme un « oracle du Seigneur YHWH » (v. 23b). Elle dévoile un peu plus ce que Dieu est et ce qu’il souhaite. Loin d’être un juge impitoyable qui « prendrait vraiment plaisir » (hafots ’èhpots, v. 23a) à la mort du méchant, il est plutôt un Dieu miséricordieux, prêt à effacer le passé et à faire vivre le méchant qui se repend et « se détourne de ses chemins » (v. 23cd). La métaphore du « chemin » (dèrèk), fréquente chez Ézéchiel, apparaît pour la première fois dans ce chapitre, où l’on a cependant déjà évoqué le juste qui « marche » selon les lois de Dieu (halak, v. 9 et 17). Elle est employée ici au sens éthique pour désigner l’orientation morale de l’individu et sa conduite, décrite en termes de « péchés » et de « révoltes » précédemment (v. 21b.22a ; voir Éz 3,18-19 ; 7,3-9 ; 13,22 ; 33,8-11 ; etc.). Elle sera exploitée davantage dans la sous-section suivante [B, v. 25-29], qu’elle annonce déjà discrètement.

Il y a toutefois une contrepartie à cette dynamique de retournement. Si le méchant peut se repentir et vivre, l’inverse est vrai également, comme le souligne le second versant du chiasme [a-1b-1, v. 24]. Pour le juste aussi, c’est dans le présent, non dans le passé, et dans l’action concrète, que la vie et la mort se jouent. Sa justice ne lui servira à rien s’il s’en détourne pour « commettre » (‘asah, 4 fois dans le v. 24) l’« injustice » (v. 24b), « les abominations » (v. 24c) ou le « péché » (v. 24h), à la manière du fils de la deuxième génération (v. 13d) et du méchant avant sa conversion (v. 21b). La page est tournée sur ses bonnes actions parce qu’il s’est montré « infidèle » (bema‘alo acher ma‘al, v. 24b). Cette nouvelle expression évoque dans le Lévitique un manquement envers Dieu et ses commandements, y compris ceux qui interdisent d’exploiter son compatriote (Lv 5,15.21). Ézéchiel l’emploie pour parler de l’infidélité de la maison d’Israël, des habitants de Jérusalem ou de son roi (Éz 14,13 ; 15,8 ; 17,20 ; voir Zimmerli 1979, 313-314). Ici, c’est le juste, probablement apparenté à ceux de la première et de la troisième génération, qui cesse de persévérer dans la voie droite pour se comporter en impie. Sa conduite antérieure ne lui sert plus à rien (v. 24ef) : il n’a accumulé aucun « mérite » qui pourrait lui épargner la mort : il mourra de son péché (v. 24g-24i ; voir Block 1997, 583).

Ces deux tableaux contrastés expliquent donc que, du point de vue de Dieu, nul n’est irrémédiablement enfermé dans son passé. Mais l’insistante question rhétorique, en pointe, fait porter le poids de l’argument du côté de la conversion du méchant plutôt que de l’infidélité du juste, dont la figure sert surtout à réaffirmer, par la négative, le caractère dynamique de la relation entre l’être humain et un Dieu miséricordieux qui offre la vie au pécheur repentant.

4.2.2 Section [B]. Dieu agit correctement, pas la maison d’Israël (v. 25-29)

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La section centrale se présente sous forme de chiasme complexe [ab//b-1b-2a1], où le segment [b] se trouve dédoublé sur le deuxième versant du chiasme. La section est encadrée, aux extrémités du chiasme, par la récurrence, à six reprises dans les v. 25 et 29, du verbe « être correct » (takan) et de la métaphore éthique du « chemin » (dèrèk), appliquée autant à Dieu qu’à la maison d’Israël. Les interlocuteurs d’Ézéchiel utilisent cette image pour adresser un reproche à Dieu : « Le chemin du Seigneur n’est pas correct » [a//a1, v. 25b.29b]. Cette accusation ne fait probablement pas référence à ce qui précède immédiatement (v. 21-24). Elle renvoie plutôt au v. 2bc et rend explicite ce que le dicton laissait sous-entendre : Dieu est accusé d’être injuste ou inéquitable en punissant la génération actuelle pour les fautes de la précédente (voir aussi Éz 33,17.20). On apprend seulement ici que ces interlocuteurs sont la « maison d’Israël » (trois fois dans ces deux versets v. 25c.29a.29c ; voir v. 3b et 15a) dans son ensemble, et non pas quelques individus isolés.

On assiste aussi à un nouveau développement. Après avoir répété que son chemin est « correct » (v. 25d sing., v. 29c plur.), Dieu retourne l’accusation par une question : « Ne sont-ce pas plutôt vos chemins qui ne sont pas corrects ? » En reportant sur la maison d’Israël une image déjà employée à propos du méchant (v. 23c), Dieu fait apparaître l’enjeu véritable : si la génération actuelle souffre, ce sont ses « chemins incorrects » qui en sont responsables et non la manière d’agir d’un Dieu injuste. Cette génération se prétend victime des fautes de ses pères, alors qu’elle est, en fait, punie pour ses propres fautes.

Mais si elle ne pouvait rien pour changer la conduite passée des générations précédentes, elle a cependant la capacité réelle de renoncer à sa méchanceté, selon le double principe énoncé aux v. 21-24, qui est repris ici en ordre inverse [b//b-1b-2, v. 26.27-28] : mort et vie dépendent de l’agir présent et non passé, tant pour le méchant que pour le juste. L’inversion des deux figures et le traitement plus élaboré du cas du méchant, avec un dédoublement de la section le concernant [b-1b-2, v. 27-28 ; comparer avec le v. 14] met une insistance particulière sur la possibilité de se convertir et d’assurer sa vie (v. 27d, litt. « lui, il fera vivre sa personne », au lieu du « vivre, il vivra » des v. 9e.17f.19f.21f).

Le méchant n’est donc pas enfermé dans un verdict de mort : il lui appartient d’y échapper en ouvrant les yeux sur ses égarements, en renonçant au mal et en reprenant le chemin du droit et de la justice. La TOB (2010, 885 n.) indique que l’expression « Il s’est rendu compte » (traduite ici par « il a vu… », v. 28a) est probablement ajoutée sous l’influence du v. 14 qui l’emploie deux fois. Le verbe manque dans plusieurs versions. Zimmerli (1979, 373-374) met l’expression entre crochets dans sa traduction et signale que le verbe ne convient pas très bien au contexte. D’autres commentateurs préfèrent le conserver (Allen 1994, 264 ; Block 1997, 584). Sur le plan structurel, la reprise pourrait souligner qu’il est aussi possible pour un méchant de réaliser ses erreurs et de se convertir qu’il l’est pour un fils de décider d’agir en juste après avoir « vu tous les péchés de son père » (v. 14b), entraînant un verdict similaire (comparer avec les v. 17ef et 28de).

4.2.3 Section [A1] Que la maison d’Israël se convertisse maintenant ! (v. 30-32)

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La dernière section se présente comme un dyptique à pointe émergente interne [ab/c/a1b1]. Voilà exactement où Dieu veut en venir. Il formule à nouveau un oracle solennel [a//a1, v. 30ab. 31c-32b], comme aux v. 3a.9f.23b, dans lequel il annonce, littéralement : « (C’est) ainsi, un homme selon ses chemins, (que) je vous jugerai, maison d’Israël… » (v. 30a). Le terme « un homme » (’îch) a même sens général ici qu’aux v. 5a.7a.8d, etc. L’insistance n’est pas sur le caractère individuel du jugement ; elle porte davantage sur le fait que c’est cette génération-ci qui sera jugée, selon son propre comportement. Remarquons toutefois que le texte reste ouvert à une (re)lecture individuelle, à la fois à cause de sa formulation au singulier et parce que la conversion d’une « génération » implique une démarche personnelle de la part des individus dont elle se compose.

Dieu a déchargé cette génération du « passif » des fautes de ses ancêtres ; il a aussi établi que le jugement n’est pas arrêté une fois pour toutes en fonction des fautes ou de la bonne conduite passée de quiconque. Toute forme d’impasse est ainsi débloquée. En énonçant comme critère de jugement que la maison d’Israël sera jugée sur ses « chemins », il remet le sort de la génération actuelle entre ses propres mains et lui donne le pouvoir d’agir sur son avenir. Il ouvre la porte à la conversion et la rend possible. Il y invite ensuite avec insistance en alignant six impératifs : « Retournez-vous, détournez-vous…, rejetez…, faites-vous…, revenez et vivez ! » [b/c/b1, v. 30c.31ab.32c].

La conversion à laquelle la « maison d’Israël » est instamment conviée comporte d’abord une phase de « déconstruction » qui consiste à se délester du poids de ses « révoltes » (v. 30c.31a ; voir v. 22 et 28) et à éliminer ainsi l’« obstacle » (mikchol) qui la conduit à la faute (v. 30d). L’image est celle d’une embûche placée devant un aveugle ou entravant la route (Lv 19,14 ; Is 57,14 ; voir Éz 21,20). Ézéchiel l’emploie ailleurs à propos d’un juste qui se détourne de Dieu et que celui-ci fait trébucher et mourir (Éz 3,20), de ceux que leurs richesses égarent (Éz 7,19) et surtout de ceux qui « portent des idoles (gilloulim) dans leur coeur » (Éz 14,3-4.7 ; voir 44,12), ce qui pourrait renvoyer aux pratiques cultuelles évoquées dans la première partie du chapitre (v. 6.12.18).

Mais il faut aussi une phase de reconstruction, placée ici en pointe, ce qui lui confère une importante particulière [c, v. 31b] : « Faites-vous un coeur neuf (lévhadach) et un esprit neuf (rouahhadachah) ! » Ce n’est donc pas le passé qui compte, mais l’ouverture intérieure de l’être à une transformation morale qui l’atteigne jusque dans les pensées et les désirs les plus intimes qui sont à la source de ses actions (voir Joyce 1989, 108-109). Dans les promesses de restauration des chapitres 11 et 36, un tel renouvellement apparaît plutôt comme un don de Dieu, « unifiant » le « coeur de pierre » d’Israël ou le transformant en « coeur de chair », et lui donnant son propre esprit pour lui permettre enfin de marcher selon ses lois et d’observer ses directives (Éz 11,19-20 et 36,26-27 ; voir Lapsley 2000, 103-106). Ici, c’est la maison d’Israël elle-même qui doit se disposer activement à cette transformation, dans un geste libre et volontaire, pour la rendre possible (voir Sedlmeier 2002, 253). Telle est la véritable responsabilité que la maison d’Israël doit assumer, car Dieu n’agira pas sans elle !

Dans l’inclusion finale de la section [a1, v. 31c-32b], Dieu lance une dernière question, cruciale : « Pourquoi devriez-vous mourir ? » (v. 31c)… quand rien ne vous empêche de vivre, pourrait-on comprendre. Il répond ensuite à la question rhétorique énoncée dans la première section de ce deuxième volet : « Est-ce que je prendrais vraiment plaisir à la mort du méchant ? » [Ac, v. 23a] Certes non ! Il n’a aucun plaisir « à la mort d’un mort » (bemot hamét, v. 32a), quel qu’il soit. Il n’est plus question de juste ou de méchant, mais de toute la maison d’Israël, invitée à échapper à la mort (v. 31c-32a). Finalement, après avoir une dernière fois marqué son propos d’un solennel « oracle du Seigneur YHWH » (v. 32b), il presse à nouveau ses interlocuteurs, ce « vous » représentant « la maison d’Israël », de changer de conduite pour retrouver la vie [b1, v. 32c]. « Vivez ! » Tel est le dernier mot de cette exhortation divine.

5. Conclusion

Dans toute la controverse d’Ézéchiel 18, très habilement structurée et argumentée, il s’agit moins d’établir la doctrine de la rétribution individuelle que de débloquer une impasse et d’inviter à une conversion. Les exilés se prétendent victimes des fautes des « pères ». Cela les enferme dans le fatalisme et les empêche de voir leur propre culpabilité. En leur affirmant qu’ils ne sont pas les bouc-émissaires des fautes des générations qui les ont précédés, Dieu change la perspective complètement. Il renvoie collectivement la « maison d’Israël » d’aujourd’hui à ses propres agissements « incorrects ». Ce n’est pas pour l’enfoncer dans sa culpabilité, mais pour l’amener à en prendre conscience et à amender sa conduite. L’objectif ultime est d’inciter cette génération à réagir au traumatisme qu’elle a subi (voir Poser 2012, 265-267), à la convaincre qu’un retour à Dieu est possible par un changement en profondeur (« un coeur neuf et un esprit neuf »). Dieu ne veut pas sa mort, mais sa vie, et il lui montre le chemin pour y parvenir maintenant.

Johan Lust (2008, 237) résume ainsi le message d’Ézéchiel 18 :

« Le but principal d’Ézéchiel […] n’est pas de promouvoir l’éthique individuelle, mais d’abolir des enseignements moraux basés sur la notion de déterminisme. Le prophète, ou l’auteur du livre qui porte son nom, affirme que la génération actuelle n’est pas déterminée par les fautes de la génération précédente […] et qu’à l’intérieur de chaque génération, le passé ne détermine pas le futur. La conversion est possible » (ma traduction)[7].

Dans son contexte littéraire actuel, ce « déblocage » peut motiver la génération à laquelle le discours s’adresse à se transformer par la conversion ; il lui permet d’envisager l’avenir « utopique » que fait entrevoir la deuxième partie du livre d’Ézéchiel (Darr 2004).

Tout au long de cette analyse, on a noté comment la justice sociale occupe une place dominante dans la description du juste ou du méchant. Weinfeld (1995, 220) cité au début de cet article, a bien vu qu’ici comme ailleurs dans la Bible, la justice sociale se traduit par l’exercice du « droit et de la justice ». Mais, pour celui qui « fait le bien au milieu de son peuple » (voir v. 18c), elle se décline aussi dans des activités très concrètes d’assistance au prochain dans le besoin, d’équité dans le commerce et d’impartialité dans les affaires juridiques. Dans chacune des trois descriptions du premier volet (v. 5-18), la liste des activités concernant la justice sociale est toujours un peu plus élaborée que celles qui concernent le culte ou les rapports sexuels (voir Weinfeld 1995, 347). Le second volet (v. 21-32) ne fait pas appel à des descriptions concrètes. Il utilise des termes plus généraux, dont l’expression « droit et « justice » (v. 21e. 27c), qui évoque sans doute ici encore la justice sociale, mais aussi des termes comme « péché », « abomination » « infidélité », « révolte » ou « faute » (v. 21-24.26-28.30), qui peuvent englober aussi bien les manquements envers Dieu qu’envers le prochain. Le retournement demandé, dont la phase positive consiste à se faire « un coeur neuf et un esprit nouveau » (v. 31b), implique une transformation intérieure profonde se traduisant extérieurement par un changement de conduite (ou de « chemin ») tant à l’égard de Dieu qu’à l’égard du prochain. Les deux sont indissociables, comme ils le sont dans le Décalogue (Ex 20,1-17), qui commande à la fois l’attachement exclusif à Dieu et le respect intégral de son prochain, dans les divers codes de loi du Pentateuque (Ex 20,22–23,19 ; Lv 17–26 ; Dt 12–26) et dans de nombreux textes prophétiques (Is 1,10-20 ; Am 5,4-17 ; etc.). Cela suggère que, comme dans le cas du juste de la première génération (v. 7-8), la pratique de la justice sociale s’enracine d’abord dans le respect de Dieu et dans l’imitation de sa conduite, prise pour modèle.

Comme on l’a vu chez Weinfeld (1995, 221) et dans la note explicative de la TOB (1975, 1050 ; 2010, 884), le texte d’Ézéchiel 18 est souvent considéré comme une affirmation de la responsabilité individuelle. L’analyse structurelle et thématique menée ici contribue à démontrer qu’une telle lecture ne correspond pas à la visée première de cette controverse, même si elle a sa part de légitimité puisqu’elle rejoint le message de fond cherchant à faire comprendre que la vie et la mort se jouent maintenant. Toutefois le langage apparemment individuel employé par ce texte ne doit pas donner le change : il évoque non pas des individus, mais les « types » du « père » et du « fils », du « juste » et du « méchant » (voir notamment Kaminsky 1995, 155-178). Le portrait du « juste » décrit des comportements qui impliquent un décentrement de soi et des relations d’ouverture, de respect et d’attention à Dieu et à autrui, particulièrement aux personnes les plus vulnérables. À l’opposé de ce que suggère la note de la TOB, l’avancée théologique proposée dans ce texte ne consiste pas à « désolidariser l’individu du destin de la communauté » et à en faire le « seul responsable de son destin ». Il ne s’agit pas d’encourager une « privatisation » de la recherche de la vie (chacun s’arrange avec son salut !) mais plutôt d’amorcer et de soutenir une démarche de responsabilisation collective envers les enjeux contemporains.

Si l’on veut établir un lien entre ce texte et la responsabilité de l’individu, on le cherchera, volontiers, tel que le pense Weinfeld, du côté d’une « démocratisation » de la responsabilité à l’égard de la justice sociale. Mais contrairement à ce qu’il soutient, cette démocratisation ne veut pas nécessairement dire une individualisation. Andrew Mein (2001, 188) a raison, je crois, de suggérer qu’il s’agit plutôt de la responsabilisation, à l’égard de la justice sociale, de l’ensemble de la communauté exilique, désormais privée de l’autorité royale qui en était garante. Pour sa part, J. David Pleins (2000, 331), considère que l’appel à la responsabilité est lancé à la fois à la communauté et aux individus qui la composent, et que l’insistance sur l’immédiateté de la punition du « méchant » permet à tous les exilés de participer à un projet de renouveau : « Ainsi, le message de conversion est adressé, tout le long du chap. 18, à une entité corporative, la maison d’Israël, et aux individus, bons ou méchants, qui constituent ce corps national » (ma traduction).

Quel enseignement peut-on tirer de ce message pour aujourd’hui ? Il me semble que cela oriente la réflexion sur les relations entre les responsabilités et les complémentarités de l’État, des groupes sociaux et des individus à l’égard des questions sociales et sur la nécessité d’une implication personnelle et collective dans des dossiers qui ne peuvent pas être laissées uniquement entre les seules mains des autorités politiques. Notre responsabilité comme collectivité, dans ce domaine comme d’autres, n’est vraiment assumée que lorsqu’elle se traduit à la fois par l’élaboration et la mise en oeuvre efficace de politiques publiques et par la vigilance et l’engagement concret d’individus et de groupes de citoyens réunis autour de valeurs et d’objectifs communs répondant souvent à des besoins plus locaux ou plus urgents.

Dans une perspective chrétienne, on trouvera volontiers un rapprochement entre le message de ce texte d’Ézéchiel et l’attitude de Jésus rapportée dans les évangiles. Le prophète de Nazareth refuse constamment d’enfermer les gens dans leur péché. Il les remet en route vers Dieu en les libérant du poids de leurs fautes, de leurs maladies, etc. De même, l’attitude du juste telle qu’elle est décrite chez Ézéchiel, en particulier son attention aux plus démunis, s’apparente à celle que Jésus promeut par ses paroles et ses gestes. Elle évoque spontanément la scène du jugement dernier (Mt 25,31-40), dans laquelle « le Fils de l’homme » s’identifie aux « plus petits » (v. 40.45) et fait appel à des critères semblables à ceux que l’on trouve ici, notamment l’attention aux personnes les plus fragiles, pour séparer les hommes les uns des autres et faire entrer les justes dans « la vie éternelle ». Ses propos n’ont cessé de mobiliser des chrétiens dans des gestes individuels et des actions concertées au service des plus démunis.

Pour Ézéchiel, expliquer à sa génération qu’elle n’est pas enfermée dans la fatalité de son destin à cause des fautes du passé était une manière de débloquer une impasse. Doit-on en conclure qu’il n’y a aucune solidarité entre une génération et celles qui l’ont précédée ou qui la suivent ? Esquissons une brève réponse à cette question qui demanderait une réflexion beaucoup plus élaborée et nuancée (voir par ex. Meyer 2015). L’expérience commune suggère que notre destinée est façonnée en partie par les décisions, bonnes ou mauvaises, des générations antérieures. Nous le constatons facilement lorsque nous regardons à quel point nous sommes embourbés dans des systèmes sociaux et économiques de plus en plus complexes qui génèrent la marginalité et l’exclusion sociale et qui peinent à redistribuer la richesse, à donner un accès équitable aux soins de santé, aux services juridiques, etc. Nous n’avons sans doute pas à nous sentir responsables des erreurs commises par nos prédécesseurs, mais nous en subissons les effets.

Contrairement aux contemporains d’Ézéchiel, nous sommes peu enclins à interpréter notre sort comme un châtiment divin. Mais nous pourrions être portés, comme eux, à nous abandonner à un cynisme facile ou à un fatalisme démobilisateur. Dans la foulée du message d’Ézéchiel, il nous appartient plutôt de nous convaincre que les conséquences de telles décisions ne sont jamais totalement irrémédiables. Nous avons une responsabilité bien réelle à l’égard du passé, mais elle ne consiste pas à en assumer le poids avec résignation. Elle consiste plutôt à l’examiner de façon critique et à en tirer les leçons qui s’imposent pour le présent et pour l’avenir, en priorité dans les domaines sur lesquels nous avons le pouvoir et le devoir d’intervenir, localement et globalement. Si nous héritons du monde que nous ont laissé les générations précédentes, avec ses bons et ses mauvais côtés, et il nous appartient de prendre en main sa destinée en posant aujourd’hui des gestes responsables à l’égard des défis de notre époque, notamment dans le domaine de la justice sociale.

Comme ceux de nos prédécesseurs, ces gestes ne seront pas irréversibles. Mais ils auront eux aussi des conséquences sur les générations futures, envers lesquelles nous avons également une responsabilité. Nous le réalisons de plus en plus clairement en nous penchant sur des dossiers tels que l’endettement collectif de nos sociétés, l’exploitation démesurée des ressources de la planète et les dérèglements de l’environnement causés par l’insouciance humaine. Le texte d’Ézéchiel suggère qu’il n’est jamais trop tard pour « se retourner », se prendre en main, agir « et vivre ». Mais l’urgence est là. Le temps de la décision et de l’action, pour favoriser une vie plus juste et plus solidaire dans « notre maison commune », pour parler comme le pape François, n’est ni hier ni demain, c’est aujourd’hui ! Ne nous dérobons donc pas !