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1. De quelle archéologie est-il question ?

Il est de nos jours à la mode de vouloir recontextualiser la figure du Jésus de l’histoire dans la culture et la société qui furent les siennes (pour une première orientation bibliographique, voir Piovanelli 2010). Pour ce faire, les données archéologiques semblent offrir un excellent point de départ, car elles sont perçues comme étant susceptibles de donner un accès non seulement plus direct, mais aussi moins biaisé que celui offert par les documents littéraires, à la culture matérielle de la Palestine du ier siècle de notre ère, à la vie de tous les jours de Jésus et des hommes et des femmes auxquels il s’adressa et avec lesquels il partagea une partie de son chemin[1]. Il peut arriver, même dans nos milieux académiques, généralement bien informés, que la première pensée de celui ou celle qui entend prononcer ne fût-ce que le mot « archéologie » aille immédiatement à la découverte aventureuse, à l’IndianaJones, de fabuleux trésors cachés dans les entrailles de pyramides perdues. Rien d’aussi palpitant, disons-le d’emblée, dans les recherches archéologiques associées au Jésus de l’histoire, même si certains collègues aiment entretenir une approche plus ou moins sensationnaliste dans leurs publications de vulgarisation. Citons l’exemple de l’ouvrage récent Excavating Jesus de John Dominic Crossan et Jonathan Reed, qui s’ouvre sur une liste des « Top Ten Discoveries » pour mettre à jour Jésus, à savoir,

  1. L’ossuaire du grand prêtre Joseph Caïphe (découvert à Jérusalem en 1990).

  2. L’inscription du préfet Ponce Pilate (découverte à Césarée Maritime en 1962).

  3. La maison de l’apôtre Pierre à Capharnaüm (identifiée en 1972).

  4. Le bateau de pêche de la mer de Galilée (retrouvé près du Kibboutz de Guinosar en 1986).

  5. Le squelette du crucifié de Guiv‘at ha-Mivtar (découvert en 1968).

  6. Césarée Maritime et Jérusalem, villes d’Hérode le Grand.

  7. Séphoris et Tibériade, villes d’Hérode Antipas.

  8. Massada et Qumrân, monuments de la résistance judéenne.

  9. Gamla et Iodfat (Iotapata), deux villages judéens du ier siècle, au nord.

  10. Des ustensiles en pierre et des miqvaoth, éléments de la religion judéenne (Crossan et Reed 2001, 1-6 ; voir Meyers et Chancey 2012, 174-176).

Il s’agit de découvertes importantes, certes, voire même impressionnantes, mais sur la plupart desquelles je ne m’attarderai pas, car elles ne portent pas sur la question, à mon avis essentielle, de la reconstruction du contexte galiléen dans lequel Jésus naquit, grandit et évolua. Il est vrai, par exemple, que le bateau de pêche de Guinosar, avec ses dimensions de 2,2 × 8,2 m, fournit la preuve matérielle, pour ceux et celles qui en auraient douté, qu’il existait sur le lac de Tibériade, du temps de Jésus, des embarcations capables de transporter au moins treize personnes. Toutefois, je doute fort qu’une telle découverte puisse modifier de façon radicale notre appréciation de l’« historicité » d’épisodes évangéliques de navigation lacustre tels la tempête apaisée (Marc 4,35-41 par.) ou Jésus marchant sur la mer (Marc 6,45-52 par.), des épisodes récemment réexaminés par Evans (2005) et Fowler (2011).

Non, la contribution véritable que l’archéologie de la Galilée peut apporter à la recherche sur le Jésus de l’histoire se situe, plutôt, au plan de questions moins anecdotiques telles que l’étendue de l’hellénisation et de la romanisation de la Galilée ; son intégration dans la vie culturelle et économique de la Syrie-Palestine et de l’Empire ; son multiculturalisme, vrai ou présumé ; son ethnicité et les relations entre les Galiléens d’origine judéenne et ceux et celles d’origines autres ; les rapports socio-économiques entre les centres urbains, nouvellement bâtis (ou rebâtis) par Hérode Antipas d’après les critères de l’architecture et de l’urbanisme romains, et leur environnement rural ; la présence ou l’absence d’éléments qui démontreraient l’existence de tensions sociales, qui auraient donné lieu à des phénomènes de banditisme et autres formes de résistance organisée.

Un excellent exemple des conséquences pratiques que des questions de ce genre peuvent avoir du côté du Jésus de l’histoire est la lumière que celles-ci peuvent faire sur des aspects culturels « oubliés » des textes évangéliques. Tel est le cas du recours relativement fréquent, dans les logia des évangiles synoptiques, au mot grec ὑποκριτής, « acteur », dans sa signification secondaire d’« hypocrite », notamment en Matthieu 6,16-18, où Jésus recommande de ne pas faire, lorsqu’on jeûne, « comme les hypocrites » qui « cachent (ἀϕανίζουσιν) leur [vrai] visage » (et non « prennent une mine défaite », comme l’on traduit d’habitude). Richard A. Batey a vu dans cet usage un indice de la familiarité de Jésus avec les représentations des tragédies classiques données dans le théâtre de Séphoris, l’ancienne capitale de la tétrarchie d’Hérode Antipas, rebaptisée Autocratóris, à environ cinq kilomètres au nord de Nazareth, à la reconstruction de laquelle le jeune Jésus et son père auraient pu participer en tant que charpentiers (voir Batey 1984a ; 1984b ; 1992 ; 2001 ; 2006), une réminiscence d’autant plus intéressante dans la mesure où les évangiles ne mentionnent pratiquement jamais les deux capitales hérodiennes[2]. Malheureusement, à une telle reconstruction du « monde urbain de Jésus » on a opposé le fait que la datation du théâtre de Séphoris n’est pas certaine et qu’il pourrait être, en réalité, plus tardif, sans compter que, dans un théâtre de province aux dimensions aussi modestes, il y a peu de chances que l’on ait monté les grandes tragédies du répertoire classique (voir Chancey 2002, 21-22 et 74-75 ; 2005, 84-86 ; Reed 2000, 119-121). Quant au grec ὑποκριτής, il s’agit de l’un des termes péjoratifs préférés de Matthieu et, par conséquent, s’il fallait y voir une référence au théâtre gréco-romain, il faudrait la situer du côté de la communauté matthéenne. Le doute, toutefois, subsiste à cause de la présence de ὑποκριτής dans la Source « Q » (Mt 7,4-5 // Lc 6,42), dans le logion sur la paille et la poutre, même si son emploi est, à cet endroit, dénué de toute allusion aux masques des acteurs tragiques. Si la substance d’un tel enseignement devait remonter, comme il est probable, à Jésus lui-même, il faudrait encore déterminer si ce dernier s’était exprimé de la sorte en grec ou, plutôt, en araméen, en employant probablement le terme hanefa, « impie », un adjectif dont la signification glissera, dans la littérature rabbinique, vers le champ sémantique de l’hypocrisie[3].

À ce propos, quelle était donc la ou les langue(s) parlée(s) dans les rues de Séphoris et dans les villages avoisinants ? Voici une question de la plus haute importance pour la reconstruction du monde de Jésus, à laquelle la recherche archéologique pourrait apporter des lumières. À défaut de pouvoir juger d’après les inscriptions (y compris les légendes des monnaies), assez rares dans la Galilée du ier siècle de notre ère (voir Chancey 2002, 67, 77-78 [Séphoris] et 90-91 [Tibériade] ; 2005, 133-141), ce que nous pouvons constater est le fait que les deux grands projets urbains lancés par Hérode Antipas constituent le début du processus de romanisation, du moins dans la Basse Galilée et sur le rivage occidental du lac de Tibériade. Dans ce contexte, comme le rappelle Marianne Sawicki, chaque élément du nouveau paysage architectural — une route, un aqueduc, le quadrillage des rues et les insulae, un théâtre, un hippodrome — a, à la fois, une fonction officielle et une fonction cachée. Dans le cas, par exemple, d’un théâtre, ce bâtiment, censé « amuser et éduquer les habitants de la ville et les visiteurs », sert aussi à « introduire des récits et des cosmologies autres ; attribuer un rang et une appartenance sociale grâce au système des sièges réservés ; promouvoir la connaissance du grec parlé ; ouvrir des fenêtres sur le monde » (Sawicki 1997, 13, nous traduisons).

En définitive, parmi les « Top Ten Discoveries » de Crossan et Reed, il y en a deux, voire trois seulement qui devraient nous concerner au plus haut degré, à savoir, le rôle économique, social et culturel joué par la création des villes nouvelles de Séphoris et Tibériade (no 7), à comparer, éventuellement, avec les cas périphériques de Gamla et Iodfat (no 9), et les indicateurs positifs (présence d’ustensiles en pierre, de bains rituels) ou négatifs (absence d’ossements de porc, de représentations figuratives) d’allégeance judéenne (no 10). De ce point de vue, la conclusion la plus significative des synthèses récentes est que, dans les trente premières années du ier siècle de notre ère, la Galilée était une région culturellement judéenne et que sa romanisation ne faisait que commencer — de même que la résistance à une telle tendance.

2. L’archéologie galiléenne, de Renan à Freyne

Nous disposons déjà d’excellents panoramas des recherches archéologiques en Galilée, tout spécialement en rapport avec la question du Jésus de l’histoire (voir, par exemple, Freyne 2006 ; 2007 ; 2008 ; 2010 ; Michaud 2010, 195-203 ; Moxnes 2001 ; Schröter 2009). Toutefois, il est opportun de rappeler, tout spécialement auprès des lecteurs francophones, que le vrai créateur de l’approche archéologique et régionaliste de la Galilée ne fut autre qu’Ernest Renan (1823-1892), le grand historien, philologue et épigraphiste, l’inventeur, pour ainsi dire, de l’archéologie de terrain lors de sa mission, en 1860-1861, au Liban et en Syrie[4], au cours de laquelle il rédigea l’essentiel de sa Vie de Jésus (1863). Pour Renan c’était la Galilée, véritable « cinquième évangile », et non pas Jérusalem, qui avait été la patrie authentique du christianisme. Dans l’espace de quelques pages, devenues célèbres, du troisième chapitre de sa biographie du Nazaréen (« Ordre d’idées au sein duquel se développa Jésus »), il avait réussi le tour de force d’enchâsser un éloge appuyé de la région natale de Jésus — « Une nature ravissante contribuait à former cet esprit beaucoup moins austère, moins âprement monothéiste, si j’ose le dire, qui imprimait à tous les rêves de la Galilée un tour idyllique et charmant » — entre un jugement au vitriol sur la Judée, berceau authentique du judaïsme — « Le plus triste pays du monde est peut-être la région voisine de Jérusalem » —, et un constat tout aussi négatif sur les effets pervers de l’islamisation — « Ce joli pays, devenu aujourd’hui, par la suite de l’énorme appauvrissement que l’islamisme a opéré dans la vie humaine, si morne, si navrant » (Renan 1863, 28-29). Pour le savant positiviste, le climat et la nature des lieux étaient appelés à exercer une influence déterminante sur l’esprit des habitants de chaque région de la terre, et Jésus, le doux rêveur de Galilée, ne pouvait ne pas avoir été insensible à la douceur de la campagne de sa terre natale, à l’harmonie de son relief et à l’amabilité de ses bestioles (voir les commentaires de Moxnes 2001, 28-29 ; Schröter 2009, 38 ; Freyne 2010, 374-375). Il va de soi que pour nous, qui sommes les héritiers postmodernes, via la sociologie, du positivisme comtien, ce ne sont plus la race ou la géographie qui forgent les groupes et les individus, mais, plutôt, la culture et le milieu social[5].

Ironie du sort, ces aspects novateurs, qui contribuèrent au succès populaire de La vie de Jésus, lui causèrent aussi du tort auprès des grands spécialistes allemands du Jésus historique, davantage sensibles aux questions éthiques et philosophiques qu’aux aspects bassement matériels de l’existence humaine. Ce fut donc l’un des théologiens alsaciens les plus doués de la génération suivante qui écrivit une histoire de la recherche tout aussi populaire (sauf en France) destinée à damner (à tort !) la mémoire de Renan au-delà des frontières hexagonales[6]. En participant aux opérations navales de la Première Guerre Mondiale, le croiseur-cuirassé Ernest-Renan (en service de 1906 à 1931) avait pu donner l’impression que la renommée de l’historien de Tréguier allait triompher de ses critiques allemands, tandis que, en réalité, l’U-Boot fantôme Albert-Schweitzer (classe U-19) avait déjà définitivement coulé, dès 1906/1913 (voir Schweitzer 2001, 158-167 et 499-500), la réputation internationale de Renan en tant que spécialiste du Jésus de l’histoire[7].

Après un très long intervalle de désintéressement, la question du milieu environnant et, par conséquent, des témoignages archéologiques, s’est progressivement imposée à la suite de travaux aussi marquants que Judentum und Hellenismus de Martin Hengel (1974), Jesus the Jew de Geza Vermes (1978) ou Soziologie der Jesusbewegung de Gerd Theissen (1978), sans compter un précurseur de génie tel que Morton Smith, qui avait déjà pressenti, dès 1955, que le degré d’hellénisation de la Palestine, en général, et de la Galilée, en particulier, devait être plus élevé que ce que l’on pensait d’habitude (voir Smith 1956 ; 1958 ; aussi Piovanelli 2011, 410, n. 15). Nous pouvons même constater que l’importance du contexte social et, partant, de la contribution de l’archéologie, n’a cessé de grandir au fur et à mesure que, dans la recherche sur le Jésus de l’histoire, la validité du critère dit de « la double dissimilarité » ou de « la dissimilarité radicale », cher aux spécialistes de la Deuxième Quête, a été remise en cause au profit de la nécessité d’avoir recours à son contraire, à savoir, le nouveau critère, propre à la Troisième Quête, de la conformité de Jésus avec le judaïsme de son milieu et de son époque et de la plausibilité de ses effets sur le christianisme des origines (voir maintenant les contributions réunies dans Keith et Le Donne 2012). Ce basculement a donné lieu à des reconstructions aussi stimulantes que, par exemple, The Historical Jesus de John Dominic Crossan, avec son sous-titre si évocateur, The Life of a Mediterranean Jewish Peasant (1991), et Archaeology, History, and Society in Galilee de Richard Horsley (1996) — deux auteurs qui proposent, certes, des images assez différentes de Jésus le Galiléen, mais qui sont foncièrement d’accord quant à la situation conflictuelle existant dans sa région natale, au ier siècle de notre ère.

Cette fois-ci les archéologues, tout spécialement les Américains Eric Meyers et James Strange, responsables, depuis une quarantaine d’années, non seulement des fouilles de Séphoris, mais aussi de celles de Gush Halav/Gischala, Khirbet Shema‘ et Meiron, en Haute Galilée, ont vite emboîté le pas aux exégètes et aux historiens. S’ils ont insisté, d’un côté, sur la prospérité économique (production et exportation d’huile, de vin, de blé, de poisson salé) et sur l’intégration de la Galilée d’Hérode Antipas dans les réseaux commerciaux de l’époque (grâce à une excellente infrastructure routière), ils ont eu le mérite de souligner aussi l’identité décidemment judéenne de la région (voir, notamment, Meyers 1995 ; 1997 ; Strange 1997 ; Meyers et Strange 1984) — des conclusions que les recherches d’Andrea Berlin sur la poterie galiléenne, produite et utilisée sur place et non pas importée (comme, par exemple, les ustensiles manufacturés à Tyr ou Akko/Ptolémaïs), ont largement confirmées (voir Berlin 1997 ; 2002 ; 2005 ; 2011 ; aussi Meyers et Chancey 2012, 135-138).

Une telle ligne interprétative a été récemment suivie et développée par le Danois Morten Jensen (2006), dans sa dissertation doctorale Herod Antipas in Galilee, dont la thèse principale pourrait être résumée par le constat sub Antipatro quies. Pourtant, même si les données archéologiques semblent indiquer l’existence de rapports socio-économiques plus harmonieux entre les villes de Séphoris et Tibériade, d’un côté, et les villages et hameaux environnants, de l’autre, cela ne signifie forcément pas que l’ensemble de la population rurale galiléenne ait souscrit aux valeurs propres aux habitants des deux capitales et, en particulier, à celles de leurs élites hérodiennes. Comme le fait remarquer, avec beaucoup de bon sens, Seán Freyne,

C’est aller bien au-delà des indices dont nous disposons que de conclure que tous les aspects de la culture dominante ont été acceptés [par tous les habitants de la Galilée] sur la base du fait que les habitudes architecturales ou décoratives sont conformes à une typologie urbaine, ou que certains styles de poterie, de verrerie ou d’autres objets utilitaires de tous les jours sur des sites ruraux font partie d’une continuum culturel entre la ville et la campagne.

Freyne 1997, 54, nous traduisons

De l’avis de Freyne, les textes littéraires (essentiellement l’Autobiographie de Flavius Josèphe et les évangiles) sont des témoins éloquents des tensions sociales entre les villes hérodiennes, foyers de romanisation modérée, et les campagnes, « restées fidèles à Jérusalem et à l’univers symbolique de son lieu de culte » (1997, 55, nous traduisons). Et à Berlin d’offrir, dans les études mentionnées ci-dessus, une interprétation alternative des données archéologiques, davantage diachronique et élargie aux sites des régions limitrophes, qui met en évidence un net replis identitaire de la part des villageois judéens de la Galilée qui ne peut que confirmer le diagnostic posé par Freyne (voir aussi l’analyse tout à fait pertinente de Theissen 2006, 145-272).

En d’autres termes, tout au long des soixante-dix années de paix et de tranquillité relatives (n’oublions pas la révolte de Judas, originaire de Gamla, en l’an 6 de notre ère) qui séparent la destruction de Séphoris par les légions de Varus, en l’an 4 avant notre ère, de l’éclatement de la Première Guerre Judaïque, en 66 de notre ère, dans la Galilée rurale le feu couvait sous la cendre. Ou, comme le dit si bien Berlin, « cinquante ans plus tôt, au ier siècle avant notre ère, une révolte n’était pas quelque chose d’inévitable, tandis que, dans la première décennie du ier siècle de notre ère, ce n’était plus qu’une question de temps » (2011, 104, nous traduisons).

3. À propos de quelques contextualisations récentes

Parmi les derniers travaux des spécialistes du Jésus historique, trois monographies se signalent particulièrement par leurs tentatives d’intégrer les résultats des recherches archéologiques les plus récentes : il s’agit de Crossing Galilee de Marianne Sawicki (2000a), de Jesus, A Jewish Galilean de Seán Freyne (2004) et de L’uomo Gesù d’Adriana Destro et Mauro Pesce (2008), traduit aussi en anglais sous le titre de Encounters with Jesus (2011).

Le premier ouvrage a été réalisé par une savante ayant une approche féministe qui appartient encore à la mouvance de ceux et celles qui avaient surévalué la présence romaine dans la Galilée (« un territoire occupé » !) gouvernée par Hérode Antipas, ce qui aurait expliqué la réaction de Jésus et son projet d’instaurer la basileía de Dieu à la place de la basilica de l’empereur. Marie, la mère de Jésus, aurait été l’une des victimes de la brutalité romaine : violée par un soldat lors de la destruction de Séphoris, enceinte, elle aurait été obligée de se marier avec Joseph, un homme de condition sociale inférieure, afin de ne pas déshonorer sa famille. Malgré ce mariage réparateur, son fils aurait été stigmatisé en tant que bâtard, une condition qui l’aurait empêché, par la suite, de se marier à son tour. Le jeune Jésus aurait trouvé refuge et réconfort dans la maison de son grand-père paternel, là où il aurait reçu aussi l’éducation nécessaire pour traiter, plus tard, d’égal à égal avec les élites de la Galilée et de la Judée. Au début de sa carrière de guérisseur, il se serait associé avec Marie de Magdala et d’autres femmes d’affaires influentes appartenant à l’entourage d’Hérode Antipas et travaillant dans la « station thermale » pour touristes aisés ouverte par le tétrarque à Tibériade (voir aussi Sawicki 2000b ; 2009). En bref, Sawicki propose une certaine idée de la vie sociale galiléenne, qu’elle reconstitue à partir d’une lecture fortement orientée par les témoignages archéologiques, au service d’une reconstruction hautement spéculative des années obscures de la vie de Jésus. Quant aux fréquentations féminines de ce dernier, il est clair qu’elle se fie de façon probablement acritique au portrait excessivement mondain brossé par l’évangéliste Luc (8,1-3).

Si le Jésus de Sawicki est un Galiléen tiraillé entre deux mondes, celui de la ville, romanisée, et celui des villages de campagne, restés judéens, le Jésus de Destro et Pesce se situe, quant à lui, résolument du côté de la ruralité : il n’empreinte jamais les routes romaines et évite soigneusement d’entrer dans les grandes villes de sa région natale ; c’est un Judéen itinérant, à la Theissen, engagé contre la « globalisation » à l’oeuvre dans les milieux urbains. Son dessin de régénération du tissu social de la paysannerie galiléenne s’opère de façon « interstitielle », par contact direct avec les petites gens qu’il rencontre lors de ses déplacements et avec qui il partage ses repas. Nous pourrions presque parler d’un projet de réjudaïsation par le bas. Nous ne sommes, manifestement, pas loin des horizons de la Source « Q ».

Si le Jésus de Destro et Pesce est un Galiléen qui a opté définitivement pour le monde des villageois, le Jésus de Freyne est, enfin, un prophète de la restauration d’Israël parfaitement intégré dans l’écologie de sa région, qu’il traverse de long en large, du désert à la Basse Galilée et, au retour, de Nazareth à Capharnaüm, quitte à passer aussi par la Haute Galilée (non mentionnée, en tant que telle, dans les évangiles !) lors d’un voyage « dans le territoire de Tyr », en Phénicie (Mc 7,24), et d’un autre déplacement « vers les villages voisins de Césarée de Philippe », en Trachonitide (Mc 8,27). Freyne nous présente, d’une main de maître et, pour ainsi dire, en trois dimensions, la situation de la Galilée de l’époque de Jésus et, pour la première fois depuis Renan, il essaie de recontextualiser le ministère de Jésus en fonction des effets que les différents territoires traversés auraient pu produire sur un Judéen aussi pieux que lui, tout à fait familiarisé, pense-t-il, non seulement avec les récits de la Genèse et les prophéties d’Isaïe et de Daniel, mais aussi avec les visions du Livre des veilleurs (1erHénoch 1-36).

Les auteurs des ouvrages que nous venons de mentionner ont le grand mérite d’avoir exploré des perspectives nouvelles et stimulantes, qui découlent de la volonté affichée de restituer, enfin, une image contextuellement plausible du Jésus de l’histoire. Ils partagent aussi, tous les trois, la même vision d’une Galilée en passe de subir un processus de romanisation à l’encontre duquel différentes stratégies de résistance semblent se mettre en place. Un tel phénomène est, comme nous l’avons vu, contesté par certains archéologues qui reprochent, entre autres, aux spécialistes du judaïsme du Second Temple et des origines chrétiennes l’inanité du recours à un modèle marxiste des tensions sociales entre la ville et la campagne pour comprendre le cas de la Palestine de l’époque gréco-romaine (voir, dans ce sens, Groh 1997, 29). Pourtant, il ne s’agit nullement, pour nos auteurs, de tensions provoquées par une improbable lutte des classes, mais de réactions à une tentative de colonisation imposée de l’extérieur, avec la complicité d’une partie de la classe dirigeante locale. Après tout, comme le rappelle Martin Goodman (1987, 239-248), les Judéens ne furent pas les seuls à ronger, au ier siècle, le frein de la romanisation, les Gaulois les ayant précédés dans une révolte particulièrement sanglante, en 21 de notre ère, dont la répression impitoyable contribua à la disparition du druidisme.

4. Et le vécu des chercheurs en tout cela ?

Freyne évoque aussi sa propre expérience juvénile du monde rural irlandais, un univers familier qui a fait office, dans son cas, de modèle implicite pour sa recherche sur la Galilée de l’époque de Jésus (1997, 50). En ce qui me concerne, en y réfléchissant, une source d’inspiration pourrait être la campagne toscane de la génération de mon père et de mes grands-parents, plus exactement, le Mugello, la vallée de la rivière Sieve, à une trentaine de kilomètres au nord-est de Florence, une région essentiellement agricole où, à la fin du xixe et au début du xxe siècle, la terre cultivable était exploitée, sous le régime du métayage, par des fermiers vivant dans des conditions de relative pauvreté. La plupart des enfants des paysans n’allaient pas à l’école, et c’était ma grand-mère, la fattoressa, une femme au caractère bien trempé, qui leur apprenait à lire et à faire des calculs en leur administrant, à l’occasion, des doses massives d’huile de foie de morue. La plupart des adultes n’avaient jamais mis les pieds dans une grande ville, alors, lorsque mon grand-père, le fattore, se rendit pour affaires à Florence, fut invité au café-théâtre et finit la soirée, dans l’hilarité générale, avec une danseuse de French Cancan sur les genoux, le récit de la farce dont il avait été victime fit vite le tour de toute la vallée. Ce microcosme à la Pagnol, si calme et paisible, du moins en apparence, le devint encore plus au cours des deux décennies de la dictature fasciste (1922-1943). Malgré cela, toutes les tensions souterraines qui avaient été accumulées depuis les grands bouleversements de la proclamation de l’unité italienne, en 1860, finirent par éclater au grand jour lors de l’offensive alliée, particulièrement longue et pénible, contre la Ligne gothique, en 1944-1945. La population rurale du Mugello se réveilla, alors, de sa torpeur séculaire et, au milieu d’épisodes héroïques de résistance contre l’ennemi nazi-fasciste, on profita aussi pour régler dans le sang quelques comptes en suspens, parfois, depuis plusieurs générations. Une telle effervescence « révolutionnaire » se poursuivit même après la fin de la guerre, jusqu’au jour où le monde de la paysannerie traditionnelle du Mugello mourut de sa belle mort, de façon tout à fait naturelle, à cause de l’abandon progressif des campagnes suite au boom économique des années soixante.

Parallèle digne de note, le monde rural toscan a donné naissance non pas à une, mais à deux grandes figures christiques de l’histoire contemporaine, à savoir, Davide Lazzaretti (1834-1878), le Christ/prophète du Mont Amiata, le fondateur de l’Église jurisdavidique, tué, à quarante-trois ans, par un carabinier d’une balle dans la tête lors d’une manifestation pacifique non autorisée (voir, en dernier, Filoramo 2000), et Don Lorenzo Milani (1923-1967), un jeune prêtre qui, à cause de son engagement social, fut relégué à Barbiana, un petit hameau au fin fond du Mugello (à un jet de pierre de Bricciana, où était né, en 1913, mon père !), où il créa sa célèbre école pour les enfants pauvres en situation d’échec scolaire, avant d’être emporté, à quarante-quatre ans, par une tumeur. Coïncidence tout aussi remarquable, Davide était issu d’une famille de paysans, tandis que celle de Lorenzo appartenait à la bourgeoisie intellectuelle florentine[8].

Qui sait ce que diront les archéologues et les historiens de l’an 4000 au sujet de ces deux personnages et des rapports qu’ils entretinrent avec le contexte socioculturel toscan de leur époque ?