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Les rapports entre la théologie chrétienne et les philosophes japonais du xxe siècle constituent un champ de recherche à peine entamé. Celui-ci consiste à mettre l’accent non pas sur les relations entre le bouddhisme et le christianisme — une investigation à laquelle la pensée de ces philosophes a souvent donné lieu —, mais sur la manière dont ils reprirent certains thèmes de la théologie protestante et catholique pour les réinterpréter à l’intérieur de leurs propres systèmes philosophiques. Le présent numéro porte sur cette problématique et, dans un mouvement de retour, se met à la recherche d’un nouveau paradigme théologique fondé sur la pensée des philosophes japonais. Autrement dit, il examine de quelle façon la réinterprétation, par ces philosophes, de thèmes théologiques chrétiens pourrait offrir un nouveau cadre conceptuel à la pensée théologique et permettre de comprendre ces thèmes d’une manière nouvelle. De plus, il tient compte de la façon dont les philosophes japonais relurent et intégrèrent les courants mystiques occidentaux (notamment la mystique rhénane) puisque leur interprétation pourrait fournir ample matière au renouvellement de la compréhension de l’expérience spirituelle.

On verra à la fin de ce liminaire si et dans quelle mesure ce double but a été atteint. Auparavant, il importe de cerner précisément les limites et les différentes modalités du dialogue théologique avec les philosophes japonais (section 1). Celles-ci demeureraient difficiles à établir sans un questionnement à propos de la conception du monde et de l’historicité qui imprègne et conditionne le système conceptuel de ces philosophes, de même que notre propre conception, encore souvent fondée, consciemment ou non, sur la métaphysique et l’ontothéologie (section 2). À l’épreuve de la différence japonaise se dessineront des approches du divin et de l’être humain qui paraîtront à première vue radicalement nouvelles, mais qui ne sont pas totalement étrangères à certains courants théologiques et mystiques chrétiens ayant été souvent tenus pour hétérodoxes (section 3). Suivra une définition détaillée de la « philosophie japonaise » en regard de son pendant occidental, de même qu’un tour d’horizon d’une situation linguistique commune à plusieurs pays asiatiques, à savoir un système d’écriture basé sur les caractères chinois et dont les répercussions furent considérables sur le développement d’une pensée proprement philosophique au Japon (section 4). Cette dernière est représentée notamment par les ténors principaux de l’École de Kyōto qui, pour certains d’entre eux, occupent à juste titre une place de choix dans ce numéro (section 5). Enfin, le nouveau paradigme théologique recherché dans le dialogue avec les philosophes japonais dépendait des thèmes théologiques retenus par les collaborateurs de ce numéro et de la manière dont ils les mirent en relief. En fin de parcours, on n’espérera pas trouver un nouveau modèle théologique achevé, mais un processus dialogal qui aura été profitable à l’ensemble des interlocuteurs et qui aura ouvert plusieurs horizons nouveaux à la recherche, tant en théologie chrétienne qu’en philosophie japonaise contemporaine (section 6).

1. Le dialogue théologique japonais avec les philosophes occidentaux

De nombreux points de comparaison sont possibles entre les philosophes japonais du xxe siècle et la théologie chrétienne. Il convient toutefois de préciser les limites et les modalités de ce genre de rapprochement. Il va de soi que ce dernier ne saurait conduire à « orientaliser » certains aspects de la pensée des théologiens occidentaux après les avoir soustraits à leur arrière-fond philosophique, religieux et culturel. À l’inverse, cette comparaison ne saurait non plus, comme tenta de le faire une certaine interprétation de la philosophie japonaise, réduire celle-ci à quelque vague philosophie religieuse.

La première tâche à laquelle s’attaquèrent les commentateurs occidentaux des philosophes japonais et qui, il faut bien le reconnaître, facilita dans un premier temps leur introduction en Occident, fut de tenter de mettre à jour les sources bouddhiques de leurs pensées. Le risque encouru dans cette entreprise — et qui est encore un fait actuel — fut de considérer ces dernières comme de simples curiosités culturelles limitées à l’Asie de l’Est. Or, l’enjeu actuel, que le présent numéro prend au sérieux, est de faire en sorte que les philosophes japonais soient désormais considérés comme des interlocuteurs valables sur le propre terrain de la théologie chrétienne.

Il y a là un vaste champ de recherche à peine entamé et susceptible d’être fructueux à deux niveaux. Premièrement, la manière dont ces philosophes référèrent à la théologie chrétienne et la mirent en relation avec leurs propres thèmes philosophiques peut éventuellement lui apporter un éclairage nouveau et en revivifier l’appareil conceptuel souvent usé et stérile. Deuxièmement, la façon dont ils relurent et intégrèrent les courants mystiques occidentaux peut aider à renouveler la compréhension de l’expérience spirituelle et à briser les carcans conceptuels dans lesquels l’ont enfermée les dogmatismes.

Lorsqu’on considère la philosophie japonaise dans son ensemble, on constate qu’y est absente la stricte séparation entre philosophie et religion. Ce type de cloisonnement des disciplines, courant dans les systèmes universitaires de notre partie du monde, n’empêcha pourtant pas certains philosophes occidentaux d’adopter des thèmes théologiques et d’en faire des éléments importants de leurs systèmes. Et pourtant, personne ne songerait à les qualifier de penseurs mystiques et à exclure par conséquent leurs ouvrages des rayonnages de philosophie dans les bibliothèques et les librairies. C’est malheureusement ce qui se produisit dans la perception par l’Occident des ouvrages des philosophes japonais. Cela eut pour conséquence regrettable de masquer le projet qui fut le leur, à savoir la production d’une philosophie qui réponde à tous les critères de logique et de rigueur définissant la science occidentale. Que la philosophie japonaise ait intégré dans certains cas davantage de thèmes religieux que son homologue occidental ne devrait pas conduire à la disqualifier.

La prudence s’impose donc dans le traitement d’une possible contribution des philosophes japonais à un dialogue sur le terrain même de la théologie chrétienne ; il est essentiel de ne pas perdre de vue qu’ils se considéraient d’abord comme des philosophes et écrivaient en conséquence. Il faut surtout éviter de tenir pour acquis qu’un même thème, Dieu par exemple, signifie pour eux strictement la même chose que dans la théologie occidentale. Pour éviter d’être pris dans cette chausse-trappe, il est préférable d’écarter toute recherche systématique de correspondance de vocabulaire, bref, toute comparaison qui prétendrait faire l’économie des multiples couches de significations impliquées ou mises en oeuvre dans des vocables en apparence similaires.

Le double piège à éviter est donc le suivant : laisser entendre que les philosophes japonais sont des théologiens qui s’ignorent et tenter de récupérer leurs problématiques au profit de la théologie occidentale. On tomberait inévitablement dans ces ornières si on se limitait à une simple comparaison d’ordre thématique. Ce n’est pas parce qu’on parle de Dieu, voire du diable, comme le fait parfois Nishida en un sens métaphorique, qu’on est parvenu à édifier un système théologique achevé ou, selon l’opinion contraire, qu’on a trahi la tâche propre à la philosophie. En somme, l’enjeu consiste à trouver une position équilibrée entre, d’une part, une perspective théologique réductrice qui a tendance à canoniser toute pensée faisant allusion à des thèmes tirés de la théologie et, d’autre part, un point de vue philosophique étriqué qui crie aux sorcières lorsqu’un philosophe paraît porter atteinte à la « pureté » de la pensée philosophique en introduisant des notions ayant trait, de près ou de loin, à la religion.

Face à cette situation, l’important dans le présent numéro n’était pas tant d’effectuer un travail de religion comparée ou d’apporter une contribution de plus au dialogue interreligieux (même si un article comme celui de Louis Roy va en partie dans ce sens) que de se mettre à la recherche d’un nouveau paradigme théologique fondé sur la philosophie de Nishida et sur celle de ses successeurs. Ces affirmations paraîtront pour le moins iconoclastes si on prend en considération le fait qu’une écrasante majorité des commentaires portant sur ces philosophes a été précisément centrée, jusqu’à tout récemment, sur le dialogue interreligieux et la religion comparée.

La raison de ce choix éditorial vient d’abord du fait que la recherche d’un nouveau paradigme théologique se situe au niveau philosophique ; en cela, elle rend justice à l’intention fondamentale des philosophes japonais. Nishida, pour ce qui le concerne, fit tout ce qui était en son pouvoir pour éviter que sa philosophie ne fût comprise comme une explication philosophique du bouddhisme zen. La pensée de ces philosophes ne peut se ramener à une ou à des religions qu’il serait possible dans un second temps de comparer à une religion de plus, en l’occurrence le christianisme.

En outre, on pourrait trop facilement perdre de vue qu’un dialogue interreligieux ou une recherche en religion comparée requiert une connaissance approfondie, voire une longue pratique, des deux religions en question. Or, rares sont ceux qui peuvent se prévaloir d’une telle compétence. Les concepts bouddhiques donnent difficilement accès à la réalité expérientielle qu’ils véhiculent lorsqu’ils sont abordés depuis une culture qui n’est pas celle du bouddhisme[1].

Il se dégage de ces quelques constatations d’ordre général que, dans un souci d’efficacité, et aussi dans le but d’apporter une contribution inédite à la recherche concernant les philosophes japonais du xxe siècle, il est préférable d’adopter le point de vue précis de ces derniers, lequel était avant tout d’ordre philosophique, et d’examiner de quelle manière l’usage qu’ils firent de certains thèmes de la théologie chrétienne se révéla un ferment important pour leur propre pensée.

Comparer les philosophes japonais et la théologie chrétienne consiste donc, dans le présent numéro, à aborder des penseurs qui, à travers leurs rapports à la pensée religieuse occidentale, s’efforcèrent de penser radicalement à propos de problèmes philosophiques précis. Ce face-à-face suscite un approfondissement de la perspective de ces penseurs à la lumière de la théologie et permet d’en faire ressortir des éléments inédits. L’inverse se vérifie aussi de manière probante. La pensée des philosophes japonais, en effet, depuis les différents « lieux » d’où elle provient, permet de pousser un peu plus loin la compréhension de certains thèmes de la théologie chrétienne. Elle contribue à les dégager des cloisons de l’ontothéologie qui les enserrent et, les plaçant de ce fait sur un horizon plus vaste, les rendent aptes à exprimer, d’une manière qu’on espère nouvelle, les nombreuses potentialités qu’ils recèlent encore.

2. Vers une conception non-dualiste de la spiritualité

Un autre point important sur lequel il faut attirer l’attention, lorsqu’il est question d’un dialogue Japon-Occident, est que des conceptions du monde et de l’historicité passablement divergentes y sont présupposées. L’apport des philosophes japonais à la théologie chrétienne est fondamentalement d’inciter celle-ci à réviser sa forte connotation métaphysique et ontothéologique. Autrement dit, la théologie tirerait avantage à se laisser inspirer d’une conception du monde fondée non plus sur les oppositions tranchées habituelles en métaphysique (comme celles du sujet et de l’objet, de l’esprit et du corps, de l’au-delà et de l’ici-bas), mais sur une philosophie de la relation mettant en présence de manière harmonieuse les différents ensembles relationnels (dont le monde humain et le monde divin) sans plus les opposer de manière irréconciliable et sans non plus les fondre dans une totalité anonyme et destructrice pour le monde humain.

La vision du monde véhiculée par la théologie chrétienne est encore en grande partie celle du dualisme au-delà/ici-bas dénoncé par Derrida et Foucault, entre autres. Elle prend trop souvent appui sur une imagerie spatiale suggérant que lorsque Dieu fait irruption dans le monde au moyen de son « autocommunication » (révélation) et de son « devenir humain » (incarnation), il le fait à partir d’un au-delà du futur et du monde. Il est vrai qu’un théologien comme Karl Rahner, modéré à cet égard, présente parfois Dieu comme le dynamisme interne du monde, tout en attirant avec raison l’attention sur le fait que tenter de découvrir au sein même du monde le « lieu » de la rencontre avec Dieu risque de conduire à une forme de panthéisme et de faire du divin une représentation construite à partir des éléments de ce monde. Cela dit, même chez Rahner, le Dieu qui se communique à l’être humain est, la plupart du temps, conçu — sauf dans ses développements christologiques et ses écrits d’ordre plus spirituel — dès le point de départ comme un être radicalement éloigné du monde. Plus encore, il semble devoir venir vers l’humain exclusivement à partir de l’extérieur et d’un point atemporel. Dans le rapport aux philosophes japonais, l’enjeu principal sera donc d’aborder ces derniers en essayant de s’extraire d’une conception dualiste du monde inapte à concevoir l’advenance de Dieu autrement qu’à partir d’un au-delà du monde et en s’efforçant de démontrer que Dieu est intrinsèquement relié au devenir du monde sans toutefois se confondre avec lui.

En ce qui concerne le caractère ontothéologique de la conception occidentale de Dieu, il apparaît sous l’éclairage de la philosophie japonaise comme une construction de la théologie chrétienne difficilement justifiable. En concevant Dieu comme l’« Être suprême » — citations bibliques à l’appui et sans nécessairement se questionner au sujet de toutes les implications des présupposés ontologiques adoptés —, celle-ci s’empêcha de penser de manière suffisamment féconde et crédible les rapports entre Dieu et le monde des étants. Il lui manqua une perspective plus englobante que l’ontothéologie et échappant à ses contraintes. On vérifiera dans ce numéro si et comment les notions originales (néant absolu, vacuité) des philosophes japonais, proposées en vue de fonder une nouvelle philosophie première, sont aptes à jouer ce rôle.

À leur lecture, le problème demeure, ici comme ailleurs, celui de nos schèmes interprétatifs occidentaux. S’il s’avérait que les notions japonaises permettent en définitive de dépasser l’ontothéologie, il faudra demeurer très attentif à ne pas reproduire le même schème de pensée qui a conduit la théologie dogmatique à accorder à Dieu le statut d’Être suprême. Autrement dit, il faudra résister au réflexe qui consisterait à mettre en scène une nouvelle entité dont la suprématie ontologique dépasserait, au niveau de l’essence, celle de Dieu lui-même. En effet, le néant absolu ou la vacuité ne sont pas autant de nouveaux dieux à poser en remplacement du dieu judéo-chrétien. Comme on le constatera, ces notions asiatiques ne désignent pas des étants, et surtout pas des étants suprêmes. Elles visent avant tout à mettre l’accent sur les modalités de relation, de négation et d’autonégation qui marquent tout le domaine de l’être. Autrement dit, elles permettent de rendre compte de tous les types de relations entre les étants, en l’occurrence la relation entre l’humain et Dieu.

Disons-le sans détour : la conception du monde qui sous-tend en général la théologie occidentale et commande le dualisme au-delà/ici-bas, de même que la notion d’Être suprême, sont l’une et l’autre foncièrement étrangères à l’horizon culturel et intellectuel des philosophes japonais. Jamais leurs structures de pensée ne furent conditionnées par de telles dichotomies et hiérarchisations. Ils n’en adoptèrent pas pour autant la position réductrice du panthéisme, percevant plutôt l’Univers comme un vaste tout organisé dont chaque partie est en relation avec les autres. Dans ce type de conception du monde, le rapport au divin ne saurait être articulé ni avec un « au-delà » du monde et de l’histoire (peu importe qu’il s’agisse de l’au-delà du passé ou de l’au-delà du futur), ni avec un « à côté » du monde (tel un courant parallèle à l’histoire et lui servant de nutriment), ni enfin avec un « en-deça » ou fondement du monde.

La raison pour laquelle la philosophie japonaise défie ces types de représentation est que tous sont extrinsèques par rapport au monde. Les seules représentations autorisées et toujours immédiatement dépassées sont, suivant les philosophes, celles d’un « intervalle », d’un « espace » ou d’un « lieu » relationnel prenant la forme d’un cercle ultra-englobant dans lequel se situent tous les types de relations, dont celle entre l’être humain et Dieu. Grâce à ce genre de conception, il devient possible de proposer un rapport entre Dieu et le monde qui échappe aux représentations spatiales dualistes susmentionnées, de même qu’à toute tentative de reprise panthéiste du divin.

Dans ces conditions, les rapports entre la philosophie japonaise et la théologie chrétienne reposent sur le présupposé méthodologique suivant qu’il faudra ne jamais perdre de vue : au risque de confondre ontologie (logique de l’être) et méontologie (logique du néant), Dieu et les notions de philosophie première proposées par les philosophes japonais ne peuvent en aucun cas être situés au même niveau. Et cela n’est pas une question de hiérarchie ou de gradation simplement quantitative. En effet, Dieu est un étant (l’Être absolu de l’ontothéologie), ce que le néant absolu n’est pas. Il est impossible, dans le cas de ce dernier, d’identifier une quelconque substance et, à la limite, de le déterminer. Tout ce qu’on peut en dire, sans en faire une représentation ontologisante, est qu’il est le lieu relationnel permettant tous les types de rapport, ce par quoi tout ce qui est peut être mis en relation. Par là est dépassée, dès le départ, la séparation dualiste entre Dieu et le monde.

Il importe toutefois de préciser qu’à la limite, Dieu lui-même a été appréhendé par certains philosophes japonais comme néant absolu, non pas parce qu’il partage avec ce dernier une communauté d’essence, mais parce qu’à travers son autocommunication absolue (le dogme chrétien de l’incarnation), il se vida absolument de lui-même. Telle est la teneur de la notion paulinienne de kénose, réinterprétée par Nishida et quelques autres philosophes en termes d’autonégation absolue (Tremblay 1996 ; 2007c, 51-86).

3. Le sujet « avec » Dieu

Pour l’ensemble des philosophes japonais du xxe siècle, notamment Nishida et Nishitani, l’approche de la religion consiste en une interrogation fortement existentielle à propos de la mort, du néant et de l’autonégation. Pareil point de départ ne réside donc manifestement pas dans un questionnement purement spéculatif ou encore dans un intérêt pour l’aspect simplement comparatif des religions qui traitent de ce genre de thèmes. Cette option pour l’expérience et le ressenti provient chez Nishitani de l’angoisse abyssale et profondément éprouvée devant la nihilité qui s’ouvrit sous ses pieds à certaines périodes de sa vie. Quant à Nishida, elle est issue de l’expérience répétée — à travers par exemple la mort prématurée et successive de plusieurs de ses enfants, ainsi qu’à travers les vicissitudes des guerres — de la « tristesse profonde de la vie ».

En ce qui concerne, par contre, le point d’aboutissement de la religion, Nishida et Nishitani en ont chacun une conception différente. Le premier, à travers l’expérience de la mort qui grève chaque moment et expérience de la vie humaine, aboutit à la relation à un Dieu personnel qui se donne par amour et autonégation à travers la kénose. En ce qui concerne Nishitani, le rapport entre Dieu et l’humain est plus diffus. Bien davantage influencé par le bouddhisme que Nishida, il insista sur le but ultime du dépassement de la nihilité, à savoir l’« autoéveil réel de la réalité ». Par cette expression, il entendit mettre l’accent sur une mise en présence du soi et des choses qui dépasse à la fois l’extériorité objective de celles-ci et l’intériorité subjective des actes du soi lui-même.

Comme Nishida avant lui, Nishitani reprit, à propos de la religion, sa préoccupation fondamentale d’un dépassement de la subjectivité des temps modernes, laquelle était basée sur un ego autocentré et considérant toutes choses, dont le divin lui-même, comme autant d’objets maîtrisables et classifiables à volonté. La perspective de Nishida et de Nishitani apparaît ainsi dans un horizon plus vaste que celui du simple sujet connaissant ; autrement dit, l’une de ses visées fut de dégager la philosophie d’une subjectivité autoréférentielle.

En réalité, le trait le plus saisissant de la philosophie japonaise en général et plus spécifiquement de son rapport à la théologie chrétienne réside précisément dans ce thème de la subjectivité et sa remise en question. Non pas que la subjectivité devrait disparaître sans retour et se fondre dans un grand tout indifférencié. Il n’est jamais question d’une telle conception réductrice chez les philosophes japonais du xxe siècle. Leur critique s’adresse plutôt à la différenciation radicale du sujet et de l’objet (ainsi que, par extension, de l’esprit et du corps) qui eut cours en Occident à partir de Descartes. Ce clivage conduisit à évacuer de la réalité humaine et mondaine la possibilité même d’une véritable rencontre avec le divin ou de l’expérience religieuse tout court.

Bref, Nishida et Nishitani s’élevèrent contre toute tentative d’objectivation du divin et de l’expérience religieuse. Face au réflexe très ancré consistant à vouloir agripper, de Dieu ou de toute expérience de type religieux, « quelque chose » de tangible sur lequel prendre appui et conforter son propre ego quant à sa perspicacité théologique ou son « avancement spirituel », les philosophes japonais opposèrent l’expérience de la mort, de l’autonégation, de la vacuité et du néant absolu, non pas encore une fois pour détruite la subjectivité, mais pour la reconduire graduellement à un niveau plus originaire. Ramenée à son « lieu » propre, elle peut enfin se dépasser elle-même, tout autant que ses habitudes d’objectivation et de maîtrise de ses divers « objets », entre autres spirituels ; elle peut se rendre apte à un nouveau type de rapport tant avec le divin qu’avec autrui et le monde de la réalité. En effet, la transformation de la subjectivité n’affecte pas que le rapport au divin. Du moment que l’être humain se décentre de soi et accepte la médiation de l’« autre » dans le processus d’autotransformation, tous les types de relations véritables qu’il est désormais habilité à entretenir se trouvent concernés.

Il appert ainsi que le rapport à Dieu ne dépend pas d’une attitude particulière de l’humain ou encore n’est pas réservé à quelques individus privilégiés. Il s’inscrit dans une préoccupation commune aux philosophes japonais, celle du rapport à l’autre sous toutes ses modalités. Dieu est l’autre absolu, comme l’est autrui et aussi tout ce avec quoi l’humain entre en contact dans sa vie quotidienne. Ce rapport à ce qui est absolument autre que soi requiert un détachement de soi (exprimé en termes d’autonégation), un respect et un amour de l’autre qui vont très loin et qui prennent des proportions radicales dans la relation à Dieu.

Cela dit, il est très important de faire remarquer que le rapport entre la sphère subjectivo-objective, d’une part, et celle de l’expérience, d’autre part, fut évalué de manière sensiblement différente suivant les philosophes. On constatera dans ce numéro que ceux qui subirent plus notablement que d’autres l’influence du bouddhisme et de ses différents courants, notamment Nishitani, Ueda et Abe, critiquèrent sans discontinuer la subjectivité des temps modernes pour ses insuffisances et ses excès ; ils mirent l’accent sur une existence et un rapport à l’absolu marqués surtout par la vacuité bouddhique.

Par rapport à cette conception, Nishida se révéla beaucoup plus nuancé. Toutes les dimensions de l’existence humaine furent comprises par lui comme des faits d’un même et unique soi, susceptible de s’exprimer à différents niveaux (sensitif, conceptuel, artistique, moral, esthétique, relationnel et religieux). Jamais Nishida ne tenta d’instaurer de hiérarchie entre ceux-ci. Il estimait plutôt, pour le cas qui nous occupe, que le rapport subjectivo-objectif marquant notre rapport quotidien aux choses et conditionnant tant le domaine de la pensée que celui des diverses sciences a son utilité dans sa sphère propre et ne peut être laissé de côté au profit de la seule recherche, inutile et vaine, d’une condition « spéciale » de la conscience. Par contre, insistait-il, la subjectivité centrée sur la présence à soi de l’ego et sur la maîtrise de ses objets de connaissance ne suffit pas, à elle seule, à rendre compte du tout de la réalité et des différentes expériences humaines, dont l’expérience religieuse.

4. La signification de la « philosophie japonaise »

Lorsqu’on parle de « philosophie japonaise », on pense immédiatement, suivant en cela la conception courante, au bouddhisme zen ou, dans une plus vaste étendue, à la pensée japonaise traditionnelle ayant précédé l’introduction de la philosophie occidentale au Japon à partir de la fin du xixe siècle. Or, pareille conception ne s’accorde que de loin avec la réalité de la pratique philosophique telle qu’on la trouve au Japon depuis la période en question. Cela ne signifie pas pour autant que le bouddhisme et la pensée traditionnelle n’eurent aucune influence sur la philosophie japonaise. De même qu’en Occident, des philosophes purent incorporer avec bonheur des problématiques théologiques à leurs réflexions, la plupart des philosophes japonais, certains plus que d’autres, firent état d’une influence du bouddhisme sur leur pensée (Franck 1991). Néanmoins, celle-ci ne saurait être réduite à une explication philosophique du bouddhisme zen. Elle n’est en rien une synthèse idéalisée de la philosophie occidentale et de quelque « sagesse orientale ». Présenter la philosophie japonaise du xxe siècle comme une version modernisée du bouddhisme risquerait d’occulter entièrement les enjeux précis soulevés par des philosophes qui ne se considéraient ni comme des penseurs bouddhistes ni exclusivement comme des philosophes asiatiques.

La philosophie japonaise n’est pas non plus la philosophie académique telle qu’elle est enseignée dans les universités au Japon et qui est limitée, sauf quelques rares exceptions, à une analyse et à une discussion des philosophes gréco-européens.

Une troisième conception de la philosophie japonaise, courante aujourd’hui surtout à l’Université de Kyōto, consiste à reconnaître que les méthodes propres à la philosophie sont originellement occidentales et partant, peuvent être utilisées pour tenter de découvrir s’il ne se trouverait pas dans la pensée japonaise traditionnelle précédant l’époque Meiji (1868-1912) des « éléments philosophiques », par exemple chez Kūkai (774-835) ou encore chez Dōgen (1200-1253) avec la question du temps. Selon cette conception, la philosophie occidentale sert de critère permettant de décider aux yeux des commentateurs soit japonais, soit occidentaux, ce qui est philosophique et ce qui ne l’est pas dans la pensée japonaise traditionnelle. Ceux-ci y prélèvent ce qui présente quelque ressemblance avec leurs propres concepts occidentaux et y recherchent surtout des discours présentant rigueur logique et volonté critique[2].

Malheureusement, pareil découpage a pu dans certains cas rendre inintelligible la cohérence interne de traditions autochtones. Le même problème se présenta en Chine. Comme ce fut le cas au Japon, c’est rétrospectivement que l’expression « philosophie chinoise » fut appliquée à la tradition chinoise. À partir du début du xxe siècle, les corpus confucéen, taoïste, bouddhique et néoconfucéen furent l’objet d’une reconstruction philosophique qui avait pour ambition de leur redonner vie et de les proposer comme des interlocuteurs susceptibles de rivaliser avec la philosophie occidentale. Pour la sinologie occidentale, la compréhension de la philosophie chinoise et son avenir dépendent encore aujourd’hui de l’identification de matériaux philosophiques européens dans l’histoire intellectuelle chinoise, de même que d’une interprétation nouvelle de ces matériaux. Cependant, le danger existe de fausser la philosophie chinoise, voire de la dénaturer par le biais de catégories philosophiques hétérogènes.

Dans le but de rendre pleinement justice à la philosophie originale développée au Japon à partir de la fin du xixe siècle (Allioux 1996a ; 1996b ; Piovesana 1997), la conception de la philosophie japonaise, telle qu’elle a été adoptée unanimement par les contributeurs de ce numéro, mais aussi par une grande partie des chercheurs dans ce domaine, désigne un courant philosophique souvent assimilé à l’« École de Kyōto » (dont il sera question dans la section suivante) bien qu’il le dépasse assez largement, et qui se développa à travers un dialogue constant, tant avec la philosophie occidentale qu’avec l’ensemble des sciences alors en pleine expansion en Europe. Celles-ci furent introduites au Japon à partir du début de l’ère Meiji alors que le pays, mettant un terme à une fermeture qui avait perduré plus de 200 ans, se rouvrait au monde extérieur. Tout ce qui provenait de l’Occident fut alors intégré au nouveau régime politique, social, culturel et spirituel du pays du Soleil levant.

Afin d’exprimer la science nouvelle qu’était alors, comme toutes ses homologues, la philosophie, Nishi Amane (1829-1897)[3] s’appliqua à introduire au Japon, au début des années 1870, le mot « philosophie ». Utilisant, ainsi qu’il était d’usage à cette époque, les ressources offertes par les caractères chinois et se conformant au niveau de la signification à l’étymologie grecque du mot (étude de la sagesse), il le traduisit par 哲学 (tetsugaku). Cet exemple témoigne de la grande fécondité de Nishi dans la création, en japonais, non seulement de termes philosophiques, mais aussi du vocabulaire nécessaire pour offrir une synthèse suffisamment systématique de la pensée européenne. Il traduisit aussi de très nombreux ouvrages de droit, de philosophie et de science politique (Havens 1970).

Avec le recul temporel, on court le risque de perdre de vue à quel point cet effort consistant à reprendre les thèmes et méthodes des sciences occidentales puis à les retransmettre dans la langue et la pensée japonaises était sans précédent et, partant, n’allait nullement de soi. Ressentant la difficulté de la tâche à accomplir, Nishi estimait que rien au Japon ni même en Chine ne pouvait se comparer à la science recouvrant le mot « philosophie[4] ».

Plusieurs Japonais virent dans cette affirmation de Nishi l’indice de l’absence pure et simple de philosophie dans leur tradition intellectuelle précédant l’Ouverture de Meiji de 1868. Cette tendance culmina dans l’exclamation célèbre de Nakae Chōmin (1847-1901) : « La philosophie n’existe pas au Japon ». Certains interprètes occidentaux, dont Beaufret (1983, 28-29), y virent la preuve que les Japonais eux-mêmes déniaient à leur propre tradition tout caractère philosophique et s’estimèrent justifiés d’affirmer que la philosophie européenne, caractérisée par sa force créatrice et théorique, ne peut trouver son égal dans la pensée japonaise traditionnelle.

Cette évaluation dépréciative de traditions autres qu’euroaméricaines eut son pendant en Chine également. Paradoxalement, l’Europe des Lumières et la France de Voltaire avaient tenu l’empire du Milieu pour le paradigme de la philosophie, nonobstant le fait que le type de philosophie né dans ce pays avait un caractère plus pratique que spéculatif. Au xviiie siècle, par exemple, le confucianisme était considéré, à travers les écrits des missionnaires, comme une philosophie. En définitive, l’intérêt porté par l’Europe à la Chine à cette époque était fondé sur ses apports philosophiques. Leibniz, pour ne citer que lui, ne faisait point mystère de son enthousiasme pour la philosophie chinoise.

La situation se modifia notablement à partir de Hegel. Selon son évaluation, la pensée philosophique orientale ne pouvait atteindre à la dignité philosophique et ne présentait, avec le domaine de la conceptualisation, qu’une lointaine approximation. Conséquemment, la pensée chinoise fut rejetée du domaine scientifique circonscrit en tant que philosophie. Par la même occasion, l’orientalisme se retrouva réduit, à partir du xixe siècle, à une science coloniale mise au service d’une politique impérialiste pour laquelle les traditions spirituelles et intellectuelles des pays susceptibles de colonisation ne pouvaient en aucune manière rivaliser avec les pensées philosophiques et religieuses des nations conquérantes. Poursuivant sur la même lancée, Husserl puis Heidegger s’appliquèrent, à tort ou à raison, à démontrer l’identité grecque de la philosophie. C’est pourquoi elle en est venue à se distinguer, depuis le xixe siècle, des sagesses orientales. Cette mentalité a toujours cours de nos jours avec encore une fois Beaufret qui affirmait, dans la lignée de ses propos sur le Japon, que la Chine donne à penser, mais ne philosophe pas.

Une telle problématique permet de constater que l’introduction de la philosophie occidentale au Japon participe d’un phénomène commun à l’Asie de l’Est. Un autre pionnier japonais s’étant attardé à définir cette discipline est Inoue Enryō (1858-1919). Il fut suivi par Inoue Tetsujirō (1855-1944) (Inoue 1897) qui, de façon très précise et logique, créa quantité de termes inusités à cette époque, comme 体験 (taiken, expérience), 心理学 (shinrigaku, psychologie), 論理学 (ronrigaku, logique), 倫理学 (rinrigaku, éthique). À la faveur de leur définition de la philosophie, ces esprits novateurs entendirent faire autre chose que simplement définir la philosophie et importer la pensée occidentale. Ils ouvrirent ostensiblement la voie à un vocabulaire philosophique nouveau et à la création d’une philosophie originale qui trouvera sa première et impressionnante expression avec Nishida.

On se fera une idée du vocabulaire philosophique japonais en consultant le glossaire français-japonais présenté à la fin de ce numéro. Même aujourd’hui, l’étude approfondie de ce vocabulaire requiert le recours non seulement aux dictionnaires japonais spécialisés de philosophie et de linguistique, mais aussi aux dictionnaires chinois correspondants, puisque c’est encore uniquement là que la signification de certaines combinaisons de caractères créées de toutes pièces par Nishida surtout, peut être retrouvée.

Par un effet de retour particulièrement intéressant, les termes de la philosophie et des sciences occidentales en général, créés par Nishi et ses deux successeurs à partir des caractères chinois, furent ensuite introduits progressivement en Chine par l’intermédiaire d’étudiants chinois venus nombreux étudier au Japon à partir du début du xxe siècle, avec pour intention avouée de découvrir les raisons des succès économiques et scientifiques de ce pays voisin. Ces créations linguistiques japonaises ouvrirent également la voie à une philosophie chinoise, elle aussi proprement moderne. En réalité, la « philosophie chinoise » fut « réinventée » par les Japonais en 1881 lorsqu’on proposa un « cours de philosophie chinoise » à l’Université de Tōkyō.

Cependant, c’est seulement à partir de la seconde moitié du xxe siècle que les Chinois eux-mêmes, et non plus simplement les sinologues occidentaux, entreprirent d’exposer la philosophie chinoise dans les catégories occidentales. Il va de soi qu’il ne s’agit plus là de la pensée traditionnelle chinoise. Cette entreprise proprement contemporaine en diffère par ses origines, son langage et son réalisme linguistique. Quand un lecteur chinois a accès à Hegel, par exemple, c’est à partir d’une traduction russe de ce philosophe, elle-même traduite en chinois à l’aide des créations linguistiques japonaises, lesquelles avaient été elles-mêmes tirées des caractères chinois. Ces centaines de termes passés du japonais au chinois et qui purent paraître étrangers, au début du processus de réappropriation, font maintenant partie de la langue chinoise courante. En réalité, non seulement le vocabulaire philosophique mais aussi celui des autres sciences sont récents en Chine et proviennent des créations japonaises.

Une situation similaire se retrouve en Corée et atteste du fait qu’une discussion à propos de la philosophie japonaise du xxe siècle ne peut être menée sans la prise en considération consciencieuse d’une situation linguistique propre à plusieurs pays asiatiques. À partir des années 1930, en effet, il se produisit en Corée un mouvement d’assimilation de la terminologie philosophique occidentale. Étant donné l’histoire d’occupation japonaise de ce pays et le fait que la langue de l’occupant y était déjà familière, c’est encore une fois par le biais du Japon et de ses créations linguistiques à partir des caractères chinois que les Coréens s’approprièrent la philosophie occidentale.

Les philosophes coréens tout autant que chinois se mirent à utiliser les importations linguistiques japonaises avec une facilité proprement déconcertante. En 1940, tous les termes philosophiques coréens, à quelques rares exceptions près, étaient des mots importés du Japon. Toutes les disciplines universitaires furent envahies par le nouveau vocabulaire japonais. Celui-ci passa dans la langue coréenne courante et est aujourd’hui utilisé dans la vie quotidienne[5]. Encore actuellement, il serait impossible d’écrire un article philosophique sans recourir à ce vocabulaire.

5. L’École de Kyōto

Faisant suite aux pionniers qui, comme Nishi, introduisirent au Japon la philosophie occidentale et s’occupèrent de créer en japonais le vocabulaire susceptible de traduire les sciences occidentales, apparut l’École de Kyōto. Celle-ci représente un tournant marquant dans l’histoire de la pensée japonaise, ainsi qu’un phénomène de grande importance sur la scène de la philosophie contemporaine[6].

Les trois membres principaux de l’École de Kyōto et qui en forment la première génération sont Nishida Kitarō (1870-1945), de même que ses deux disciples immédiats Tanabe Hajime (1885-1962) et Nishitani Keiji (1900-1990)[7]. Nishida est fortement représenté dans le présent numéro (par les articles d’Agustin Jacinto Zavala, de Marcello Ghilardi et de Jacynthe Tremblay). Cela n’est pas pour surprendre lorsqu’on constate qu’il fut le premier philosophe véritablement créateur au Japon, à un point tel qu’il est considéré comme le père de la philosophie japonaise du xxe siècle (Nishida 1970 ; 1973 ; 1987 ; 1990 ; 2003 ; Tremblay 2000 ; 2007a ; 2007b ; 2007c). Suivant l’appréciation de Nishitani, qui tient lui-même dans ce numéro une place fort appréciable, Nishida (et, avec lui, Henri Bergson en Occident) est le seul à s’être révélé capable, à son époque, d’orienter la philosophie dans une nouvelle direction.

L’imposant système philosophique de Nishida est désormais connu dans les milieux philosophiques occidentaux sous l’appellation « logique du lieu » (場所的論理, bashoteki ronri). Celle-ci constitue le coeur de la philosophie japonaise du xxe siècle. En effet, elle poussa la majorité des épigones de Nishida à mettre l’accent sur la question du « lieu », celui dans lequel se situe l’être humain, mais aussi celui de l’expérience religieuse. S’inspirant à divers titres de cette notion, tous furent entraînés à développer un type de philosophie centré sur le thème de la relation. Il s’agit là de l’un des apports majeurs de la pensée japonaise à la philosophie du xxe siècle. Ce numéro offre un accès direct à la manière dont Nishida articule « logique du lieu » et « conception religieuse du monde », au moyen d’une traduction réalisée par Tremblay.

Tanabe qui, pour des raisons circonstancielles, n’est pas représenté dans ce numéro, orienta sa pensée vers le thème de la dialectique, puis développa à partir de l’après-guerre une problématique centrée sur la notion de métanoétique (conversion) au sens religieux (Tanabe 1986).

En ce qui concerne Nishitani, il est incontestablement le disciple de Nishida le plus connu en Occident. Grâce à ses nombreux séjours à l’étranger et aux quelques traductions dont ses écrits principaux firent rapidement l’objet, il permit à la philosophie japonaise de commencer à prendre sa place sur la scène de la philosophie mondiale. La pensée de Nishitani est celle qui fut le plus notablement marquée par le bouddhisme zen, surtout en ce qui concerne la notion de « vacuité ». Il fut ramené constamment à celle-ci par le biais d’une critique du nihilisme, de même que par un dialogue avec Nietzsche, Heidegger, Kierkegaard et Eckhart (Nishitani 1990) — voir à ce sujet la contribution de Louis Roy, de même que la traduction réalisée par Sylvain Isaac. Dans le sillage de Nishida, il s’efforça lui aussi de proposer un nouveau type de logique mettant l’accent sur un réseau de relations pluridimensionnelles. L’ouvrage le plus connu de Nishitani s’intitule Qu’est-ce que la religion ? (Nishitani 1982), à l’analyse duquel Bernard Stevens et Vincent Giraud se sont tous deux appliqués. Le présent numéro offre également la traduction, établie par Stevens, du chapitre initial de ce même livre.

La seconde génération de l’École de Kyōto regroupe Takeuchi Yoshinori (1913-2003) (Takeuchi 1972 ; 1999), Tsujimura Kōichi (né en 1922) et Ueda Shizuteru (né en 1926). Ce dernier est connu surtout pour sa réinterprétation d’Eckhart (Ueda 1990 ; 1991), telle qu’exposée dans le présent numéro par Raquel Bouso et Giancarlo Vianello. En ce qui concerne la troisième génération, elle est centrée surtout sur une réappropriation de la philosophie de Nishida. Elle comprend Ōhashi Ryōsuke (né en 1944) (Ōhashi 1981 ; 1984), Matsumaru Hisao (né en 1945) (Matsumaru 1988) et Fujita Masakatsu (né en 1949) (Fujita 1995).

La pensée d’Abe Masao (1915-2006) est également représentée dans ce numéro grâce à un article de John P. Keenan. Abe ne fit pas à proprement parler partie de l’École de Kyōto, bien qu’après des études de droit, il eût étudié avec Tanabe et Nishitani notamment. Il est connu notablement pour avoir promu le dialogue interreligieux entre le bouddhisme et le christianisme (Abe 1985 ; 1997 ; 2003). Comme Nishitani et avant eux le spécialiste du bouddhisme Suzuki Daisetsu Teitarō (1870-1966) (Suzuki 1988 ; 1995), il contribua à introduire en Occident le bouddhisme et la philosophie de l’École de Kyōto. De nombreux autres philosophes gravitèrent autour de cette école, dont les plus connus sont Kuki Shūzō (1888-1941) (Kuki 1966 ; 2004) et Watsuji Tetsurō (1889-1960) (Watsuji 1996 ; 2011). Il n’y a toutefois pas lieu de fournir ici le détail de leur pensée puisqu’ils ne sont pas représentés dans ce numéro[8].

Le trait commun caractérisant tous ces philosophes, qu’ils fassent partie de l’École de Kyōto ou non, est qu’ils se sentirent tenus d’étudier sérieusement la philosophie en provenance de l’Occident, caractérisée par ses interrogations radicales, son exigence de systématisation et de logique, ainsi que par sa revendication d’universalité. Mus par une sorte de désir d’incorporation totale tirant son origine du rapport ancien à civilisation chinoise (cette attitude a encore cours aujourd’hui à propos d’autres pans culturels de l’Occident), il n’est pas de philosophe ou de courant philosophique important qu’ils n’analysèrent minutieusement.

Cela dit, quelle contribution à une création philosophique japonaise originale fut apportée par cette activité philosophique assidue ? Comme le fit remarquer Heidegger lui-même, il est avéré que les philosophes japonais du siècle dernier ne partageaient pas culturellement les origines grecques de la philosophie. Mais dans la mesure où tous cherchèrent à s’introduire graduellement dans le forum d’une philosophie en voie de se mondialiser, il était très important pour eux d’apporter leur propre contribution à une possibilité de « philosopher autrement » qui ne soit pas un simple mimétisme de la philosophie gréco-européenne. C’est ce qui se produisit effectivement durant la première moitié du xxe siècle avec l’École de Kyōto, au moment de l’assimilation très rapide des sciences occidentales.

À l’examen attentif des écrits des philosophes japonais, on remarque immédiatement l’effort inlassable avec lequel ils reprirent et réorganisèrent les analyses et les argumentations de la philosophie occidentale, démontrant par la même occasion qu’ils n’ignoraient rien des outils conceptuels de cette discipline nouvelle. Malgré la distance géographique les séparant de l’Occident, ils se tinrent très au fait des problématiques et des enjeux qui étaient au centre des préoccupations de leurs homologues occidentaux. C’est pourquoi leurs différentes réflexions se présentent comme un dialogue constant avec eux[9].

Il faut souligner ici un fait important. Alors que la manière dont les philosophes japonais approchèrent la philosophie occidentale est très approfondie et synthétique, leurs références explicites à leur propre tradition intellectuelle et spirituelle, quoique pénétrantes, sont beaucoup moins présentes dans leurs argumentations. La raison en est la suivante : bien que ne partageant pas le lieu d’origine de la philosophie occidentale, ils eurent la prétention de renouveler cette dernière et, remontant à son fond impensé, de proposer une « autre » philosophie première. Pour ce faire, leur propre héritage intellectuel et spirituel se révéla utile, dans une mesure plus ou moins grande suivant les philosophes, mais ne prédomina pas toujours[10].

Par ailleurs, la présence de ces apports asiatiques n’implique pas qu’il faudrait insister de manière particulière sur le caractère proprement « japonais » d’une philosophie du néant par rapport à la philosophie occidentale de l’Être, par exemple. Au risque de devenir une sorte de formule passepartout ou encore un point d’aboutissement ultime oblitérant les différents ordres de la réalité, la notion de néant, chère à Nishida, ou celle de vacuité sur laquelle se fonda Nishitani ne doivent pas être prises séparément du caractère propre de l’acte contemporain de philosopher au Japon. L’important étant pour leurs lecteurs de suivre le déroulement des divers procédés épistémologiques et méthodologiques suscités par une démarche plus « méontologique » qu’ontologique. L’originalité des philosophes japonais réside non pas dans un « résultat » que serait l’établissement de l’idée de néant absolu ou de celle de vacuité, mais dans une « manière » de philosopher inspirée d’une philosophie première autre que celle de l’être.

On constatera, tout au long de ce numéro, que cette manière inédite de philosopher se vérifie également dans l’usage que les penseurs japonais firent de la théologie chrétienne, par exemple les répercussions de l’option pour une philosophie du néant plutôt que pour l’ontothéologie qui marqua la tradition religieuse occidentale.

6. Un paradigme théologique en formation

Les auteurs qui ont accepté de participer à ce numéro comptent parmi les plus grands spécialistes occidentaux de la philosophie japonaise contemporaine. Leurs diverses nationalités sont aussi représentatives de l’intérêt qui est porté à ce type de philosophie à travers le monde[11]. La seule limitation à une participation encore plus étendue a été la capacité peu répandue d’aborder ce type de philosophie du point de vue de la théologie proprement dite.

Les contributeurs de ce numéro sont aussi représentatifs de plusieurs manières d’aborder la philosophie japonaise. Nominalement, les uns sont des théologiens de formation, tandis que les autres sont des philosophes. Il s’agit évidemment là d’accentuations, car face aux enjeux et défis qui leur sont présentés par le type de pensée en question, tous pratiquent l’interdisciplinarité dans une plus ou moins grande mesure.

Leurs articles ont été classés par ordre chronologique d’entrée en scène des philosophes japonais. C’est l’ordonnancement qui paraissait le plus adéquat, car au vu de la très grande diversité des problématiques abordées par ces derniers, un classement thématique aurait été malaisé à établir. Cet ordre s’applique non seulement d’un philosophe à un autre, mais au sein des contributions concernant chacun d’entre eux.

En tant qu’initiateur d’une philosophie proprement japonaise, Nishida occupe comme il se doit la place initiale. La section qui lui est consacrée comporte trois articles, de même que la traduction française du principal essai de Nishida à propos de la religion. Ces contributions forment un groupe complet en ceci qu’elles permettent de couvrir la question de la religion dans l’ensemble des périodes de la philosophie de Nishida.

Depuis une perspective proprement philosophique et s’appuyant sur sa connaissance magistrale de la philosophie de Nishida, Agustin Jacinto Zavala part des considérations de cet auteur concernant le rapport entre bouddhisme et christianisme, puis établit clairement avec lui de quelles tâches doit désormais s’acquitter la théologie contemporaine. Son article de fond très complet, qui s’attarde aux premières années de Nishida (1901-1914), constitue donc un précieux apport qui permet de mieux comprendre les propos du philosophe présentés dans les autres contributions de la même section. On constatera donc que, dès le début de sa carrière, Nishida eut pour intention avérée de répondre aux quatre défis posés à la théologie par la modernité, à savoir : la révolution kantienne en épistémologie, la théorie darwinienne du développement des facultés humaines, l’histoire comparative des religions, de même que la critique textuelle des Écritures. On constatera qu’il releva magnifiquement le gant.

Une démarche comparative, qui sera aussi celle de Giraud, a été adoptée par Marcello Ghilardi, spécialiste des philosophies chinoise et japonaise. Comparant Eckhart et Nishida, l’auteur ne s’appuie pas sur les quelques références que le second fit au premier. Il attire plutôt l’attention sur le fait que la relation entre le nommé et l’innommable, entre le visible et l’invisible requiert un rapport circonspect au langage. Or, tant Ekchart que Nishida répondirent à cette exigence en mettant l’accent sur le thème de l’image et sur le rapport qu’elle entretient avec ce qui se situe au-delà du langage. Par « image », il s’agit d’exprimer « en figure » la vérité, l’absolu de Dieu ou de l’abîme constituant le fond des choses visibles et invisibles. Cette démarche ne consiste pas à parler de Dieu, mais à parler à Dieu, à travers la descente vertigineuse dans les profondeurs de son propre soi.

Les deux contributions suivantes, signées par Jacynthe Tremblay, consistent en un article concernant le dernier essai complet de Nishida intitulé « Logique du lieu et conception religieuse du monde » (1945), de même qu’en une traduction de ce dernier. Le travail de Tremblay, qui possède une double formation en philosophie de la religion et en philosophie japonaise contemporaine, forme le pendant de celui de Jacinto Zavala sur la question de la religion chez Nishida. Elle s’efforce de commenter cet important essai, non pas du point de vue des rapports entre le bouddhisme et le christianisme, comme cela a déjà été fait plusieurs fois jusqu’à ce jour, mais en respectant l’intention de Nishida lui-même, à savoir essayer de construire une conception religieuse du monde à partir de sa propre logique du lieu et des thèmes qui lui sont reliés.

Parmi ceux-ci vient en première place la compréhension des rapports entre le soi véritable et le monde historique. Il découle d’une prise en compte radicale de ces rapports que la relation entre l’être humain et Dieu n’est autre que celle d’un humain né dans le monde historique et d’un Dieu se révélant depuis la profondeur de l’histoire. Conformément à ce présupposé, une conception religieuse du monde, telle que l’entend Nishida, ne consiste pas à interpréter le monde de manière religieuse à partir d’un construit théologique déjà fixé, mais plutôt à mettre en évidence le genre de conception religieuse qui se dégage d’elle-même d’un monde entendu comme « lieu » de tout ce qui est, y compris du soi, et comme lieu même de l’autonégation et de la révélation de Dieu.

Dans cette section sur Nishida, le nouveau paradigme théologique qu’il s’agissait de mettre à jour se vérifie à plusieurs niveaux. Les thèmes mis en lumière par les trois contributeurs sont autant de tâches assignées encore aujourd’hui à la théologie et peuvent contribuer de façon précieuse à la mise en place d’attitudes théologiques inédites. Remettant en question l’attention trop exclusive accordée à la transcendance absolue de Dieu, Nishida proposa une notion qui n’est pas étrangère à la théologie chrétienne, quoiqu’elle y soit peu usitée, celle de transcendance immanente. En d’autres termes, c’est le Dieu transcendant lui-même qui se rend immanent au monde historique et à l’être humain.

Nishida attira aussi l’attention sur le destinataire de la révélation divine, à savoir l’être humain dans ses aspects individuels et corporels. Sa prise au sérieux de l’historicité le poussa à relativiser toute tentative d’absolutisation du dogme et de l’Église institutionnelle pour mettre l’accent sur ce qui était pour lui essentiel. Autrement dit, l’expérience spirituelle ne doit pas être limitée au discours ; la formation d’une personnalité complète doit impliquer une constante et nécessaire déprise de soi-même. Cet aspect d’autonégation s’étend à tous les êtres, dont Dieu lui-même, et garantit la modalité relationnelle qui est commune à tous.

Cela dégagé, un nouveau rapport à Dieu peut être institué. Le paradigme métaphysique dominant dans le discours sur les rapports entre Dieu et l’être humain présuppose en général une hiérarchisation des vérités et une exclusion mutuelle des différents discours religieux. Pour lutter contre cette habitude de pensée, il est nécessaire de mettre l’accent sur une possibilité autre de mener un discours philosophique ou théologique. C’est à l’aide de cette posture différente qu’il sera possible de déconstruire les prétentions absolutistes et identitaires de la théologie, ainsi que de favoriser une transformation interculturelle de la philosophie et de la religion.

Dans la comparaison entre Nishida et Eckhart, par exemple, rien ne justifie une réduction de leurs perspectives respectives à un système indifférencié. Il s’agit plutôt de viser le fond qui leur est commun, en respectant leurs différences philosophiques et religieuses. Ce fond commun consiste précisément dans la descente progressive et autonégatrice dans les profondeurs du soi et dans le caractère indicible de l’altérité absolue qui est alors rencontrée dans un désert d’obscurité. Dieu peut être rencontré non pas dans un au-delà de l’humain et du monde, mais plutôt dans les profondeurs du soi, là où il se donne à la fois comme proximité absolue et comme distance absolue. En d’autres termes, Dieu est perçu comme une transcendance absolue, certes, mais immanente au soi et au monde, sans pourtant aller jusqu’à se confondre avec eux. Seul ce fond commun peut garantir à la fois la construction sans cesse renouvelée de la personnalité (à travers l’autonégation) et un rapport à Dieu authentique qui a soin de déconstruire à mesure toute tentative de dénomination et de saisie conceptuelle du divin.

Suivant l’ordre chronologique adopté, font suite à la section concernant Nishida trois articles consacrés à Nishitani, de même que la traduction de deux de ses essais. Le présent numéro n’était pas dédié aux rapports entre le bouddhisme et le christianisme. Cependant, le caractère éminemment religieux de la pensée de Nishitani a poussé Louis Roy, théologien de formation et bon connaisseur du bouddhisme activement engagé dans le dialogue interreligieux, à insister sur cet aspect. Son point de vue est représentatif de la démarche de bon nombre de théologiens qui, avant lui, se sont appuyés sur la littérature secondaire afin de mettre en relief les notions bouddhiques (le grand doute, la grande mort, la concentration, l’ego, le vrai soi, l’ipséité, la talité, le rien, la nihilité et la vacuité) sur lesquelles se fonda Nishitani et qu’il réinterpréta à travers un dialogue constant avec Eckhart, Nietzsche et Heidegger. Comme on le constatera également dans le cas de Keenan, Roy fait toutefois un pas supplémentaire par rapport à ses prédécesseurs en mettant la pensée de Nishitani plus explicitement en rapport avec des thèmes précis de la théologie (Dieu, la trinité, la kénose, le soi). Roy offre ainsi un article clair et synthétique dont le caractère personnel intéressera les lecteurs et orientera leur lecture.

Comme celle de Nishida, la pensée de Nishitani incite la théologie à s’efforcer d’adopter un discours autre que celui de la métaphysique, c’est-à-dire une perspective centrée sur l’inconnaissance par-delà toute représentation, sur le vide et la négation, lesquels thèmes sont loin d’être étrangers à la tradition théologique. D’une manière semblable à celle de Bernard Lonergan, Nishitani insista aussi sur le fait que l’expérience spirituelle risque d’être laissée pour compte lorsqu’on aborde la réalité uniquement par le biais du discours et d’une absolutisation de celui-ci. C’est pourquoi il le remit radicalement en question. Cet aspect expérientiel, voire pathique ou fortement éprouvé, de l’ensemble des attitudes déployées par l’humain dans son rapport à Dieu, est un thème récurrent chez tous les philosophes japonais. Un autre constat important auquel conduit l’examen de la pensée de Nishitani est que les théologiens actuels gagneraient à réintroduire dans leurs développements théologiques la méditation, thème qui imprégnait déjà la patristique et la théologie médiévale.

Traduit par Sylvain Isaac, spécialiste de Nishitani, « Le Zarathoustra de Nietzsche » (1938) témoigne de l’intérêt ininterrompu que ce philosophe voua à Nietzsche et à la question du nihilisme. Encore ici, c’est Eckhart qui a la faveur du dialogue et, par ricochet, Augustin et Thomas d’Aquin. S’efforçant de s’inscrire dans un horizon radicalement différent de celui de la métaphysique occidentale et de la priorité — injustifiable aux yeux de Nishitani — accordée par celle-ci à la subjectivité, le successeur de Nishida se donna pour tâche de dégager l’inspiration fondamentale commune à Nietzsche et à Eckhart, à savoir l’approfondissement du mouvement dialectique de la vie, c’est-à-dire celui de l’affirmation de l’être humain par l’intermédiaire de sa propre négation.

La théologie d’aujourd’hui doit composer avec une situation de crise intellectuelle et spirituelle qui marqua également Eckhart et Nietzsche, chacun à sa propre époque. Il fait partie de ses tâches actuelles de surmonter à nouveaux frais l’antagonisme entre la foi et le savoir. Pour ce faire, la théologie pourra tirer profit des méditations nishitaniennes à propos du néant, de la vacuité et de la désubstantialisation de l’ego.

À ce type de tâche mise en lumière par Nishitani, Bernard Stevens, un spécialiste de l’École de Kyōto ayant beaucoup oeuvré à sa diffusion dans la francophonie, apporte une double contribution : la traduction du chapitre premier du chef-d’oeuvre de Nishitani, Qu’est-ce que la religion, ainsi qu’un commentaire, centré sur le mal et le péché, de ce jalon important de l’histoire intellectuelle contemporaine. Nishitani estimait que le nihilisme ne pouvait être dépassé qu’au moyen des notions bouddhiques de vacuité et de néant. Dans un effort en vue d’instaurer une nouvelle philosophie de la religion, il examina le statut de la pensée et du mode d’être religieux à son époque. Stevens montre de manière claire qu’en accordant aux notions de mal et de péché un rôle précis et déterminant, Nishitani se révéla apte à analyser à nouveaux frais plusieurs notions de la théologie protestante et catholique, par exemple : le Dieu personnel (par rapport à la vacuité, et en lien avec le rapport entre kénose et non-ego), l’histoire du salut (par rapport à l’éternité bouddhique qu’est le kalpa) et l’amour (par rapport à la compassion, karuna).

Parmi les contributeurs de la section consacrée à Nishitani se trouve également Vincent Giraud, spécialiste d’Augustin, qui s’est essayé à une lecture des thèses de Nishitani à la lumière du schème quaestio-conversio-confessio. Il remarque dans l’orientation religieuse de la philosophie nishitanienne des similarités avec la conjonction, présente dans Les Confessions, de la philosophie et de la quête religieuse. Bien que la quaestio (moment où l’ego devient pour lui-même une question devant son instabilité et son impuissance), la conversio (vigoureux retournement intérieur par lequel le soi éveillé se mesure à son ascendance divine) et la confesssio (rapport renouvelé avec le réel) ne soient pas énoncées comme telles dans Qu’est-ce que la religion, elles peuvent y être retracées. À travers une interprétation très personnelle, Giraud parvient à montrer que, sous l’inspiration probable d’Augustin, Nishitani modifia le sens de la terminologie bouddhique afin d’insister sur une approche nouvelle de la réalité et de l’être humain.

Il se dégage de cet ensemble de contributions sur Nishitani une différence importante — évoquée plus haut dans la troisième section — entre ce dernier et Nishida. Alors que chez le premier, le soi véritable est impersonnel, le second insista sans discontinuer sur l’individualité et la personnalité inaliénables du soi, même et surtout dans ses aspects religieux. La religion implique en effet pour Nishida un lien avec un Dieu personnel ou un Bouddha compatissant. Pour Nishitani, en revanche, la religion ne consiste pas dans la relation à un dieu, mais dans la réalité comme Proche absolu, qu’il est possible d’atteindre en abolissant les limites de l’existence subjective. Il s’agit pour le soi d’opérer un décentrement radical. Il réalise alors un autoéveil qui est le plan propre de la vacuité. Malgré cette différence entre les deux philosophes, il demeure que tous deux mirent l’accent sur l’importance de la conversion et de l’expérience dans tout discours religieux signifiant.

De tous les successeurs de Nishida et de Nishitani, deux des collaborateurs de ce numéro ont retenu Ueda, et pour cause. Dès ses études doctorales (terminées en 1965), ce philosophe fut fasciné par la position centrale occupée par Eckhart dans la pensée occidentale et s’efforça de le réinterpréter en utilisant la conceptualité du bouddhisme zen. Par rapport aux commentateurs occidentaux d’Eckhart, parfois empêtrés dans des méthodes d’analyse contraires et un système conceptuel usé, Ueda contribua à fournir à la pensée d’Eckhart une nouvelle signification à l’époque actuelle.

Giancarlo Vianello, chercheur italien dans le domaine de la philosophie japonaise, examine la portée de cette contribution de Ueda en faisant porter l’attention notamment sur les thèmes eckhartiens du détachement, de Dieu comme Abgrund et « sans pourquoi », et de la naissance de Dieu dans l’âme. Son article sera utile aux lecteurs non habitués aux thèmes nécessaires à la compréhension de la perspective de Ueda, à savoir : l’histoire de l’être et du nihilisme dans la pensée occidentale, les solutions proposées par l’École de Kyōto pour faire face à la modernité européenne et aux impasses d’une philosophie de l’être, ainsi que le néoplatonisme.

La seconde contribution concernant Ueda est celle de Raquel Bouso, spécialiste catalane de Nishitani. Elle examine de quelle manière Eckhart s’efforça de conjuguer l’exercice de la vertu morale et l’union mystique. À la suite d’Eckhart, Ueda insista sur les avantages de l’action (notamment l’activité missionnaire) par rapport à la contemplation. Il prétendit toutefois dépasser son mentor en démontrant que, dans la mesure où l’apophatisme eckhartien réfère en définitive toujours au divin, la négation prônée par le zen est encore plus radicale puisqu’elle remet en question l’être même de Dieu. Bouso conclut de son analyse que la démarche spirituelle, tant pour Eckhart que pour son interprète, conduit à une nouvelle manière d’être et d’agir dans le monde. En effet, la personne qui a fait l’expérience du néant ou de la vacuité ne recherche plus de justifications, car elle a découvert la raison d’être de son existence.

S’inscrivant lui aussi dans la perspective des potentialités de certains thèmes bouddhiques pour une compréhension renouvelée de courants souvent marginaux ou simplement oubliés de la théologie chrétienne, Keenan propose en fin de numéro un article à propos d’Abe, auteur presque inconnu du lectorat francophone. Celui-ci fut l’un des rares pratiquants du bouddhisme à bien connaître la philosophie et la théologie occidentales, et à pouvoir en discuter en anglais. C’est pourquoi il réussit à s’introduire dans les meilleurs cercles théologiques et à offrir une perspective bouddhique. Il fut aussi fortement inspiré par la « logique du lieu » de Nishida. En général, c’est moins le bouddhisme mahāyāna dans sa version savante qui transparaît dans ses écrits que l’École de Kyōto et son intérêt pour la notion de néant absolu.

Adoptant à juste titre un ton critique, Keenan insiste sur le fait que, comme Nishida avant lui, Abe ne s’attarda à aucune exégèse des textes bouddhiques, mais rechercha plutôt dans ceux-ci des notions pouvant supporter ses propres idées et illustrer sa philosophie. Keenan s’efforce aussi de montrer sur quels thèmes précis Abe lui-même discuta avec les théologiens chrétiens. Sa contribution, tout comme celle de Roy, est celle d’une ouverture à un autre que soi qui, par effet de retour, a sur la théologie chrétienne un pouvoir de renouvellement et de transformation. Mais plus encore, elle est un rappel d’une tradition importante en théologie, celle de l’apophase, privilégiée surtout par Eckhart.

Terminons ce liminaire par une référence à Karl Rahner qui, à la même époque que ses pairs japonais, remettait en question la prétention universalisante de la connaissance :

On prétend que la connaissance est le moyen le plus sûr de pénétrer jusqu’au fond des choses, de les saisir et de les posséder ; et pourtant il me semble que notre savoir effleure à peine la superficie des êtres, qu’il ne pénètre pas jusqu’à mon coeur, jusqu’aux régions profondes de mon être, là où je suis véritablement moi-même. Toute connaissance que j’acquiers me semble être un simple soporifique, un nouveau remède contre l’ennui et le vide de mon coeur, alors que je suis avide de vraie vie, d’une réelle possession des choses ; la vie que je désire n’est pas celle qui s’exprime en idées et en paroles, mais celle qui contient la réalité pleine et entière et qui fait jaillir la vérité dans mon coeur, tel le doux murmure d’une mélodie enivrante.

Rahner 1966, 47-48

D’une manière similaire à Rahner, mais en utilisant une imagerie spatiale différente, les philosophes japonais du xxe siècle cherchèrent à mettre en relation le domaine de l’être avec ce qui l’englobe et qu’ils nommèrent « néant absolu », « vacuité », ou encore « nihilité ». Cet englobant ultime ne peut être assimilé à Dieu. Cependant, il sert à cerner un au-delà de la connaissance où l’être humain — dégagé des rets conceptuels qui échouent à engager une véritable relation avec le divin — peut, précisément, rencontrer Dieu. Bien qu’évoqué parfois par les philosophes japonais en langage mystique, ce domaine lui-même n’a rien de tel. Il s’agit en réalité du stade le plus proche, le plus évident et le plus immédiat. L’identification de ce « lieu » relationnel est la contribution la plus importante des philosophes japonais à un nouveau paradigme théologique.