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À la fin de l’Âge du Bronze, toute la Méditerranée orientale et le Levant connaissent des bouleversements qui affectent les échanges mais aussi la situation politique des régions concernées. Le pays de Canaan et Chypre sont tous deux touchés par ce phénomène. On y constate notamment la disparition de la forme étatique de l’organisation politique. Il importe donc de savoir quand l’État réapparaît dans ces régions et à la suite de quel processus, les deux questions étant bien sûr liées.

Pour le Levant, on sait que ce problème a suscité ces dernières années d’âpres débats pour ce qui concerne le royaume unifié, dont l’existence est contestée, et les États d’Israël et de Juda qui lui auraient succédé selon les écrits vétérotestamentaires. Celui qui, comme l’auteur de ces lignes, n’est pas spécialiste de ces régions doit se contenter de suivre le débat de l’extérieur, non sans noter que les tenants de la chronologie basse et donc de l’inexistence du royaume unifié ont marqué des points importants ces dernières années. Toutefois l’archéologue qui travaille sur Chypre à l’Âge du Fer est amené à s’occuper d’un problème identique : la date et les causes de l’apparition des cités-royaumes. Or il semble que, non seulement les deux processus peuvent s’éclairer l’un l’autre, mais encore, dans les deux cas, le débat se pose en termes similaires : deux hypothèses contradictoires s’opposent, qui s’appuient sur le même type de sources et le même genre d’arguments.

On sait que le royaume d’Alashiya disparaît dans la tourmente de la fin du Bronze Récent, vers 1200. D’autre part, une inscription de Sargon II datée de 707 nous apprend que l’île était alors subdivisée en plusieurs royaumes, ce que confirme le prisme d’Asarhaddon, daté de 673/672, qui nous donne le nom de dix rois et celui de leur cité. La question est donc : quand, entre le début du xiie et la fin du viiie s., les royaumes cypriotes connus à l’époque historique ont-ils émergé ? Jusque dans les années 1980, la thèse communément admise s’appuyait sur les légendes de fondation des cités cypriotes. Ces récits attribuent les fondations des différentes cités à des héros achéens de retour de Troie. Tout cela nous place donc peu après la « guerre de Troie », soit à la transition entre Âge du Bronze et Âge du Fer. Nul ne songeait alors à interroger ces récits et leur véracité, puisqu’ils semblaient rendre compte avec vraisemblance de la situation linguistique de l’île au début de la période historique, et de l’existence d’une majorité de cités-royaumes hellénophones. Cette belle unanimité allait cependant voler en éclat.

En 1987, il y a donc 25 ans exactement, David W. Rupp a publié un article intitulé « Vive le Roi : The Emergence of the State in Iron Age Cyprus » (Rupp 1987). Dans ce travail, il tente de montrer que les cités-royaumes cypriotes sont apparues pendant le viiie siècle, suite à la pression économique des Phéniciens et en suivant le modèle politique des cités phéniciennes. C’est ce que l’on peut appeler la « théorie phénicienne ». Négligeant les légendes de fondation tardives, son argumentation était fondée sur l’archéologie, essentiellement l’archéologie funéraire, en particulier sur les découvertes de la nécropole royale de Salamine. Il en concluait que cette dynastie salaminienne émergea vers le milieu du viiie s. et il en tirait des conclusions similaires pour l’ensemble de l’île.

Cette publication et d’autres qui ont suivi ont suscité de très vives réactions de la part des partisans de la « théorie achéenne[1] ». Mais ceux-ci ont dû assez rapidement abandonner leurs positions qu’ils croyaient fermes (Knapp 2008, 294) ; et peu nombreux sont ceux qui affirment encore l’existence d’un élément mycénien dans la royauté cypriote[2]. Constatant que la thèse achéenne n’était plus tenable, et procédant à un abandon progressif, quoique sans mea culpa[3], ils se sont retirés sur une position de repli ; celle-ci consiste à soutenir une continuité de civilisation entre l’Âge du Bronze et l’Âge du Fer en faisant des cités-royaumes historiques les héritières du royaume d’Alashiya et en proclamant le caractère fondamentalement local de la civilisation cypriote de l’Âge du Fer. C’est ce qu’on peut appeler la « théorie autochtone ».

Voyons l’image que les découvertes de ces vingt-cinq dernières années et les travaux archéologiques récents présentent de l’Âge du Fer à Chypre et comment ils éclairent le problème de l’apparition des royaumes. La question est bien sûr liée à l’existence ou non de ce qu’on a appelé en Grèce les Dark Ages. Chypre a-t-elle connu, comme l’Egée, des « Âges obscurs » et donc une disparition de l’État ?

Les tenants de la continuité étatique ont évidemment tendance à nier qu’il y ait eu déclin. À défaut de sources écrites, il faut examiner les sources archéologiques et déterminer quand les corrélats archéologiques de l’État apparaissent à Chypre. Quels sont-ils ?

[...] Un État pleinement constitué se caractérise par une société très bien stratifiée, une administration publique spécialisée, la maîtrise de l’écriture, une production industrielle organisée, la construction de monuments dans un but de propagande et de légitimation du pouvoir en place, et un système de gouvernement qui dépasse le cercle immédiat du gouvernant et de ses proches[4].

Selon Flannery, il faut que soient attestés un ou des palais, des tombes royales, une religion officielle avec des temples standardisés et des prêtres à plein temps, une hiérarchie sociale et une hiérarchie des établissements en au moins quatre niveaux (Flannery 1998, 54-55). Dans les deux définitions, mes italiques indiquent lesquels de ces critères sont observables par l’archéologie et permettent d’en établir la liste :

  • 1.1 Écriture

  • 1.2 Structures monumentales et/ou communautaires :

    • 1.2.1 Palais

    • 1.2.2 Temples civiques

    • 1.2.3 Tombes monumentales

    • 1.2.4 Murailles urbaines

    • 1.2.5 Structures communautaires

  • 1.3 Production industrielle organisée

    • 1.3.1 Mines

    • 1.3.2 Échanges

    • 1.3.3 Céramique, coroplastie

  • 1.4 Hiérarchie des agglomérations et démographie

Une remarque s’impose d’emblée : un seul des indices ne suffit pas à prouver l’existence de l’État ; c’est leur existence concomitante, en faisceau, qui passe pour un indice clair (Flannery 1998, 54). Il faut en bref appliquer la loi de Yoffee : « quand il y a État, les corrélats archéologiques sont assez évidents et donc, s’il y a doute, c’est qu’il n’y a pas État » (Yoffee 1993, 69)[5].

1. Les corrélats archéologiques de l’État au CG I/II et au CG III / CA I[6]

1.1. Écriture

L’utilisation de l’écriture est un des critères de l’État. Or l’écriture, qui est connue à l’Âge du Bronze sous la forme de tablettes en écriture cypro-minoenne, de bulles, etc., disparaît, pour réapparaître seulement au viie s.[7]. Certes elle se présente sous une forme dérivée du syllabaire de l’Âge du Bronze, ce qui laisse entendre que la tradition scripturaire a dû se conserver quelque part dans l’île (le sanctuaire de Paphos est sans doute le candidat le plus sérieux au titre de conservatoire). Mais, comme le dit Claude Baurain, « [...] le hasard des découvertes n’explique pas, à lui seul, la multiplication des documents syllabiques à partir du viie siècle [...] ».

1.2. Structures monumentales et/ou communautaires

De manière générale, on constate « The paucity of monumental structures from the twelve through the ninth c. [...] There appears to be a gap in evidence during the early Iron Age, particularly the tenth c. BC » (Smith 2009, 3).

1.2.1. Les palais

Je réserve le développement de ce point au cas d’Amathonte (voir ci-dessous).

1.2.2. Architecture religieuse monumentale

Un des principaux arguments des tenants de la théorie achéenne et de ceux de la théorie autochtone est la permanence d’occupation des grands temples et celle des cultes dans les deux sanctuaires de Paphos et de Kition. Les premiers ont longtemps affirmé que cette architecture de blocs (Ashlar building) avait été introduite dans l’île par les Grecs[8]. Mais on a fait observer que les parallèles de tels édifices en blocs monumentaux se trouvent en Anatolie et en Syrie, non pas en Egée[9]. Et l’on sait désormais que ces édifices ont été vraisemblablement construits au début du xiiie s. soit sous le royaume d’Alashiya, et sont donc du CR II et non du CR III (Drews 1993, 11 ; Na’aman 2005, 123). Devant l’évidence, les partisans de la continuité ont admis qu’ils remontaient avant la chute d’Alashiya, mais ont prétendu qu’ils auraient continué à être utilisés aux mêmes fins et au service de la même idéologie royale, ce qui est un postulat indémontrable, et très peu vraisemblable au demeurant, puisque l’on constate un arrêt de la construction de telles structures au début de l’Âge du Fer. Il est donc probable que les grands temples de Paphos et de Kition devaient être encore visibles (ce qui ne veut pas dire utilisés : Matthäus 2009, 168) dans le courant des xie et xe s., mais qu’ils connurent alors des changements majeurs dans leur affectation (Knapp 2008, 286). Le principal argument des tenants de la continuité politique est la permanence d’occupation de ces deux sites (Cannavo 2008, 40). Or la seconde n’implique, bien sûr, aucunement la première, comme le montrent en Grèce les cas d’Athènes, Thèbes, Argos, etc. Car il serait absurde de croire que Chypre a été brutalement vidée de ses habitants à la fin de l’Âge du Bronze ; malgré la baisse apparente de la démographie (voir 1.4.) pourquoi les communautés humaines du début de l’Âge du Fer se serait-elles interdit d’occuper partiellement des sites antérieurs ? On ne peut donc en tirer aucune conclusion sur la permanence d’une autorité économique et politique[10]. Même si elle reconnaît une continuité d’occupation entre 1000 et 850 à Kition (Smith 2009, 8, aussi 172, 189 et 192, contre Karageorghis), Smith affirme que les Phéniciens à Kition s’installèrent « where a non-state or merging hierarchical state was the basis on which the Phoenicians form the city » (Smith 2009, 77 ; voir Matthäus 2009, 168).

1.2.3. Architecture monumentale funéraire

Les premières tombes construites ne remontent pas au-delà de la fin du ixe (Amathonte : tombe NW 194) ou du milieu du viiie s. (Salamine : tombe I.1) ; et elles sont d’influence nord-syrienne (Christou 1996, 208-227) et/ou phénicienne (Matthäus 2002, 222-227 ; 2009, 171-172), comme l’ont montré Christou et Matthäus.

1.2.4. Architecture monumentale défensive

Les premières murailles urbaines apparaissent au plus tôt à la fin du viiie s.[11].

1.2.5. Structures communautaires : les sanctuaires civiques

La fondation d’un grand sanctuaire civique dans la ville-capitale, mais aussi — à l’instar de ce que François de Polignac a fait observer pour la Grèce — des sanctuaires de frontières, qui marquent désormais les limites des territoires politiques, tout cela constitue un symptôme décisif de l’apparition d’un État. Or, à Chypre, on observe que ce phénomène est concentré sur le viiie s.

Sanctuaires urbains ou suburbains

Les premiers grands sanctuaires poliades sont fondés au CG III : par exemple à Idalion (Iacovou 2005, 31), au grand sanctuaire d’Apollon Hylatès à Kourion, où le premier dépôt est de ca. 750 (Buitron-Oliver 1997, 32 ; 1999, 73-74 ; Iacovou 2005, 32 ; Fourrier 2007, 73). Sur les milliers de tessons qui furent découverts dans le grand sanctuaire d’Aphrodite à Amathonte, pas un seul n’est antérieur au milieu du viiie s. (Fourrier dans Fourrier et Hermary 2006, 9-10).

Sanctuaires ruraux et de frontière

Pour les sanctuaires ruraux et/ou de frontière, c’est aussi le viiie s. qui est déterminant (Iacovou 2005, 35 ; Fourrier 2007, passim ). C’est le cas à Tamassos (Given et Smith 2003, 276 ; voir aussi Given et Knapp 2003, 312-318 [spéc. 313]), à Marion, au sanctuaire de Peristeries[12], et à Myrtou-Pighades, entre Aghia Irini et Lapithos (Fourrier 2007, 92). Quand ils existent, les sanctuaires ruraux des CG I et CG II sont d’une grande pauvreté. Un exemple clair est celui d’Aghia Irini, qui, à l’époque historique, devait marquer la frontière entre les royaumes de Soloi et de Lapéthos (Sjöqvist 1933, 328 ; Gjerstad et al. 1935, 817-822 ; Fourrier 2007, 89).

Revivification de sanctuaires de l’Âge du Bronze

La récupération des vestiges du Bronze Récent par la polis naissante est un phénomène bien connu en Grèce. On observe à Chypre un phénomène analogue : la reconstruction du sanctuaire d’Idalion est du CG III (Gjerstad et al. 1935, 624 et 627-628 ; Hadjicosti 1997, 54) ; à Salamine, deux sanctuaires sont fondés à l’époque archaïque sur le site de l’Âge du Bronze d’Enkomi (Fourrier 2007, 27) ; à Maroni, un culte s’établit au viie s. sur les ruines de l’Ashlar Building (Fourrier 2007, 60). Quand les vestiges anciens font défaut, on utilise des objets : ainsi sous l’autel d’Apollon Hylatès à Kourion une cruche de l’Âge du Bronze a été ensevelie, qui provient sans doute d’une tombe voisine (Buitron-Oliver 1999, 73-74).

Cet accroissement spectaculaire du nombre de sanctuaires ruraux illustre l’implantation territoriale de nouveaux royaumes à partir du CG III[13]. « Une explication seulement démographique ne suffit pas à rendre compte de ce phénomène : les sanctuaires regroupant les communautés autour de cultes communs, jouent un rôle dans l’organisation politique et culturelle du territoire où ils servent de marqueurs et de relais » (Fourrier 2002, 137 ; voir aussi 2007, 121)[14].

1.3. Production industrielle organisée

1.3.1. Production minière

À l’Âge du Bronze, la production, la transformation et l’exportation du cuivre a fait la prospérité du royaume d’Alashiya, comme l’attestent de nombreux documents écrits. Même s’il est probable qu’elle se poursuivit aux xiie-xie s. sur un mode mineur, nous ne savons presque rien de l’exploitation du cuivre entre 1150-750 (Coldstream 1994, 145 ; Muhly 1996, 48), ce qui semble indiquer une chute drastique. En bien des endroits, la production s’interrompt même et ne reprend que dans le courant du ixe s. Par exemple, la région de Tamassos, centre minier important, n’est exploitée intensivement qu’à partir de l’époque archaïque (Given et Smith 2003, 276 ; Kourou 2003, 250).

1.3.2. Échanges extérieurs

Pendant tout le premier Âge du Fer, cette production cuprifère réduite n’est destinée qu’à un marché local (Matthäus 1998a, 83 ; 2001, 176 ; Given et Smith 2003, 273). En effet, toutes les observations montrent que l’exportation de cuivre semble s’interrompre ou du moins décroître fortement entre le xiie et le ixe s. De plus, même si les échanges ne s’interrompent pas totalement (Matthäus 1998b, 137), ils changent radicalement de nature à l’Âge du Fer (comme on le verra au point 2.). Les échanges de matières premières ne reprennent donc vraiment qu’au ixe et même au viiie s. (Crielaard 1998, 187 ; Matthäus 1998a, 80). Vers 800, on observe une seconde vague d’importations cypriotes vers la Crète, ce qui atteste de contacts renouvelés et intensifs (Matthäus 1998a, 80 ; 1998b, 142). Tout cela laisse penser que la pression économique des Phéniciens et la demande de minerai sont responsables de cette reprise des activités minières et de l’exportation du cuivre.

1.3.3. Apparition des styles céramiques et coroplastiques

De nombreux travaux ont montré que la différenciation de la production artisanale en styles propres est souvent le reflet d’une subdivision politique entre États distincts. Au xie s., à Chypre, les styles céramiques sont uniformes dans toute l’île « ce qui ne paraît pas indiquer la division de Chypre en royaumes séparés dès cette époque », dit A. Hermary (1998, 24 ; voir Iacovou 1994, 99). La production céramique ne se différencie en styles « politiques », c’est-à-dire propres à chacune des cités-royaumes qu’à partir du viiie s. (Alpe et al. 2007, 6).

Il en va de même de la production coroplastique qui connaît à partir du viiie s. un processus de différenciation en fonction de chacune des cités-royaumes, en particulier dans les sanctuaires de frontières destinés à marquer le territoire (Fourrier 2007, 107), ce qui trahit des « changements politiques fondamentaux à cette époque » (Hermary 2008, 242).

1.4. Hiérarchie des établissements et démographie

La fondation des villes-capitales est l’élément le plus clair du processus de hiérarchisation des sites. La plupart des capitales des royaumes historiques n’existent pas à l’Âge du Bronze. Les deux exceptions sont Paphos et Salamine, et peut-être Kition, où il semble y avoir continuité d’occupation ; toutefois le hiatus est grand entre l’établissement de l’Âge du Fer et celui qui l’a précédé, comme on l’a vu pour les grands sanctuaires monumentaux (Smith 2009, 8 ; voir aussi 172, 189, 192). L’abandon presque généralisé des sites anciens au début de l’Âge du Fer plaide éloquemment pour un changement des structures socio-politiques qui régnaient parmi les populations ainsi déplacées (voir Knapp 2008, 286). Ainsi, Marion (Childs 1997), Kourion (Buitron-Oliver 1997, 27 ; Iacovou 2005, 32), Idalion (Hadjicosti 1997, 53-54 ; Iacovou 2005, 31) et Amathonte (voir point 1.2.1.) ne deviennent des places centrales qu’à partir du viiie s. Conséquence de ces fondations urbaines, la hiérarchie des établissements au sein des cités-royaumes n’est également visible qu’à partir du viiie s. (Knapp et Given 2003, 316-318).

Par ailleurs, tous les auteurs s’accordent à admettre que Chypre connut à ce moment une forte croissance démographique (Fourrier 2002, 137 ; Iacovou 2005, 27). On en a des attestations très claires, grâce à des prospections à grande échelle, dans la région de Marion (Adovasio et al. 1975 ; Raber 1987) et dans la région de Palai-Paphos (Rupp 1987, 149). Cette situation, similaire donc à celle de la Grèce, pose des conditions démographiques favorables à une apparition de l’État. Mais revenons à notre point...

1.2.1. Les palais : le cas d’Amathonte

En dehors d’Amathonte, le plus ancien palais connu pour le ier millénaire ne remonte pas au-delà du vie s. (Hadji Abdullah-Paphos) [15]. Aucun sondage profond n’a été effectué pour déterminer la date de la première occupation des sites palatiaux découverts dans les capitales des royaumes (Idalion, Paphos, Soloi, Marion). À cet égard, les fouilles au palais d’Amathonte ont apporté des indications décisives. En 1997 fut ouvert un sondage dans l’angle sud-ouest d’une pièce où les sols des trois états successifs se trouvaient superposés. Plusieurs dizaines de tessons de céramique locale attribuables à des formes datables furent exhumés. Selon la typologie de Gjerstad, on peut dater ces céramiques de la fin du ixe s. Parallèlement des analyses de thermoluminescence indiquèrent une date au début du viiie s. Ainsi on peut dater le sol du premier palais d’Amathonte des environs de 800 AÈC. En 2006, dans des couches voisines, furent découverts quelques tessons de céramique eubéenne : des skyphoi à demi-cercles pendants, de la fin du ixe ou du début du viiie s., ainsi qu’une imitation de ces skyphoi. De telles céramiques n’étaient jusqu’à présent connues que dans les tombes. L’ensemble de ces trouvailles indiquent donc qu’il s’agit du palais d’époque géométrique (CG III) des rois amathousiens, en conséquence le plus ancien palais de l’Âge du Fer actuellement connu à Chypre.

Il est particulièrement important d’observer que cette datation pour le premier palais d’Amathonte constitue une indication chronologique essentielle pour l’apparition de la dynastie et donc du royaume. Aucun tesson datant d’avant les environs de 800 AÈC n’a encore été découvert ni sur l’acropole ni dans la ville basse[16]. Au grand Aphrodision, au sommet de la colline, les premiers artéfacts ne remontent pas au-delà du milieu du viiie s. (Fourrier et Hermary 2006, 9-10). Il n’y a donc aucune trace archéologique d’une ville-capitale du royaume amathousien avant cette époque — ni sanctuaire civique, ni palais royal, ni tombes monumentales — ce qui constitue une contradiction évidente de la légende de fondation de la ville qui attribue au mythique Kinyras, roi cypriote cité par Homère, la fondation de la ville à la suite de l’arrivée des Achéens (Théopompe J 115 F 103,3). De ces découvertes, il appert que le royaume d’Amathonte n’existe tout simplement pas avant la fin du ixe s.[17]. Or la région d’Amathonte est la région la plus évoluée de Chypre et la plus irriguée d’importations à l’Âge du Fer (Coldstream 1986, 325-327 ; 1988 ; 2000, 21-23 ; Smith 2008, 213 et n. 257). Il y a ainsi toutes chances qu’il n’ait pas existé d’autres royaumes à Chypre avant la fin du ixe s. Amathonte pourrait bien être le premier royaume cypriote ; est-ce un hasard s’il est voisin de la première implantation permanente des Phéniciens, Kition, qui est occupée à partir de la fin du ixe s. (Karageorghis 2005, 103 et Bikai dans Karageorghis 2005, 234-236)[18] ? Le rôle direct ou indirect des Phéniciens dans la fondation de la ville ne fait guère de doute[19].

On voit donc que les corrélats archéologiques de l’État font singulièrement défaut à Chypre avant la fin du ixe ou le début du viiie s. Mais quelle était alors la nature de l’organisation politique à Chypre au début de l’Âge du Fer ?

2. Nature de l’organisation politique aux CG I/II

Comme le faisait observer O’Brien (1996, 18 ; voir aussi Dunnel 1996, 29, n. 1), la pratique normale de l’archéologie est de définir des types d’organisation socio-politiques, et de les classer en catégories de valeur universelle : ce sont les bandes, tribus, chefferies et États, de la typologie de Service, ou les catégories plus générales, sociétés égalitaires, sociétés de rangs, sociétés stratifiées, de la typologie de Fried (voir Marcus et Feinman 1998, 15). Ce sont des catégories issues de l’anthropologie sociale, mais dont l’usage a prouvé son efficacité en archéologie[20]. Il n’existe aucune raison scientifique valable pour affirmer qu’une configuration politique supposément exceptionnelle permettrait à Chypre de l’Âge du Fer d’échapper à une telle tentative de classement[21].

Sans atteindre à la complexité du viiie s., la société cypriote présente des indices de différenciation sociale dès les xie et xe s.[22]. Ce sont ces evidences que les tenants de la continuité de l’État entre Âge du Bronze et Âge du Fer avancent à l’appui de leur thèse (comme Cannavo 2008, 42). L’archéologie funéraire atteste en effet d’une aisance considérable des couches dirigeantes, qui se manifeste par des funérailles aristocratiques individuelles, accompagnées d’objets précieux hérités, mais aussi de biens de luxe contemporains. Plusieurs tombes de Kaloriziki (tombes 39 et 40 : Buitron-Oliver 1997, 27-28 ; Knapp 2008, 290), de Salamine (tombe n° 1), de Skales (tombes 49, 58, 142 et 144 : Hadjisavvas 2000, 690-691), d’Amathonte (tombes 521, 523 : Karageorghis et Iacovou 1990, 98), de Lapithos (Kastros), comportent des objets de luxe similaires (Muhly 2003, 23). Qu’il soit bien clair cependant qu’aucune de ces tombes ne peut rivaliser avec la plus médiocre des tombes princières du viiie s., ni par l’architecture (aucune n’est construite), ni surtout par la richesse des offrandes ! En revanche, leurs offrandes funéraires évoquent des découvertes similaires à Lefkandi, à Tyrinthe (tombe n° 28) et à Cnossos (Muhly 2003, 23), en particulier des objets en bronze identiques qui résultent vraisemblablement d’échanges du type « gift exchange among elite » (Matthäus 2001, 177). On a montré ce que ces ensevelissements des xie et xe s. avaient en commun : presque toutes les inhumations de ces guerriers sont des crémations (incinérations en vase de bronze : Matthäus 1998a, 81-82) ; elles sont presque toujours accompagnées d’armes et de chevaux (Crielaard 1998, 187 ; voir aussi Muhly 2003, 25) ; et on y observe les mêmes types d’offrandes, notamment des trépieds et des objets importés, ainsi que le goût de l’Antique (Crielaard 1998, 187-190 ; Muhly 2003, 26 ; Mathhäus 2009, 147-149). On en conclut donc que ces familles aristocratiques de diverses sociétés de Méditerranée orientale et au-delà, non seulement échangeaient des objets et des coutumes funéraires, mais aussi partageaient les mêmes valeurs (Crielaard 1998, 187 ; Matthäus 2001, 176-177). Ces usages et ces valeurs sont ceux que décrivent les poèmes héroïques : c’est le monde d’Homère et celui de l’Odyssée, en particulier (Muhly 2003, p. 25)[23]. Or, en Grèce, ces trouvailles émanent de sociétés que personne n’oserait qualifier d’étatiques. En effet, nul ne songerait à qualifier d’État ou de polis la structure politique à la tête de laquelle évoluait le maître de Lefkandi[24], encore moins à faire de ce dernier l’équivalent d’un wanaka mycénien[25]. Grâce à ce type de découvertes, on sait désormais que les Dark Ages grecs ne furent pas si sombres (Muhly 2003, 23-24)[26], de sorte que cette image est désormais comparable à celle de Chypre à la même époque où les Dark Ages furent tout relatifs (Matthäus 1998a, 79 ; 2009, 146-151) — sans cependant que l’on puisse nier qu’il y ait eu déclin[27].

Selon les termes de Matthäus (1998a, 79-8), « le système culturel teinté de cosmopolitisme qui prévalait dans les cités cypriotes à la fin de l’Âge du Bronze fut remplacé par des unités locales plus petites, structurées en villages » (Matthäus 2001, 176 ; voir aussi 2009, 141). Pour Rupp, ces entités sont des chefferies (1988, 215 ; voir aussi Knapp 2008, 294) ; et de nombreux auteurs semblent lui emboîter le pas, même s’ils n’utilisent pas ce terme[28]. Or, malgré des critiques récentes qui lui reprochent essentiellement son caractère très général, le concept de « chefferie » a prouvé son efficacité herméneutique (Earle 1987 ; Feinman et Marcus 1998, 5-6). Dans ces chefferies, les objets de prestige sont un élément important pour le maintien de la hiérarchisation sociale par nature instable dans ces régimes (Earle 1987, 289-290). On a vu que, succédant à un système d’échanges qui portent sur des quantités importantes de matières premières au Bronze Récent, se met en place un système beaucoup plus modeste, qui a pour fonction essentielle d’assurer la circulation, entre des élites au pouvoir local, des biens de luxe manufacturés, des objets au répertoire très limité et qui servent de marqueur sociaux à ces élites (Mathhäus 1998a, 80-81). Ce sont ces objets que l’on retrouve surtout dans des contextes funéraires aristocratiques dans des régions aussi éloignées que l’Italie du Sud, la Sardaigne, l’Espagne méridionale, la Syrie du Nord, la Phrygie, la Crète, Chypre, la Grèce d’Europe, l’Ionie, l’Étrurie, la plaine du Pô, l’Égypte (Matthäus 2001). Ainsi les objets de prestige ou de luxe, fût-ce le sceptre de Kaloriziki, quelle qu’en soit la date[29], ne sont pas des indices de royauté. Prenant l’exemple de Lefkandi, qu’il compare explicitement avec Chypre, Muhly observe (2003, 25) : « This lack of any real state organization is exactly the 11th-10th century world of the warrior princes ».

La plupart de ces ensevelissements comportent des armes (Karageorghis 1963 et 1967). L’accent est clairement mis sur le caractère guerrier du défunt. C’est pourquoi certains auteurs parlent de warlords et de warrior princes[30], de « héros prédateurs » (Catling 1994, 137-138), de wandering heroes (Muhly 2003, 25), ou encore de wandering samuraï (Coldstream cité par Muhly 2003, 26). Or la brutalité des armes est souvent associée à la chefferie (Earle 1987, 293). Ce sont d’ailleurs ces conflits qui finissent par aboutir à la création d’entités politiques plus larges et moins instables, les États (Graves et Ladefoged 1995, 163).

Il apparaît donc que, en dépit des réticences des tenants de la continuité (voir supra note 20), le concept de « chefferie » est bien le plus adéquat pour caractériser la situation politique de Chypre au xie et xe s.[31].

De la même manière, notons que les tenants de la chronologie basse au Levant et les fossoyeurs de la monarchie unifiée font de David, tout au long de son existence, un simple chef de bande, un Apirou (Finkelstein 2003, 89-90, 95 et 101).

3. Chypre et le Levant

Ainsi, au sortir de l’Âge du Bronze, après les bouleversements qui secouèrent toute la Méditerranée orientale, la forme étatique de l’organisation politique disparut en maints endroits : Grèce, Chypre, Phénicie, Syrie du Nord (Ougarit), Anatolie, etc. La question est donc de savoir comment et d’où partit le renouveau. Il semblerait que l’État, sous la forme de ce que Renfrew appelle Early State Modul (Renfrew 2001, entre autres), se diffuse au Levant et en Méditerranée orientale sous la pression phénicienne. Mais le modèle phénicien d’où vient-il, puisque là aussi on constate la disparition de l’État (Boardman cité par Muhly 2003, 23) ? En fait, il semble que la Syrie du Nord intérieure constitua un conservatoire : la continuité de la royauté est, en effet, établie pour Carchémish et sans doute pour quelques autres cités de la région, dans ce que Meyer nomme la Kleinstaaterei (Mazzoni 2000 ; Hawkins 2009). Or des contacts assez soutenus ont eu lieu dès le ixe s. entre Chypre et la Syrie du Nord (Gjerstad 1948, 288 ; Hodos 1999 ; aussi Reyes 2001, 46-47, 123 ; Petit 2004 ; Matthäus 2009, 162).

Dans une série de travaux, Finkelstein a tenté de montrer que le royaume omride émerge autour de Samarie dans le deuxième quart du ixe s. et sans doute s’étend-il au nord jusqu’à Megiddo. Au sud, il se serait emparé par alliance de la région de Jérusalem jusque-là aux mains d’une chefferie, « la maison de David », mentionnée dans l’inscription de Tel Dan. Le royaume de Juda lui-même aurait donc été une création étatique sous influence omride (Finkelstein 2003, 95-101 ; 2008, 72-73, 113-114 et n. 32). De récentes analyses au C14 (Lehmann 2003, 120 ; Levy et Higham 2005, 65ss, 85, 294-301, 310), ainsi que l’étude d’autres types de matériel (Levy et Higham 2005, 319, 376, 400 ; voir aussi Wightman 1990 ; Knoppers 1997 ; Lipinski dans Lemaire et Halpern 2010, 260-263) ont globalement confirmé la chronologie basse, sur laquelle sont fondées les nouvelles interprétations. Les tentatives de conserver l’ancienne chronologie (« chronologie haute ») fondée sur les textes bibliques paraissent de plus en plus isolées (Dever 2005 ; Halpern 2005. Voir aussi Dever dans Lemaire et Halpern 2010, 517ss).

Or le parallélisme est étroit avec la situation observée à Chypre. L’apparition de l’État en Juda s’accompagne aussi de phénomènes observés dans l’île ou en Grèce, comme l’émergence de sanctuaires ruraux et/ou de frontière (Lehmann 2003, 122-123), une croissance démographique importante (Lehmann 2003, 123 ; Finkelstein et Silberman 2006, 54-55), et une hiérarchisation des établissements (Lehmann 2003, 159 et 164). Avant le viiie s., Juda ne présente aucun signe de construction monumentale, de production industrielle organisée, en particulier dans le domaine de la céramique, pas de hiérarchisation des sites et pas de peuplement suffisant pour fournir les ressources humaines à un royaume, tandis que sa capitale n’est qu’un bourg insignifiant (Finkelstein 2003, 82-83 ; 2008, 70-71 ; Ussishkin 2003, 114).

Selon les nouvelles théories, la diffusion du modèle phénicien, comme le souligne Lehmann (2003, 161), se fait aussi vers le sud et le sud-est (à partir de Tyr essentiellement), selon une séquence chronologique nord-sud : Aram à la fin du xe ou au début du ixe s., Israël dans le deuxième quart du ixe s. (Finkelstein 2008, 127-128)[32], Ammon et Moab au ixe s., Juda et Edom au viiie s. [33]. La datation basse au Levant permet donc de réconcilier cette chronologie avec celles des régions périphériques de l’Asie antérieure, de l’Anatolie (Finkelstein 1999, 33-39), mais aussi celle de Chypre.

Les deux situations, on le voit, présentent plusieurs points communs. En particulier, les défenseurs de la tradition textuelle, aussi bien à Chypre qu’au Levant[34], adoptent une attitude identique : leur principal argument est ce que j’appellerais l’« argumentum e silentio inversé ». Ils refusent l’argument fondé sur le silence des sources, position que l’on peut résumer en une formule : absence of evidence is not evidence of absence. On l’admettra volontiers. Mais là où se produit le glissement logique c’est lorsqu’ils retournent l’argument, en renvoyant à leurs adversaires l’obligation de la preuve. L’absence de preuve n’est certes pas preuve de l’absence, mais elle ne signifie pas pour autant preuve de la présence, ou probabilité de la présence.

D’ailleurs, dans cette formule souvent employée, toutes les « absences » ne se valent pas. Elles sont fonction de leur relation statistique à d’autres présences. Expliquons-nous en prenant un exemple : dans une couche stratigraphique, c’est le dernier artéfact en date qui fournit le terminus post quem pour l’établissement de la strate. Celui-ci peut donc s’être produit plus moins longtemps après la date de fabrication du dernier artéfact de la couche. Mais différentes situations peuvent se présenter : dans une couche qui comporterait trois tessons d’époques très éloignées, on ne peut assurer que la date de l’établissement de la couche est proche de celle du dernier artéfact ; en revanche, dans le cas où plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de tessons chronologiquement homogènes gisent dans cette couche, il y a de fortes chances pour que la couche ait été scellée peu après le bris des vases en question, c’est-à-dire peu après le terminus post quem. Or, dans le cas qui nous occupe, la présence d’un faisceau de corrélats archéologiques de l’État constitue un terminus ante quem pour son apparition, sachant que c’est leur présence conjointe qui constitue un indice clair. La même règle prévaut donc en la circonstance : si ces corrélats sont nombreux et synchroniques, il y a de fortes chances pour que l’État ait précédé de peu l’époque de leur apparition conjointe, cela en vertu de la loi de Yoffee : « Quand on peut se demander s’il y a État ou non, c’est qu’il n’y en a pas. ». La réfutation de l’argument du silence n’est donc pas recevable en la circonstance, vu l’extrême concentration, à Chypre comme en Juda, des corrélats archéologiques de l’État dans le courant du viiie s.

On voit que, autant que sur le sujet de l’apparition des États d’Israël et de Juda, les débats concernant la genèse des cités-royaumes cypriotes sont vifs. Dans les deux cas, une nouvelle théorie postule une apparition plus tardive que celle jusqu’alors admise, qui se fondait sur les textes bibliques (Samarie et Juda) ou sur les légendes de fondation (Chypre). Dans les deux cas, des considérations qui ne relèvent pas de préoccupations scientifiques interfèrent dans le débat[35]. Dans les deux cas, les rangs des adversaires de la nouvelle théorie comptent de plus en plus de déserteurs (Finkelstein 2005, 39 ; Piasetzki et Finkelstein 2005, 297 n. 3 ; voir aussi Sharon et al. 2005, 66), même si à Chypre la théorie autochtone put servir de position de repli (provisoire ?). Dans les deux cas cependant, et sans qu’ils se soient concertés, les archéologues spécialistes des deux régions aboutissent à des conclusions similaires quant à la date de l’apparition des États cypriotes et celle des deux royaumes levantins : ils auraient émergé aux ixe et viiie s., avec un léger retard pour Chypre. L’analyse permet d’interpréter les deux phénomènes comme la création de Secondary States, sous l’influence directe du modèle phénicien (Rupp 1987, 155-156 ; Knapp 2008, 372 ; Smith 2008, 253-254, 279).