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Il existe des groupes humains sédentaires, surtout en Europe et en Afrique du Nord, depuis 7 000 ans environ, soit depuis l’époque néolithique. Par ailleurs, des découvertes archéologiques faites en Jordanie et autour du lac de Tibériade semblent indiquer une date bien antérieure à celle-là, soit environ 20 000 ans av. J.-C. « Pendant la plus grande partie de leur histoire, les hommes sont nés dans de petites sociétés [...] où tout ce qu’ils mangeaient ou portaient, chaque outil qu’ils utilisaient et chacun de leurs lieux de culte était produit au sein du groupe » (Appiah 2006, xi). Les gens qu’ils croisaient durant une journée normale étaient les personnes qu’ils avaient fréquentées toute leur vie durant.

C’est dans un monde très peu éloigné de celui-là que ma grand-mère a vécu la première moitié de sa vie. Quiconque habite de nos jours une grande métropole rencontre en une journée ordinaire plus d’humains qu’un de nos ancêtres n’en apercevait pendant toute sa vie. Et la plupart de ces humains sont des inconnus.

C’est Kwame Appiah qui parle : « La gageure consiste donc à prendre les esprits et les coeurs que les millénaires passés à vivre au sein de petits groupes différents ont façonnés et à les doter des notions et des institutions qui nous permettront de vivre ensemble la tribu mondiale que nous formons désormais » (Appiah 2006, xiii).

À l’ère moderne, nombreux sont les gens qui vivent « en transit » : demandeurs d’asile, réfugiés, travailleurs migrants, dont bon nombre dans ce dernier cas font la navette entre des vies, des foyers, des langues, des contextes et des personnes différents. Des gens fuient la violence ou la discrimination, d’autres suivent leurs familles, peut-être établies dans un autre pays ; certains se déplacent pour aller étudier ou enseigner ; d’autres tentent d’échapper à la misère matérielle ou répondent à l’appel de pays cherchant une certaine main-d’oeuvre ou certaines qualifications.

Si nous ajoutons à cela les flux migratoires internes, l’exode rural et les déplacements des populations chassées par des conflits, nous constatons qu’une personne sur six sur Terre est en déplacement, soit un milliard de personnes environ. Le total des sommes qu’elles virent à leurs familles et à leurs collectivités d’origine équivaut à environ trois fois le volume de l’aide accordée aux pays en voie de développement à l’échelle planétaire.

Dans les pays hôtes, notamment dans ceux du Nord, dont le niveau de vie est élevé, les immigrants mettant le pied sur le rivage ou de l’autre côté de la frontière sont considérés comme des gens « à problème ». Les niveaux d’éducation différents ou inférieurs, les problèmes de langue, les distances perçues par rapport aux valeurs « chrétiennes » ou « éclairées » (qu’il s’agisse de l’amour du prochain ou de la liberté de parole), les coutumes et traditions étrangères, tous ces éléments sont des briques dans la construction de l’étranger « à problème ». Cette construction ne cible pas uniquement les immigrants arrivés de fraîche date dans des pays qui eux-mêmes sont en difficulté. Même dans les pays du globe dont les politiques en matière d’immigration, d’éducation et de bien-être collectif sont exemplaires, on assiste à des affrontements brutaux entre la police et des jeunes issus pratiquement de la troisième génération d’immigrants, comme ce fut le cas par exemple en Suède au printemps 2013. « La gageure consiste donc à prendre les esprits et les coeurs que les millénaires passés à vivre au sein de petits groupes différents ont façonnés et à les doter des notions et des institutions qui nous permettront de vivre ensemble la tribu mondiale que nous formons désormais » (Appiah 2006, xiii).

L’immigration et l’intégration sont associées à une foule de difficultés, allant de la pauvreté aux inégalités en passant par le manque de participation à l’État-nation comme cadre de référence, participation souhaitable non seulement afin de déployer une action politique et sociopolitique, mais aussi pour cristalliser l’identité, l’image de soi et la conception de soi.

Les hommes politiques agissent. Les ténors de la société civile agissent. Ils sont souvent mus par de bonnes intentions. Le plus fréquemment, ces bonnes intentions ne se traduisent pas en politiques et mesure viables. Nous disposons certes d’instruments éthiques nous permettant de juger les pratiques politiques ; le code des droits de la personne, avec son concept de dignité humaine, en est un exemple. En considérant toutefois les désastres que sont les taux de suicide dans les centres de « détention en attendant la déportation » de même que les querelles et négociations apparemment sans fin sur les accommodements rendus nécessaires dans la vie quotidienne avec le pluralisme religieux, nous ne pouvons que constater un échec.

Pourquoi est-ce que l’intégration — et on entend par là le fait de vivre dans des sociétés pluralistes, le plus souvent occidentales — connaît-elle tant d’échecs ? Il convient de distinguer ici les sociétés d’immigration, vivant souvent dans la nostalgie d’un passé homogène évanoui, et les sociétés multiculturelles de longue tradition ou aux antécédents multiculturels marqués. Je me concentrerai sur les premières. Cependant, nous pouvons encore apprendre beaucoup de choses des secondes, depuis la genèse des conflits jusqu’aux modes de réconciliation. Dans cet article, je braquerai les projecteurs sur deux éléments, en intercalant en cours d’exercice une réflexion sur la « culture » en tant qu’élément de la question de savoir pourquoi les tentatives d’intégration se soldent si souvent par des échecs.

1. Premier point d’intérêt : histoires et récits

Cela fait des temps immémoriaux que l’humain migre. Souvent contre son gré et sa dignité. Laissez-moi fournir un exemple. « Du jamais vu en Europe ! », titrait la Berliner National-Zeitung en octobre 1881 (Eißenberger 1996, 145ss, nous traduisons ; aussi Dreesbach 2005 et Lewerenzé 2007). Le journal ne faisait pas allusion à des animaux sauvages et exotiques, mais bien à des personnes encagées et exposées à la vue de tous, en plein zoo de Berlin. Dans l’article, il était question de membres de la nation kawésqare originaires de la Terre de Feu, la pointe la plus méridionale de l’Amérique du Sud. L’article indiquait même les heures d’ouverture et de service des repas aux captifs. De telles expositions se sont tenues jusque dans les années 30. À Berlin, elles attiraient les foules. Carl Hagenbeck, le plus important marchand d’animaux exotiques allemand de l’époque, faisait sa publicité en promettant des « jeunes hommes nus » et des « femmes à peine vêtues » (Leutemann 1887 ; Eißenberger 1996, 151, nous traduisons). À maintes reprises, la foule curieuse abattit la clôture entourant l’enclos (auparavant réservé aux autruches) dans lequel ces humains étaient gardés. Les Kawésqar ne servaient pas seulement à divertir le public ; ils étaient aussi objets d’étude scientifique, et ceci n’allait pas toujours sans heurt, comme l’écrit un des membres de l’Académie royale des sciences de Bavière : « Au-delà des problèmes de communication que nous avons avec eux, qui ne possèdent qu’une langue très imparfaite et méconnue, certains sujets, spécialement les femmes, ont une notion de la pudeur étonnante et tout à fait inconvenante » (Leutemann 1887, 50 ; Eißenberger 1996, 151, nous traduisons). Dix mois plus tard, tous les Kawésqar à l’exception de trois étaient morts, de tuberculose, de variole ou de maladies transmises sexuellement.

Voilà de l’Histoire à moitié oubliée, voilà des récits à moitié oubliés. Certains penseurs de l’époque postcoloniale tentent de les sauver de l’oubli. Cependant, ceux qui planifient et conçoivent les politiques et mesures d’intégration semblent être oublieux. Si nous ne récupérons pas ces récits et ne les méditons pas, nous sommes condamnés à répéter l’Histoire.

Les pays du Nord continuent d’ériger des clôtures. Et nous voyons, non seulement dans la culture populaire et dans la mode, mais aussi dans le discours politique et scientifique, des clôtures se faire abattre grâce à une certaine curiosité non dénuée de connotations sexuelles sous-jacentes, dans une étrange mixture de désir d’inclusion et volonté d’exclusion. Teju Cole, historien de l’art, photographe et écrivain américain (auteur du roman Open City, 2011) d’origine nigériane par son père, avait-il raison de parler du « complexe du sauveur blanc industrialisé » et de la bonté institutionnalisée comme un des secteurs économiques dont la croissance est la plus rapide, surtout auprès des célébrités qui adoptent des enfants africains ? On pense ici notamment à la chanteuse Madonna, qui non seulement élève trois enfants malawites, mais a aussi mis sur pied un organisme caritatif, « Raising Malawi » (Cole 2012) ? A-t-il raison lorsqu’il écrit fort à propos sur Twitter : « La banalité du mal se transmute en banalité de la sentimentalité » ? Le monde serait-il seulement un problème qui n’attendrait que d’être résolu par l’enthousiasme[1] » ? A-t-il raison lorsqu’il affirme, également sur Twitter : « Le Sauveur blanc industrialisé n’est pas d’abord préoccupé de justice. Il cherche surtout à se valoriser à travers de grandes émotions qui justifient ses privilèges[2] » ?

La critique de Cole renvoie à une infrastructure à la fois discursive et émotive, une infrastructure de cécité à l’égard de ce que nous pourrions appeler critique postcoloniale, et de surdité à l’endroit des récits formant l’Histoire. Bien que superficielle, voilà une réponse à la première question que je me posais de savoir pourquoi nos politiques d’intégration se soldent souvent par des échecs.

2. Intermède : qu’est-ce que la « culture » ?

Les politiques et mesures d’intégration visent souvent une zone décrite vaguement comme correspondant à un « problème interculturel ». On ne clarifie pas ici ni la question de savoir comment distinguer les problèmes « interculturels » des autres, ni celle de définir qui peut être considéré comme suffisamment étranger pour être rangé dans cette zone (immigrants de première, de deuxième ou de troisième génération ? Immigrants des pays plus « étrangers », ou « pires », ou tout simplement, immigrants de pays de plus pauvres que la Suisse par exemple). L’idée qui sous-tend cette pensée semble être celle d’une « culture » pareille à un élément chimique qui réagirait à proximité d’éléments semblables, souvent en créant une pression excessive.

Concevoir la « culture » en tant « nature » relève d’une certaine ironie. Devant cette situation, nous ne pouvons éviter de poser une question en apparence naïve : qu’est-ce que la « culture » ?

Le concept de « culture » est ambigu, car il renferme des distinctions problématiques, d’abord entre « culture noble » et « culture populaire », ensuite entre « nature » et « culture », enfin entre « culture » et « civilisation ». Cette ambiguïté ne peut être levée ni dissipée par le discours. Elle est une clef permettant d’interpréter la notion de « culture ». Cette idée recèle l’intégralité du phénomène qu’est la vie.

Le mot latin cultura renvoie en même temps à ce que le sujet fait, et à ce qu’il ne peut faire ou fabriquer : l’agriculture, la culture de la terre et son préalable nécessaire, le sol. Ce concept oscillant fonctionne aussi comme métaphore : pour Cicéron, la philosophie est une cultura animi (Tusculanes II,5, p. 163).

Le concept moderne de « culture » est issu du contact culturel : l’ère de l’imprimerie et la découverte, par l’Occident, de terres nouvelles ont rendu les comparaisons historiques et régionales entre humains et modes de vie humains aussi possibles que nécessaires. Avant les contacts entre les cultures, la « culture » ne connaissait pas sa propre « culture ». Ainsi, la « culture est une façon de se positionner face au problème de l’existence d’autres cultures » (Baecker 2000, 16s, nous traduisons).

L’ère moderne cartographie ainsi la « culture » en tant que concept comparatif. Cette démarche comparative pourrait déboucher sur la connaissance et la conscience du fait qu’un mode de vie n’est pas absolu, mais contingent ; cependant, historiquement, elle se transmute en concept normatif. Dans le contexte de l’évolution des États-nations occidentaux, notamment au xixe siècle, une culture donnée se voit attribuer un système normatif regroupant des façons de se comporter et de vivre. La leitkultur (culture dominante) d’une nation naît des constructions élaborées à partir de traits de caractère nationaux normatifs. « La nation est l’armement d’une culture, elle est au service de la distinction » (Baecker 2000, 68, nous traduisons). L’essence même du concept de « culture » est ici contaminée par la pensée coloniale. Le concept de « culture » est, selon l’analyse de Derrida, violent, car le langage que nous utilisons pour décrire les « cultures » permet de hiérarchiser les valeurs « culturelles » et d’attribuer des valeurs « supérieures » à notre propre culture (Derrida 1997).

Nous ne sommes pas dépourvus de solutions de rechange au concept de « culture » contaminé par la violence. Mais il demeure très vivant et entraîne différentes formes de fondamentalisme culturel.

3. Second point d’intérêt : « éducation interculturelle »

Le fondamentalisme culturel est particulièrement apparent et prévalent dans les sociétés où des personnes appartenant à des groupes ethniques différents, ayant des origines différentes et parlant des langues différentes partagent un même espace. Selon le fondamentalisme culturel, la « culture » serait liée aux origines ; les cultures seraient considérées comme homogènes ; les caractéristiques essentielles d’une personne s’expliqueraient par les traits culturels de son groupe culturel ; toutes les cultures se verraient attribuer certaines valeurs, souvent considérées comme ancrées dans des croyances religieuses, et les cultures seraient perçues comme immuables, ou du moins, modifiables seulement sur une période très prolongée.

Cette attitude débouche sur un durcissement des différences culturelles. Tapie derrière se cache une chose que les Occidentaux « éclairés » ont longtemps supposé morte, une chose qui ne meurt pas, un zombie, pâle et attirant dans la saga Twilight de mon pays (et d’autres pays). Et cette chose s’appelle le racisme.

Ici comme ailleurs, tel que l’observe Adorno (1973, 277), le noble mot de « culture » a remplacé celui de « race », maintenant honni. La race est maintenant transcodée en culture (Frederikson 2004). Partout en Europe, sur toile de fond d’attentats terroristes et devant un contingent relativement imposant d’immigrants d’origine turque, dits Gastarbeiter en allemand, soit littéralement travailleurs « invités », cette évolution est associée à une certaine perception de l’islam et des cultures islamiques. Elle évolue silencieusement en racisme déguisé en culture, culture elle-même déguisée en religion.

Qu’on me laisse reprendre une citation :

Nous cherchons toujours un exemple d’homme d’origine turque qui aurait fait preuve de talent. Parmi les centaines de milliers qui ont quitté leur pays vers d’autres terres, même si beaucoup ont accédé au bien-être matériel et à l’instruction, on n’en pourrait pas trouver un seul qui, soit en art ou en science, soit dans une autre discipline célèbre, ait produit quelque chose de grand. Parmi les Blancs, au contraire, il est constant que certains s’élèvent de la plus basse populace et acquièrent une certaine considération dans le monde. Si essentielle est la différence entre ces deux races humaines ! et elle semble aussi grande quant aux facultés de l’esprit que selon la couleur de la peau.

Ce ne sont pas là les propos d’un quelconque raciste ignoble. Mais à peu de chose près le discours que tenait Immanuel Kant, sur les traces de Hume, sur les « Nègres » dans ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime de 1764 (Kant 1974).

Nous pourrions peut-être fermer les yeux pour une fois. Tout le monde peut faire une erreur, même un génie n’ayant à peu près jamais quitté sa ville de Königsberg. Tout de même. Or, le concept de race a été engendré justement par l’époque et la famille de pensée nous ayant laissé en héritage l’universalisme et la justice, qui façonnent nos instruments moraux contemporains et dont nous avons besoin pour contrer le fondamentalisme culturel. Et cela n’est pas le fruit du hasard. Cette soif universelle de liberté, d’égalité et de fraternité « s’exprimait en fait à l’intérieur d’un univers très restreint : [...] L’égalité n’a été pensée comme telle qu’entre peuples présumés assez avancés pour avoir droit à cet égard. Si un individu ou un groupe échappait par définition au cercle des égaux, le traiter en inégal ne constituait pas une entorse à l’idéal politique » (Smith 2013). Cet univers restreint était rationnel. Rationnel selon les représentations propres au concept de raison, qui permet à la science de classer, de trier. Et aussi d’exclure. Et là, la société emboîte le pas à la science.

Ceux qui ont jeté un oeil critique sur l’ambivalence du soubassement philosophique des Lumières étaient eux-mêmes des migrants, des exilés qui durent « changer plus souvent de pays que de chaussures (“öfter als die Schuhe die Länder wechselnd”) » (Brecht 1988, 85-87, traduction R. Roy), pour reprendre la douloureuse formule de Bertolt Brecht. C’est en 1944 que Theodor Adorno et Max Horkheimer ont publié leurs premiers « fragments philosophiques » appelés Dialectique de la Raison. La « raison », affirmaient-ils, entendue dans le sens le plus large comme étant l’émancipation de la pensée, a toujours visé à libérer l’humain de ses craintes et à le poser en maître. « Pourtant, le monde, maîtrisé par l’émancipation de la raison, entièrement éclairé par la raison, rayonne effectivement, mais sous le signe d’un désastre triomphant » (Adorno et Horkheimer 1988, 7).

Le « désastre triomphant » n’est pas une aberration de la pensée occidentale fondée sur les Lumières, mais une de ses conséquences possibles, particulièrement là où les maîtres installés établissent des formes interreliées de domination : domination de la Nature, domination de la nature humaine et domination de certains humains sur d’autres.

En même temps, ceci n’équivaut pas à un désaveu des Lumières : « Nous n’avons pas le moindre doute, écrivent Adorno et Horkheimer — et c’est là notre pétition de principe —, que dans la société, la liberté est inséparable de la pensée éclairée. Nous croyons cependant que le concept même de cette pensée renferme déjà en germe la régression qu’on observe de nos jours partout. Si la raison ne se penche pas sur cette régression, elle scelle son propre sort » (Adorno et Horkheimer 1988, 3, traduit par Raymond Roy).

Un demi-siècle plus tard et, dans bien des domaines, un saut quantique plus tard, nous croisons des étrangers non seulement au zoo ou outre-mer, mais aussi dans notre propre pays. Lorsque, au zoo, nous voyons le complexe du sauveur blanc industrialisé remplacer l’enclos aux autruches, lorsque la jeunesse immigrante suédoise cède à la violence, lorsqu’en Allemagne, neuf personnes propriétaires ou employées de petites entreprises, des fleuristes ou des restaurateurs d’origine turque ou grecque, sont assassinés entre 2000 et 2009 pendant que la police, sur une fausse piste, fait enquête sur une filière étrangère au lieu de comprendre que ces meurtres sont motivés par la haine, lorsque chaque année, jusqu’à 2 000 personnes meurent en Méditerranée en tentant de gagner les côtes européennes, bref, lorsque tout cela se produit, il nous faut constater que le monde éclairé « rayonne, mais sous le signe d’un désastre triomphant ».

4. Pourquoi les politiques d’immigration se soldent-elles si souvent par des échecs ? Fragments de réponse

La question de savoir comment écarter ce « désastre triomphant » est d’ordre éthique. Les questions éthiques sont, pour reprendre les mots de Gernot Boehme, « des questions graves », des questions qui révèlent qui nous sommes (Boehme 1997).

À l’ère de la mondialisation, nous éprouvons l’urgent besoin de nouveaux concepts culturels non contaminés par la violence. La « culture » peut ainsi être considérée comme un système de symboles, comme un ensemble de pratiques à l’intérieur de ce système, qui le soutiennent et le modifient. Et elle peut aussi être vue comme une observation, une réflexion et une critique (éthique) de ces symboles et pratiques à l’intérieur d’un large éventail de symboles et pratiques. Ici, l’opposition binaire entre le Nous et l’Autre, entre le civilisé et le non-civilisé est béante. Cette constatation libère la réflexion, l’analyse et la critique éthiques de la pensée binaire et lui permet de délibérer sur les conditions préalables à une « bonne » société.

Qu’y a-t-il à faire ? Que pouvons-nous faire pour éviter l’échec des politiques d’immigration et d’intégration ? Pour répondre à ces questions, il convient d’examiner attentivement notre concept de « culture » et ses éventuels liens avec la violence.

Mes pensées préliminaires portent ainsi sur les politiques, les religions, les sociétés et les humanités :

La première pensée : les politiques d’immigration et d’intégration des pays du Nord doivent secouer leur amnésie historique. Les leçons tirées de la réflexion postcoloniale doivent pousser leurs racines jusque dans les pays dépourvus d’histoire coloniale.

La deuxième pensée : les religions ont différents devoirs, dont celui d’apprendre à se traduire dans des contextes religieux et non religieux diversifiés, celui d’apprendre à « parler » l’athéisme ou le bouddhisme, et enfin, celui d’élaborer des théologies de franchissement des frontières, de transgression et de transcendance. Le christianisme, avec son concept central de transgression, de passage du divin à l’humain, devrait en principe être bien outillé pour comprendre, accepter et célébrer le franchissement de frontières, la transgression, la transcendance, et bien pourvu aussi en instruments pour se méfier des frontières érigées dans le but d’assurer l’identité et la pureté.

La troisième pensée : les sociétés doivent penser et repenser leurs valeurs. « Ces gens-là, entendons-nous dire souvent, ne partagent tout simplement pas nos valeurs ». Mais le concept de « valeur » est difficile à cerner, il est enraciné dans l’économie, où tout ce qui est valable a un « prix ». Les valeurs sont des convictions morales souvent sans répercussions juridiques, mais riches d’expérience. Durkheim considérait les valeurs comme un ciment social ; Luhmann y voyait des instruments permettant la reconnaissance des attentes. Kwame Appiah, pour sa part, distingue valeurs « fines » et valeurs « épaisses ». On entend par valeurs « fines » les valeurs abstraites et largement universelles. Plus elles sont concrètes, plus elles sont « intégrées à la trame complexe de certains tissus sociaux » (Appiah 2006, 46). Ainsi, peu importe leur culture, les gens valorisent largement le courage. Cependant, la question de savoir ce qui est courageux et la façon d’être courageux (par opposition à téméraire, à déraisonnable ou tout simplement à farfelu) peut faire l’objet de divergences. Sur le plan sociopolitique, il convient d’être conscient des valeurs « fines » partagées. Cet appel à une prise de conscience des valeurs ne doit pas équivaloir à un alignement obligatoire des valeurs de « l’Autre » sur les « nôtres ». Il implique que nous devons pratiquer trois choses : une culture de l’échange, parce que si nous sommes en présence de valeurs fines partagées, nous sommes capables d’échanger sur la façon de les réaliser ; un langage servant à parler des valeurs qui ne soit exclusivement discursif, abstrait et théorique, mais fasse de la place aux histoires et aux récits ; une compréhension de la tolérance qui inclue le concept de l’intolérable. Ce concept d’intolérabilité doit être cerné clairement et viser des valeurs dites « fines ». La cohésion et la solidarité sociales ne sont possibles que si les biens, valeurs et droits fondamentaux sont reconnus, défendus contre les tentatives de les invalider, et placés au centre du discours et des pratiques publics afin de stimuler la réflexion et l’échange sur les différentes façons de les réaliser et de les actualiser.

La quatrième pensée tourne autour des humanités au sens le plus large du terme. Les théologiens, philosophes et autres penseurs ayant le privilège de réfléchir sur les choses doivent être bien conscients de ce qu’ils font : ils élaborent les concepts permettant d’appréhender le monde, façonnant ainsi nos instruments éthiques. Nous ne pouvons remonter au temps d’avant les Lumières, car nous avons appris à faire confiance à la Raison plutôt qu’à des autorités possédant le pouvoir, mais à peu près rien d’autre. Et nous ne pouvons non plus régresser à l’époque d’avant la reconnaissance de l’ambivalence des Lumières, car nous avons désappris à nous fier à une certaine Raison qui sert à ordonner le monde en classant, triant et excluant les choses.

Nous ne pouvons qu’aller de l’avant, recadrer la Raison en apprenant différents concepts dans différentes traditions, en découvrant à quel point les émotions peuvent être rationnelles et à quel point la raison peut être déraisonnable, en apprenant à éduquer nos émotions tout en raisonnant avec empathie, en apprenant à écouter les récits, les poèmes et les prières.