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Pour la philosophe écoféministe et antiraciste Rosi Braidotti, le défi de notre temps, du point de vue occidental, consiste à « libérer la différence de sa charge négative ». Comment vivre la différence autrement que par la constitution « d’autres » qui ne sont en fait pas seulement des « autres », mais qui sont implicitement caractérisés comme « moindres » ? Cette forme d’altérité qui nous traverse, à déconstruire et à défaire en soi, structure la philosophie occidentale et sa modernité. R. Braidotti l’énonce ainsi :

[...] le projet de la modernité adopte une approche de la subjectivité qui exclut plusieurs « jalons frontaliers », également connus comme étant des « autres constitutifs ». Les femmes, l’environnement naturel et l’autre ethnique sont les trois facettes reliées entre elles de la « différence » dans la modernité. [...] Elles relèvent d’une catégorie de dépréciation, d’un « autre » spéculaire qui peut seulement être perçu comme différent dans le sens « d’un moins que ».

Braidotti 2003, 33 ; voir aussi Braidotti 2013

Selon cette lecture féministe post-anthropologique, avec la « mort de l’homme » (Michel Foucault), s’effondre une vision de la « nature humaine » qui était accompagnée de catégories de la différence structurellement dévalorisées. Il s’agit de l’autre de la techno-science (la Terre, la nature), de l’autre sexuel de l’homme (la femme) et de l’autre de l’impérialisme euro-américain (les Premières Nations et les ‘autres’ ethnies par rapport à l’homme blanc).

Comment effectuer un changement de perspective ? Comment modifier ce pli très bien appris en soi, quelles que soient les positions que nous occupons ? Comment valoriser les « autres » produits spontanément comme « moindres » ? Comment le faire dans le contexte canadien et québécois en incluant les dimensions spirituelles, religieuses et théologiques ?

Une transformation de la structure d’altérité s’opère sous nos yeux. J’ai choisi d’analyser « comment ça se passe » sur le terrain. Comment se produit le changement matériellement ? Quelles principales stratégies mettent en oeuvre des personnes actrices de cette transformation qui vise à créer des relations nouvelles, des relations justes ? Il s’agit d’analyser leurs actions multiples pour créer une justice relationnelle et ce, au sein de leurs difficultés, des obstacles rencontrés ainsi que de leurs propres contradictions. Pour cela, je rendrai compte d’une recherche empirique dans le cadre de laquelle on a écouté les récits autobiographiques spirituels de femmes diverses, féministes et engagées dans des milieux de pluralité culturelle et religieuse, sous l’angle de la création de relations justes[1]. Avant d’aborder leurs récits, il importe de situer le contexte de la recherche sur les plans géopolitique, théorique et méthodologique.

1. Le contexte de la recherche

1.1 Le contexte géopolitique canadien

Les femmes engagées dans des groupes de la base féministes et antiracistes au Canada distinguent quatre groupes géopolitiques entre lesquels se jouent diverses relations inégalitaires et postcoloniales : les Autochtones, les personnes immigrantes, les Français et les Anglais.

En ce qui concerne les Autochtones, nous vivons un moment historique puisqu’une Commission vérité et réconciliation, mise sur pied par le gouvernement fédéral, tient présentement ses travaux. Elle vise entre autres à constituer une archive nationale des pensionnats indiens qui ont été obligatoires au Canada de 1920 à 1969. On peut à ce sujet référer à l’article de Gregory Baum dans le présent numéro de Théologiques. Comme allochtones informés, nous apprenons d’abord notre manque de connaissances au sujet des situations vécues par les Autochtones tandis que la majorité de la population canadienne et québécoise persiste dans l’ignorance de l’histoire des écoles résidentielles. Un racisme intense et profond envers les Autochtones marque la société canadienne, fondé sur une « ignorance sanctionnée » (Gayatri Spivak), c’est-à-dire une ignorance qui découle de structures institutionnelles (système d’éducation, de justice et autres).

Un problème central de la relation aux Autochtones, du point de vue de la population canadienne et québécoise, consiste à ramener leur différence au niveau multiculturel, sans prendre en compte la spécificité coloniale. On ne prend pas en compte la fracture historique vécue par les premiers habitants du territoire à qui on a retiré les terres. Ce trauma est complexe et ne se limite pas aux survivants et aux survivantes des écoles résidentielles. Y faire justice demanderait un questionnement poussé et des modifications considérables des structures de l’État, de ses lois et de ses politiques concernant les communautés autochtones. Le gouvernement, tout comme la population canadienne en général, ne semble pas prêt à de tels changements.

En ce qui concerne l’immigration, un rapport de Statistiques Canada, daté du 8 mai 2013, indique que le Canada est présentement le pays du G8 qui connait le taux le plus élevé d’immigration. En 2011, le Canada comptait 20,4 % — un cinquième de la population — de personnes immigrantes, définies comme des personnes nées à l'étranger. Le Québec, surtout Montréal, reçoit 20 % de l’immigration canadienne.

L’autocompréhension de soi moyenne des personnes canadiennes et québécoises est de se considérer comme ouvertes et accueillantes à l’immigration. Assez spontanément, on pense, on se dit à soi-même : « Je ne suis pas raciste ». Le problème en ce qui concerne l’immigration consiste en une auto-perception illusoire d’absence de racisme. Elle fonctionne comme un voile de la hiérarchie qui, dans les faits, structure les relations.

Ce fait se trouve rapidement confirmé par les interventions étudiantes dans la classe universitaire où l’on traite du sujet du racisme, par exemple, dans le cours que j’enseigne à l’Université de Montréal. Lors des premières rencontres, les membres de la classe expriment leur opinion dans les termes des chartes des droits. Les personnes se prononcent pour l’égalité et pour la justice, et contre toute forme de racisme et de discrimination. Cela va de soi et marque le rapport à soi. C’est cette position évidente qui voile le racisme effectif. Dans la salle de classe, ce n’est qu’après un travail d’analyse des pratiques effectives où l’on prend connaissance du racisme structurel et où l’on apprend que « l’égalité n’est pas déjà là » (Christine Delphy), que le discours des membres de la classe commence à changer. Désormais, il apparaît que nous appartenons ensemble à une même situation commune où nous nous trouvons en train de tenter de désapprendre le racisme qui nous traverse.

Au Canada et au Québec, une troisième relation postcoloniale se joue, celle entre les Français et les Anglais, que je ne fais que souligner ici. Un aspect des situations complexes qui la touche est la tendance à ramener l’un des peuples fondateurs du Canada, les Français, à une minorité parmi d’autres dans le Canada contemporain.

Enfin, en ce qui concerne le contexte, il importe de souligner que nous vivons dans une atmosphère que l’on peut qualifier de postféministe. Au Canada (et en Occident), on pense assez couramment que le féminisme est dépassé, que l’égalité entre les femmes et les hommes est déjà atteinte. Comme les participantes à notre recherche s’identifient comme féministes (et antiracistes), leurs pratiques comptent parmi celles alternatives de leur société et de leur culture.

1.2 Le contexte théorique : une théologie féministe interculturelle et multireligieuse

Sur le plan théorique, cette recherche se situe dans le domaine de la théologie féministe transnationale, interculturelle et mutireligieuse. Dans cette perspective, des théologiennes ancrent leur travail dans leur contexte local tout en reconnaissant les effets de la mondialisation. Elles comprennent la mondialisation comme l’état actuel de la colonisation perpétué dans le présent (McClintock Fulkerson et Briggs 2011, 2-3).

Cette théologie féministe est dite activiste. Elle vise un changement matériel (subjectif et corporel) pour créer la justice relationnelle. Elle adopte une perspective d’intersectionnalité des luttes contre les oppressions multiples et elle considère qu’on ne peut aborder les grands enjeux sans étudier la fonction de la religion (Jones 2011, 23). Les théologiennes emploient une image pour décrire cette théologie féministe transnationale et interculturelle, celle d’une « communauté imaginée » (Benedict Anderson, dans McClintock Fulkerson et Briggs 2011, 15). Il s’agit de la virtualité d’une communauté entre elles, qui travaillent dans des contextes divers sur des problématiques différentes, mais dans une perspective où l’on vise à construire une solidarité (une justice relationnelle) entre les auteures dans la diversité. La « communauté imaginée » honore l’immense variété de leurs localisations ainsi que la diversité des politiques et des théories adoptées.

Pour des théologiennes féministes nord-américaines (Keller 2004) dont je fais partie, l’approche féministe pose une question centrale et essentielle de l’humain, celle de la structure de l’altérité. Nous serions forgés/es par une politique humaine, injuste et sans fondement, qui a subordonné une moitié de l’humanité à l’autre. Cette relation de domination nous marque toutes et tous ; elle marque l’humanité dans son expérience de l’altérité. Comment nous défaire d’une structure relationnelle qui reproduit le Même, et qui s’entremêle aux relations racistes et à la domination de la Terre ? Comment aborder cette question féministe tout en maintenant l’intersectionnalité avec les autres problématiques qui combattent l’injustice ?

1.3 Le contexte méthodologique : écouter des récits autobiographiques spirituels

Il s’agit donc de présenter, sous l’angle précis de la création d’une justice relationnelle, les résultats d’une recherche terrain qui a consisté à colliger des récits autobiographiques spirituels de femmes féministes, à Montréal, par le moyen d’entrevues individuelles, qualitatives et semi-dirigées. Pour cette recherche, il était important que les participantes se situent dans des aires religieuses et spirituelles variées. À ce jour, l’équipe de recherche a analysé les récits de douze femmes, trois autochtones, trois chrétiennes, deux juives, trois musulmanes et une païenne. Ces appartenances demeurent relatives puisque certaines s’identifient à plus d’une tradition religieuse ou spirituelle et considèrent les frontières entre elles fluides.

En plus de la diversité religieuse et spirituelle, deux autres critères de recrutement ont prévalu. D’abord, que les participantes de la recherche se reconnaissent comme étant féministes au sens large du terme (tel un engagement pour le bien-être des femmes) et, ensuite, qu’elles aient été impliquées dans des pratiques interculturelles, interreligieuses ou interspirituelles et qu’elles considèrent ces interventions comme un élément central de leur autocompréhension spirituelle. Les participantes sont en majorité hautement scolarisées et se situent dans la classe moyenne. Cinq sont nées au Québec, une dans une autre province canadienne et six hors du Canada. L’équipe de recherche a mené onze entrevues en français et une en anglais. Dans ce qui suit, des prénoms fictifs les désignent afin de préserver leur anonymat.

La plupart des récits autobiographiques spirituels entendus dévoilent des pratiques alternatives : elles articulent délibérément des perspectives féministes et antiracistes et elles participent à un changement matériel/corporel en ce qui concerne les relations aux autres qui ne sont plus « moindres ». Cette modification du rapport aux autres passe par la vie spirituelle et interspirituelle. Rebecca dit qu’elle s’engage dans des rencontres interspirituelles « pour la réparation du monde ». Pour Amal, la rencontre interreligieuse est essentielle au développement de sa vie spirituelle. Katie, Habiba, Michelle, Kaitlyn, Judith se comprennent elles-mêmes, certaines depuis leur jeunesse, comme des artisanes de paix ou de guérison. Elles considèrent la pratique spirituelle ou religieuse et la création de la justice comme des domaines étroitement interreliés.

Les participantes racontent comment le changement en vue de créer la justice relationnelle passe par une transformation de soi, par un changement personnel, spirituel et corporel. Les femmes se placent ainsi délibérément dans des situations de désapprentissages et nouveaux apprentissages. Elles changent les relations en entrant matériellement en relation avec des personnes de diverses origines et spiritualités.

Dans cet article, il s’agit d’écouter les récits de ces femmes en ce qui concerne la construction de relations justes. Sur ce thème, après une analyse collective et approfondie des transcriptions des entrevues, l’équipe de recherche a retenu quatre stratégies racontées par les femmes : 1) la critique des hiérarchies pour instaurer l’égalité, 2) un désapprentissage de ses propres préjugés, 3) la construction d’une estime de soi qui intègre les histoires de souffrance de soi et des autres, et 4) la force transformatrice du groupe d’affinité. L’équipe de recherche a identifié ces stratégies comme étant transversales aux différents récits. Elle a opté également pour éviter l’écueil de la généralisation, car les modes d’être des femmes demeurent somme toute très singuliers et uniques à chacune. C’est pourquoi, dans la présentation qui suit, on réfère à quelques pratiques fortes pour chacune des quatre orientations.

2. Comment créer des relations justes ? Récits de féministes interspirituelles

2.1 La critique des hiérarchies pour instaurer l’égalité

Michelle est l’une des femmes qui se voit elle-même, depuis sa jeunesse, comme une « artisane de paix ». Elle se perçoit comme vivant dans « deux mondes » – ce sont ses mots – dans « deux logiques différentes », dans « deux modes de penser différents », qui s’opposent l’un à l’autre, l’un qu’elle refuse, mais qui est là tout autour de nous, que nous habitons, avec lequel elle a appris à négocier, et l’autre qu’elle cherche à vivre et à construire communautairement. Le premier mode de fonctionnement correspond à « un système hiérarchique », dans lequel des rôles prédéterminés sont assignés et où la différence se décline spontanément selon une échelle de supériorité et d’infériorité. Le deuxième est celui du « cercle de vie », un système égalitaire, où l’on vit positivement la diversité.

Le cercle de vie correspond à la vision du monde de Michelle, une vision qui est à la fois coutumière et spirituelle et qu’elle a apprise des aînées, car elle est Autochtone. Elle considère la diversité biologique et bioculturelle comme essentielle à la vie. Pour elle, « tout est en interrelation ». « L’échange énergétique », « l’échange de savoir-faire », « de connaissance » se font dans l’entre-deux, dans un mouvement perpétuel. Sans ces échanges, dit-elle, dans la nature comme dans la vie communautaire, c’est la mort. Sans l’espace de vie « de l’inter », c’est la mort.

Pour passer d’un monde à l’autre, d’une logique à l’autre, il y a un effort à faire, un travail sur soi à accomplir, un saut à effectuer, que la diversité aide à réaliser, selon Michelle. Ce passage consiste entre autres à passer de la méfiance à la confiance qui rend capable de raconter et d’écouter les récits de souffrance. Quand le passage se produit, les personnes naissent à elles-mêmes. Elles parlent en vérité, l’énergie circule, les échanges se produisent.

Tout comme Michelle, mais sous un angle différent, Chloé considère que les femmes vivent dans deux mondes, que deux forces en tension s’affrontent en elles. Une première force, celle assez courante dans laquelle nous vivons, génère des relations de contrôle entre les personnes. Il s’agit de la « structure aliénante » du patriarcat qui impose comment et quoi penser. Une deuxième force ouvre à un « espace intérieur » où s’exprime une créativité propre. Pour Chloé, les structures et, en particulier, celles patriarcales religieuses, font taire la voix des femmes et contrôlent leur être et leur corps. Pourtant, la vie spirituelle des femmes échappe à ce carcan. L’espace de l’inter (de la diversité, de l’interculturel, de l’interspirituel), cet espace « entre nous », devient une chance. Il ouvre une porte. II permet de se reposer par rapport à la structure aliénante, de passer de celle-ci à un espace libre intérieur. Chloé affirme son « parti-pris » pour « la libération des femmes » dans « leur dimension religieuse ». Elle parle à partir de son expérience de l’importance de construire ce qu’elle appelle un « territoire sacré » à l’intérieur de soi.

2.2 Un désapprentissage de ses préjugés

Une deuxième stratégie, exprimée par les participantes de la recherche, consiste à se placer délibérément dans des situations qui favorisent le désapprentissage des préjugés. Rebecca situe cet aspect au centre de la rencontre de l’autre. Le désapprentissage consiste en un processus de conscientisation, jamais terminé, selon le modèle des groupes de la base féministe, antiraciste et de libération.

Judith pratique ce qu’elle appelle des « dialogues difficiles ». Ils consistent à partir d’un « antagonisme » pour défaire les préjugés. Comme femme juive, elle a choisi de mener des dialogues avec des personnes palestiniennes et ce fut difficile, relate-t-elle, d’entendre les histoires de souffrance racontées par des personnes pour qui il était difficile de les raconter. À travers cette pratique, Judith a fait l’expérience de voir l’injustice faites aux personnes palestiniennes qu’elle ne percevait pas auparavant. Elle a à présent intégré cette nouvelle conscientisation.

Plusieurs participantes parlent de l’impact du 11 septembre 2001 sur les relations interculturelles et du défi commun, depuis lors, de travailler contre la peur que suscitent les personnes musulmanes qui s’en est suivie (Habiba, Rebecca, Yasmine).

Pour Dalal, le défi des personnes dans les groupes de dialogue interreligieux auxquels elle a participé à Montréal est de se défaire de leur filtre (culturel et subjectif). Elle dit : « Tu ne peux pas dialoguer avec moi ayant déjà tout un filtre que tu as posé ». Les femmes parlent diversement de ce travail sur soi qui consiste à se défaire « de ses propres barrières », dit Yasmine ; « des étiquettes », dit Mika ; d’apprendre à « faire le vide en soi », dit Chloé. La pratique qui consiste à travailler contre soi n’est pas si évidente. Elle semble faire partie de la vie quotidienne de ces femmes. Elle semble aussi constituer une condition de la construction de relations justes.

2.3 Construire une estime de soi qui intègre les histoires de souffrance

Dalal, une femme originaire du Maghreb, parle d’une « expérience extrêmement mitigée par rapport au dialogue » interreligieux à Montréal dans le contexte où des représentants des religions échangeaient de manière formelle assis autour d’une table. Ils parlaient d’idéal de paix et de justice tandis qu’ils reproduisaient dans le groupe des relations hiérarchiques par l’infériorisation de la parole des femmes et de celles des personnes des religions minoritaires. Dalal dit : « La première justice c’est de commencer déjà au sein du groupe de se regarder d’égal à égal ». Pour Judith, il importe d’être capable d’analyser les rapports de force dans le groupe interculturel et de pouvoir reconnaître l’abus, (une habileté que l’on n’a peut-être pas apprise dans l’éducation) et, s’il y a abus, dit-elle, il y a possibilité de se retirer.

Le troisième thème retenu est celui de la construction d’une estime de soi qui intègre les histoires de souffrance. Pour Katie, une femme chrétienne et autochtone, les exclusions sont souvent dues au manque d’estime de soi. Les femmes autochtones, avec lesquelles elle travaille, partent d’une situation de non-respect d’elles-mêmes, elles font l’expérience de multiples abus et dépendances. Le premier pas de la création de la justice relationnelle consiste à naître à une estime de soi.

Selon Kaitlyn, les récits des femmes détiennent un pouvoir guérisseur. La souffrance commune est une des bases de la rencontre. Chloé conçoit l’espace spirituel intérieur comme le lieu de l’estime de soi. Elle dit qu’elle a appris à vivre avec sa souffrance par l’ouverture de cet espace intérieur. Cela l’a rendue capable d’entendre la souffrance des autres en demeurant dans une paix intérieure. Lorsque l’on se situe devant l’autre qui souffre, comment ne pas fuir la situation ? Comment continuer d’écouter l’autre tout en demeurant soi-même reliée à sa propre histoire de souffrance ? Pour Chloé, il est essentiel de pouvoir répondre à ces questions si l’on veut honorer la singularité de l’autre au-delà des stéréotypes.

2.4 Se former à partir de la force transformatrice du groupe d’affinité

Les participantes de la recherche ont choisi de s’engager dans des pratiques interculturelles, interreligieuses et interspirituelles comme lieu de création de la paix et de relations justes. Ces pratiques font partie d’elles et surviennent dans leur quotidien, dans la relation avec les voisins, dans toutes circonstances de leur vie et, également, par leur participation active à divers groupes de rencontre ou de dialogue. Quelques-unes parlent de l’importance de prendre part à des groupes d’affinité tels des groupes composés de femmes, féministes et interspirituels, où les membres partagent les mêmes visées. Plusieurs participantes ont fait l’expérience que la connexion interculturelle s’établit plus facilement entre les femmes que dans des groupes mixtes.

Pour Rebecca, la participation à un groupe alternatif permet la création collective et cela a renforcé sa position minoritaire qu’elle assume désormais avec assurance. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de tensions dans le groupe d’affinité. Yasmine dit que « parfois, elle s[‘y] sentait giflée ». Rebecca souligne que, dans le groupe féministe et interspirituel, il est difficile aux femmes chrétiennes de voir leur position majoritaire et dominante. Chloé et Yasmine témoignent avoir construit leur spiritualité féministe dans le groupe d’affinité. De là, on peut comprendre l’importance pour les femmes de vivre l’expérience de groupes féministes et interreligieux ou interspirituels.

Conclusion

Au point de départ, j’ai souligné le contexte géopolitique canadien et québécois où perdure une « ignorance sanctionnée » (Gayatri Spivak) en ce qui concerne les Autochtones et où prévaut une auto-perception assez spontanée « je ne suis pas raciste » en ce qui concerne les relations aux personnes immigrantes qui fonctionne comme un voile du racisme. Le tout se produit dans une atmosphère postféministe selon laquelle le féminisme serait dépassé, car l’égalité serait déjà atteinte entre les femmes et les hommes. Les questions posées étaient les suivantes : comment « libérer la différence de sa charge négative » (Rosi Braidotti) ? Comment modifier la relation « aux autres » qui les construit spontanément comme « moindres » ? Comment se produit cette transformation matériellement ?

Les récits de femmes féministes et interspirituelles dévoilent leurs pratiques en ce qui concerne la construction de la justice relationnelle. Ces actrices de la transformation agissent concrètement contre les plis canadiens et québécois assez courant mentionnés. Elles créent des relations justes en se transformant elles-mêmes, en travaillant contre soi, contre des plis bien appris. Mais cette action contre soi devient en même temps une intervention affirmative et positive. Cet engagement représente, pour elles, un lieu de vie et de développement de soi qui les met en contact avec une propre énergie vitale. Un renversement s’opère. L’espace de « l’inter » (interculturel, interreligieux, interspirituel) n’est plus un endroit de contrôle de « l’autre » ou de menace à une propre capacité d’action. Il constitue, pour des féministes interculturelles, le lieu où elles construisent une estime de soi en même temps que de nouvelles relations justes dans la diversité.

Ces pratiques concrètes de tous les jours parviennent à « libérer la différence de sa charge négative ». Les femmes ne les théorisent pas, certes, sur le plan des discours universitaires, mais elles les vivent, elles les construisent et elles les pensent de façon critique. La présente recherche terrain a pour but de mettre en valeur leurs pratiques de transformation des relations. Sur le plan méthodologique, il ne s’agit pas de rapporter de façon transparente les récits autobiographiques spirituels des femmes. Avec une immense attention à préserver la complexité de leur individualité, il s’agit plutôt de faire entendre des résonances entre leur autoperception et la fine pointe de théories en sciences humaines qui articulent les perspectives antiracistes et féministes. Il devient crucial de construire de tels liens. Car, dans le contexte postcolonial et interculturel occidental, et celui canadien et québécois que nous étudions, il s’avère très ardu de se défaire de plis trop bien appris qui font énoncer assez spontanément la phrase « je ne suis pas raciste ». Cela induit un non-engagement subjectif et corporel à changer concrètement les relations dans la vie de tous les jours. La théorie universitaire explique comment cet engagement de transformation va contre le sens commun alors qu’il est pourtant devenu essentiel. Les récits de féministes interspirituelles montre également, en résonance avec cette théorie, comment il est matériellement (corporellement) difficile de s’engager dans de telles pratiques de changement, comment cela est exigeant pour soi et pour des groupes communautaires, comme cela correspond à un processus continu et va contre les pratiques courantes dans un environnement où plane l’idée que l’égalité est déjà atteinte. C’est pour cette raison que les pratiques multiples interspirituelles de ces femmes sont si significatives, qu’elles méritent d’être entendues et soulignées et qu’elles peuvent devenir une réelle inspiration pour un agir qui vise à construire des relations justes au sein des diversités postcoloniales et interculturelles, spirituelles et religieuses.