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Dans cet article, je voudrais soutenir la thèse, jusqu’ici controversée dans l’Église, selon laquelle la situation historique produite par la mondialisation actuelle oblige l’Église à repenser sa mission dans le monde et à y déceler un ministère de réconciliation au service du bien commun universel.

1. La situation historique actuelle

Contrairement aux attentes des penseurs progressistes qui supposent que les peuples sont prêts à lutter pour une plus juste répartition de la richesse, la situation actuelle démontre que bien des gens, dans tous les coins du monde, sont préoccupés par des soucis identitaires. Pour défendre leur héritage, les gens du Sud luttent contre l’invasion de la culture individualiste du Nord en s’attachant, de façon souvent rigide et non éclairée, à leur tradition religieuse. Par contre, dans les pays du Nord, la présence de nouveaux venus d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine incite bien des gens à défendre leur identité culturelle en faisant une lecture rigide et non éclairée du christianisme. Le fondamentalisme se répand partout, au Sud comme au Nord, et fait ressortir le côté agressif et intransigeant de la religion. Dans plusieurs régions du monde, en effet, les conflits politiques et sociaux utilisent un discours religieux pour appuyer leurs revendications, ajoutant ainsi à ces conflits une dimension dogmatique ou même fanatique. Pour beaucoup de personnes, la religion commence à faire peur, avec, comme conséquence, le fait que certains groupes adoptent des attitudes d’intransigeance laïque et parfois même un athéisme agressif.

L’indépendance politique des anciennes colonies a incité les intellectuels du Sud et du Nord à réfléchir de façon critique sur le phénomène du colonialisme et sur le rôle du christianisme dans la politique impérialiste. Dans une présentation où il analysait l’aspect politique du prosélytisme chrétien dans son pays, un sage indien (Saraswati 2008, 80-84), invité au congrès « The World’s Religions after September 11 » tenu à Montréal en 2006, a expliqué que l’idée de la liberté religieuse définie par la Charte universelle des droits humains se base sur l’expérience des pays occidentaux où existe une nette distinction entre culture et religion. Dans ces pays, on peut passer d’une religion à une autre sans modifier sa participation à la culture : la conversion religieuse ne transforme que la vie privée. En Inde et dans bien d’autres pays, au contraire, culture et religion ne sont pas des phénomènes distincts : la religion fait partie de la culture ou la culture comporte une dimension religieuse. L’État indien reconnaît la liberté religieuse des individus : tous ont le droit de suivre leur inspiration spirituelle et de choisir la tradition religieuse qu’ils préfèrent. Cependant, un effort organisé pour convertir les Indiens constitue une attaque frontale à l’identité culturelle du pays et est assimilé à un projet politique. Les missions étrangères des Églises, se présentant comme oeuvre spirituelle, participent en réalité à des compagnes politiques visant l’intégration des peuples dans la sphère d’intérêt de l’Occident. Cette analyse permet de mieux apprécier le rôle joué au Canada par les missions de convertir des Amérindiens à la foi chrétienne.

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, nous assistons à un phénomène nouveau, intensifié depuis les années 1970 : la pratique du dialogue interreligieux, la création de mouvements internationaux des religions pour la paix et une meilleure connaissance mutuelle[1]. De plus, nous assistons à la multiplication des instituts et des centres académiques consacrés à la recherche et à l’enseignement visant le vivre ensemble des religions. Ces initiatives répondent au fait que même les gens cultivés et bien instruits de notre société sont en général ignorants des grandes religions du monde et véhiculent des préjugés justifiant la discrimination imposée à leurs adeptes vivant parmi nous. Les échanges interreligieux révèlent que cette ignorance n’est pas innocente : elle fait partie de l’idéologie des empires justifiant leurs conquêtes coloniales. Les mouvements interreligieux contemporains représentent donc une évolution culturelle de grande valeur, une réponse créatrice à la mondialisation et, pour bien des croyants, un signe que l’esprit de Dieu agit toujours dans l’histoire humaine.

Déjà après la Deuxième Guerre mondiale, une conviction se répand dans les Églises : l’amour et l’action inspirée par amour sont plus essentiels que le credo. Devant le fascisme européen, les Églises sont restées orthodoxes, mais elles se sont tues. Après la guerre, leur silence a miné la foi chrétienne en Europe. La lutte contre l’Apartheid en Afrique du Sud n’a été appuyée que par une minorité de chrétiens. Les grandes Églises ont préféré un discours diplomatique. Ce qui compte plus que le credo, c’est le témoignage de la foi dans l’action.

Au lieu de citer les paroles de Jésus sur l’amour, je me permets de citer une brève conversation de Léonardo Boff avec le Dalaï Lama du 16 avril 2011, trouvée sur Internet et traduite de l’anglais :

Moi, Leonardo Boff, je vous fais part d’une conversation que j’ai vécue avec le Dalaï Lama, à la suite d’une table ronde portant sur la religion et la liberté. Avec une certaine malice, mais avec un intérêt certain, j’ai demandé à mon interlocuteur :

« Votre Sainteté, quelle est la meilleure religion ? » Je pensais qu’il allait répondre : « Le bouddhisme tibétain » ou « les religions orientales, beaucoup plus anciennes que le christianisme ».

Le Dalaï Lama a fait une pause, m’a souri et regardé dans les yeux… ce qui m’a surpris parce que j’étais conscient de la petite malice présente dans ma question.

Il m’a répondu : « La meilleure religion est celle qui te permet d’être le plus près de Dieu. C’est celle qui fait de toi une meilleure personne ».

Pour me sortir de l’embarras que je ressentais devant une réponse si sage, je lui ai demandé : « Qu’est-ce qui me rend meilleur ? »

Sa réponse :

« Tout ce qui te rend plus compatissant,
 plus sensible,
 plus détaché,
 plus aimant,
 plus responsable,
 plus respectueux de l’éthique. »

« La religion qui te rend ainsi, c’est elle la meilleure religion. »

Je suis alors demeuré un moment silencieux, et je demeure toujours émerveillé devant sa réponse sage et irréfutable : « Mon ami, ce qui m’intéresse, ce n’est pas de connaître ta religion ou de savoir si tu es religieux ou non. Ce qui m’importe, c’est l’attitude que tu as avec tes pairs, dans ta famille, dans ton travail, dans ta communauté, et dans le monde. »

« Rappelle-toi, l’univers répercute nos actions et nos pensées[2]. »

Le Dalaï Lama a raison, même si ce qu’il dit n’est pas toute la vérité. Aujourd’hui, un nombre toujours croissant de chrétiens reconnait qu’une piété religieuse qui ne génère pas l’amour, la compassion et la solidarité est un obstacle à la mission de réaliser la volonté de Dieu sur la terre.

Ces caractéristiques de la situation actuelle exigent, me semble-t-il, une nouvelle réflexion sur la façon avec laquelle l’Église est appelée à témoigner de sa foi en Jésus Christ à travers le monde. Qu’est-ce que ce témoignage implique aujourd’hui ? Dans la situation actuelle, l’Église exerce sa mission si elle favorise une foi chrétienne tolérante, éclairée, en dialogue avec la raison et ouverte aux autres religions, une foi incitant les croyants à coopérer avec d’autres, religieux ou laïques, dans les mouvements pour la justice, pour la paix et pour la protection de l’environnement. L’Église exerce aussi sa mission quand elle cherche à panser les déchirements qui menacent la paix sociale et pourraient provoquer la guerre. L’Église témoigne de sa foi en Jésus, Sauveur universel et Prince de la paix, quand elle promeut la réconciliation des religions et des groupes non croyants dans une commune collaboration au service du bien commun de l’humanité.

Une telle réinterprétation de la mission est-elle possible ?

2. Une réflexion biblique

« Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que vous ai prescrit » (Mt 28,19-20). Puisque cette formule baptismale reflète une pratique assez tardive, les exégètes pensent que la conclusion de Matthieu a été ajoutée par la communauté primitive ; mais elle fait partie du canon. Comme on le dit souvent, l’expression « toutes les nations » signifie toutes les nations connues, c’est-à-dire les nations établies autour du Méditerranée. C’est pour cela que les Pères de l’Église croyaient que la mission confiée aux apôtres était achevée puisque l’Église s’était alors implantée dans toutes ces régions. Ni les Pères de l’Église ni les théologiens du Moyen-Âge n’ont élaboré une théologie de la mission. Ce n’est qu’après les conquêtes coloniales du xvie siècle que les théologiens, réfléchissant sur la conclusion de Matthieu, ont développé de façon systématique l’idée selon laquelle l’Église était appelée à prêcher l’Évangile à travers le monde entier. Ce passage de Matthieu, me semble-t-il, se concilie bien avec la proposition que je mets de l’avant ; à l’âge présent, la mission de l’Église consiste à témoigner de sa foi en Jésus Christ dans toutes les régions du monde.

Ce qui remet le plus en cause ma proposition, c’est la doctrine de saint Paul qui veut que Jésus soit l’unique sauveur du monde, le seul médiateur entre Dieu et l’humanité, et que sans la foi en lui, il n’est pas possible d’entrer dans l’amitié de Dieu. Bien des chrétiens se demandent si l’ouverture des Églises envers les autres religions est fondée sur le message biblique ou si elle n’est pas tout simplement une expression de « relations publiques ». Il est vrai que le Dieu de compassion et de justice révélé dans l’Ancien Testament est un Dieu jaloux, condamnant les cultes d’autres divinités et l’idolâtrie. Plus tard, les prophètes jugeaient comme idolâtrie le culte pratiqué par les tribus qui vivaient près du peuple élu. Quelle aurait été la réaction des serviteurs de Yahvé et de Jésus lui-même à l’égard de l’hindouisme et du bouddhisme s’ils avaient eu connaissance de leur existence ? Personne ne le sait. Il n’y a que quelques versets bibliques suggérant que le Dieu de compassion et de justice se révèle hors du peuple d’Israël. Il y a l’apparition mystérieuse de Melchisédech. « Melchisédech, roi de Shalem, apporta du pain et du vin ; il était prêtre du Dieu Très Haut. Il prononça cette bénédiction : “Béni soit Abram par le Dieu Très Haut qui créa ciel et terre” » (Gn 14,18-19). Il y a aussi la pénitence de Ninive, la grande ville du pays païen, rapportée dans le livre de Jonas. Plus étonnant encore est le récit de mages venus de l’Orient qui s’agenouillent devant l’Enfant Jésus et l’adorent (Mt 2,12), mais qui ne se convertissent pas à la foi de Jésus ; ils rentrent dans leur pays, continuent à pratiquer leur propre religion, possiblement influencée par leur rencontre avec Jésus. Le Dieu qui s’est révélé dans l’expérience des Israélites et finalement en Jésus Christ se manifeste là où il veut.

Il y a quelques années, j’ai été invité par la Canadian Evangelical Theological Association pour faire une présentation sur l’approche de l’Église catholique face aux grandes religions. Les chrétiens évangéliques croient que, pour entrer dans le salut, les adeptes des autres religions doivent se convertir à la foi en Jésus. Dans ma conférence, j’ai cherché à expliquer pourquoi des chrétiens instruits et de bonne volonté, lisant la même Bible, pouvaient arriver à des conclusions si différentes. Si on commence la lecture du Nouveau Testament avec l’Épitre aux Romains, l’apôtre Paul nous dit que toute l’humanité demeure dans le péché et que, pour être réconciliés avec Dieu, toutes et tous, Juifs et païens, doivent faire confiance à Jésus Sauveur. Beaucoup de chrétiens lisent tout le Nouveau Testament à la lumière de cette doctrine. Mais si, au contraire, on commence la lecture de la Bible par la prédication de Jésus, surtout les béatitudes, on se rend compte que la vie bénie de Dieu — être pauvre en esprit, miséricordieux, affligé, de coeur pur, affamé de justice, artisan de paix et persécuté pour la justice — peut être vécue dans toutes les religions et même hors des religions. Si on met l’accent sur la prédication de Jésus, mon propos de réinterpréter la mission de l ‘Église semble s’accorder avec l’Écriture.

3. Le magistère

Le concile Vatican II, réagissant de façon créatrice au pluralisme religieux, a exprimé son respect pour les grandes religions et a encouragé le dialogue interreligieux. Pourtant, dans le décret Ad gentes, le Concile appuie aussi la mission confiée à l’Église d’évangéliser les peuples. Ce que le Concile n’a pas fourni, ce sont les critères permettant à une Église locale de savoir si elle devrait pratiquer le dialogue interreligieux ou si, au contraire, elle devrait proclamer l’Évangile. Deux documents provenant du Vatican, « Dialogue et mission » (1984) et « Dialogue et mission » (1991), cherchent à répondre à cette question, mais n’arrivent pas à donner une réponse claire.

À ce sujet, la position du magistère n’est pas encore définitive, comme je l’ai montré ailleurs (Baum 2012). On a noté l’évolution de l’attitude du Cardinal Ratzinger/Benoît XVI à l’égard du dialogue interreligieux, lequel passe de la prise de position négative dans l’instruction Dominus Jesus de 2000 au ferme encouragement exprimé à Jérusalem en 2009 et en Angleterre en 2010. Dans un discours audacieux au Bénin le 19 octobre 2011, alors que, s’adressant à une audience plurireligieuse, Benoît XVI a béni le pluralisme religieux en Afrique et reconnu l’urgence du dialogue et de la coopération interreligieuse.

L’Église catholique met en oeuvre l’une des intuitions du concile Vatican II, celle de favoriser les relations amicales entre elle et les membres de religions non chrétiennes. […] Je salue tous les responsables religieux qui ont eu l’amabilité de venir ici me rencontrer. Je veux les assurer, ainsi que ceux des autres pays africains, que le dialogue offert par l’Église catholique vient du coeur. Je les encourage à promouvoir, surtout parmi les jeunes, une pédagogie du dialogue, afin qu’ils découvrent que la conscience de chacun est un sanctuaire à respecter, et que la dimension spirituelle construit la fraternité. La vraie foi conduit invariablement à l’amour. […]

Ces considérations générales s’appliquent de façon particulière à l’Afrique. Sur votre continent, nombreuses sont les familles dont les membres professent des croyances différentes, et pourtant les familles restent unies. Cette unité n’est pas seulement voulue par la culture, mais c’est une unité cimentée par l’affection fraternelle. Il y a naturellement parfois des échecs, mais aussi beaucoup de réussites. Dans ce domaine particulier, l’Afrique peut fournir à tous matière à réflexion et être ainsi une source d’espérance. […]

Pour finir, je voudrais utiliser l’image de la main. Cinq doigts la composent, et ils sont bien différents. Chacun d’eux pourtant est essentiel, et leur unité forme la main. La bonne entente entre les cultures, la considération non condescendante des unes pour les autres, et le respect des droits de chacune sont un devoir vital. Il faut l’enseigner à tous les fidèles des diverses religions[3].

L’image de la main suggérée par Benoît XVI est audacieuse. S’applique-t-elle à la pluralité des religions ou seulement à la pluralité des cultures ? Les représentants des diverses religions assemblés devant lui à Cotonou au Bénin ont certainement compris l’image de la main comme une interprétation de leur pluralité. Le discours du Benoît XVI les a convaincus que l’Église ne cherche plus à convertir les non-chrétiens à la foi en Jésus, même si le Pape n’a pas utilisé ces mots. Proposant l’image de la main pour illuminer le pluralisme religieux, un théologien se verrait vite accusé de relativisme. Le magistère reste encore incertain.

4. Une théologie de réconciliation

Depuis les années 1970, David Tracy, un théologien américain original, réfléchit sur la valeur positive du pluralisme dans la recherche de la vérité et la poursuite du bien-être de l’Église. Tracy croit que c’est l’expérience américaine qui donne aux penseurs américains une attitude plus accueillante au pluralisme, par rapport aux penseurs européens davantage habitués à l’homogénéité culturelle et religieuse de leur continent. Tracy est conscient de l’ambiguïté du pluralisme ; il peut encourager le relativisme, la pensée superficielle, l’indifférence à la vérité et même un esprit cynique. Mais ce qui intéresse Tracy et que peu de théologiens exploraient il y a cinquante ans, c’est la richesse intellectuelle et culturelle apportée par le pluralisme.

Son premier grand livre, Blessed Rage for Order (Tracy 1975) porte sur le pluralisme philosophique. Il y montre que les courants philosophiques actuels — le thomisme transcendantal, la philosophie du procès (Process Thought), l’analyse linguistique, la phénoménologie et la philosophie de la praxis — sont tous habités par une dynamique les rendant ouverts à la transcendance et que, par conséquence, ils contribuent tous au dialogue fructueux avec la théologie fondamentale. On s’en souvient, ce n’est qu’en 1998 que le pluralisme philosophique dans l’Église a été béni par l’encyclique Fides et ratio de Jean-Paul II.

Le deuxième grand livre de David Tracy, The Analogical Imagination (Tracy 1981), présente sa théologie du pluralisme des traditions et donne une interprétation positive du pluralisme théologique dans l’Église catholique, du pluralisme des Églises chrétiennes et du pluralisme des traditions religieuses. Tracy a un esprit oecuménique. Il ne cherche pas à réfuter un théologien avec lequel il n’est pas d’accord ; il préfère décrire des situations concrètes où l’idée de ce même auteur révèle quelque chose de vrai. Puisque la tradition catholique, au cours de son histoire, a souvent négligé des aspects de l’Évangile, elle a besoin de correctifs, quant à des propos possiblement unilatéraux mais précieux, qui rappellent telle ou telle vérité oubliée. Ainsi, Tracy n’est pas d’accord avec la théologie de Luther, mais il l’apprécie comme correctif d’un catholicisme moyenâgeux hyper-ritualisé. En désaccord avec la théologie de Karl Barth, Tracy l’admire comme correctif du christianisme européen embourgeoisé qui réduisait l’Évangile à la culture dominante.

L’idée du correctif permet à Tracy de voir le mouvement oecuménique comme une source inépuisable de renouveau des traditions chrétiennes. Les Églises qui se parlent et s’écoutent entendent dans les paroles des autres des correctifs leur permettant de s’approprier l’Évangile de façon plus fidèle. Tracy souligne que la participation à ce dialogue est possible même pour une Église qui se perçoit comme la seule véritable. Pour profiter de ce dialogue et pour expérimenter un renouveau de la vie ecclésiale, il suffit d’être à l’écoute des autres et de prendre au sérieux ce qu’ils disent[4].

Pour montrer la richesse spirituelle produite par le dialogue interreligieux, Tracy fait appel à un concept qui joue un rôle important dans toute son oeuvre théologique. Il désigne « classiques » les textes ou les personnes qui, dépassant la culture à laquelle ils appartiennent, continuent à produire du sens dans d’autres cultures. Les textes et les personnes classiques ne se taisent jamais ; ils adressent un message nouveau aux gens d’autres cultures et d’autres périodes. Les classiques restent pertinents ; ils ont ce que Tracy appelle un « surplus de sens » (surplus-meaning). Cela se vérifie également dans la grande littérature : chaque génération, voyant ou lisant les pièces de Shakespeare, y découvre une signification qui illumine la situation actuelle. Les grandes écritures sacrées, et pas seulement la Bible, nous dit Tracy, contiennent des textes classiques, des textes ayant un surplus-meaning, des textes qui continuent à dire du nouveau.

Tout à fait par hasard, je lis dans le numéro du 11 mars 2012 du Prions en Église un beau texte de saint Éphrem le Syrien (ive siècle) sur la richesse de sens de l’Écriture qui est telle qu’on ne peut en saisir qu’un peu à la fois : « Réjouis-toi parce que tu es rassasié, mais ne t’attriste pas de ce qui te dépasse. Celui qui a soif se réjouit de boire, mais il ne s’attriste pas de ne pas pouvoir épuiser la source. Si ta soif est étanchée sans que la source soit tarie, tu pourras y boire à nouveau, chaque fois que tu auras soif. »

C’est à cause des textes classiques, nous dit Tracy, que le dialogue entre les traditions religieuses est une source d’enrichissement spirituel. Les participants à ce dialogue se trouvent rejoints par les textes classiques des autres traditions, leur permettant de relire leur propre tradition dans une nouvelle lumière et d’y trouver une signification ou un appel à l’action cachée auparavant. Tracy souligne encore une fois que, pour participer à ce dialogue, il n’est pas nécessaire qu’une tradition cesse de se voir comme la seule vraie et relativise ainsi son autocompréhension. Tout ce qu’il faut, c’est être à l’écoute des paroles et des textes des autres et être prêt à se laisser toucher par eux spirituellement. Ce dialogue interreligieux élargit l’ensemble des vérités et des valeurs partagées par les traditions religieuses, sans affaiblir l’identité particulière de chacune.

Comme théologien catholique, Tracy va plus loin. Ce qui se manifeste dans le dialogue entre Églises chrétiennes et entre traditions religieuses est le mystère de réconciliation révélé dans le Christ : le Dieu d’amour, agissant par son Esprit dans toutes les traditions, tout en respectant leur diversité, et promouvant la réconciliation de l’humanité dans la justice et la paix.

Tracy mentionne brièvement que le dialogue recommandé présuppose une certaine égalité entre les partenaires. Si l’injustice structure la relation entre les partenaires, le dialogue devient un instrument idéologique utilisé par les forts pour museler les faibles. Il y a, implicite dans la théologie de réconciliation proposée par Tracy, un appel à la solidarité universelle et à la lutte pour la justice sociale (Baum 1994).

Cette oeuvre de Dieu dans le monde entier est proclamée dans la nouvelle Préface eucharistique II de la Messe pour la réconciliation :

Dieu, notre Père, nous te rendons grâce et nous te bénissons par Jésus, Christ et Sauveur, pour ton oeuvre d’amour en ce monde. Au sein de notre humanité encore désunie et déchirée, nous savons et nous proclamons que tu ne cesses d’agir, et que tu es à l’origine de tout effort vers la paix. Ton Esprit travaille au coeur des hommes : et les ennemis enfin se parlent, les adversaires se tendent la main, des peuples qui s’opposaient acceptent de faire ensemble une partie du chemin. Oui, c’est toi, Seigneur, que nous le devons, si le désir de s’entendre l’emporte sur la guerre, si la soif de vengeance fait place au pardon, et si l’amour triomphe de la haine[5].

5. Le rejet du prosélytisme

Le magistère ecclésiastique a déjà rejeté le prosélytisme dans deux cas particuliers, à l’endroit des chrétiens non catholiques et des Juifs. Pendant des siècles, lors des prières solennelles pour l’humanité de la liturgie du Vendredi saint, l’Église catholique priait pour la conversion à la vérité catholique « des hérétiques et des schismatiques » ainsi que « des Juifs perfides ». Encore en 1928, l’encyclique Mortalium annos de Pie XI condamnait le mouvement oecuménique : si les chrétiens dissidents ont un vrai désir de l’unité chrétienne, qu’ils rentrent à l’Église Mère et commencent à m’obéir, écrit le Pape. Jusqu’au concile Vatican II, il y avait dans l’Église catholique des instituts missionnaires voués à la conversion des protestants. Dans les années 1950, les Paulist Fathers aux États-Unis publiaient une revue intitulée Techniques for Convert-Making ; je m’en souviens parce que, pendant le concile, les Paulist Fathers ont modifié leur théologie, supprimé cette revue et m’ont demandé de diriger une revue oecuménique, que j’ai appelé The Ecumenist et qui existe toujours. Le décret conciliaire sur l’oecuménisme a reconnu que les chrétiens hors catholicisme sont de vrais chrétiens, qu’ils sont intégrés par la foi et par le baptême au corps mystique de Jésus et soutenus spirituellement par leur propre Église. La communion des catholiques avec eux est incomplète mais réelle. On n’a donc pas à déployer des efforts missionnaires pour les convertir au catholicisme.

Que le concile Vatican II ait redéfini la relation de l’Église aux Juifs et au judaïsme, on le doit à l’initiative de Jean XXIII. Je me souviens de la première réunion du Secrétariat de l’unité à Rome en novembre 1960 — j’y avais été nommé peritus ; le Cardinal Bea, alors président, nous a averti qu’il venait de voir le pape et que ce dernier voulait que le Secrétariat prépare un texte préliminaire sur les Juifs. Après un débat de plusieurs années, ce texte, maintes fois réécrit puis élargi en une déclaration sur toutes les religions, enseigne que, contrairement à ce que l’on avait coutume de dire, l’ancienne alliance faite avec Moïse n’a pas été abrogée par la venue de Jésus, mais qu’elle reste valable pour les juifs d’aujourd’hui. Dieu est présent dans la Synagogue. Puisque ce texte conciliaire semble manquer de précision, il a été contesté par certains théologiens, mais Jean-Paul II l’a confirmé plusieurs fois. Selon lui, les Juifs sont « le peuple de Dieu de l’ancienne alliance, que Dieu n’a jamais révoquée » (Jean-Paul II 1980), « le peuple qui vit aujourd’hui l’alliance avec Moïse » (Jean-Paul II 1980) et ils sont « des partenaires d’une alliance de l’amour éternel, qui n’a jamais été révoquée » (Jean-Paul II 1987).

La tradition et les exégètes ont toujours vu dans le message de saint Paul que « Dieu n’a pas rejeté son peuple » (Rm 11,1ss) ; c’est une assurance que les Juifs aveuglés, incapables d’accepter Jésus comme Messie, ne se perdront pas dans le monde et se convertiront au Christ dans l’avenir, après l’entrée des païens dans l’Église. Personne n’avait suggéré que saint Paul voulait dire qu’après le Non des Juifs à Jésus, Dieu continuait à les accompagner dans leur Synagogue. D’où vient donc l’interprétation du concile Vatican II ? Un jour, John Connelly, l’auteur du récent livre From Enemy to Brother : The Revolution in Catholic Teaching on the Jews, 1933-1965 (Connelly 2012), m’a demandé dans une lettre si je savais quel peritus ou quel évêque avait introduit cette nouvelle idée dans le texte conciliaire. Je lui ai répondu que je ne le savais pas. J’ai l’impression que nous en sommes arrivés à cette interprétation au moyen d’une herméneutique post-holocauste, évitant toute lecture des textes bibliques qui auraient pu humilier les juifs contemporains.

Le concile Vatican II a invité les catholiques à dialoguer et à coopérer avec les juifs. Il n’y a plus de justification théologique pour une mission visant la conversion de ces derniers à la foi chrétienne. Une attention aux « signes des temps » peut donc obliger l’Église à réinterpréter son enseignement et à introduire des modifications dans sa liturgie. Depuis le concile, les prières solennelles du Vendredi saint ont été reformulées pour les rendre conformes à l’enseignement actuel.

Le rejet par l’Église de toute activité de prosélytisme à l’égard de deux communautés, les chrétiens dissidents et les juifs, m’a encouragé à proposer que, dans la situation actuelle, l’Église n’a plus la mission de prêcher l’Évangile pour convertir les adeptes des grandes religions. Il n’est plus acceptable, me semble-t-il, de regarder le pluralisme religieux comme un défaut de l’histoire, destiné à être corrigé par la conversion de l’humanité à la foi chrétienne. Une nouvelle théologie permet aux catholiques de se réjouir du pluralisme religieux comme d’une expression du dessein providentiel de Dieu. J’ai donc proposé que l’Église annonce l’Évangile aux personnes qui vivent une recherche spirituelle, à celles qui sont dans le désarroi, à des gens qui n’ont ni foi ni espérance et à d’autres qui sont victimes d’idéologies destructrices, mais que sa mission à l’égard des grandes religions en est une de témoignage, de dialogue et de coopération au service du bien commun (Baum 2006, 193-194). Des institutions missionnaires contemporaines, l’Entraide missionnaire de Montréal par exemple, préparent les missionnaires à témoigner de leur foi en Jésus Christ en se solidarisant avec les peuples, en aidant les gens dans le besoin et en les appuyant dans leurs initiatives pour rendre les conditions de vie de ces personnes plus conformes à leur dignité et leurs aspirations humaines.

6. Dialogue avec les humanistes non croyants

Le concile Vatican II nous a appris à avoir du respect pour des gens solidement enracinés dans une tradition religieuse, à ne pas essayer de les insécuriser ni à les inviter à se convertir. On peut se demander si ce principe s’applique aussi aux gens enracinés dans une tradition humaniste. Si je ne me trompe pas, Fernand Dumont aurait donné une réponse positive à cette question. Dans un article dans Les Cahiers Fernand Dumont (2013-2014, 124), j’écris ceci :

Dumont n’avait aucune intention de convertir les non-croyants québécois à la foi chrétienne. Il avait beaucoup de respect pour ses collègues qui arrivaient à des conclusions spirituelles différentes des siennes. Le discours du cardinal Marc Ouellet l’aurait mis mal à l’aise. Ce que Dumont a toujours critiqué c’est le refus des gens de réfléchir, de se poser des questions critiques et de s’interroger sur le sens de la vie. Ce qu’il désirait pour la société québécoise c’était la compréhension mutuelle : il cherchait à comprendre la pensée de ses collègues non croyants, et il voulait être compris par eux. Il regrettait que la compréhension mutuelle fût parfois impossible, puisque certains intellectuels ayant une aversion contre la religion ne sont pas capables de respecter la philosophie d’un penseur croyant. Il regrettait encore davantage que l’arrivée d’un esprit utilitariste et technocratique eût empêché la société tout entière de se poser des questions profondes sur son bien-être et son avenir.

Un tel dialogue est-il possible ? L’Église peut-elle dire aux humanistes non croyants : « Je vous respecte ; n’ayez pas peur de moi ; je n’ai pas l’intention de vous convertir ; je ne désire pas non plus regagner le pouvoir que j’ai possédé jadis ; tout ce que je voudrais, c’est dialoguer avec vous pour faire avancer la compréhension mutuelle et la coopération en faveur de la justice, la liberté et la paix » ? Peut-on imaginer que l’Église du Québec parle ainsi aux Québécois sécularisés ? Une telle approche rendrait possible une réconciliation culturelle des Québécois avec leur passé historique. Dans un atelier du congrès de la Société canadienne de théologie en 2011, Alain Gignac a proposé qu’un dialogue en faveur d’une telle réconciliation soit institué.

Un tel dialogue a été institué en Allemagne de l’Est, république communiste jusqu’en 1989 et région fortement sécularisée, dans laquelle les athées constituent la majorité. Encouragé par l’évêque catholique d’Erfurt, Eberhard Tiefensee, prêtre et scientifique, a lancé un projet de recherche visant à proposer une nouvelle pédagogie pastorale rendant les catholiques capables de dialoguer avec la majorité, de discerner les valeurs communes et de coopérer avec eux en faveur du bien social. Ses recherches montrent que l’Allemagne de l’Est est aussi laïque (areligiös) que la Bavière est catholique, ce qui permet à l’auteur d’écrire que ce qui s’est produit en l’Allemagne de l’Est est une espèce de « troisième confession », c’est-à-dire une confession à côté des protestants et des catholiques, une communauté culturelle qui mérite d’être prise au sérieux et respectée, et avec laquelle l’Église devrait initier « un dialogue quasi-oecuménique » (Tiefensee 2006).

Quelle est l’attitude du magistère envers le dialogue entre catholiques et non-croyants dans une perspective de coopération et de réconciliation ? La remarquable encyclique Ecclesiam suam (1964), écrite par Paul VI pendant le concile, loue le dialogue comme le moyen de communication que l’Église adoptera dans l’avenir ad intra et ad extra. Ce dialogue guidera les relations entre la hiérarchie et le peuple et déterminera les relations de l’Église avec le monde. Mais Paul VI a vite changé ses idées sur le dialogue car, déjà en 1968, il publie l’encyclique Humanae vitae sur la limitation des naissances sans avoir consulté les évêques et en allant à l’encontre des avis des membres du comité qu’il avait lui-même créé.

La position de Benoît XVI à l’égard du dialogue avec le monde n’est pas claire. Il appuie une nouvelle évangélisation visant le retour des anciens catholiques à la foi de leurs ancêtres. Certains de ses textes associent même les non-croyants à des égoïstes qui ne s’intéressent qu’à eux-mêmes. Dans son encyclique Caritas in veritate de 2009, il écrit cette phrase effrayante : « Un humanisme qui exclut Dieu est un humanisme inhumain. » (Benoit XVI 2009, no 78) Par contre, deux ans plus tard, à l’automne 2011, il invite des humanistes non croyants à participer à la célébration interreligieuse à Assise. À cette occasion, il explique pourquoi il respecte les humanistes agnostiques, pourquoi il les a invités à Assise et pourquoi il voit en eux des pèlerins de la vérité :

À côté des deux réalités de religion et d’anti-religion, il existe aussi, dans le monde en expansion de l’agnosticisme, une autre orientation de fond : des personnes auxquelles n’a pas été offert le don de pouvoir croire et qui, toutefois, cherchent la vérité, sont à la recherche de Dieu. Des personnes de ce genre n’affirment pas simplement : « Il n’existe aucun Dieu ». Elles souffrent à cause de son absence et, cherchant ce qui est vrai et bon, elles sont intérieurement en marche vers Lui. Elles sont « des pèlerins de la vérité, des pèlerins de la paix ». Elles posent des questions aussi bien à l’une qu’à l’autre partie. Elles ôtent aux athées militants leur fausse certitude […]. Mais elles mettent aussi en cause les adeptes des religions, pour qu’ils ne considèrent pas Dieu comme une propriété qui leur appartient. […] Ces personnes cherchent la vérité, elles cherchent le vrai Dieu, dont l’image dans les religions, à cause de la façon dont elles sont souvent pratiquées, est fréquemment cachée. […] J’ai invité des représentants de ce troisième groupe à notre rencontre à Assise, qui ne réunit pas seulement des représentants d’institutions religieuses. Il s’agit plutôt de se retrouver ensemble dans cet être en marche vers la vérité, de s’engager résolument pour la dignité de l’homme et de servir ensemble la cause de la paix contre toute sorte de violence destructrice du droit.

Benoit XVI 2011

Le magistère est incertain et il bouge. C’est ce qui m’encourage à défendre la thèse proposée dans ce texte : la mission de l’Église à l’heure de la mondialisation est un ministère voué à la réconciliation de la famille humaine dans la justice et la paix.