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Tout récemment, Israel Finkelstein a publié un article reprenant l’étude du site archéologique de Tell el-Ful, discutant l’identification du site comme étant la cité biblique de Gibea (Finkelstein 2011a). Pour lui, nous devons abandonner définitivement cette interprétation consistant notamment à penser que Tell el-Ful fut la capitale fortifiée du roi Saül. Comme il le dit, parlant des premières fouilles effectuées par Albright en 1922 et en 1933, et par P. Lapp en 1964 : « Both the nature of the site and the archaeological method used at the time of the excavation prevented the excavators from obtaining clear results, and their theological orientations led them to overstated interpretations of the finds » (Finkelstein 2011a, 106).

La localisation de Gibea n’est donc absolument pas assurée, elle est d’ailleurs l’objet de discussions entre spécialistes de la Bible depuis assez longtemps. Si beaucoup d’entre eux ont voulu sauvegarder l’interprétation d’Albright (Demsky 1973 ; Brooks 2005 ; Schniedewind 2006), d’autres, moins nombreux, ont assimilé la cité biblique de Gibea à la cité de Geba et donc au site de Jaba (Miller 1975 ; Arnold 1990 ; Gross 2009, 814-819). Mais cette identification basée sur, seulement, la proximité lexicale entre les deux toponymes est tout aussi contestable (Finkelstein 2011a, 115). Pour ce qui est de Tell el-Ful, après examen de données de l’époque hellénistique, Finkelstein conclut à l’identification avec Pharathon (1M 9,50-52), c’est-à-dire au site biblique de Perath (Jr 13,4)/Parah (Jos 18,23) (Finkelstein 2011a, 115-116). Il ne nous appartient pas de discuter cette nouvelle identification, étant donné qu’à la différence de l’archéologue, nous ne cherchons pas à identifier le site de Tell el-Ful mais à situer géographiquement la Gibea biblique. Or, à ce sujet, Finkelstein suggère un site au sud de Rama, Khirbet Irha (Finkelstein 2011a, 117, n. 10). La proximité de ce site avec Rama (el-Ram) est en cohérence avec le début de l’histoire de Saül en 1S 9-10, mais cela n’est qu’une suggestion de plus. La Gibea biblique est donc bien énigmatique.

Dans cet article, nous acceptons, bien entendu, les résultats de l’archéologue analysant à nouveau les fouilles d’Albright et de Lapp. Premièrement, le site est petit et n’est pas un tell stratifié par de longues périodes d’installation (Finkelstein 2011a, 109-111). Deuxièmement, il n’y a pas trace d’une ancienne forteresse, les murs de la tour n’étant pas du Fer I, comme Albright le pensait, mais de la fin du Fer II (Finkelstein 2011a, 111), donc longtemps après l’abandon du site à la fin du xe siècle. Ainsi, l’idée selon laquelle Tell el-Ful pouvait être la cité fortifiée du roi Saül est ruinée, non seulement à cause du fait qu’il manque une forteresse au site, mais aussi à cause de l’insignifiance de ce site, contrairement à ce que l’on a pu affirmer de manière péremptoire dans la filiation des travaux d’Albright[1]. Il nous faut donc abandonner l’identification habituelle comme nous le propose Finkelstein ou bien revoir la conception que l’on se fait de la Gibea biblique. Il ne s’agirait pas d’une cité fortifiée mais d’un village dans l’histoire de Saül puisqu’il y mène ses boeufs dans les champs alentour (1S 11,5). Mais ce ne peut être tout à fait le cas de la Gibea évoquée en Jg 19-21 car, si le toponyme ne tient pas une grande place dans la Bible hébraïque, il a toutefois une réelle importance si l’on en juge par la double évocation vraisemblablement historique des « jours de Gibea » en Os 9-10.

Puisque Finkelstein a « refait » l’archéologie de Tell el-Ful, il nous faut reprendre à nouveaux frais la « fouille » textuelle et littéraire de Gibea dans la Bible pour tenter de mieux comprendre ce que pouvait représenter un tel lieu dans l’histoire ancienne du royaume d’Israël — l’identifier topographiquement n’étant pas dans nos compétences.

1. Gibea dans la légende de Saül

1.1 gibe‘āh, gèba‘, gibe‘ôn

En amont du problème que représente la localisation géographique de Gibea, il y a une difficulté préalable concernant le toponyme biblique. Cela provient de la banalité du nom même du toponyme puisque Gibea, Geba et Gibeon ont le même morphème consonantique (gb‘) signifiant « colline ». Ainsi, se basant sur ce morphème, Miller et Arnold pouvaient assimiler Gibea à Geba en présupposant une forme poétique avec un final. De même Demsky, bien que distinguant les deux toponymes, pouvait aller plus loin en assimilant Gibea (gb‘h) à Gibeon (gb‘wn), ce qui est bien plus discutable, donnant ainsi la priorité aux Chroniques qui font de Saül un natif de la seconde localité (Demsky 1971). Il n’est guère rigoureux de s’appuyer sur cette mention — et encore moins de développer à partir d’elle une origine édomite des Gibeonites et de Saül (van der Toorn 1993) — car elle est tardive, d’époque perse, voire hellénistique, et transforme le premier livre de Samuel en ne retenant presque rien de l’histoire de Saül, tout en faisant de son lieu d’« élection » (Gibea/Gibeon) son lieu de naissance. L’excès d’interprétation ne provient pas cette fois seulement du morphème lui-même, qui ne sert que comme élément étayant la démonstration, mais de la certitude qu’il s’agit de trouver une cité royale. Gibeon devient ainsi une hypothèse attractive car, d’une part, le site d’el-Jib est plus important que celui de Tell el-Ful ou que celui de Jaba, d’autre part, la localité est mentionnée dans la liste des villes prises par le pharaon Shoshenq I lors de sa campagne dans la région des collines (Finkelstein 2002). Il serait tentant alors de suggérer que le pharaon s’était attaqué à la cité du premier roi d’Israël, mais Gibeon n’est qu’un lieu parmi d’autres dans la liste de Sheshonq. Quoi qu’il en soit, l’absence de Gibea et de Geba sur cette liste n’a pas plus de signification que la présence de Gibeon puisque l’entité israélite primordiale s’était vraisemblablement étendue vers la vallée de Yizréel (Finkelstein 2001b, 353-355), auquel cas l’épicentre de la chefferie saülide ne pouvait plus être aucun des trois sites évoqués (Finkelstein 2011c, 231-233).

Dans cette optique éclairante, la ville de « gb‘(h/wn) » perd de son importance pour le roi Saül, n’étant qu’un lieu parmi d’autres dans son histoire légendaire. Pour reprendre des termes souvent utilisés par les biblistes pour David, il s’agirait seulement de la ville de son ascension, épisode de sa légende où n’intervient d’ailleurs aucunement Gibeon, seulement Geba. La ville survient donc avant son règne et au début de celui-ci, tandis qu’il meurt beaucoup plus au nord sur le mont Gilboa près de Beth-Shéan (1S 31).

Reprenons quelques éléments de la légende de Saül. Alors que la très grande majorité des exégètes continue de penser que cette histoire du premier roi d’Israël ne débute qu’en 1S 9, nous avons, avec d’autres avant nous (Hylander 1932 ; Dus 1968 ; McCarter 1980, 64-66), proposé de la faire démarrer dès le premier chapitre — le nom Samuel se superposant artificiellement sur celui de Saül et le statut de nazir (Lemardelé 2007) convenant mieux au second qu’au premier (Lemardelé 2008). Non seulement cela, mais la restitution de Saül en 1S 1 permet de trouver un meilleur sens et une finalité au fameux récit de l’Arche, trouvant sa « solution » à Jérusalem (2S 6) dans le textus receptus — récit réorienté en faveur de David — alors qu’initialement il se terminait précisément à Gibea : l’Arche de Yhwh Sebaot est mentionnée en 1S 14,18 et elle est en possession de Saül lors de la bataille finale contre les Philistins (Lemardelé 2012). Il n’est toutefois pas utile de faire appel à cette hypothèse pour Gibea car les réécritures successives du récit n’ont pas effacé les mentions du toponyme. Malgré la LXX traduisant par « la Colline » (Grillet et Lestienne 1997, 112-113), il s’agit pourtant bien de la ville de Gibea en 1S 10-11 et 13-14. Il n’existe qu’un passage où les traductions modernes suivent la LXX, influencées qu’elles sont par la compréhension habituelle que l’on a du récit de l’Arche. En effet, en 1S 7,1, on préfère comprendre que l’Arche fut déposée à Qiryat-Yearim, ce qui fait surgir une difficulté trop souvent négligée : « la mention du “coffre” en 14,18 [à Gibea] ne va pas de soi et requiert une explication » (Grillet et Lestienne 1997, 112)[2]. Cette explication, que Lestienne a de la peine à affirmer, est pourtant simple à énoncer. Il suffit de renoncer à la compréhension habituelle du récit — influencée par sa reprise en 2S 6 où l’Arche termine son périple à Jérusalem — afin de se laisser la liberté de lire littéralement 1S 7,1 : « les hommes de Qiryat-Yearim vinrent [à Beth Shemesh] et firent monter (‘lh) l’Arche de Yhwh [...] à Gibea (bgb‘h) », et non sur la colline.

La difficulté concernant le toponyme ne provient donc pas de son absence mais de sa traduction et de son interprétation. Et c’est à nouveau la LXX qui jette le doute en nous. Quand les traducteurs en grec ont transcrit le toponyme hébraïque, donc sans traduire par « colline », ils n’ont jamais compris qu’il s’agissait de Gibea mais de Geba, transcrite Gabee ou Gabaa (Grillet et Lestienne 1997, 110). Il s’avère en effet que le toponyme de Geba (gb‘) survient en 1S 13-14 et la LXX le rend par Gabée en 13,16 et 14,5. Or le toponyme Gibea (gb‘h) est également rendu ainsi parfois (13,2 ; 14,16), ou par Gabaa (13,15 ; 14,16) (Grillet et Lestienne 1997, 113), ce qui permet de supposer l’équivalence entre gb‘ et gb‘h au profit de la première graphie, soit de Geba. Pour écarter cette supposition, il suffit de citer d’autres passages bibliques attestant l’existence des deux lieux et leur proximité, le meilleur passage étant Is 10,29 : « Geba est pour nous une étape, Rama tremble, Gibea de Saül fuit ». Mais il importe de préciser également que Geba survient en 1S 13-14 dans une relecture générale de la bataille finale contre les Philistins, relecture créant des tensions littéraires puisque l’exploit initial de Saül semble avoir été attribué à son fils Jonathan (13,3-4) (Lemardelé 2012, 67). La conséquence de cette relecture est que les deux graphies deviennent interchangeables en 13,2-3.15-16[3], mais restent distinctes au chapitre suivant dans lequel Saül se tient bien à Gibea (14,2) tandis que son fils s’en est éloigné pour se retrouver plus au nord, entre Mikmas et Geba (14,5). Il est vraisemblable qu’à l’origine la bataille n’opposait que des Philistins stationnés à Mikmas (13,5) et des Israélites groupés autour de Saül à Gibea, ville où le voyant de 1S 9-10 l’avait envoyé dans le but de reprendre possession de l’Arche divine (Lemardelé 2012, 69-70). D’ailleurs, c’est bien avec l’Arche que Saül vainc les Philistins — le miracle divin décidant du sort de la bataille en 1S 14 alors qu’il ne se produisit pas en 1S 4 —, l’exploit de Jonathan qui précède n’étant finalement qu’anecdotique. Ainsi, le toponyme Geba n’intervient pas dans le récit comme une autre graphie de Gibea mais bien comme un autre lieu[4] dans le cadre d’une relecture détaillant et développant une bataille au profit du personnage davidique qu’est Jonathan[5].

Dans l’optique archéologique d’une révision du royaume unifié de David et Salomon (Finkelstein 2010), qui efface la « filiation » entre Saül et David pour faire également du premier un acteur du xe siècle (Finkelstein 2011c, 229), on en vient d’un point de vue biblique à considérer que la légende du premier roi d’Israël fut réorientée en faveur d’un cycle nouveau mettant à l’honneur le premier roi de Juda, cela afin qu’il devienne précisément le roi d’un grand Israël unifié. Cette opération historico-littéraire avait besoin d’un personnage médian pouvant faire la transition entre les deux rois, et ce fut Jonathan bien avant Samuel, qui n’intervint quant à lui que dans la relecture théocratique finale de ces récits (Lemardelé 2013).

1.2 Gibea, Gibea de Saül, Gibea de Benjamin

Dans les textes bibliques, Gibea reçoit plusieurs qualificatifs à la différence d’autres toponymes. Il semblerait qu’il y ait eu une volonté de nommer plus précisément un lieu peu connu en rappelant son importance historique ou tribale. Cette volonté peut très bien refléter l’évolution des textes les uns par rapport aux autres telle que nous venons de l’évoquer. En effet, il fallait mieux caractériser un lieu qui avait désormais de l’importance dans la construction historique du royaume de David. Tout d’abord, Gibea est appelée « Gibea d’Elohim » en 1S 10,5, ce qui n’a guère de signification a priori. On peut supposer sereinement qu’il puisse s’agir d’une glose tardive non justifiée — toutefois présente aussi dans la LXX. On peut aussi, en prenant beaucoup plus de risques, penser au contraire que ce serait un élément ancien du texte puisqu’il est un hapax legomenon, auquel cas la référence divine s’expliquerait par la présence de l’Arche à Gibea : ce verset ferait directement écho à 1S 7,1. Mais le texte mentionnant Elohim et non Yhwh, nous acceptons prudemment la première hypothèse. Ensuite, à deux reprises en 1 S, il est question de « Gibea de Saül » : 11,4 et 15,34. Or ce sont deux passages prolongeant la légende puisque le chapitre 11 fait état, paradoxalement, d’un Saül résidant à Gibea, c’est-à-dire avant que la garnison philistine n’ait été mise hors d’état de nuire (1S 13,3-4). Le récit ayant été progressivement déconnecté du récit de l’Arche, l’épisode de 1S 11,1-11 a été inséré au sein de « l’ascension de Saül » (Lemardelé 2012, 73). Ainsi, la mention de « Gibea de Saül » indique la volonté de faire de la ville son lieu de résidence permanent. Les épisodes ultérieurs en lien avec David, marquant une rivalité très rocambolesque, montrent toujours un roi Saül quelque peu paranoïaque « trônant » à Gibea (1S 22,6 ; 23,19 ; 26,1). Autrement dit, préciser que la ville était connue comme étant celle de Saül, correspond à un temps de développement des récits en fonction de David. Dans la légende originelle, Gibea n’est qu’un lieu comme un autre, dans lequel Saül s’est installé provisoirement après l’avoir conquis — un peu comme David est à Hébron avant de s’installer à Jérusalem. Il est possible qu’en Is 10,29, il y ait une réminiscence de ce passage de Saül à Gibea, mais en 1S, il s’agit d’une insistance pour mieux fixer géographiquement la rivalité entre le vieux roi et son jeune prétendant.

Dans d’autres textes encore (2S 23,29), on trouve des mentions de « Gibea de Benjamin » sans lien avec Saül. Elles sont essentiellement présentes en Jg 19-21 que nous allons évoquer plus loin. Ces mentions sont sans doute les plus tardives de nos textes, reflétant vraisemblablement un sentiment anti-benjaminite en Judée au début de la période perse (Davies 2007), sentiment accru par le fait qu’en Jg 19-21, Gibea est pleinement assimilée à Benjamin. À l’inverse, la caractérisation tribale de la ville est absente d’Os 9-10 qui n’est pas le moins ancien de nos textes. Quant à Saül, il n’est dit benjaminite qu’en 1S 9,1. Or, dans l’hypothèse d’un détournement définitif de la légende au profit d’une conception messianique de la royauté incarnée par Samuel, il apparaît que l’ascendance benjaminite de Saül peut être fictive : Samuel n’aurait pris la place de Saül en 1S 1 que par un simple changement de nom (v. 20), la notice d’Elqanah au verset 1 pouvant être celle de Saül à l’origine, étant toutefois un peu modifiée dans le but de brouiller les liens narratifs originels. L’ascendance « fils de Suph, un Éphraïmite » est en effet douteuse puisque Suph est un lieu en 1S 9,5, correspondant d’ailleurs à Ramathaïm-Suphim. Transformer le nom de pays en nom d’ancêtre a pour avantage d’effacer toute trace reliant ce récit de naissance aux débuts reportés de l’histoire de Saül. Et préciser à nouveau l’appartenance éphraïmite alors qu’il est dit qu’Elqanah vient de la montagne d’Éphraïm est redondant, comme s’il s’agissait de bien distinguer un Samuel éphraïmite d’un Saül à venir benjaminite. Ainsi, accepter cette hypothèse d’une notice fictive en 1S 9,1 et originelle en 1S 1,1 permet d’envisager de multiples conséquences et notamment celle éloignant considérablement Saül de la tribu de Benjamin. Dans sa recherche des ânesses en 1S 9, Saül parcourt le pays d’Éphraïm et, ne les trouvant pas, revient en son pays de Suph et dans sa ville de Rama. Le voyant anonyme, par les trois signes qu’il lui prédit, ne lui enjoint d’ailleurs pas de retourner (šwb) à Gibea mais bien d’y aller (bw’) (Lemardelé 2012, 66). Autrement dit, Saül parcourt le pays d’Éphraïm et ne va pas de lui-même dans celui de Benjamin, tout simplement parce qu’il est Éphraïmite et non Benjaminite. Pour qu’il fût affilié à cette tribu, il fallut la conjonction d’un sentiment anti-benjaminite chez les rédacteurs judéens postexiliques et le déplacement du jeune Saül comme héros principal de la première partie du récit pour laisser la place au prophète Samuel, au risque de faire apparaître un nouveau paradoxe : Saül comme roi d’Israël mais issu d’une tribu quelque peu périphérique — paradoxe quelque peu justifié par une glose explicative : « ne suis-je pas Benjaminite, d’une des plus petites tribus d’Israël ? » (1S 9,21). Il s’avère, quoi qu’il en soit, qu’on ne peut bâtir historiquement à partir de fausses pistes données par le texte biblique en l’état (Na’aman 2009). Concernant Gibea et Saül, ces fausses pistes font d’un lieu dans un parcours de conte une place-forte royale et d’un héros éphraïmite de légende un roi benjaminite honni.

2. Les « jours de Gibea »

2.1 Juges 19-21

L’aspect anti-benjaminite évoqué plus haut est particulièrement développé dans les trois derniers chapitres du livre des Juges. En effet, on y lit un récit en trois temps quelque peu burlesque : le viol et le meurtre d’une femme à Gibea (Jg 19), la guerre d’Israël contre Benjamin (Jg 20) et le repeuplement de la tribu par deux épisodes distincts narrant le rapt de femmes (Jg 21). L’épisode du « crime de Gibea » — le viol et l’assassinat de la concubine du lévite par les hommes de la ville de Gibea —, qui est la justification de la guerre dans le récit final, peut n’être qu’une « fable » (Arnold 1990, 61-86). Cette fable a d’ailleurs bien des points communs avec le célèbre épisode de Loth à Sodome (Gn 19) (Fields 1997), à ceci près que lorsque Loth propose ses deux filles aux violeurs, ces derniers refusent la proposition (v. 4-9), tandis que les violeurs de Gibea « acceptent » la concubine du lévite, tout comme ils auraient violé la fille vierge de son hôte (Jg 19,22-25). La parenté entre les deux récits est telle qu’on ne peut penser qu’ils fussent indépendants. On présuppose généralement que l’épisode du lévite provient de celui de Loth (Römer et Bonjour 2007, 62) mais le contraire pourrait aussi être soutenu tant on insiste lourdement dans le récit de la Genèse sur l’aspect « sodomite » des violeurs. En effet, ceux-ci sont condamnables deux fois, d’abord pour leur violence sexuelle, ensuite pour leur homosexualité (Lévitique 18,22 et 20,13). Si l’on peut utiliser ce texte pour produire quelques déductions concernant les règles d’hospitalité dans ce monde tribal (Liverani 2004), le récit est si anti-benjaminite qu’il en est suspect : c’est un récit bien trop à charge. Il est à noter encore qu’il y a vraisemblablement une reprise d’un élément narratif de la légende de Saül dans ce récit. En effet, lorsque le lévite revient chez lui, il découpe sa femme en douze morceaux afin de convoquer les Israélites pour la guerre, ce qui rappelle le dépeçage d’une paire de boeufs par Saül et l’envoi des morceaux dans le même but (1S 11).

Pour ce qui est du récit de la guerre, récit tout autant postexilique, d’ailleurs composite — les « hommes d’Israël » succédant aux « fils d’Israël » à partir du verset 36 (Hentschel et Niessen 2008) —, il peut être construit à partir de Dt 13,13-19 (Gross 2009, 865-866), texte dans lequel il est recommandé de vouer à l’interdit (ḥérèm) les habitants d’une ville qui se montreraient infidèles à Yhwh. Mais si le massacre religieux des habitants de Gibea peut effectivement se référer à l’idéologie du ḥérèm (Lemaire 1999), l’origine de l’épisode a vraisemblablement des attaches historiques et reprend et développe le souvenir des « jours de Gibea » évoqués en Osée. Malgré bien des aspects reflétant le manque d’ancienneté de ce récit de guerre — mention de « Dan jusqu’à Béer-shéva » (v. 1), des rappels malvenus de l’Arche divine et du prêtre Pinhas, petit-fils d’Aaron (vv. 27-28), etc. —, il est toutefois possible d’entrevoir des traditions narratives archaïques par l’évocation notamment de guerriers d’élite benjaminites fort adroits, pourtant « liés de la main droite » (Jg 20,16), jeunes guerriers visiblement aussi déloyaux et adroits que le Benjaminite Ehud, gaucher contraint comme eux et tuant par ruse le roi de Moab (Jg 3) (Lemardelé 2011, 216-219). Mis à part ces quelques aspects d’ordre anthropologique, le récit ne nous donne guère d’informations puisqu’il se complaît dans les détails de stratégie et de massacres.

À la différence de ce qui précède, Jg 21 semble être un ajout au récit d’ensemble puisque le narrateur nous annonce après coup un serment prononcé par les Israélites selon lequel les mariages de leurs filles avec des Benjaminites seront proscrits. Il s’agit d’ailleurs vraisemblablement d’un ajout en deux temps puisque deux récits se chevauchent alternativement. D’abord, il y a l’idée d’organiser, à la suite de force massacres, des mariages entre les Benjaminites et les vierges de Yabesh-de-Galaad pour que la tribu survive — ce qui n’est pas sans évoquer, là encore, 1S 11 puisque Saül vient au secours de ces mêmes habitants de Yabesh-de-Galaad opprimés par les Ammonites : un temps pour secourir, un temps pour massacrer —, ensuite, il y a l’idée de procéder au rapt de jeunes filles de Shilo, le verset 12 ayant pour finalité d’harmoniser les deux versions. Ainsi, même si ce dernier chapitre des Juges s’avère beaucoup moins anti-benjaminite que les précédents, il ne parvient pas à atténuer la violence narrative de Jg 19-20. Ce qui est remarquable, c’est l’adéquation parfaite entre Gibea et la tribu de Benjamin sans une seule évocation directe du roi Saül devenu benjaminite sous la plume d’auteurs judéens peut-être de même époque. À l’évidence, les auteurs ont pris bien soin de respecter une logique chronologique qui fait que nos textes situent le massacre de Gibea avant le règne de Saül. Il paraît aussi évident que le souvenir des « jours de Gibea » fut l’occasion d’écrire un récit très anti-benjaminite. Pour trouver un peu d’histoire, sans doute faut-il se pencher sur des textes plus allusifs.

2.2 Osée 9-10

Dans le livre d’Osée, qui résiste chronologiquement avec celui d’Amos contre les datations postérieures au viiie siècle (Jeremias 1995), on trouve deux allusions aux événements narrés en Jg 19-21. Même si ces allusions ne permettent pas d’établir des faits historiques précis, leur analyse conduit à infirmer bien des aspects contenus en Jg 19-21. Tout d’abord, il est dit en Os 9,9 : « ils sont allés au fond de la corruption, comme aux jours de Gibea ». Le discours s’adresse à Israël, compris comme étant essentiellement Éphraïm, et ce sont les Israélites/Éphraïmites qui se sont « corrompus », plus précisément qui sont allés au bout de la destruction — verbe šāḥat à l’intensif — et non les Benjaminites. Ainsi, les rôles sont inversés par rapport au récit de Jg 19-20 puisqu’en Osée, la honte n’est pas sur des Benjaminites coupables mais sur ceux qui ont mené et gagné cette guerre. Il faut ajouter et souligner le fait que toute allusion à un crime sexuel de la part des habitants de Gibea est absente du texte prophétique (Andersen et Freedman 1980, 564-565).

Le discours se fait plus violent encore contre Israël en Os 10 et l’on peut lire à nouveau : « Depuis les jours de Gibea, tu as péché Israël — ils se sont tenus là, la guerre les atteindra-t-elle, les criminels à Gibea ? » (v. 9). Dans ce discours, le prophète stigmatise les errances religieuses de la capitale d’Israël Samarie et il rapporte cette impiété à cet événement premier des « jours de Gibea » qui, à première vue, a peu à voir avec les questions religieuses. On peut d’abord déduire de l’évocation que cette guerre est considérée comme une faute, donc qu’elle fut injustifiée et criminelle, la royauté israélite mettant toujours en avant, comme aux jours de Gibea, sa puissance militaire, la multitude de ses guerriers (Os 10,13). Ensuite, on peut encore faire l’hypothèse d’un événement qui ne serait pas si ancien étant donné qu’Osée ne fait pas remonter la faute à un événement fondateur d’Israël tel que la montée d’Égypte (Os 2,17).

Il ressort du livre, quoi qu’il en soit, que la tribu d’Éphraïm est particulièrement fautive, qu’elle a vraisemblablement commis un crime à Gibea, sans que cela fût un acte définitif pour l’occupation de la petite cité puisqu’elle est mentionnée avec Rama en Os 5, dans le contexte d’un châtiment de Yhwh utilisant des armées étrangères : « Sonnez du cor à Gibea, de la trompette à Rama, donnez l’alarme à Beth-Awèn. On te prend à revers Benjamin ! Éphraïm deviendra une ruine au jour du châtiment. » (v. 8-9a). Ainsi, la ville est citée comme référence à un événement historique et comme élément de prophétie. Il y a donc deux Gibea, la cité ancienne attaquée par les Éphraïmites, la cité contemporaine d’Osée qui donnera l’alarme pour signaler l’approche des armées étrangères (assyriennes).

Si les « jours de Gibea » peuvent ne pas être si anciens, mais être un véritable événement historique présent dans la mémoire collective, alors on peut se demander si cet événement n’est pas postérieur au « règne » de Saül. Dans cette optique d’inversion chronologique des événements narrés en Jg 19-21 et en 1S 1-14, on ne peut plus donc tenter de situer les « jours de Gibea » autour de 1150 et l’accession au pouvoir de Saül autour de 1025 en se basant sur la stratigraphie du site de Tell el-Ful (Miller 2005, 118), non pas seulement à cause du site archéologique lui-même mais aussi à cause de la révision chronologique nécessaire des événements bibliques. Nous l’avons dit, Finkelstein, dans sa volonté de montrer l’inadéquation entre Tell el-Ful et la Gibea biblique, part d’un constat quelque peu erroné, celui faisant de ce toponyme la capitale d’un roi[6], se contentant de réagir en archéologue scientifique aux allégations d’Albright concernant la citadelle de Saül, mais sans tenter de mettre dans une perspective historique les événements bibliques. Or Tell el-Ful fut inoccupé à la toute fin du xe siècle, et cela pour deux siècles, sans trace de destruction apparente (Finkelstein 2011a, 110-111). Sans vouloir à tout prix accorder les données bibliques avec un site archéologique, on peut encore émettre l’hypothèse selon laquelle ces « jours de Gibea » pourraient expliquer l’inoccupation si longue d’un site appréciable comme Rama pour sa hauteur (Os 5,8) — a commanding hill (Finkelstein 2011a, 114)[7]. Mais, le site restant vraisemblablement inoccupé jusqu’au début du viie siècle (Finkelstein 2011a, 114), il faudrait alors ne plus attribuer ce passage prophétique à Osée mais à des rédacteurs ultérieurs.

Étant donné les difficultés que posent les textes bibliques, il est bien délicat de penser pouvoir retrouver la trace d’événements, qui ont certes marqué la mémoire mais sans être pour autant de grande ampleur, dans la stratigraphie d’un site. Il ne peut y avoir de preuve d’une royauté saülide à Tell el-Ful, car cette royauté n’était pas établie comme le fut celle d’Omri postérieurement et elle se déplaça vraisemblablement vers le nord pour s’établir dans la vallée de Yizréel. Non seulement cela, mais il faut insister sur le fait que le récit archaïque de 1 Samuel — sans Jonathan, David puis Samuel — n’est qu’une légende et qu’à ce titre, il ne peut fournir que des données historiques éparses et difficilement vérifiables.

Pour ce qui est du massacre des habitants de Gibea, le rapprochement avec Tell el-Ful est plus aisé. Malgré cela, rien ne prouve que Tell el-Ful fût bien Gibea, même pas son abandon inexpliqué et assez inexplicable. Quoi qu’il en soit, rien dans les allusions d’Osée ne permet d’appuyer pleinement l’ordre chronologique biblique selon lequel les « jours de Gibea » seraient suffisamment anciens pour se situer dans une période précédant la royauté en Israël. Il nous semble que l’hypothèse d’un événement à situer entre un royaume d’Israël éphémère (Saül) et un royaume d’Israël établi (Omri) est à envisager sérieusement.

Il reste que s’il est nécessaire de ne plus chercher à trouver dans un site archéologique la preuve des événements bibliques, il importe également d’avoir des lectures non linéaires des textes bibliques : on ne peut interpréter la stratigraphie d’un site Bible en main, on ne peut lire la Bible avec la chronologie traditionnelle des événements qui y sont racontés. En outre, l’archéologie seule ne produit pas de l’histoire, elle a besoin des textes, à condition que ceux-ci suivent également un traitement scientifique, stratigraphique, bien que cela puisse comporter une part importante d’aléatoire. De notre point de vue, il apparaît donc nécessaire de reprendre de manière rigoureuse et audacieuse la chronologie des événements bibliques, pour ce faire, il importe de se libérer des narrations bibliques telles qu’elles ont été figées avec leurs enjeux théologiques concernant surtout l’histoire d’un Israël unifié puis divisé[8], cela afin d’entreprendre une véritable archéologie des textes, non pour faire coïncider à tout prix les données textuelles avec les données nouvelles et/ou révisées de l’archéologie scientifique, mais pour tenter tout simplement de faire de l’histoire.