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Berceau de l’homme, l’Afrique serait-elle aussi le berceau de l’art ? La question mérite d’être posée de façon particulière lorsqu’on visite les nombreuses grottes répandues à travers les forêts et les savanes du continent et que l’on peut découvrir des fresques de peintures rupestres parmi lesquelles certaines forment de véritables galeries dans la région australe, notamment du Cap à l’ancienne Nubie au Soudan en passant par les Matopos et Domboshawa au Zimbabwe, les grottes de Namib en Angola, ou encore les Nyongolos au Congo, à titre d’exemple.

Qu’y voit-on ? Des scènes représentant souvent des cérémonies, des incantations, des actes magiques préparant à la chasse et implorant les faveurs des dieux et des ancêtres. Assez fréquemment aussi, on peut voir des dessins représentant un groupe d’hommes assis et d’autres debout, tous en pleurs autour d’une dépouille mortelle.

La question qui vient spontanément à l’esprit est celle de connaître l’origine de ce besoin, pour les premiers hommes, de se représenter les grands moments de la vie, cette constante pratique de se projeter, de s’exprimer, de traduire leurs préoccupations dans des créations vis-à-vis desquelles ils semblent pourtant prendre de la distance. Bien plus, ces créations, témoignant d’une recherche et donc d’un travail de l’esprit de l’homme, on serait en droit d’affirmer qu’elles émanent d’êtres possédant des aptitudes particulières que des critiques avisés ont pu constater et reconnaître.

S’il est vrai que ces réalisations-là peuvent être considérées comme des expressions de l’art primitif, des arts premiers, elles facilitent, dans tous les cas, une approche des manifestations de l’esprit de l’homme apparues il y a quelques dizaines de milliers d’années, propres à éclairer son itinéraire, sa capacité de saisie, d’interprétation, d’invention et de créativité. Elles permettent en outre d’identifier l’ordre des préoccupations de l’homme, au-delà de ce que les diverses disciplines des sciences humaines peuvent révéler : elles dévoilent un déploiement de l’homme dans l’univers et le témoignage de la perception de son ancrage au monde.

Leo Frobenius voyageant au début du xxe siècle entre le Kasaï et Luebo surprit une scène riche de signification, les préparatifs d’une chasse. Les préparatifs consistaient en une cérémonie au cours de laquelle, à l’aube, trois hommes s’étaient rendus accompagnés d’une femme dans un buisson sur une colline. Dès l’arrivée sur les lieux, ils se mirent à désherber l’endroit avant que l’un d’entre eux dessinât une figure dans le sable avec un doigt tandis que tous les autres murmuraient des formules et des prières. Puis, pendant que la femme hurlait, un des hommes, avec une flèche, transperçait la figure de l’antilope tracée dans le sable au niveau du cou. Une fois le sang répandu sur l’effigie, le dessin devait être effacé au lever du soleil (Haberland 1973).

Cette scène donne d’emblée une idée du lien entre le réel et l’abstrait, entre la réalité et sa figuration dans un dessin. L’art, en effet, déjà à ses origines, « primitif » ou « ancien » comme on a l’habitude de le qualifier, s’essayait à la représentation des besoins de l’homme et s’affirmait comme un moyen, un instrument pour assurer sa survie. On peut l’observer dès sa genèse et tout au long de la pratique artistique dans l’ancienne Afrique, son Moyen Âge, pendant la période moderne, ensanglantée par les sévices de la traite négrière, puis la période coloniale et plus tard aux temps présents où l’Africain tente, avec un bonheur inégal, d’assumer son destin. À toutes ces époques, l’art est resté un moyen d’expression dynamique pour symboliser, figurer et assurer ainsi la survie.

Un regard plus ou moins approfondi sur l’oeuvre en train d’advenir et sur le pouvoir qu’elle acquiert dans la société comme dans l’intimité de son créateur sur les plans politique, économique et spirituel ponctuera la démarche de cette brève contribution consacrée à l’examen du phénomène et du destin de l’art au regard de son impact sur la vie.

1. Signification de l’art dans la vie des peuples

La signification de l’art dans la vie des peuples, c’était le thème du colloque du premier festival mondial des arts nègres d’avril 1966 à Dakar. Dans une livraison de jeunesse l’année précédente et en préparation de cet événement, il m’avait été donné de m’interroger sur l’art négro-africain et son message. Me remémorant l’impression que laisse l’expérience d’une nuit au clair de lune dans un village d’Afrique et évoquant la richesse du patrimoine culturel qu’elle donne de découvrir, je pouvais m’exclamer et dire :

Et ces parures et ces créations, ces floraisons et ces enchantements ne sont-ce rien que cela ? N’est-ce que du banal, que du commun, du simplement folklorique ? Ou y a-t-il une indication supérieure, un reflet, une expression de l’art pour finir ? Et s’il y a quelque chose de tel, qu’est-ce ? Que traduit-il ? Quel est son message ? Que prétend-il ? Et pourquoi ? Et comment ?

Mbuyamba 1965, 57

Quarante-six ans après, cette interrogation garde toute son actualité et une réponse définitive, si jamais elle devait exister, est toujours attendue comme pour me renvoyer au Prométhée enchaîné d’Eschyle, appliqué contre vents et marées, et même contre les dieux jaloux, à la recherche du bonheur et du progrès pour l’humanité. Un bonheur qui fuit… Peut-être aura-t-on plus de chance si l’on peut interroger l’histoire, regarder du côté de la psychanalyse de l’art et, en définitive, tenter de découvrir le mystère de l’art en accompagnant Dante dans le dédale de la création, nonobstant le risque de donner avec lui le spectacle des chercheurs perdus dans la nuit sombre : Ibant obscuri sola sub nocte (Virgile, Énéide 6, 265).

1.1 L’Antiquité de l’art africain, pour les critiques les plus généreux, est vue dans le patrimoine artistique de l’Égypte et son rayonnement dans les régions environnantes de la vallée du Nil où devaient les surprendre plus tard les Grecs et les Romains, le vainqueur cohabitant dans un premier temps avec le vaincu, l’un et l’autre subissant des influences réciproques comme c’est de coutume et développant chacun de son côté des styles et des tendances nouvelles. Diodorus Sicilus rapporte sur cette période, le iiie siècle avant Jésus-Christ, le respect et l’admiration que les Grecs avaient envers les Éthiopiens (à entendre ici comme les habitants de Méroé, du Soudan), pour leur culture, leur religion et leur art. Plus tard, Strabon, fameux historien du ier siècle après Jésus-Christ, rapporte le rôle central joué par la sculpture dans les relations entre Rome et Méroé, avec l’utilisation du granit et de la pierre, matériaux plus faciles à trouver dans la région de la Nubie et de Méroé, et l’introduction du marbre plus poli et plus gratifiant pour les statues des rois et des divinités. On retrouve ainsi dans la sculpture de l’École de Nepata et de Méroé des caractéristiques artistiques avec des réalisations en bronze qui témoignent de l’influence de la période hellénistique. Ainsi une statue de l’empereur Auguste découverte dans des fouilles archéologiques montre que cet art ne s’assimilait cependant pas à l’art méditerranéen, le style « statue in the round », l’essentiel des matériaux étaient en effet typiques de l’art de Méroé de l’époque. Et le principe de la représentation répondait aux canons de l’École de Méroé que l’on peut schématiser de la façon suivante :

  • grandeur nature-symétrie

  • absence ou négligence du cou

  • couleur naturelle, celle de la population, du milieu

  • cheveux et habits naturels

  • réalisme, la main dans les cheveux

  • dynamisme, position des mains

  • perfectionnisme : détails des couleurs des yeux, par exemple

Au total, une préoccupation permanente de faire en sorte que la vérité de l’homme représentée par l’oeuvre d’art corresponde en tout à l’homme dans son milieu. La vie dans l’art ancien est la copie de la vie dans la nature qui est ainsi prolongée jusque dans la mort (Al Sadig 1998-2002, 109-129).

Mais une étude plus fouillée et systématique de l’art africain de l’Antiquité est encore à venir, les vestiges des fouilles archéologiques effectuées notamment dans la vallée d’Egaro dans le cadre du projet de la Route du fer de l’UNESCO permettant de remonter aux années 2500 avant Jésus-Christ et de découvrir des pièces fondues attestant d’un travail de haute technologie et de la production des bronzes du Bénin avec une ancienneté comparable à celle du Moyen-Orient (Bocoum 2004).

1.2 Dans la période du Moyen Âge africain qui se prolonge avec l’époque de la splendeur des civilisations des grands royaumes et des empires, l’éclat de la production artistique est manifeste. C’est la période connue sous une appellation du genre « formation des grands royaumes africains » se situant entre les xve et xviiie siècles où, à titre d’exemple, se forment et s’organisent les royaumes kuba, kongo et luba du centre du continent, particulièrement connus pour leur art plastique que l’on peut admirer aujourd’hui au Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren en Belgique. La statuaire royale des Bakuba, les chaises à cariatides des Baluba et les ntadi, statuaire funéraire des Bakongo, ont traversé les siècles, devenant des centres de convergence des admirateurs et des collectionneurs, objets d’études inépuisables des critiques et des historiens de l’art, énigmes pour les sondeurs et tabous pour les sages.

Ces objets étaient en effet fonctionnels et constituaient un trésor pour les rois et les chefs avant l’époque coloniale. Les sièges à cariatides par exemple sont des sièges de pouvoir et « lieux de mémoire » pour les rois défunts. Plus que symboles, ils sont le siège du pouvoir pour le roi ou le chef régnant, stimulant la mémoire, mobilisant l’action, validant l’autorité et constituant une réserve de forces spirituelles (Roberts et Allen 2007).

Ces valeurs se sont maintenues tout au long de la période considérée, nonobstant la rupture causée par la déportation et la traite négrière. Au contraire, grâce à ces itinéraires, ces valeurs se sont exportées au-delà des mers et des océans.

Ainsi, dans un autre registre, la religion vaudoue et ses manifestations mystico-religieuses. Partie du golfe du Bénin, la religion vaudoue s’est étendue dans des régions entières de l’Amérique latine, Haïti, Cuba et le Brésil. De même les chants, danses et cultes de la région de Dolisie des Babembe du Congo se sont transplantés à Barlovento au Venezuela et des recherches récentes ont établi la similitude très forte des survivances de ces pratiques artistiques d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique[1]. Sur ces terres nouvelles, on a vu ce que les Africains de la diaspora, en Amérique en particulier, ont apporté au destin de l’art africain. Dans le domaine du chant et de la musique par exemple, les negro spirituals, l’apport des quilombos, des contestataires et des révoltés, montrent leur impact sur l’évolution des genres et des styles sans pour autant que la signification de l’art pour les peuples en souffrance en soit fondamentalement modifiée.

Était-ce un exutoire, ce lieu où viennent s’inhiber les souffrances, les pleurs et les protestations des « damnés de la terre » ? Mais aussi la réaffirmation de leur volonté de se libérer et de porter haut leur voix et leurs protestations, leurs revendications. L’art est un exutoire, certes, mais aussi un domaine par excellence de la prémonition, de l’annonce des temps à venir, domaine également de la revanche, en ce qu’il permet de rallier à sa cause des peuples de toutes races et de toutes tendances et croyances. Ainsi, partisan au départ, l’art se manifeste-t-il, finalement, comme un haut lieu d’une rencontre universelle.

1.3 À l’époque moderne, marquée par la rencontre des civilisations et des cultures (pour adopter une lecture plus positive et ouverte des événements), c’est davantage de « découvertes » que l’on parle, découverte de l’art africain par les autres peuples et initiation des Africains à l’art tout court, qu’il faut entendre par l’art occidental. Dans le premier cas, c’est l’enregistrement des pratiques et des manifestations sans que l’on en comprenne quelquefois la portée et la valeur exacte, dans l’autre, l’apprentissage d’une pratique et d’une esthétique dont on ne possède pas toujours les clefs de lecture. Ainsi sont nées des écoles de peinture et de sculpture comme les académies des beaux-arts et les conservatoires de musique, de théâtre et, moins nombreux il est vrai, des écoles et studios de danse.

1.4 Aujourd’hui où cohabitent les pratiques les plus diverses, les écoles et les centres de création comme l’École de Potopoto à Brazzaville au Congo, comme le centre de Mua au Malawi, sont en concurrence avec des centres de production prolifiques tels que le centre de la pierre de Mbigou au Gabon, Tengenenge pour la sculpture de la pierre shona au Zimbabwe et le monastère bénédictin de Keur Moussa avec son atelier très florissant de fabrication et de reconstruction de la Kora (Catta 2004). Mais cette effervescence n’a pas altéré la philosophie et la volonté de maintenir intacte la ligne traditionnelle artistique. Mushenge est toujours le lieu de prédilection d’instruction sur l’art kuba au Congo, Mueda est toujours le haut lieu de la sculpture de l’art Makonde au Mozambique, comme Zavala, centre névralgique de la musique des Timbila, xylophone Chopi dans le même pays.

Aussi, lorsque aujourd’hui des propriétaires de plus en plus nombreux de collections privées ouvrent des musées d’art contemporain, ce n’est pas tant pour faire la mode ni pour des besoins purement commerciaux, c’est dans tous les cas aussi parce que l’art compte désormais comme un domaine de référence pour l’excellence et la distinction dans une société en quête de valeurs de civilisation. C’est le cas pour la collection d’Enzio Rossi à Lusaka et celle de Dokolo à Luanda. Il en est de même pour les collectionneurs de masques effectivement anciens ou des imitations plus ou moins réussies.

Ainsi lorsque est apparue la nécessité de revisiter la liturgie chrétienne et d’en refaire une lecture plus adaptée aux communautés auxquelles on s’adressait déjà dans les années 1950 en Afrique, il a été fait appel aux connaissances artistiques des clercs et d’experts aguerris. Engelbert Mveng a traduit cet effort commun en une expérience particulièrement instructive avec l’importante oeuvre qu’il avait entreprise sur la symbolique, les ornements, l’esthétique de l’autel, les cantiques, la gestuelle, le chant et la danse sacrés, etc. (Mveng 1980). François Kabasele Lumbala devait aller plus loin en explicitant le sens des initiatives des débuts et en indiquant les voies pour l’avenir avec à la clé cette expérience du rite zaïrois de la messe qui restera une référence dans l’histoire de la liturgie catholique (Kabasele Lumbala 1990).

Dans la perspective historique donc, l’art africain, on l’a vu, a une signification que lui confèrent ses origines magiques et cultuelles, le cadre majestueux de son évolution, son rôle libérateur dans le tourbillon de l’Histoire et la destination intellectuelle et sociale qu’il permet. On peut tenter une approche de cet art par rapport aux acteurs et aux créateurs de l’art eux-mêmes, les exigences qu’il impose, l’accueil que lui réserve le public, la société ambiante.

2. Psychanalyse de l’art

2.1 Des fonctions fondamentales de l’art

L’imagination, l’invention et la création apparaissent comme les étapes déterminantes de l’art. Si l’imagination est le centre de référence, l’organe central de la conscience créatrice, c’est lorsqu’elle actionne le mécanisme de l’invention que l’art, de par l’acte créateur, advient. En elle-même au départ, l’imagination est une illusion, l’art qui en surgit crée son propre objet, sa réalité, un « surplus », dit Philibert Secretan qui résume ainsi de façon lapidaire les trois fonctions fondamentales de l’art : « l’art comme réalité pour le corps, puis, détachée de sa relation à l’artiste, l’oeuvre devenant sa propre réalité et, enfin, rompant avec la réalité de l’oeuvre, l’art instaurant ses propres critères de vérité » (Secretan 1957, 67-68).

2.2 Des fonctions sociales de l’art

Dès lors, le caractère d’utilité de l’art face à une telle conception de ses fonctions essentielles ne peut que provoquer une discussion qui ne sera qu’amorcée dans la présente étude — si toutefois cette utilité devait être considérée comme inhérente à sa nature, et pas seulement pour les sociétés dites primitives comme semble le suggérer Richard L. Anderson (1979, 12). Il n’est que de rappeler la fonction déterminante de l’art dans l’encadrement de la foi des fidèles dans la chrétienté. Non seulement par une liturgie régulièrement réadaptée à l’évolution des mentalités, mais également pour refléter le niveau du progrès atteint dans la perfection d’un art, qu’il s’agisse de l’architecture ou de l’intégration des plus récentes découvertes des médias et des technologies de pointe.

2.3 Des attentes du public et de l’auditoire

Les efforts d’adaptation, en effet, peuvent inclure le respect de l’apparition de nouveaux espaces d’expression artistique qui peuvent laisser se manifester de nouvelles exigences du public. Il s’agit là d’un débat pratiquement classique des anciens et des modernes, mais il s’agit également de préserver les traditions et, à l’heure de la promotion des diversités culturelles, d’offrir un cadre de respect des droits. Bien entendu, cet aspect du problème ne manquera pas d’influencer la production artistique, de même qu’il affectera à long terme les choix de politiques et de stratégies de développement culturel. Un opéra récemment construit et inauguré à Muscat à Oman a provoqué un débat public sur l’utilité d’un tel investissement dans un environnement où les musiciens et le public réclament plutôt un cadre approprié d’expression pour la musique traditionnelle du pays.

2.4 Des artistes et de leurs oeuvres

Sans exiger de chaque artiste qu’il soit un virtuose, le public des musées, des salles de concert et de théâtre s’attend, en pénétrant dans ces temples de l’art, à se voir offrir une nourriture spirituelle de qualité. Il exigera, ce public, des acteurs de l’art un haut niveau d’expertise et des prestations de grande qualité. Bien entendu, le public ne s’intéresse pas nécessairement au cursus des artistes, ni même à l’histoire des centres de formation qui les met sur le marché, mais il restera attaché à la fidélité de la représentation d’un art qu’il affectionne et sera prêt à une réaction quelquefois vigoureuse en cas de déception.

Il reste que l’artiste, souvent, est une victime sacrifiée sur l’autel de la demande. Qu’il invente et ainsi s’écarte des voies classiques, et il sera décrié. Qu’il se limite à la répétition des oeuvres du passé et des répertoires connus, et il restera insatisfait dans son for intérieur, car lui aussi est torturé par le démon de l’invention et de l’innovation. En définitive, l’art sera toujours ce Janus aux deux visages, d’un côté, attaché à sauver et à maintenir les oeuvres classiques dont le répertoire, les collections constituent le patrimoine national d’un pays dont il a la charge d’affirmer l’authenticité et de proclamer l’identité, de l’autre percevant le poids des responsabilités de sa mission, celle de montrer le degré de dynamisme d’une société capable de renouvellement et d’adaptation, d’assimiler et de concourir en définitive avec les plus brillants des artistes dans tous les domaines de l’art, artistes de partout et de tout temps.

Mais c’est dans l’intimité que se joue l’essentiel du drame de la création. Car pour un drame, c’en est un.

3. Dans les arcanes de la création

Sur la création artistique, le philosophe François Cheng proclame cet acte de foi :

Une création artistique digne de ce nom, dévisageant tout le réel, se doit d’entretenir les deux desseins : elle doit certes exprimer la part violente, souffrante de la vie, ainsi que toutes les formes de perversion que cette vie engendre, mais elle a également pour tâche de continuer à révéler ce que l’univers vivant recèle de beauté virtuelle […]. L’art authentique est en soi une conquête de l’esprit ; il élève l’homme à la dignité du Créateur, fait jaillir des ténèbres du destin un éclair d’émotion et de jouissance mémorable, une lueur de passion et de compassion partageable […]. Il est pour l’homme le moyen suprême de défier le destin et la mort […]. L’art a le don de se justifier par son existence propre, par la « chose en soi ». En lui, l’homme peut puiser une raison d’être pour son existence terrestre.

Cheng 2006, 121-122

Cet hymne à l’art résulte d’une contemplation des trois façades du surgissement de l’art qui méritent de ce fait d’être regardées avec attention sur ces trois paliers : le mystère de la création artistique, à savoir l’inspiration ou la part du génie, la technique comme voie de la perfection et le milieu comme condition et environnement de la création.

3.1 Du génie

Le créateur est généralement considéré comme un être hors du commun, un « dérangé » mental, un fou. Le procédé de la création en effet est vu comme irrationnel et quelquefois, par certains critiques et psychanalystes — parmi lesquels Freud —, comme une compensation de la sexualité, au point que l’abstinence est parfois recommandée lorsqu’on est engagé dans la production d’une oeuvre majeure.

À ce stade, le créateur devenant actif ne se contente pas d’être, il devient actif et rêve à la réalisation de ce qu’il entrevoit. Il lui arrive de l’exprimer, cette attitude, en disant qu’il ferme les yeux pour essayer de lire ce que l’inspiration lui suggère. Ainsi un Beethoven se promenant dans le bois et entendant les chants des oiseaux, s’arrête et griffonne sur l’écorce d’un arbre les premiers accents du thème principal de la Pastorale. Ainsi aussi le griot muluba Tshizubu Muadiamvita, 62 ans, invoquant les ancêtres en ce matin de mai 1984 dans la Cité de Lukalaba au Kasayi, leur demande de lui raviver la mémoire et de lui prêter leur voix au moment précis où il s’apprête à célébrer les hauts faits du dignitaire disparu, Bululu Anastase.

Enfin, le créateur s’engage dans la production au moment de la jonction entre ce qu’il a vu et voulu et ce qui, inconsciemment, agit en lui. C’est le côté indescriptible de la création, enfoui dans chacun des créateurs et qui fait son originalité, l’indicible, échappant même à son propre contrôle. « C’est mieux que ce que j’avais prévu », entend-on souvent l’artiste dire en contemplant une oeuvre dont il vient d’accoucher. « It is not exactly as I’d planned — it is better ! » Ainsi l’inspiration dans le processus de la création suit-elle des itinéraires visibles et invisibles tout à la fois, donnant à la naissance de l’oeuvre un caractère unique, échappant aux règles établies et à toute prévision.

Mais à l’inspiration vient s’ajouter la technique. Est-elle davantage perceptible ?

3.2 De la technique

L’initiation à l’instrument de musique, au maniement du pinceau ou aux pas de danse sur scène relève de l’apprentissage de la technique d’un art. Cette technique s’acquiert lors de l’éducation professionnelle. Mais, là également, on voit apparaître rapidement une vitesse inégale chez les stagiaires ou les apprenants. Certains peinent à digérer la grammaire de l’art et à l’intégrer à leur bagage de connaissances pendant que d’autres, au premier contact, manifestent une aisance et une capacité d’adaptation qui laissent quelquefois l’instructeur ébahi. C’est que là aussi l’élément de don inné joue un rôle. Un Mozart donnant des concerts publics de piano à l’âge de six ans est un exemple classique du genre.

Mais la formation du virtuose, plus généralement, permet de dégager des procédés qui pourraient être instructifs. La constitution de l’imposant répertoire des chorals allemands à l’époque de Luther est connue et des visites répétées aux écoles de Lubeck et de Hambourg ont permis d’en connaître l’étendue et d’admirer l’imposant travail construit sur ce monument par un artiste de génie, Dietrich Buxtehude. Jean-Sébastien Bach, son contemporain quoique plus jeune et son admirateur, n’avait-il pas fait des séjours d’études auprès du grand maître ? Or on sait l’exceptionnel traitement et le développement considérable du style choral par Bach ainsi que l’impressionnante production de son génie qui en fait une référence absolue au sommet de l’art de tous les temps.

Dans l’Afrique traditionnelle, la formation du musicien virtuose comprenait plusieurs éléments techniques : la connaissance de la lignée généalogique, de l’histoire du clan et du contexte social constituant une culture générale indispensable pour connecter la musique à son milieu et donc à son public. Elle comprenait également l’initiation et la guidance dans la tenue d’un instrument : la démonstration, les répétitions, les essais phrase par phrase, les oublis, les appels. Elle comprenait enfin la maîtrise des formules rythmiques, des types de mélodies, du texte des chants. Une fois jugé suffisamment formé, l’élève musicien pouvait commencer à donner des concerts publics, faire sa réputation et plus tard rejoindre la catégorie des griots que le chef ou le roi pouvait associer à la célébration des grands moments de la vie du clan. Ainsi l’art se trouvait-il intimement lié à la vie du peuple et du clan.

3.3 Des conditions et de l’environnement

Dans l’effort d’adaptation de la liturgie catholique à la sensibilité africaine depuis le Motu proprio de Pie XII, une avalanche de compositions de messes et de cantiques avait vu le jour à travers tout le continent dès les années 1950. Lorsqu’on s’efforce d’évaluer le destin réservé à ces oeuvres de jeunesse, on s’aperçoit que ce sont les créations proches de la sensibilité et de la culture des peuples qui ont survécu et sont en usage dans la liturgie actuelle, nonobstant la profusion des inventions ultérieures, quelquefois sans qu’une sélection indispensable ait été organisée pour constituer un répertoire fixe et officiel.

Il peut arriver qu’une création collective comme la Missa luba composée ou plus exactement arrangée par Guido Haazen, avec le concours de ses choristes de Kamina au Congo, transcende le temps. Elle est toujours exécutée et recherchée à travers le monde et ses enregistrements, renouvelés et remasteurisés au-delà même de ce que les lois du copyright permettent. Le folklore luba constitue la base de cette messe et, d’ailleurs, complète l’enregistrement avec des pièces typiques qui sont bien tirées du répertoire courant de la région.

Il en est de même du sort des chefs d’oeuvre de la sculpture dans la même tradition luba et des conditions de leur genèse. Les objets symboles de la royauté tels que les trônes ou chaises royales, les lupona, sont sculptés dans des conditions particulières par des artistes investis de cette mission et soumis à un système de conservation tout aussi particulier (Roberts et Allen 2007).

En définitive, l’art recèle en lui cette caractéristique qui consiste à imaginer, à rêver et à concevoir, c’est-à-dire créer un monde auquel il donne un sens. Cela est un vrai pouvoir, non celui d’un vaniteux qui se laisse bercer par le prestige flatteur d’un style, mais celui que confère la capacité d’un créateur appliqué à confronter l’éclat de sa création à son projet de société.

Ainsi le pouvoir de l’artiste est-il celui de l’art lui-même ou plutôt de la société dans laquelle il s’inscrit, pouvoir social, pouvoir économique, pouvoir politique et pouvoir spirituel.

4. Pouvoir libérateur de l’art

Ce pouvoir se révèle opérationnel en effet sous divers aspects de la vie des peuples.

4.1 Pouvoir social

L’artiste, on l’a vu, est marqué par son environnement qui lui indique les traditions et lui suggère les préoccupations de son milieu qu’il ne peut impunément ignorer. Sa propre misère y est inscrite, qu’il réussisse à résister ou qu’il se laisse emporter par le vent et attraper par l’appât de la récupération d’une saison. Il lui appartiendra, s’il le peut, de lutter au nom des valeurs qu’il est censé défendre, il lui faudra au besoin se poser en déviant et revenir sur son métier pour redécouvrir l’objet de sa mission inscrite dans sa nature.

4.2 Pouvoir économique

De par la nature de ses créations, il peut rencontrer les attentes d’un public même exigeant et, cédant à la facilité, réduire son art au niveau d’un succès facile, sacrifiant la rigueur et la qualité sur l’autel du populisme et du gain. Mais il peut aussi, préoccupé de justifier la place et le rôle de l’art dans le développement, être tenté de fournir des arguments pour l’articulation d’une création cohérente dont la réussite se mesure à la beauté éclatante au contact du bon et du vrai.

4.3 Pouvoir politique

L’artiste toujours à l’avant-plan des mouvements de revendication, prendra la tête de la marche des militants pour la préservation de la liberté de création et d’expression. Préoccupé d’affirmer avec clarté des positions de droits et de devoirs empêchant de tourner en rond, il sera porteur du flambeau du changement, espoir des populations en souffrance à la recherche d’un bonheur, un bonheur toujours un peu lointain. S’il lui arrive de succomber quelquefois au piège de l’illusion, sa revanche, il la tiendra de son ressort inhérent à sa nature, revenant sans cesse sur son ouvrage et appelant la sanction du public.

4.4 Pouvoir spirituel

Le créateur, à l’extrême, pourra céder au penchant du critique qui, à son tour, se trouvera tenté d’intégrer l’espace du philosophe. En vain ! Car il n’est ni critique ni philosophe. Non à cause d’un quelconque malheur de la nature humaine, mais en raison de sa partialité fondamentale, rançon de ses mérites, de la nécessité pour lui de poursuivre son expérience jusqu’à son extrême limite, limite de l’imaginable, de l’audible, du visible et de l’invisible. Inaliénable. Car, comme on l’a souligné, c’est dans son déploiement que l’art se dévoile, son authenticité étant garantie par l’imaginaire et sa réalité révélée par l’oeuvre qui, de ce fait, instaure ses propres critères de vérités.

Conclusion

Au demeurant, créativité et inventivité apparaissent, aujourd’hui, comme des dispositions idéales pour le renouvellement des cultures et des civilisations et pour leur adaptation à l’évolution vertigineuse d’un monde en constant changement que l’on s’acharne à rattraper sans cesse.

Ne sont-elles pas, ces attitudes, un moment de grâce à saisir pour tenter de fixer un cadre approprié pour la redéfinition des styles et des modes de développement, l’oeil rivé sur la réinterprétation de l’échelle des valeurs de vie, voie royale pour une coexistence pacifique ?

Dès lors, la fidélité de l’artiste à sa personnalité, à sa culture et à l’histoire, comme le respect de la vérité et de l’authenticité de la création artistique, apparaîtra forcément comme offrant un espace privilégié pour refaire, à son niveau, l’oeuvre de la création sous tous les aspects de la vie humaine. Les limites de l’art participant à sa grandeur et l’appel à son service conférant à tous l’honneur véritable d’accéder au ministère du Sacré.