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En 1977, Lévi-Strauss écrivait : « la crise d’identité serait le nouveau mal du siècle » (Lévi-Strauss 1977, 9). À l’heure actuelle, « notre monde, nos vies sont façonnés par les tendances conflictuelles de la mondialisation, de l’identité collective […] et des institutions étatiques », renchérit Castells, l’auteur de The Power of Identity (Castells 2003, 1-2). En effet, le pathos identitaire qui a retenti dans l’effervescence des révoltes du dit « Printemps arabe » et qui est omniprésent dans le discours des islamistes, constitue un exemple pertinent de ce ce postulat. En Égypte, les Frères musulmans et les salafistes ont occupé la scène sociopolitique pendant les révoltes de 2011 et subséquemment. Le comportement officieux et officiel des islamistes, durant leur brève période au pouvoir, traduit nombre des principes fondateurs de leur idéologie confessionnelle — en l’occurrence leur conception de l’identité. Leur ethos discursif reflète sans ambages ces mêmes fondements, engendrant un bras de fer opiniâtre entre ceux-ci et les adeptes de l’État séculier.

Ainsi, notre travail vise à cerner la conceptualisation de l’identité [al hûwiyya[1]] à travers le propre univers conceptuel [taşawur] du fondamentalisme sunnite en vue d’éclairer une des facettes des tensions qui ont fortement marqué l’expérience du « projet d’État islamique[2] » mis sur pied par les islamistes dès leur entrée au pouvoir en Égypte, soit dans le cadre d’une situation réelle de majorité et à la tête d’un pays important sur le plan géostratégique.

À la recherche d’une interprétation de la tension « islamiste vs laïque », l’orientation plus ou moins hégémonique des islamologues part d’une prémisse supposant essentiellement que les mouvements islamistes sont des « mobilisations politiques à référent islamique » (par ex., Burgat 2006, 79). Il en est ainsi pour la conception de l’identité : les adeptes de ce courant d’analyse désacralisent la nature du lien à la religion en l’attribuant à un besoin fédérateur qui s’oppose à la culture dominante (Burgat 2006, 80 ; voir Hall 2000, 16). Or, dans le cadre de cette recherche, sans nier la présence de la dimension politique à différents niveaux de la mobilisation islamiste, nous soutenons que la conception de l’identité mise de l’avant par le fondamentalisme islamique s’avère une constante dont la légitimité dogmatique régit l’idéologie et la praxis de ses adeptes, si bien que Ben Achour (2008, 161) voit que l’orthodoxie sunnite représente, en premier lieu, une « culture identitaire ». Nous cherchons la réponse à la question suivante : pour les courants fondamentalistes, le dogme constitue-t-il « un outil politique » (Hall 2000, 16) qui confère aux luttes actuelles leur légitimité ? Ou bien, inversement, s’agit-il d’une cause première, d’une tentative de reconstruction de l’identité originelle de la communauté islamique, qui explique les conflits politiques consécutifs ? Dans les termes de Lévi-Strauss, nous pouvons reformuler cette question comme suit : dans le contexte des luttes politiques au Proche-Orient, la conception de l’identité est-elle une « fonction instable » ou une « réalité substantielle » (Lévi-Strauss 1977, 11) ? Autrement dit, le fondamentalisme sunnite perçoit-il la matrice identitaire comme un simple medium fédérateur, soit une valeur morale à chérir en s’adaptant au système de gouvernance de l’État ou comme référent ultime intrinsèque à la croyance, qui se conjugue en termes transnationaux et aux dépens de l’appartenance nationale, qui se transpose dans le système juridique de l’État, qui vise à mettre la norme religieuse au coeur des transactions sociales et politiques, dans la sphère publique et privée en catégorisant les individus, selon leur appartenance, entre : musulmans islamistes citoyens de la Oumma islamique versus musulmans ayant dévié de l’orthodoxie sunnite et non-musulmans, et qui se vérifie dans la stratégie de « réforme » ?

Nous problématisons notre approche de la question identitaire à partir d’une réflexion sur la pensée des leaders et des maîtres à penser du fondamentalisme islamique contemporain et, en termes concrets, à la lumière de l’expérience des islamistes au pouvoir en Égypte (juin 2012 – juillet 2013). La problématique de la recherche comporte deux volets. Le premier est centré sur les principaux préceptes épistémologiques propres à la conception de l’identité telle que véhiculée par les « théoriciens » du fondamentalisme sunnite. L’auteur de l’essai intitulé Au-delà de l’identité n’a-t-il pas écrit que, pour examiner « la signification et l’importance que les gens donnent à des constructions telles que […] la nationalité, on doit commencer par se frayer un chemin à travers des fourrés conceptuels » (Brubaker 2001, 73) ? Ce volet implique aussi une manière particulière d’appréhender la différence, l’autre revers de l’identité, telle que Werbner la pose dans son Religious Identity (2010, 233). Par ailleurs, dans leur Kaleidoscopic Self, Deaux et Perkins (2001, 310) avancent que l’auto-conception de l’identité se reflète en action comme à travers le discours. Elles en viennent à démontrer que « les actions ne sont pas simplement des réponses aux stimuli environnementaux, mais sont souvent le résultat de […] choix contrôlés et de priorités ». Cela étant dit, par le biais d’un second volet, nous entendons faire le lien entre les orientations théoriques décelées dans les textes fondateurs du fondamentalisme islamique sunnite et leur mise en application, et ce, en vue d’identifier la généalogie de ces concepts de base revivifiés et de détecter le lien entre la théorie et la pratique.

Axée sur cet enchevêtrement de l’orientation conceptuelle des fondamentalistes concernant leurs valeurs identitaires, leurs discours et leurs comportements en position de pouvoir, notre analyse apporte ainsi une nouvelle contribution à ce domaine de connaissance.

Nous émettons une hypothèse selon laquelle la conception de l’identité dans la mouvance fondamentaliste sunnite est dichotomique ; elle oppose le « nous » aux autres. Les catégories d’exclusion religieuse sont ainsi transposées dans le domaine juridique, social et politique. À l’échelle mondiale, cette conception identitaire explique la répartition du monde entre la Oumma dé-nationalisée et dé-territorialisée et les autres pays, soit Dar al-islâm versus Dar al-arb (le foyer de l’islam versus le foyer de la guerre), dans le langage des courants terroristes de la mouvance fondamentaliste.

Sur le plan heuristique, dans les mobilisations islamistes, nous soutenons que la conception de l’identité découle de la lecture des textes dogmatiques établis selon l’interprétation religieuse adoptée par les leaders de la mouvance islamiste contemporaine. L’instrumentalisation ne pouvant pas fonctionner sans l’existence d’une croyance profondément ancrée parmi les adeptes de l’islamisme, qui, à leur tour, saisissent l’opportunité pour accomplir leurs propres objectifs. Ainsi, le politique n’est qu’un moyen pour que l’identité religieuse prenne ensuite la relève de la transformation des structures socio-politiques et juridiques, et installe les croyances religieuses au coeur de cet engrenage étatique, en vue d’une transformation identitaire et structurelle radicale. Nous nous situons dans la lignée de réflexion de Euben (1995). Celle-ci constate l’infirmité de toute lecture du comportement de la mouvance fondamentaliste sunnite, lorsqu’une telle lecture n’est réalisée qu’à la seule lumière des matrices théoriques universelles, ou lorsqu’elle se limite à un barème d’analyse ne tenant compte que du facteur politique, économique ou autre. L’auteure appelle à décoder cette mouvance en la situant dans l’univers de son « own-understanding » (Euben 1995, 159), en référence à ses fondements scripturaires et aux enjeux que ce système de pensée soulève (Euben 1995, 161 ; 1999, 17). La thèse de Monroe et Kreidie (1997) fait écho à ce constat. Tibi aussi fait observer que l’une des lacunes actuelles de ce champ de recherche concerne la négligence de la perspective d’analyse des acteurs du terrain, soit la réflexion « de l’interne » du phénomène (voir Tibi 2013, ix). In fine, cet horizon conceptuel se confinerait plus dans le taşawur islamique (Qotb 1979, 123 ; al-Banna 2002, 170-171). À titre d’approche théorique globale, nous avons recours à la matrice interprétative des « fondements de l’orthodoxie sunnite » de Ben Achour (2008, 4) qui se propose de « montrer comment, à partir d’une référence première, s’est formé le mécanisme d’encadrement de la pensée politique primordiale du peuple des croyants, et quels sont sa philosophie et ses principes » (Ben Achour 2008, 4). À notre tour, nous analysons des textes qui sont le fait de croyants en quête de l’identité originelle de la communauté musulmane des temps premiers à partir d’un certain nombre de symboles particuliers, de principes et de règles. Ces principes prennent leur place au centre du « système de la pensée politique » et de la « théorie sunnite du droit » (Ben Achour 2008, 4). Bref, nous fonderons notre étude sur les textes doctrinaux produits par les maîtres à penser du fondamentalisme islamique sunnite contemporain afin de saisir la rationalité épistémologique et ontologique de cette idéologie. Nous nous référons à ces textes-sources dans leur langue originale, la langue arabe. Les ouvrages des théoriciens de l’identité (Brubaker, Castells, Hall, Lévi-Strauss, Werbner, etc.) constituent la toile de fond de notre réflexion relative à la question identitaire.

À cette fin, et en vue de démontrer l’importance de l’identité en tant que composante substantielle de la logique dogmatique fondamentaliste, nous diviserons l’article en trois grandes parties. Dans la première partie, nous cernerons les différentes définitions du fondamentalisme en déterminant les sous-catégories des adeptes de cette mouvance ainsi que la généalogie dogmatique commune des Frères musulmans et des salafistes. La deuxième partie de l’article est conceptuelle. Nous y identifierons les principales caractéristiques de l’identité selon la vision fondamentaliste, et ce, dans sa combinaison tripartite, soit « individuelle, relationnelle et collective » (Deaux et Perkins 2001). Nous nous pencherons brièvement sur la place de concepts tels que la Oumma, la citoyenneté, la djahiliyya des temps modernes, etc. De même, nous découvrirons la pertinence de ces notions pour la construction identitaire dans la logique des maîtres à penser du fondamentalisme sunnite contemporain. En fait, ces concepts relèvent de tout « un système de pensée multiséculaire » (Ben Achour 2008, 4) ; ils imprègnent l’ordre mental des représentations et déterminent « un guide durable » des pensées et des actes des adeptes de la mouvance fondamentaliste (voir Ben Achour 2008, 5). Dans cette partie également, nous nous arrêterons aux principales constantes idéologiques du discours fondamentaliste sunnite contemporain au sujet de l’identité en montrant comment ces constantes sont porteuses de tensions. Finalement, la troisième partie de l’article est consacrée à un exemple de la mise en application de la conception de l’identité en tant que composante substantielle de la logique fondamentaliste. Nous y analyserons le lien entre l’application de la Charia (loi divine[3]) et l’identité, et ce, par l’entremise de la réforme constitutionnelle de l’État, entreprise par les islamistes au pouvoir ; le texte constitutionnel étant le lieu de l’inscription formelle de la vision fondamentaliste dans la définition de l’identité collective. Une partie complémentaire de cette démarche, déjà effectuée, doit être mentionnée même si elle n’est pas incluse dans ce texte vu les limites d’espace. Nous y avons procédé à l’analyse qualitative de l’islamisation des articles de la Constitution égyptienne de 2012. Cette constitution, modifiée en 2014, avait été taillée par une assemblée constituante à majorité islamiste et appuyée par de multiples démarches, fatwas et discours.

1. « Fondamentalisme islamique » : portée identitaire du signifiant

Sans vouloir accoler une connotation évaluative quelconque au terme « fondamentalisme », nous optons pour ce signifiant à cause de sa pertinence heuristique et de la portée identitaire qu’il connote. En fait, même si le terme concerne initialement un courant théologique protestant, islamologues occidentaux et islamistes louent sa pertinence, quoique pour des raisons différentes, sinon contradictoires. En ce qui concerne notre approche, les islamologues musulmans identifient surtout, dans le terme « fondamentalisme », la portée sémantique et le lien étymologique avec les racines de la croyance : le fondamentalisme reproduit le sens littéral de fondements et correspond ainsi au terme arabe uşûliyya de uşûl. Qui plus est, l’orientation normative qui caractérise le fondamentalisme sunnite comme étant, dans les termes de Voll, « the reaffirmation of foundational principles and the effort to reshape society in terms of those reaffirmed fundamentals », converge avec notre angle d’approche (Voll 1991, 347 ; voir Euben 1995, 61-162), d’autant plus que nous concentrons notre analyse sur l’univers conceptuel relatif à l’identité et non pas sur la dimension du passage à la violence qui constitue un critère de démarquage entre une catégorie des salafistes quiétistes[4] et les djihadistes violents qui adoptent la violence comme mode d’action. Selon une perception politique, de surcroît, Marty et Appleby (1993, 5) identifient dans ce signifiant les vecteurs des tensions latentes dans le fait d’« affirmer ou de réaffirmer les normes et les croyances de la tradition dans l’ordre publique ». Cela dit, le terme « fondamentalisme islamique » accentue une particularité épistémologique du phénomène, en privilégiant le caractère littéralement sacré et infaillible du Coran et de la Charia (Qotb 1993, 63-64). Une des nombreuses assertions coraniques à cet effet est la Sourate de Fuşilat, Coran XLI, 41-42, où on lit : « c’est un Livre puissant (inattaquable) ; Le faux ne l’atteint (d’aucune part), ni par devant ni par derrière : c’est une révélation émanant d’un Sage, Digne de louange ».

1.1 Frères musulmans et salafistes : « Enfants de la même ecclésia » (Ben Achour)

Par « fondamentalistes sunnites », nous désignons les Frères musulmans (Al-Ikhwân al-Muslimûn ou la djamâ‘a), « fondateurs de l’islamisme contemporain » (Burgat 2006, 88) ainsi que la mouvance salafiste, plus précisément : les salafistes scholastiques et djihadistes (voir Burgat 2006, 96 ; Euben 1995, 162) incluant l’État islamique (ex-DAESH). Des sous-classifications sont néanmoins recommandées par nombre d’islamologues qui préfèrent établir une distinction, d’une part, entre les Frères musulmans plutôt pragmatiques et les salafistes plus orthodoxes, soucieux de réformer la société et, d’autre part, parmi les différents courants du salafisme à la lumière de leurs prises de position vis-à-vis de l’implication en politique et du passage direct à l’action violente (quiétistes, scholastiques ou réformistes et djihadistes violents). Les Frères musulmans et les salafistes se situent néanmoins dans la même lignée et se désignent comme étant « ahl as-sunna wal djamâ‘a[5] », partageant les mêmes croyances quant aux fondements de la jurisprudence [uşûl ad-dîn] (Mounib 2010, 19 ; voir Amghar 2011, 59). Les deux courants sont, à juste titre, qualifiés par Ben Achour comme étant « des enfants de la même ecclésia […]. Ils partagent la même conviction » (Ben Achour 2008, 35 ; voir Mounib 2010, 19) et se réfèrent aux mêmes sources scripturaires ainsi qu’aux mêmes maîtres à penser (voir Abdel-’Aal 2012, 28-29). La différence se situe au niveau du plan d’action. Aux lendemains des révoltes de 2011, nous voyons que les salafistes scholastiques d’Égypte — appelés aussi l’École d’Alexandrie — se sont institutionnalisés en parti politique visant à la mise en application littérale de la Charia islamique — justifiant par cette fin le recours à la politique comme moyen jusqu’ici rejeté.

En ce qui concerne leur conception de l’identité, les fondamentalistes islamistes restent très proches ; leurs différences ne se situent jamais au plan des valeurs[6] mais concernent plutôt les compromis à faire dans une situation spécifique. Sur un ton plus critique et global, Abou Zeid va même jusqu’à nier toute modération dans le discours religieux islamiste contemporain en général, affirmant que ce discours — qu’il soit modéré ou extrémiste — part des mêmes principes de base : le takfîr (la condamnation à la mécréance), le Texte coranique et la Ңakimiyya (la souveraineté d’Allah[7]) ; en conséquence, ces principes guident les mêmes dynamiques d’actions de sorte que, si une différence existe entre les discours, elle concerne uniquement leur degré de rigidité (voir Abou Zeid 1994, 67).

1.2 Théoriciens pères : généalogie dogmatique continue…

Les leaders du fondamentalisme islamique contemporain s’affilient à toute une généalogie à laquelle ils s’identifient. Hassan al-Banna désigne la doctrine des Frères musulmans comme une « da‘wa salafiyya » (une prédication salafiste) puisque les Frères musulmans appellent au retour aux sources pures de l’Islam : le livre d’Allah est le fondement et le pilier de l’Islam, la Sunna de son prophète clarifie ses principes et la Sîra des pieux prédécesseurs musulmans et des califes rashidûns (bien guidés) présente en exemple l’idéal des musulmans dévots des premiers siècles de l’Islam (voir al-Banna 2002, 76), qui ne se ressourçaient qu’au Coran et au Coran seulement (voir Qotb 1979, 12-14). Ben Achour (2008, 35) y identifie « les fondements de l’orthodoxie sunnite », titre de son ouvrage où il écrit : « le salafisme est un mode de pensée commun dans l’ensemble des courants se réclamant de la Sunna ».

À leur tour, les groupes qui s’identifient par leur religion perçoivent leurs chefs comme des prototypes représentatifs (voir Ysseldyk et al. 2010, 66). Pour les fins du présent texte, nous analysons le leg dogmatique de deux personnages clés marquant la pensée fondamentaliste sunnite contemporaine : al-Banna (1906-1949), fondateur de l’association des Frères Musulmans en Égypte, en 1928 et Sayyid Qotb (1906-1966), théoricien incontournable du fondamentalisme dans le monde moderne[8] (voir, entre autres, Euben 1999, 8 ; Shehada 2010, 90 ; Haddad 1983, 67 ; Herriot 2007, 177 ; Carré 1983, 680). Qotb a aussi développé LA conception globale et détaillée de l’identité islamique fondamentaliste. Nous traitons, de surcroît, l’intelligibilité de la conception de l’identité, à travers la littérature du fondamentalisme vécu à l’heure actuelle, notamment les écrits du Sheikh al-Qaradawi, président de l’Association mondiale des Savants musulmans et une des plus hautes références religieuses des Frères musulmans. Font également partie de notre corpus : les communiqués du groupe du Prosélytisme salafiste [al-Da‘wa as- salafiyya] — le groupe le plus important numériquement des salafistes d’Égypte —, et les écrits de son vice-président, le Sheikh Yasser Burhami, qui fut membre du comité qui a formulé la Constitution de 2012 — ainsi que, succinctement, la production discursive de nombre des « théoriciens » de l’État islamique. Signalons que ces maîtres à penser se réfèrent, unanimement, à toute une chaîne ininterrompue d’oulémas et d’exégètes, notamment Tabari, Qurtubi, Ibn Hanbal, Ibn Kathir, Ibn Taymiya, Ibn Qaïm al-Jawziyya, etc. Vu les limites de ce travail, nous nous concentrerons sur les contemporains.

2. La matrice identitaire dans le fondamentalisme islamique

2.1 Les représentations de l’identité fondamentaliste islamique : individuelle, relationnelle, collective

Tout comme le modèle identitaire de Deaux et Perkins (2001, 300), la notion d’identité à travers la pensée fondamentaliste est conçue comme un système organique et interdépendant dont les représentations individuelle, relationnelle et collective coexistent inextricablement, soit dans les termes d’al-Banna : « L’individu musulman, le foyer musulman, le peuple musulman, la nation musulmane » (al-Banna 2002, É. Une nouvelle étape dans la da‘wa des Frères musulmans, 151 ; voir É. Appel aux jeunes, 117). Dans son Religious Fundamentalism and Social Identity, Herriot (2007, 166) explique que, socialement parlant, les fondamentalistes font graviter toutes les représentations de soi autour de l’identité religieuse. Celle-ci « définit tous les aspects de l’identité » (Ismail 1998, 210) et nourrit essentiellement la représentation collective qui subsume les autres facettes.

Dans la logique fondamentaliste, la zone « intime », individuelle, est le premier champ de bataille à conquérir. La supériorité de l’individu se définit en fonction du caractère distinct de sa religion, ce qui constitue un axe majeur renforçant la centralité de la croyance pour cet individu (Ysseldyk et al. 2010, 61-62). Hormis la religion, toute appartenance conférant une fierté quelconque à l’auto-représentation relève désormais de la vanité (Qotb 2002, 143). L’adepte du fondamentalisme construit ainsi le sens et l’objectif de son existence, d’où le besoin personnalisé qu’éprouve l’individu de lutter en vue de mettre en oeuvre la « méthodologie » garante de sa dignité (al-Sherif 2014, 20) et d’instaurer dans la collectivité, par la suite, le système de vie et la vision du monde des prédécesseurs, des temps premiers de l’Islam [as- salaf as-şâli] (voir Marty et Appleby 1991, ix). De ce fait, l’identité se parachève et atteint sa maturité dans le champ de la politique. Le fondateur de la Confrérie, s’adressant aux jeunes adeptes, dit : « Je peux annoncer très clairement que la foi du musulman demeurera incomplète si le croyant ne s’immisce pas dans la politique » (al-Banna 2002, É. Dans le séminaire des étudiants Frères musulmans, 106).

Sur le plan de l’identité relationnelle, la logique fondamentaliste pose que l’Islam a apporté de nouvelles valeurs à l’humanité et, par la suite, aux relations entre les membres de la famille. La famille est considérée comme étant le noyau de la société musulmane où sont inculquées les valeurs religieuses aux nouvelles générations, et ce, sous l’égide du strict système islamique (Qotb 1979, 112). Qotb précise que le lien de parenté pour le musulman doit passer au crible de « la relation avec le Créateur, voire la religion » (Qotb 1979, 136, 138). Il se réclame, à cet effet, du verset 22 de la sourate Al-Moudjâdala, Coran LVIII : « Tu n’en trouveras pas, parmi les gens qui croient en Allah et au Jour dernier, qui prennent pour amis ceux qui s’opposent à Allah et à Son Messager, fussent-ils leurs pères, leurs fils, leurs frères ou les gens de leur tribu » (voir Qotb 1979, 136). Dans les termes de Castells (2003, 6-7), le rôle d’« acteur social » au service de la religion l’emporte sur le lien biologique et relationnel de l’individu avec sa famille. Dans cette perspective, avoir des relations inter-familiales non fondées sur l’unité de la croyance islamique va à contresens du monothéisme de l’Islam (Al-Banna 2002, 5 ; Qotb 1979, 139-142).

Concernant l’identité collective, le fondement commun de toute collectivité est la croyance (Qotb 1979, 51). Le principe régulateur de la vie de la collectivité est la « méthodologie islamique » (al-Banna 2002, É. Notre mission, 27 ; Qotb 1979, 50) ; le musulman ne peut mener correctement sa vie que dans une société islamique, tranche le vice-président du prosélytisme salafiste en Égypte (Burhami 2010, 2). Le verset de la Sourate Al-Ңudjurât, « Les croyants ne sont que des frères » (Coran XLIX, 10), établit le principe selon lequel la foi et l’unité des musulmans sont indissociables (voir al-Banna 2002, É. Le système de gouvernance, 209 ; É. des enseignements, 231 ; aussi al-Qaradawi 1997, 41 ; Burhami 2010, 19). En ce sens, le fondateur de la djamâ‘a affirme que la vraie patrie pour un musulman dépasse les frontières géographiques et lie tous les croyants, dans le monde entier, par la seule religion. La rationalité de cette logique émane, selon Qotb, du fait que la pérennité de la foi est le seul critère qui soit durable, tandis que toute autre appartenance à une nation, une ethnie ou une patrie change (Qotb 1979,146). Le prophète Mohammad, étant arabe au sein d’une société purement arabe, n’appelait qu’à l’unité au nom de la croyance et non pas de l’ethnie, rappelle à cet effet Qotb (1979, 52). Cette confrérie universelle remplace les institutions de l’État-nation (voir Oumlil 1985), puisque l’État devient simplement une province dans une Oumma illimitée, représentant typiquement ce que Brubaker définit comme « une communauté à grande échelle » (Brubaker 2001, 79 ; voir Amghar 2011, 86-87). Cette communauté est appelée la Oumma. La Oumma est régie par un califat (voir al-Banna 2002, É. La méthodologie des Frères musulmans, 94) avec, à sa tête, le Commandeur des croyants, tel Abou Bakr al-Baghdadi, qui s’était proclamé calife de l’État islamique :

Tout endroit où un musulman atteste qu’il n’y a pas d’autre dieu qu’Allah et que Mohammad est le prophète d’Allah est une patrie à défendre et à laquelle le musulman doit vouer un sentiment d’appartenance sacrée.

al-Banna 2002, 8-9

Qotb pousse son raisonnement plus loin en imposant aux musulmans de renier leur appartenance à toute société, État ou patrie qui ne se réfère pas explicitement à l’Islam (voir Qotb 1979, 4-5) et il reprend en détail la définition islamiste de la vraie patrie présentée par le fondateur de la Confrérie :

La patrie n’est guère qu’un morceau de terre, […] la communauté du musulman, où il trouve son abri n’est pas celle que fonde le lien du sang, le drapeau que le musulman est censé défendre et se faire martyriser pour son honneur n’est pas celui d’une communauté, mais celui de la victoire de la religion d’Allah.

Qotb 1979, 144-145

La thèse de l’établissement d’un califat trouve un relais sûr et continu avec les Murshids (Guides suprêmes) successifs des Frères musulmans. D’aucuns avancent que, pour les Frères musulmans, la question du califat pourrait être un simple cri de ralliement qui instrumentalise la nostalgie d’un âge d’or. Nous sommes d’avis, cependant, que le projet de l’établissement d’un Califat est également prôné par la Confrérie en attendant le contexte propice du passage de l’État-nation en transnationalisme et sa transformation, par la suite, en califat. La fameuse réplique de Mohammad Mahdi Akef, Murshid égyptien de la confrérie (de 2004 à 2010) : « L’Égypte, je m’en fous[9] ! » clarifie la logique opérante à ce sujet. Au cours de sa réponse à une question portant sur sa réaction advenant le cas où la Palestine serait « occupée par des musulmans d’Asie et non par des Juifs sionistes », l’ex-Murshid déclare ce qui suit (nous traduisons) :

– Le Murshid : Des musulmans n’occupent pas des musulmans, ceci n’a pas de sens !
– Le journaliste : Les Turcs ont occupé l’Égypte ! ?
– Le Murshid : Non, ceci n’est pas une occupation.
– Le journaliste : Pourquoi ne considérez-vous pas ceci comme une occupation ?
– Le Murshid : Tu veux falsifier les choses ? […] Que les musulmans de la Malaisie gouvernent l’Égypte ! Je l’espère bien ! Les Turcs n’étaient pas des occupants, ceci s’appelle le califat, même si l’État est corrompu [… Toutefois] on parle d’occupation lorsqu’il s’agit de Juifs.
– […]
– Le journaliste : Je ne suis pas d’accord avec vous, moi je n’accepte d’être gouverné que par un Égyptien.
– Le Murshid : Je m’en fous de l’Égypte et je m’en fiche et je m’en fous de ceux qui sont en Égypte !

Les marqueurs d’appartenance nationale se conjuguent ainsi en termes de croyance : la nationalité ne constitue plus un capital national ni culturel, mais doit se concevoir de manière confessionnelle : « Le musulman ne dispose d’aucune nationalité hormis sa croyance qui le lie à la Oumma islamiyya » (Qotb 1979, 138). Al-Banna avait également mis l’accent sur ce précepte en jetant un discrédit sur les principes patriotiques universels ; il présume que les adeptes du nationalisme défendent leurs pays « en vertu d’un contrat social ou par imitation ou encore poussés par des intérêts quelconques et non à partir d’une prescription imposée par Allah […comme les musulmans] », (al-Banna 2002, É. Appel aux jeunes, 119-120). Dans ce paradigme identitaire/politique, la citoyenneté, les droits et obligations sociaux et politiques se définissent par rapport à la religion, et non sur une base civile d’égalité. Lutter pour la religion et non pour la patrie devient absolument prioritaire (voir Qotb 1979, 76 ; Burhami 2010, 16). Fera partie intégrante de ce paradigme identitaire, l’obéissance absolue dont doit témoigner la communauté des croyants [al-sam‘e wal â‘a] vis-à-vis de toute injonction inspirée du Coran ou dictée par le prophète (al-Banna 2002, É. Appel aux jeunes, 119-120). En un mot, tous les détails quotidiens, relatifs à la sphère privée et publique doivent revêtir « la couleur islamique » (al-Banna 2002, É. Une nouvelle étape dans la da‘wa des Frères musulmans, 153 ; voir Qotb 1979, 81 ; al-Qaradawi 1997, 40).

2.2 Les fonds « identitaires » collectifs communs

Si l’on veut déterminer le processus conduisant les êtres humains à partager une même compréhension de leurs intérêts et une même définition des obstacles contrecarrant la réalisation de leurs objectifs, il convient de mettre en lumière les fonds identitaires communs, soit « les relations contingentes qui existent entre les simples catégories de personnes » (Brubaker 2001, 71-74). Ce sont ces attributs indentitaires que les théoriciens du fondamentalisme islamique mettent en relief afin de garantir l’homogénéité de la communauté qui se veut transnationale. Sur un autre plan, en nourrissant l’auto-estime identitaire avec une exagération concomitante du danger externe, les fondamentalistes musulmans se dotent d’un système identitaire social structuré par plusieurs principes organisateurs, entraînant, du coup, des grilles classificatoires distinctes de l’altérité. Dans ce qui suit, nous invoquons les constantes idéologiques inhérentes au paradigme identitaire fondamentaliste sunnite, portant en germes des tensions inhérentes à ce dynamisme d’interaction sociétale.

2.2.1 La dichotomie : Communauté islamique (« nous ») vs djahiliyya (« eux »)

Dans les termes de Qotb, l’Islam, par nature, n’est pas une croyance qui demeure au stade de l’abstraction, mais il « se représente à travers des esprits actifs ; une communauté organiquement liée […] qui lutte contre toutes les manifestations de la djahiliyya » (Qotb 1979, 39, 40, 44, 51, 137). Le signifiant « djahiliyya » qui désignait, à l’origine, la période pré-islamique caractérisée par l’ignorance (djahl) et de l’idolâtrie désigne désormais la gouvernance impie qui usurpe la souveraineté d’Allah [al-âkimiyya] pour le simple fait d’adopter les valeurs de la modernité (voir Qotb 1993, 8 ; Haddad 1983, 85 ; Euben 1999, 57). La dichotomie est fondée sur la séparation étanche entre la vision du monde [al-taşawur] de la djahiliyya et celle de l’Islam. Dans son chapitre : « “Il n’y a pas d’autre dieu sauf Allah” est une méthodologie de vie », Qotb tranche : « Qu’est-ce qu’une société djahiliyya ? C’est toute société autre que la société islamique » (Qotb 1979, 88 ; 1962, 99 ; voir Carré 1983, 693).

La « néo djahiliyya », la djahiliyya des temps modernes …

Si la djahiliyya que l’Islam a combattue se caractérisait par l’associationnisme [shirk, idolâtrie], dans la pensée islamiste, la « néodjahiliyya » désigne, par analogie, les sociétés prétendant être musulmanes, mais qui adorent « les idoles » du monde contemporain, notamment la laïcité (Qotb 1979, 90), la démocratie, le nationalisme, la séparation entre la religion et l’État, l’égalité entre hommes et femmes, la mixité, etc. En un mot, il s’agit des sociétés qui n’appliquent pas la Charia (Qotb 1979, 22, 35, 91 ; al-Banna 2002, É. le système de gouvernance, 205 ; al-Zawahri 2002, 7-8 ; Burhami 2010, 5 ; Maqdissi 1997, 34). En vertu de cette logique, les « valeurs » de la modernité et les régimes de gouvernance terrestres adoptant le droit positif constituent les ṭâghûts[10] du monde moderne ; à différents degrés, la souveraineté populaire est considérée comme incompatible avec l’unicité d’Allah, soit la akimiyya, du fait que la démocratie confère au peuple le droit de gouverner[11] (Qotb 1979, 22, 105, 147 ; voir al-Banna 2002, 113 ; al-Zawahri 2001, 30 ; Burhami 2010, 7 ; al-Chichani 2014)[12]. Cette vision des valeurs modernes se réfère, selon eux, à de nombreux versets coraniques (voir Qotb, 1979, 84-85), dont : « Le pouvoir n’appartient qu’à Allah. Il vous a commandé de n’adorer que Lui. Telle est la religion droite ; mais la plupart des gens ne savent pas » (Coran, Yûsuf XII, 40 ; voir Al-Nisâ’ IV, 80.

Le porte-parole de l’État islamique, al-Adnani, a carrément signalé que le nationalisme est « une vraie idole », et que l’établissement d’un califat est dans l’esprit de l’Unicité islamique :

Une part de la promesse d’Allah et de ce qui nous est parvenu récité par son messager (Paix sur lui) est que le califat sera ainsi instauré […] à la suite de la destruction de cette idole, l’idole du nationalisme, il ne reste que l’instauration du califat appliquant la méthodologie du Prophète.

al-Chichani 2014

Comme l’affirmation d’une identité s’avère plus essentielle lorsqu’on se trouve en situation d’opérer une transaction identitaire ou d’être confronté à une altérité dans un contexte d’hostilité potentielle (suivant Deaux et Perkins 2001, 310), l’un des leitmotivs chéris par les fondamentalistes est la confrontation. En effet, la vision islamiste est dichotomique, non seulement au plan des valeurs politiques, mais aussi dans la dialectique culturelle autour de l’opposition entre « endogène » et « exogène », c’est-à-dire entre le « leg arabo-musulman » et l’« apport occidental » (Burgat 2006, 82) et universaliste. Qotb cristallise ce mode d’interaction avec l’Autre dans un mot clé, « la lutte ». Il écrit :

L’Islam est incarné à travers une base théorique globale ; sur cette base est fondé un rassemblement organique dynamique, indépendant et séparé de la société djahiliyya, celui-ci est en lutte contre cette société

Qotb 1979, 51

Le thème du conflit culturel sans trêve (Qotb 1979, 9-7) reflète ainsi un état d’alerte contre le danger d’anéantissement de sa propre identité devant toute altérité ; en effet, à l’extérieur de son cercle identitaire, se situe l’adversité. Ceci s’applique au plan des résultantes de la créativité humaine, soit les doctrines philosophiques, l’art, la littérature, etc.[13] (Qotb 1979, 17-18). Selon Burgat (2006, 85), « cette propension […] peut être assimilée à une dynamique de retraditionnalisation, voire de rejet de la modernité ». Ce sont ces principes identitaires dogmatiques qui sont mis en oeuvre par l’État islamique qui procède à une destruction massive des sites archéologiques dans les villes qu’il envahit. Outre la volonté d’éradiquer tout ce qui a trait à une entité non-islamique, soit djahiliyya, et le désir de semer la terreur, il y a l’objectif d’effacer les traces de toute représentation identitaire autre afin de sauvegarder l’hégémonie identitaire islamique. En effet, que ce soit en Irak ou en Syrie, les djihadistes de l’État islamique ont détruit, à coups de masse, les statues, les frises et les reliques archéologiques du musée de Ninive à Mossoul, dont beaucoup proviennent des ères assyriennes et parthiennes, datant de plusieurs siècles avant l’ère chrétienne. Il en était de même pour le saccage, en 1999 et 2001, par les talibans afghans, d’un des plus hauts lieux du patrimoine artistique : les Bouddhas de Bamiyan, réduits à de simples « idoles » : « “Ces antiquités derrière moi étaient des idoles et des dieux adorés il y a des siècles, au lieu d’Allah”, lance un homme barbu. […] Et de rappeler que “le prophète [Mohammad] a ôté et enterré les idoles à la Mecque” » (Kenner 2015). Les Pyramides d’Égypte aussi, considérées comme des monuments d’idolâtrie qui défigurent l’identité islamique du pays, ont été ciblées à répétition par des appels, notamment de la part des salafistes, en vue de les détruire, et ce, depuis l’arrivée au pouvoir des islamistes.

L’autrophobie : Altérité = hostilité potentielle → lutte

Au niveau sociétal, l’hostilité envers l’autre a un impact direct sur la représentation de l’Autre et favorsie par conséquent son rejet (Marková et Wilkie 1987, 225). Les concitoyens non-musulmans, chrétiens ou juifs, sont catégorisés comme étant ahl a-dhimma, envers lesquels al-Banna appelle à la charité sans pour autant leur attribuer les mêmes droits ni les mêmes obligations. En effet, avec la montée au pouvoir des courants de la mouvance fondamentaliste en Égypte, en 2012, nous assistons à l’émergence d’un discours sur l’Altérité qui obéit à une logique de stigmatisation de plusieurs groupes de citoyens en fonction de caractéristiques identitaires ne relevant que de l’appartenance religieuse. Cette tendance a pris corps dans une instance de jurisprudence appelée l’Organisme légal pour les droits et la réforme (Al-hay’a a-shar‘iyya lel- uû wal-işlâh ou The Legitimate Body of Rights and Reformation, telle que la traduction du nom de l’organisme paraît sur le site), créée en novembre 2011 et regroupant 119 membres de la mouvance islamiste, incluant le député du Murshid (Guide suprême) ainsi que les personnages emblématiques de la da‘wa salafiyya. Il est significatif que la première fatwa de cette instance, promulguée en janvier 2012 à l’occasion du Noël copte, interdit aux musulmans de souhaiter la bonne fête à leurs concitoyens chrétiens (fatwa n. 1/ année 2012, en date du 9/3/1433 de l’hégire (3/1/2012). La publication a pour titre : La fatwa légitime concernant le jugement en ce qui concerne la félicitation des non-musulmans à l’occasion de leurs fêtes)[14]. Le contenu de cette fatwa, qui reprend un avis juridique d’Ibn Qaïm al-Djawziyya, est un leitmotiv récurrent dans les sites salafistes contemporains ; la même injonction a été formulée par Ibn Uthaymine, le mufti de l’Arabie Saoudite (1925-2001) et reproduite dans une fatwa en ligne, publiée en décembre 2014. La formulation de la fatwa est basée sur un texte coraniaque, auquel la fatwa fait explicitement référence :

L’interdiction de féliciter les infidèles pour leurs fêtes revêt une gravité particulière […] du fait que cette félicitation implique la reconnaissance de leurs pratiques impies et leur agrément, même si le musulman impliqué rejette l’infidélité. […] Allah […] dit « […] Aujourd’hui, les mécréants désespèrent [de vous détourner] de votre religion : ne les craignez donc pas et craignez-Moi. […] »

Al-Mâ’eda, Coran V, 3[15]

Il est donc interdit de les féliciter à l’occasion de leurs fêtes, qu’ils soient des collègues de travail ou non.

Une autre fatwa, issue de la même instance de jurisprudence, avec la coalition des forces islamiques en Égypte et datée du 9 mai 2012, dénonce les pratiques de la minorité chiite en Égypte. D’après cette fatwa, ces pratiques risquent de défigurer la composante identitaire purement sunnite de l’Égypte[16].

Puisque le fondamentaliste, de par les attributs de son « auto-distinction », détient le monopole de la violence physique légitime (voir Brubaker 2001, 75), en application directe à ces fatwas, outre les églises incendiées, les chrétiens et les chiites tués[17], de nombreuses mosquées abritant des mausolées ont également été détruites puisque les soufis y exerçaient leurs rites étiquetés comme relevant d’une bid‘a (innovation) qui altère l’essence identitaire originelle. Suivant cette intelligibilité identitaire même, Abu Mohammad al-Adnani, porte-parole de DAESH, prononce une déclaration clé à cet effet, dans le cadre du discours de proclamation du califat, intitulé « Hadha Wa‘d Allah » (Ceci est la promesse d’Allah), diffusé le 29 juin 2014. Il affirme :

Voici le drapeau de l’État islamique, le drapeau de l’Unicité tout haut […] les musulmans sont des souverains alors que les kuffâr sont des subalternes soumis et serviles ; […] on a écrasé les croix et détruit les mausolées, on a désigné des gouverneurs et des juges et établi des cours. Il ne reste que ce rêve qui languit à l’intérieur de tout musulman et dont se réclame tout djihadiste : le califat

Adnani 2014

En phase avec ce profilage confessionnel, et à l’encontre des lois universelles qui imputent la croyance à la liberté absolue de l’individu, al-Banna estime qu’une fois la Charia islamique instaurée, la liberté de conscience devra subséquemment se racheter moyennant le paiement de la djiziya (un impôt de capitation dû par les populations dhimmies, chrétiennes et juives incluses en territoire administré par les musulmans et souhaitant conserver leur religion et ce moyennant la protection).

Le Coran dans le coeur […] et l’épée en main, […] invitant les gens à l’une des trois options : l’Islam, la djizia ou le combat, celui qui se converit à l’Islam est leur frère jouissant de tous les droits et ayant toutes les obligations, celui qui paye la djizia est leur protégé, ils le protègent et tiennent la promesse […], celui qui refuse, ils le combattent jusqu’à ce qu’Allah les aide à le vaincre.

al-Banna 2002, É. Notre mission, 25

Selon le fondateur de la djamâ‘a, cette distinction confessionnelle ne relève point de la discimination sectaire, mais d’une logique confessionnelle bien-fondée :

Nous n’appelons pas au fanatisme sectaire, cependant, nous n’acceptons pas de sacrifier notre croyance pour acheter cette unité [entre les citoyens…] ni de bafouer les droits des musulmans ; nous l’achetons en terme d’équité et c’est tout. Quiconque essaie de nous détourner de cette conviction sera arrêté.

al-Banna 2002, É. Appel aux Jeunes, 121

Sur ce principe, Frères musulmans et salafistes s’accordent. Cette procédure mise en place à travers les différentes époques islamiques trouve un relais avec l’État islamique. Lorsque celui-ci a envahi d’anciennes régions non-musulmanes autour de Ninive, en juin 2014, ceci fut l’ultimatum : « Nous leurs offrons (aux assyriens chrétiens) trois choix : l’Islam, le contrat de dhimmitude (impliquant le paiement de la djiziya) et, s’ils refusent, ils n’auront rien d’autre que le sabre. » (voir Ibrahim 2015). Dans leur argumentaire, ils se réfèrent tous à nombre de hadiths de Mohammad, à nombre d’incidents marquants du temps des prédécesseurs et surtout à la Sourate Al-Tawba (Coran IX, 29) :

Combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au Jour dernier, qui n’interdisent pas ce qu’Allah et Son messager ont interdit et qui ne professent pas la religion de la vérité, parmi ceux qui ont reçu le Livre, jusqu’à ce qu’ils versent la capitation par leurs propres mains, après s’être humiliés.

2.2.2 La conspiration « planétaire » / la victimisation : logique fondatrice du raffermissement identaire

Parallèlement à cette vision dichotomique, les théoriciens du fondamentalisme islamique mobilisent le sentiment de victimisation qui attise en l’accentuant la nostalgie d’une supériorité perdue et d’une unité à renforcer. L’imaginaire collectif des fondamentalistes suppose des théories conspirationnistes d’envergure planétaire montées par « les mécréants [ahl al-kufr] et les ennemis de l’Islam » (voir al-Banna, 2002, É. La da‘wa des jeunes, 117), avec pour objectif d’empêcher l’avènement du règne de l’Islam sur Terre (voir Ben Achour 2008, 162). Al-Banna explique la logique opérante de ce complot comme suit :

Les non-musulmans, ignorant l’Islam ou bien déçus de le voir s’épanouir […], ont inculqué aux musulmans la séparation entre l’Islam et la vie sociale, […] entre l’Islam et la politique. Ô les musulmans, dites-moi pour l’amour d’Allah, si l’Islam est autre chose que la politique, la sociologie, l’économie, la culture […] Qu’en reste-il donc ? Est-ce les prosternations dénuées de vivacité d’esprit ? […] »

al-Banna 2002, É. Dans le séminaire des étudiants Frères musulmans, 105

Cela dit, la catégorisationinter et intra religieuse inclut aussi une altérité d’ordre politique : les courants libéraux et laïcs vilipendés en termes de déviation par rapport à la gouvernance islamique sunnite (voir Qotb 1979, 57-58). Outre le fait de considérer les valeurs universelles de la modernité comme les idoles de la nouvelle djahiliyya, al-Qaradawi (1997, 88-91) précise que « la séparation entre la religion et l’État ou la société, et le fait de garder le religieux dans le cadre de la sphère privée individuelle […] n’est pas admis par l’Islam […] c’est une marchandise occidentale ». D’après lui, ce que les libéraux et les laïcs appellent « Islam politique » relève de leur ignorance puisque « l’Islam est global » (1997, 23-26), soit un tout indissociable.

Il appert ainsi que les salafistes s’accordent avec al-Qaradawi et tous s’alignent avec la conception du fondateur de la Confrérie (al-Banna 2002, É. Le régime de gouvernance, 203). À ce complot d’envergure planétaire, les partis politiques et les structures conventionnelles de la pratique démocratique participent. « Aucun différend n’est permis dans les affaires fondamentales de la Oumma islamique, parce que le système de la vie en communauté, qui l’envoûte, est un système unique : l’Islam », explique al-Banna (2002, É. Le système de gouvernance, 203). Il en est de même pour le redécoupage des frontières régionales séparant les pays islamiques ; ces lignes marquant la souveraineté nationale ne sont en fait que « des divisions politiques […] visant à fragmenter la nation islamique en de petits États affaiblis et vulnérables que les ennemis guettent en vue de s’en emparer » (al-Banna 2002, É. Dans la Conférence des Étudiants Frères musulmans, 117 ; voir Amghar 2011, 86-87 ; al-Chichani 2014).

Héritiers de cette mentalité et malgré leur arrivée au pouvoir, les islamistes ont toujous réduit les opposants politiques, en Égypte, à de simples « conspirateurs » et « haineux de l’Islam » ; ils souffraient d’une incapacité à engager d’autres vues que les leurs et se plaignaient constamment de complots (voir Morsi 2013).

2.2.3 « Ustâdhiyyat al-‘âlam » (al-Banna) : la vision islamiste est la Qibla du monde

Le rêve de l’établissement de la khilafa (califat) et la nostalgie de la supériorité perdue sont intimement liés au rôle de « maîtres du monde » censé être assumé par les croyants musulmans. En fait, le terme réitératif de « Ustâdhiyyat al-‘âlam », qui fait partie du jargon de la Confrérie, a été forgé par al-Banna, lequel croit que l’Islam doit inéluctablement assumer le nouveau leadership du genre humain (2002, É. Notre mission, 25). Au fait, le terme arabe désigne un magma de signifiances, notamment préséance, domination, autorité, monitorat, etc. sans exclure le droit de « punir » les dissidents, puisque le Ustâdh est également le maître d’école ! Cette étape vient couronner l’accès au pouvoir et traduit le but ultime des islamistes à l’heure actuelle.

Dans la vision fondamentaliste, l’Islam, à la différence de toutes les autres croyances, est une religion divine [rabaniyya] proposant de changer la façon de pensée des croyants et de leur interaction avec l’actualité (Qotb 1979, 42). Pour Qotb (1979, 105), l’Islam est LA civilisation. Il est d’avis que le peuple élu d’Allah est la communauté islamique (Qotb 1979, 146). Dans le manifeste de la Da‘wa salafiyya, intitulé : Qui sommes nous ? Que voulons-nous ? (Man naḥnû wa mâdha nuridu)[18], on rencontre la même logique définitionnelle et identitaire. Ce concept de supériorité qui alimente l’identité collective est fondé sur le verset 110 de la sourate ‘Âl ‘Imrân, Coran III, qui dit : « Vous êtes la meilleure communauté, qu’on ait fait surgir pour les hommes. Vous ordonnez le convenable, interdisez le blâmable et croyez à Allah […] » (voir Qotb 1979, 5).

Qotb inaugure ses Jalons sur le chemin sur cet avertissement :

Il est primordial pour l’humanité d’avoir un nouveau leadership à la suite de la déchéance des valeurs relatives au progrès matériel et scientifique ainsi qu’à celles qui se situent au sillage du nationalisme et du patriotisme. Seul l’Islam possède, désormais, ces nouvelles valeurs et ce système global.

Qotb (1979, 4)

Pour sa part, Burhami débute son ouvrage sur le Salafisme et les méthodes de changement par une injonction comprise dans un verset : « C’est Lui qui a envoyé Son messager avec la bonne direction et la religion de la vérité, afin qu’elle triomphe sur toute autre religion, quelque répulsion qu’en aient les associateurs » (Coran, Al-Tawba IX, 33), d’où l’obligation incombant aux musulmans et plus spécifiquement à « ahl al sunna wal djamâ‘a […] les plus à même de changer tout ce qui déplait à Allah » (d’après le hadith du prophète) (voir Burhami 2010, 2-3). La mise en place de cette souveraineté aura lieu au rythme de l’expansion de l’Islam dans le monde entier, explique al-Banna, citant un verset du Coran, entre autres, qui dit : « Et combattez-les jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus d’association, et que la religion soit entièrement à Allah ». (Coran, Al-Anfâl VIII, 39) (voir al-Banna 2002, É. système de gouvernance, 228 ; É. des enseignements, 226). Cette conception justifie le recours impératif au djihad afin d’instaurer une vraie communauté islamique « prédestinée à hériter les systèmes caducs du monde » (Qotb 1979, 30-31 ; voir Euben 1999, 82).

D’ailleurs, le mot d’ordre des Frères musulmans, inclus jusqu’à présent dans leur slogan officiel, n’est qu’une illustration de cette idéologie identitaire : « Allah est notre objectif. Le prophète Mohammad est notre chef. Le Coran est notre constitution. Le djihad est notre voie et la mort pour Allah est notre but ultime » (Al-Banna 2002, É. Notre mission, 116). Ceci constitue le « djihad majeur » pour al-Banna qui convoque les musulmans à l’adopter (2002, É. Dans le séminaire des étudiants Frères musulmans, 106). Le fondateur de la Confrérie écrit ailleurs, dans la même veine :

Le Coran dans le coeur […] et l’épée en main, […] celui qui refuse, ils le combattent jusqu’à ce qu’Allah les aide à le vaincre, « Allah ne veut que parachever sa lumière, quelque répulsion qu’en aient les mécréants » (Coran Al-Tawba IX, 32).

al-Banna 2002, É. Notre mission, 25

Prenant le relais en mai 2013, un an après l’accès au pouvoir de Morsi, Mohammad Badie, le Murshid des Frères musulmans, a appelé les membres de la djamâ‘a et tous les musulmans à revendiquer leur rôle de maîtres du monde :

Le rôle que vous devez assumer est d’arborer bien haut le drapeau de la ustâdhiyyat al-’âlam dans la mosquée al-Aķsa ; ceci ne relève ni de l’arrogance ni du mépris par rapport aux autres hommes mais constitue une responsabilité.

Al-Waziri 2013

Finalement, le fondateur de la Confrérie attribue la supériorité des musulmans au fait d’être les « gardiens par la force » de la Charia d’Allah (al-Banna 2002, É. Notre mission, 24). Le rôle de maîtres du monde revendiqué se traduit par un contrôle politique visant à imposer les valeurs défendues. Un exemple éloquent de la mise en application de cette dogma identitaire est fourni par les manoeuvres de la formulation de la Constitution de 2012 en Égypte.

3. La Charia, tremplin de l’identité fondamentaliste

Les fondamentalistes croient que l’adoption de la Charia dans son double sens, voie à suivre ou loi divine, est garante de la souveraineté d’Allah, en tant que réincarnation du modèle islamique de l’État fondé à Médine au temps des Salafs. C’est justement ce qu’affirme al-Banna (2002, Qui sont les Frères musulmans, 133, 137) : « L’Islam est religion et État, un pouvoir législatif et un pouvoir exécutif […], le pouvoir exécutif s’incorpore dans le vif des préceptes de l’Islam ». Et Qotb de définir la patrie comme étant : « un foyer [dâr] régi par une croyance, une méthodologie de vie et la Charia d’Allah », (Qotb 1979 145, 17, 143 ; voir le discours d’al-Chichani (2014), le chef militaire de l’État islamique ; aussi Oumlil 1985, 101-102). Cette logique expliquerait le lien indissociable entre les exigences identitaires islamistes et l’application de la Charia laquelle ne se limitant nullement aux injonctions juridiques, gère tous les aspects de la vie :

La « Charia d’Allah » signifie tout ce que Allah a légiféré pour réguler la vie de l’homme […]. Ceci inclut les principes de la gouvernance, de la moralité du comportement et aussi de la connaissance. La Charia […] se reflète dans les positions politiques, sociales et économiques […].

Qotb 1979, 24 ; voir al-Banna 2001, É. Dans la conférence des étudiants Frères musulmans, 105 ; al-Qaradawi 1997, 106

D’après al-Qaradawi (1997, 107), la Charia est garante de la transformation des requis identitaires « utopiques en une entité islamique protégée par ses lois contre tout empiètement ». Il se réclame, entre autres, du verset de la Sourate al-Nisâ’ (Coran IV, 59) :

Ô les croyants ! Obéissez à Allah, et obéissez au Messager et à ceux d’entre vous qui détiennent le commandement. Puis, si vous vous disputez en quoi que ce soit, renvoyez-le à Allah et au Messager, si vous croyez en Allah et au Jour dernier. Ce sera bien mieux et de meilleure interprétation (et aboutissement).

Même si l’Égypte se définit, constitutionnellement, comme un pays islamique, al-Banna (2002, É. Notre mission, 91) juge que les lois positives sont « en conflit avec les textes de la religion » tant que le système parlementaire et constitutionnel est « importé de l’Occident » (2002, É. Le système de gouvernance, 203). À cet effet, il tranche :

Il est inconcevable et inadmissible […] qu’elles [les lois] contredisent les préceptes de sa religion [du pays], des dispositions de son Coran et de la Sunna de son prophète ; Allah en a averti son prophète, Il a dit : « Juge alors parmi eux d’après ce qu’Allah a fait descendre. Ne suis pas leurs passions, et prends garde qu’ils ne tentent de t’éloigner d’une partie de ce qu’Allah t’a révélé. […] Est-ce donc le jugement du temps de l’Ignorance qu’ils cherchent ? Qu’y a-t-il de meilleur qu’Allah, en matière de jugement pour des gens qui ont une foi ferme ? » (Sourate Al-Mâ’eda, Coran V, 49-50). Il [Allah] a ensuite dit : « Et ceux qui ne jugent pas d’après ce qu’Allah a fait descendre, les voilà les mécréants — les injustes — les pervers » (Sourate Al-Mâ’eda, Coran V, 44, 45, 47)

al-Banna 2002, La méthodologie des Frères musulmans, 90-91

Par conséquent, l’importance de la Constitution entraîne inéluctablement deux réformes urgentes : la formulation de nouveaux textes constitutionnels « nécessitant une précision pour qu’ils se conforment au système islamique » et la clarification de la modalité de l’interprétation de ces textes (voir al-Banna, 89-90).

Le programme électoral du premier parti salafiste en Égypte Al-Nour (La Lumière), fondé par le Prosélytisme salafiste, à la suite de la chute de Moubarak, vise également à mettre l’accent sur l’identité. Allant à l’encontre de leurs principes, les salafistes ont justifié leur participation aux élections parlementaires en faisant de la sauvegarde de l’identité islamique sunnite de l’Égypte la raison d’être du parti et ce, par l’entremise de l’application littérale de la Charia islamique (Anonyme 2011 ; al-Shahat 2013). Sur le site de la Da‘wa salafiste « Ana s-salafi », on lit :

D’aucuns préfèrent établir une distinction entre les islamistes et classent nombre d’entre eux sous la dénomination [d’adeptes] de l’Islam politique, un fait qui laisse croire qu’il y a un islam non-politique […]. Ceci est erroné ; il ne faut jamais établir de distinction entre Islam et politique. Tout musulman est conscient du fait qu’Allah a fait descendre la religion musulmane afin de définir la vie des hommes, en tant qu’individus et collectivités, d’une manière absolument globale et entière. Ces versets [entre autres] en constituent la preuve : « Dis : “En vérité, ma Salâ, mes actes de dévotion, ma vie et ma mort appartiennent à Allah, Seigneur de l’Univers. À Lui nul associé ! Et voilà ce qu’il m’a été ordonné, et je suis le premier à me soumettre.” ».

Sourate Al-An‘âm, Coran VI, 162-163 ; voir Burhami 2011

Il s’avère donc que, pour le fondateur de la Confrérie, aussi bien que pour les salafistes post 2011, la réforme des textes constitutionnels « pour qu’ils se conforment au système islamique » (al-Banna 2002, É. Qui sont les Frères musulmans, 137) constitue le fer de lance de tout plan d’action. Là aussi il s’agit d’une lutte :

[…] constitutionnelle afin que notre da‘wa ait la main haute dans tous les forums officiels qui l’appuieront et que les forces du pouvoir exécutif l’adoptent. Sur cette base, et en attendant le moment propice, des candidats des Frères musulmans se présenteront aux instances parlementaires […] à la recherche de la Face [Wadjh] d’Allah.

al-Banna 2002, 137

Suite à l’accès au pouvoir en Égypte des Frères musulmans, ceux-ci, avec les salafistes scholastiques et extrémistes, emportent 78 % du nombre des sièges du Parlement. L’identité du pays a effectivement été le véritable enjeu du pouvoir, cristallisé notamment dans la formulation du texte de la Constitution suspendue à la suite de la chute du régime de Moubarak, et ce, considérant l’introduction d’un nouvel article portant sur l’identité, soit l’article 219, les ajouts soigneusement insérés à des articles existants afin de se confiner à la méthodologie d’islamisation et la re-formulation d’autres articles touchant à la liberté et à l’égalité. Les islamistes, Frères musulmans et salafistes, ont, au fait, dominé l’assemblée constituante chargée de rédiger la nouvelle constitution[19]. La formulation de la Constitution de 2012 met en évidence l’existence d’une grande similitude entre la casuistique des auteurs des clauses de cette Constitution et celle de leurs maîtres à penser, non seulement au plan de la philosophie générale de la législation et des principes épistémologiques suivis, mais aussi sur le plan de l’argumentaire. Dans cet article, nous nous contentons de citer un exemple unique des ajouts insérés de manière à garantir l’identité islamiste à l’État ainsi que le contrôle des moeurs à la société[20].

En fait, l’identité islamique de l’Égypte a toujours fait partie intégrante de la Constitution du pays, et ce, depuis la Constitution de 1923 qui a stipulé dans son article 149 que « l’Islam est la religion de l’État ». Al-Banna avait toutefois déploré que les lois tributaires se heurtent à l’islam tant que l’usure [al-riba], les boissons alcoolisées, les jeux de hasard, etc., interdits par le Coran, ne sont pas nommément criminalisés en vertu de textes de lois (Al-Banna 2002, É. notre mission, 29 ; al-Qaradawi 1997, 108). Dans une codification plus explicite, l’article 2 de la Constitution de 1971 a prévu que « les principes de la Charia islamique sont UNE source principale de la législation ». Les islamistes ont toujours condamné la porosité de cette formulation qui permettait d’adopter d’autres sources de législation parallèlement à la Charia. C’est en mai/juin 1980 qu’un amendement constitutionnel, majeur et significatif, introduit par le président Sadate, dans le cadre de sa stratégie d’alliance avec les islamistes afin de contrebalancer les forces de gauche, a rendu la formulation de la clause consensuelle ; l’amendement stipule que : « les principes de la Charia sont LA principale source de la législation ». En somme, la clause qui figurera dans la Constitution de 2012 stipule désormais que :

L’Islam est la religion de l’État et l’arabe sa langue officielle. Les principes de la Charia islamique sont la principale source de la législation.[21]

Cependant, la codification explicite de l’article 2 de la Constitution garantissant que la Charia constitue LA principale source de la législation n’était pas suffisante pour les islamistes du fait que les milieux juridiques égyptiens considéraient comme faisant partie de la Charia juste ce qui faisait consensus parmi les juristes religieux. Dans la constitution de 2012, les islamistes ont ajouté l’article 219 qui explicite les principes de la Charia à la lumière de la rhétorique normative sunnite spécialisée. Le texte de l’article 219 se formule ainsi :

Les principes de la Charia islamique incluent ses preuves intégrales (adilatiha al kulliya), ses règles fondamentales et de jurisprudence (ķawa‘idiha al-uşûliya wal fiķhiyya) et ses sources crédibles dans les doctrines sunnites et de la djamâ‘a (maşadiriha al-mû‘atabara fi madhâheb ahli-s-sunna wal djamâ‘a).

À partir de la formulation de cet article et en nous basant sur l’explication du Sheikh Burhami (2012)[22], prédicateur salafiste de renom et membre du comité d’élaboration de la Constitution, nombre de constats ressortent. Vu les contingences du présent article, nous apportons, très brièvement, les clarifications suivantes. 1/ Le recours aux sources permet désormais d’inclure les règles de la jurisprudence (fiqh) et de les placer au centre de la vie de l’individu et de la communauté sunnites (Ben Achour 2008, 184, 187). 2/ Quant à la mention de « Ahl Al-Sunna wal djamâ‘a », elle désigne explicitement, selon Burhami (2012), « les quatre grandes écoles du sunnisme et celles des compagnons du prophète et de leurs successeurs ». Cette adjudication constitutionnelle fondamentalisée se réfère « pour la première fois » aux quatre écoles doctrinales, se vante Burhami, non seulement au hanafisme relativement modéré et suivi en Égypte. Il s’ensuit que le hanbalisme, la doctrine très rigoriste d’Ibn Hanbal, et prioritairement applicable pour les salafistes, figure dorénavant comme référence. Il est à signaler que pour les islamistes, l’orthodoxie est assimilée à la doxa d’Ibn Hanbal.

3/ Qui plus est, l’article 219 garantit une armature dogmatique de références qui permettent d’élargir le champ d’application de la Charia (al-Shahat 2013 ; al-Beheiry 2011) pour inclure les mu‘amalât (les transactions) non-conformes à la doctrine islamique comme l’interdit des prêts bancaires à intérêt, la mise en application de la capitation [djizya] due par les non-musulmans et leur statut discriminatoire (ahl-dhimma) consacré comme tel. À la lumière de cette formulation, un projet de législation, présenté au Parlement à majorité islamiste, a proposé d’abaisser l’âge minimum légal du mariage de la fille de 18 ans à 13 ans et ce, pour se conformer aux principes de la jurisprudence islamique ; de même, la pratique de l’excision des femmes — sujet de contestation des courants laïcs — n’a finalement pas été remise en cause. Qui plus est, le Parlement islamiste de 2012, n’étant pas favorable au travail de la femme, a refusé de promulguer une loi contre le harcèlement sexuel sous prétexte que les femmes non couvertes méritent d’être agressées.

Conclusion : « et ce qui est à César est à Allah » …

Par-delà les multiples paradigmes d’approche, l’identité est une notion transversale et englobante qui reflète avant tout la philosophie ou le dogme qui l’a produite. Pour Castells (2003,12), auteur de The Power of Identity, « le fondamentalisme religieux constitue la source la plus importante pour la construction de l’identité ».

Dans le présent travail, nous avons démontré que la conception de l’identité constitue une « réalité substantielle » (Lévi-Strauss 1977, 11) intégrante dans la logique dogmatique du fondamentalisme sunnite contemporain. Nous avons suivi le lien généalogique et archéologique ininterrompu entre les principes dogmatiques établis par les premiers théoriciens et leur mise en application par leurs héritiers au pouvoir, en Égypte, soit les Frères musulmans et les salafistes, à la suite des révoltes de 2011. Nous avons également démontré les similitudes au sujet de la conception de l’identité chez les Frères musulmans et les salafistes. La mise en oeuvre de ces principes a beau prendre différentes formes, la gamme principielle et scripturaire ne change pas. Ce fait atteste la véracité de la thèse de Ben Achour selon laquelle : « la pure orthodoxie […] se renouvelle, par retour au paradigme perdu des devanciers, les […] salafs » (Ben Achour 2008, 34). Cela dit, la réaffirmation identitaire que visent les islamistes est une composante dogmatique substantielle qui répond à l’idéal du fondamentalisme tel que Rouvillois le décrit, puisque celui-ci relève d’un « recentrement sur les traditions, […] comme à son essence » (Rouvillois 2000, 1390).

En principe, l’idée selon laquelle une communauté valorise son identité n’est pas en soi négative. C’est plutôt la forme spécifique qu’a adoptée l’islamisation qui est problématique. La conception de l’identité est devenue une composante substantielle inséparable du dogme religieux. Cette conception, combinée avec la volonté d’imposer la version fondamentaliste de la religion en effaçant toute autre manifestation identitaire, nationale, culturelle ou ethnique, est devenue une menace aux valeurs de base du vivre ensemble et a soulevé la vive opposition des citoyens adeptes de la laïcité de l’État.

Nous avons vu que, dans la logique fondamentaliste islamiste, l’auto-conception « totalitaire » de l’identité y est essentialisée ; elle émane d’une croyance alimentée par une conviction de supériorité inhérente à la vérité suprême de la religion et à ses valeurs immuables. Cette conception de l’identité, définie par la religion, établit les balises de la citoyenneté, du dynamisme d’interaction relationnelle et collective, et gère les enjeux de l’intérêt commun, dans sa sphère privée comme dans le cercle public. La conception de l’État, de la démocratie et du pouvoir est ramenée aux principes énoncés dans le Coran suivant l’interprétation fondamentaliste. Seule la Charia constitue la normativité absolue — d’où la nécessité prioritaire de son application. Le modus operandi des islamistes ainsi instauré, laisse déployer l’inégalité, l’éclatement des libertés et la mise en place du racisme dans son sens « institutionnalisé », puisqu’il consacre un racisme qui n’est ni secondaire, ni marginal et qui s’exprime dans les préceptes, la pratique et le discours : « Le racisme institutionnalisé […] trouve une unité politico-idéologique (un discours structure le tout) et une mise en forme organisationnelle. Il devient un principe d’action et une force politique » (Labelle 2006, 19-20).

Finalement, tout en admettant la complexité des relations stratégiques et géo-politiques au niveau planétaire, qui peuvent jouer en arrière fond, instrumentalisant la mouvance islamiste, il faut donc re-considérer l’interprétation de certains islamologues qui voient dans l’islamisme une mouvance purement politique. En fait, par le biais de la conception du fondamentalisme sunnite de l’identité, nous pouvons déduire que le référent proprement religieux, à la recherche de l’identité originelle de la communauté islamique, constitue une cause première, et que les islamistes ont recours à la politique comme moyen en vue de parvenir au pouvoir et d’instaurer leur vision du monde. En d’autres termes, à la recherche de son identité originelle, celle des salafs, le désir des fondamentalistes d’établir une société/système qui se conforme rigoureusement aux règles dictées par le dogme prend le dessus sur les objectifs proprement politiques de la gestion d’un État. Cet État est lui-même détaché de son identité pour faire partie de la Oumma islamique. Dans les termes de Ben Achour (2008, 101), pour les islamistes, « la Oumma constitue un cercle d’identité unique fondé sur l’adhésion commune à une foi, mais […] ce cercle n’est pas détachable des composantes du politique que sont le pouvoir, le droit, le territoire ».

En un mot, au principe stipulant : « Rends à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu », la logique fondamentaliste islamique superposerait : « Ce qui est à César est à Allah ».