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« Le mouvement des femmes constitue une lame de fond qui vient envahir le fleuve d’affirmations morales qui a coulé à travers des siècles de patriarcat, une lame de fond qui ne veut pas détruire, mais apporter une vitalité régénératrice à la fluidité éthique »

Dumais 1989, 134

Monique Dumais, diplômée en théologie, en sociologie et en éthique et professeure à l’Université du Québec à Rimouski, a marqué le paysage de la théologie féministe québécoise en se penchant sur les questions éthiques et théologiques qui touchent les femmes. Membre fondatrice de l’Autre Parole, elle a su laisser dans son sillon non seulement des écrits, mais aussi des lieux d’émergence de la pensée et de l’action des féministes chrétiennes au Québec. L’Autre Parole est une collective qui réunit depuis 1976 des théologiennes et des femmes féministes qui militent pour la critique des discours sexistes dans l’Église et un engagement plus important des femmes dans celle-ci.

Lorsqu’on lit Monique Dumais, on perçoit toute cette passion qui a animé l’ouvrage entier de sa vie. Touchée par les questions de justice humaine et de justice écologique, elle a su appuyer sa réflexion par l’éducation théologique la plus distinguée. La consécration d’une femme théologienne québécoise en 1977 (Ph.D. en théologie, Union Theological Seminary, New York) constituait déjà une évolution dans le contexte ecclésial alors en transformation. Elle a su porter sa voix encore plus loin en ne cessant de mettre cet immense savoir au service des personnes vulnérables, en particulier les femmes. Elle s’est s’appuyée à la fois sur des références classiques et contemporaines, tout en exprimant ses idées de manière à être comprise d’un plus grand nombre, animée d’un sentiment d’empathie pour l’expérience humaine. En écrivant avec son coeur pour l’éducation et la sensibilisation, elle a mis la pensée au service de l’éthique, plutôt que de plier l’éthique au service de la pensée. Dumais s’intéressait plutôt à la transformation possible du monde qu’elle espérait, une métamorphose en profondeur qu’elle envisageait réalisable.

Face à un monde sans cesse changeant dont le portrait pourrait nous sembler décourageant, une espérance transpire sans relâche dans son travail, qui anime et qui transporte vers l’avenir, même au sein des questions existentielles les plus difficiles à aborder. Sa démarche est à la fois philosophique et pragmatique, enracinée dans l’expérience des femmes. Il s’en dégage des sentiments d’implication personnelle et d’intimité avec l’auteure dans le mouvement de la lecture. Dumais rêve que l’auto-détermination, à partir du corps et de l’expérience mêmes des femmes, mette fin au système patriarcal d’aliénation de « l’autre moitié » de l’humanité. Cette domination des femmes par les hommes est fondée sur des notions essentialistes qu’elle démontre être opposées au message révolutionnaire du Christ. Pour Monique Dumais, les femmes doivent prendre leur place, car sans initiative, on ne la leur laissera pas. Pour y remédier, elle ne suggère pas une méthode unique, mais plutôt un ensemble de voies par lesquelles les femmes sont appelées à se prendre en main, se conscientiser et agir afin de participer pleinement à la construction de la société et de l’Église et dans les prises de décisions les concernant (Roy 1996, 88).

Le parcours et la théologie de Dumais s’inscrivent dans une tradition multimillénaire, la tradition catholique. Cependant, son discours s’inscrit dans un mouvement de rupture radicale d’avec la théologie chrétienne pré-Vatican II, en réaction, au Québec, à un clergé omniprésent qui a imposé son patriarcat à la société québécoise. Il s’inscrit en continuité des mouvements québécois de réforme sociale et de l’avènement de la théologie féministe au Québec dans les années 1970. Le travail de Dumais se démarque par son courage de parler d’enjeux féministes dans une religion et une culture québécoises encore marquées par le judéo-christianisme et essentiellement patriarcales. Selon elle, les conditions d’émergence de ce mouvement étaient réunies. Alors que la montée du féminisme affaiblissait le pouvoir clérical masculin, il encourageait les femmes à prendre leur place dans l’Église et à poursuivre des études religieuses (Dumais 1989, 5).

Marie-Andrée Roy (1996, 86) qualifie Monique Dumais d’une des théologiennes les plus marquantes au Québec, tant pour l’importance de son oeuvre et de son engagement féministe, ayant fait circuler abondamment la pensée des théologiennes féministes américaines et canadiennes anglophones au Québec. Telle une « prophétesse », Monique Dumais annonce à tout vent l’avènement d’un monde plus juste. Les prophétesses de l’Antiquité étaient reconnues pour leur détermination et leur courage, des vertus nécessaires pour transformer une religion, voire une société de l’intérieur ! Augure, elle annonce ce monde sur le point de survenir, de naître, qui n’est pas encore et que les femmes doivent construire collectivement. Pour arriver à un tel résultat, radiant de compassion, il aura fallu une vision si forte qu’elle l’aura portée toute sa vie vers cet idéal.

Dans cet article, je me pencherai sur l’aspect éthique de la pensée de Monique Dumais, qui fut l’un de ses secteurs principaux d’investissement universitaire. La sélection non exhaustive des sources fut effectuée à partir d’articles et de monographies publiés entre 1981 et 2016 par Dumais, qui couvrent les thèmes de l’éthique et du féminisme de manière interdisciplinaire, sa posture éthique couvrant une multitude de sujets connexes tels que l’autodétermination, la réappropriation du corps, la théologie féministe, la critique de la notion de nature et l’écologie.

Je m’appliquerai à aborder l’éthique de Monique Dumais sous trois angles : l’autonomisation des femmes en tant que sujets ; l’éthique féministe en soi, dans l’Église et dans le monde, ainsi que l’importance de la confiance et de l’espérance dans ces formes d’éthiques. J’explorerai dans un premier temps comment son éthique féministe s’appuie sur des fondations philosophiques et éthiques invoquant la subjectivité, l’autodétermination et la responsabilisation. Puisque la pensée de Monique Dumais s’inscrit dans une période de transition historique entre la soumission des femmes à l’autorité politique et religieuse et les mouvements de libération du xxe siècle, elle s’applique à exposer la nature des rapports verticaux de pouvoir qui prévalent dans le patriarcat et à démontrer que la réflexion morale doit provenir de l’initiative personnelle plutôt que d’une idéologie de la supériorité masculine basée sur une compréhension arbitraire des notions de nature et de déterminisme. En second lieu, j’analyserai cette critique et comment la nouvelle éthique qu’elle propose s’appuie sur la relation individuelle et sacrée au corps. L’autodétermination se produit : d’abord lorsque les femmes réalisent leur propre subjectivité face à l’héritage patriarcal afin de déconstruire ce paradigme ; ensuite, par la réappropriation du corps et des enjeux féminins ; finalement, par la création joyeuse de nouvelles valeurs et praxis féministes. En dernier lieu, j’explorerai le sens de la confiance et des vertus théologales pour Monique Dumais, dont la théologie optimiste se fonde sur des valeurs et des vertus chrétiennes, réactualisées, afin de porter un souffle d’espoir et de vie pour les femmes.

1. L’autodétermination : une éthique individuelle et solidaire

L’éthique soulève des questions fondamentales qui touchent tous les plans de la vie. Dans la modernité, elle peut être définie comme une construction des sujets. L’autodétermination de la personne se produit lorsqu’elle se place dans une chaîne de continuité entre le passé et le présent, l’horizontalité et la verticalité, les systèmes d’élaborations cosmologiques (les « croyances » ou « religions ») et l’expérience personnelle sur le plan humain. La religion et l’éthique, par le bais des valeurs, participent de cette élaboration du sujet en devenir. Dans la modernité, l’acquisition d’autonomie par les femmes a transformé le rapport avec le corps des femmes et « la féminité », ce qui a transformé la société et donné naissance à de nouvelles éthiques et théologies féministes. Une éthique féministe se penche particulièrement sur l’autodétermination des sujets femmes au-delà des contingences historiques, sociales et politiques androcentrées et encourage des pratiques et des relations justes envers les femmes. La théologie féministe remet en question le discours patriarcal et religieux utilisé pour asservir les femmes, ouvrant à la transformation créatrice des discours et pratiques injustes.

Dans de nombreux ouvrages de Monique Dumais, son éthique féministe s’enracine dans une critique de la morale sexiste, déterminée par la loi dite morale ou « naturelle », soit basée sur une conception originelle du genre et imposée par le clergé catholique aux femmes. Cette herméneutique aboutit alors à la réalisation de leur propre subjectivité en tant que femmes[1]. Alors que la morale, ou loi morale, est un ensemble de valeurs ou de règles permettant de discerner le bien du mal, le terme éthique décrit plutôt le processus de réflexion entourant ces jugements de valeurs (Ricoeur 1985). C’est cette nouvelle possibilité d’agentivité qui permet aux femmes de remettre en cause la morale religieuse traditionnelle et de s’autodéterminer dans toutes les sphères de leur vie.

1.1 L’autodétermination, l’être en devenir

La réappropriation des femmes par elles-mêmes passe d’abord par la réflexion théologique et philosophique servant à remettre en question le système établi. Elle se produit ensuite dans une militance active pour l’émancipation des femmes en tant que sujets en devenir. Afin de pouvoir « naître à soi-même » et redonner aux femmes leur autonomie et leur énergie vitale, sont nécessaires l’autodétermination, la réappropriation du corps et la réactualisation des valeurs et des pratiques par la création d’alternatives positives pour les femmes. Monique Dumais développe une éthique de la personne centrée autour du rapport individuel et sacré au corps (une théologie du corps) qui déconstruit les paradigmes dominants hérités du passé, pour élaborer une nouvelle façon de se comprendre et de se percevoir en tant que femme. Sa théologie cherche à « sortir Dieu du ghetto masculin » (Dumais 1989, 135-146) dans un exercice d’élargissement de la théologisation de Dieu par l’abandon d’une conception exclusivement masculine de Dieu et la restauration d’une symbolique féminine de Dieu, afin de faciliter l’intégration des femmes dans l’Église.

D’emblée, on peut dire qu’au coeur de l’éthique de Monique Dumais se trouve la notion d’autodétermination de la personne. Elle invite les femmes à devenir sujets, car elles ont enfin la possibilité de faire valoir leurs droits et leurs compétences de manière égalitaire. Selon elle, être sujet, c’est « jouir d’une autonomie qui peut s’affirmer » (Dumais 1989, 123) par la possibilité de se définir soi-même et de donner un sens et une direction à sa vie. « Le pouvoir actif s’exprime dans l’auto-détermination qui permet aux femmes d’avoir une emprise sur leur propre destin » (Dumais 1987, 428). Affirmer que l’être porte en soi les germes de la morale, c’est reconnaître la personne et son désir vital et libre qui jaillit de l’intérieur. « Une éthique autodéterminée donne la possibilité d’une prise en charge réelle par les êtres humains de leur vie, en permettant une saisie réflexive sur leur expérience et une invention conséquente de leur praxis » (Dumais 1989, 134).

Monique Dumais suggère que les femmes doivent s’autonomiser afin d’acquérir plus d’agentivité et de pouvoir propre, afin de miner les structures de pouvoir et de domination de l’intérieur ; car il serait inutile d’élaborer une autre éthique basée sur une idéologie dominante. Elle invite à « transgresser la loi des pères », car celle-ci brime l’élan vital, le potentiel intrinsèque, « qui a besoin d’émerger et dont les esprits les plus clairvoyants de notre époque prévoient l’importance par la transformation qu’il apportera à la société dans sa totalité » (Dumais 1989, 122). De cette conception particulière de l’éthique, centrée sur la personne comme sujet et comme lieu, naît une forme d’éthique ontologique au pouvoir créatif, émergeant de la réintégration originelle au niveau même de « l’Étante » pour reprendre l’expression de Mary Daly (1982, trad. par Dumais 1982, 88), soit de la femme comme lieu (Dumais 1987, 429). Cette éthique valorise positivement le corps féminin et la sexualité, permettant aux femmes de se réaliser et de s’accomplir pleinement de manière libre, spontanée, joyeuse, « dans toutes ses dimensions tant corporelles que psychiques, individuelles que sociales » (Dumais 1989, 129). Dans son axiologie, cette éthique féministe se penche sur trois lieux de revendication : ceux de l’autonomie, de l’accomplissement et de l’affirmation de soi, des notions qui se recoupent et s’entrecroisent (Dumais 1992, 66). L’autodétermination de soi affirmée par le pouvoir actif est un dynamisme qui, pour Monique Dumais (1987, 428), est une grande source de jouissance et de créativité.

1.2 Relationnalité et responsabilité

La conception de l’autodétermination dans la pensée de Monique Dumais se situe et s’affirme dans une éthique de relations (voir Dumais 1982 ; 1997 et 2001). C’est une forme d’éthique qui n’est pas définie par une morale prédéterminée mais qui se redéfinit sans cesse en fonction des rapports entre les personnes, les situations, les besoins. « Traiter d’une éthique de relation implique une recherche pour établir des liens, voir les possibilités réelles que ces liens puissent s’instaurer et faire en sorte qu’ils s’actualisent » (Dumais 2001, 69). L’éthique relationnelle valorise d’abord la relation avec soi-même par une reconnaissance de l’ipséité des sujets ; elle s’étend ensuite aux relations et à toute la planète, par une compréhension intime de la « relationnalité », un concept proposé par des théologiennes féministes pour exprimer l’importance de la mutualité et de l’interdépendance des relations (Dumais 1997, 378 ; 2009, 27). C’est donc une éthique holistique, incarnée et solidaire de soi-même et des autres. En opposition à une morale transcendante, unique, détachée, universelle et absolue, l’éthique relationnelle est située, elle valorise le corps et l’expression des femmes et est inclusive de la vie sur la planète. La critique de l’opposition entre le corps et l’esprit « pousse à l’intégration dynamique des êtres humains », nous permettant d’entrevoir une conception écologique du monde comme le corps de Dieu et l’élaboration d’une théologie écoféministe de guérison de la terre (Dumais 1997, 378). »

Alors que le discours patriarcal se servait de la culpabilité comme d’une forme de contrainte dans la vie immédiate des femmes, cette éthique, incarnée dans l’expérience, incite les personnes à réfléchir aux conséquences ultérieures de leurs actes posés dans le présent (Dumais 1992, 59). « Cette ligne de pensée devient la base d’actions qui s’inscrivent, se répercutent et deviennent de grandes forces pour des changements sociaux importants » (Dumais 1997, 27). Pour Monique Dumais, les valeurs de responsabilité, de justice et de dignité permettront aux femmes de s’engager vers un avenir meilleur, qui « réalise les aspirations les plus profondes et les souhaits les plus précieux de notre être (Dumais 1997, 62-63). » Conséquemment, la responsabilisation incite donc à décider dès aujourd’hui d’un avenir plus juste. C’est une responsabilité autodéterminée qui pousse à lutter pour la justice. « La responsabilité, exercée de façon solidaire, a toutes les chances d’ouvrir des voies positives vers l’avenir, de poser des jalons pour une orientation de l’humanité vers une reconnaissance des droits de chaque personne (Dumais 1997, 62). » Les femmes sont aux premières loges de ces efforts ; car en se libérant elles-mêmes, elles contribuent à libérer toute forme de vie opprimée.

1.3 Une éthique environnementaliste et écoféministe

Monique Dumais ne se préoccupe pas seulement de la situation des femmes dans le monde, mais aussi de l’impact de l’état du monde sur la vie des femmes et sur l’environnement. À la manière des écoféministes, elle se penche donc, de manière très terre à terre, sur les origines morales et patriarcales des problèmes écologiques ainsi qu’aux transformations herméneutiques et praxéologiques qui permettront d’y remédier (voir Dumais 1982 ; 1996 et 1997). La démarche éthique qu’elle propose serait incomplète sans un point de vue écologique, qui prend en compte l’interrelationalité. Car selon la pensée écoféministe, l’argumentaire de la loi naturelle historiquement utilisé pour justifier la subordination des femmes et de leur corps est le même qui fut invoqué pour dépouiller la nature, conçue elle aussi comme une « Autre » de l’homme, de son caractère sacré pour n’en faire qu’un objet d’exploitation et de consommation (Dumais 1992, 33).

L’écoféminisme suggère que pour établir une éthique relationnelle, il faille d’abord critiquer l’héritage de domination patriarcal en remontant à ses sources historiques et morales, afin de proposer un nouveau paradigme qui inclut une conception holiste de l’univers et qui se manifeste à travers une praxis écologique spiritualisée et éclairée par les nécessités de son temps. Monique Dumais part de la critique du patriarcat par le biais de l’écoféminisme pour s’engager dans la création d’une nouvelle éthique théalogique très proche des spiritualités de la nature qui « tend à abolir les relations de dominations et à promouvoir la vie (Dumais 1996, 3) », mettant en valeur l’importance de l’émergence du féminin, son rapport particulier avec la nature, la dimension immanente de Dieu(e) et l’importance de la communauté. Monique Dumais pense la nature comme le « Corps de Dieu », un concept d’abord proposé par McFague (1993), que Dumais entrevoit comme une théologie alternative, permettant de sortir d’une conception uniquement transcendante de Dieu (Dumais 1996, 5 ; 1997, 380-381).

Puisque chaque personne possède intrinsèquement l’agentivité ainsi qu’une part de responsabilité, il incombe à chacune d’elles de s’impliquer dans cet effort de transformation des relations. « Chaque être humain a un pouvoir ; il jouit d’un pouvoir égal parce [sic] toute personne a en elle-même une valeur. À cet effet, les femmes peuvent et doivent apporter une contribution dans cette recherche d’une plus grande protection de la vie […] » (Dumais 1996, 3). Les femmes sont aux premières loges de ces efforts, puisqu’ayant été si longtemps opprimées, en se libérant elles-mêmes, elles contribuent à l’émancipation de leurs soeurs ainsi qu’à la libération de toute forme de vie opprimée.

2. Éthique féministe et droits des femmes

2.1 Les impacts de la loi morale sur les femmes

Afin de me pencher plus avant sur les aspects féministes de son éthique, j’esquisserai une description du regard que porte Monique Dumais sur les notions de nature et de « morale » ou « droit naturel ». Elles sont décrites comme des discours, élaborés par des hommes, ayant une longue histoire et revêtant diverses interprétations avec le temps. Selon Monique Dumais, le mot « nature » désigne « la recherche de l’essence d’un être, de sa manière propre d’être, de la source de ses propriétés et de ses opérations (Dumais 1985, 35) », tandis que la « loi naturelle » réfère à l’ordre établi découlant du déterminisme de cette organisation naturelle (Dumais 1982, 81). Malgré la relativité de ces concepts, ils ont servi de base « intangible et sacrée » à l’élaboration d’un système hiérarchique dominé par les hommes (Dumais 1985, 35). Se rapportant à la notion « d’appropriation » de Colette Guillaumin (1978), Monique Dumais l’explique comme l’opposition d’un groupe dominant « qui approprie », celui des hommes, et d’un dominé, le « groupe approprié », celui des femmes (Dumais 1982, 79-82 ; 1987, 429). Il s’est produit un glissement de l’identification des femmes à la nature vers une association entre leur constitution biologique et une notion abstraite de la féminité utilisée pour justifier cette appropriation (Dumais 1985, 30 ; 1992, 34-35). « Les prescriptions psychologiques, la répartition des rôles féminins et masculins s’appuyaient sur un fondement ontologique déterminé, appelé la nature » (Dumais 1985, 35). Cette opération d’objectification et d’appropriation se fonde sur le discours de « naturalité », subordonnant le groupe dominé, le plus « naturel », au groupe dominant qui peut organiser cette nature (Dumais 1982, 81 ; 1985, 36). C’est ce procédé d’appropriation, nommé « sexage », qui maintient les femmes en état de subordination (Dumais 1982, 80 ; 1985, 30).

Par ce détour par le droit naturel, la morale imposée par les intellectuels de l’Église a sclérosé l’idéation d’une nature propre à « la femme » à un archétype maternel pour contrôler systématiquement son rôle dans la société (Dumais 1989, 113-119 ; 1992, 24-25). Ne pas se conformer à cet ordre des choses, c’était détourner des êtres de leur finalité (Dumais 1989, 112). Qu’elle soit vierge, génitrice ou nourricière, la conception de la « féminité » gravitant autour de la notion de fertilité, le corps même d’une femme la contraint de facto à un rôle maternel. De plus, « L’exaltation de la fonction maternelle suppose une valorisation de la vie familiale » (Dumais 1989, 116), car c’est la femme qui transmet les valeurs (Dumais 1985, 32). L’Église s’appuiera aussi largement sur la Révélation chrétienne pour déterminer la nature et la fonction de « la femme » et la contraindre à ces rôles, un subterfuge philosophique et théologique encore utilisé pour perpétuer cette différenciation et cette subordination injustes (Dumais 1992, 37-40). L’argumentation religieuse utilisée pour dominer les femmes a servi politiquement à nourrir le patriotisme, à critiquer le socialisme et à imposer une morale politique traditionaliste. C’est ainsi que l’Église s’est si longtemps opposée au suffrage féminin, puisqu’une sortie des femmes du noyau familial signifiait une menace importante à l’ordre social (Dumais 1989, 114-115). Bien que l’Église catholique se soit servie du droit naturel à la défense de l’humanisme, elle fait piètre figure en ce qui concerne les droits des femmes et ce n’est pas d’hier que les femmes lui réclament une plus grande ouverture. La préséance des droits familiaux sur les droits des femmes, de même que l’usage de la sensibilisation à la violence faite aux femmes et de la notion de dignité pour justifier leur exclusion de l’institution est une situation d’injustice paradoxale et inconcevable pour Dumais (2009, 83).

2.2 Se donner naissance pour exister pleinement

Face à l’idéologie naturaliste, il « appartient désormais aux femmes de s’inventer, de se donner naissance à elles-mêmes » (Dumais 1989, 125) ! Monique Dumais décrit ce processus de « naissance à soi-même » comme un processus d’autodétermination, une force engendrante (Dumais 1985, 37 ; 1989, 125). C’est, pour les femmes, « la possibilité d’exister avec tout leur potentiel, d’être capables de l’utiliser à leur maximum, d’être reconnues positivement et à part égale avec les hommes (Dumais 1985, 52) ». Il se produit d’abord par l’abandon du « complexe d’Ève », soit du complexe d’infériorité et de culpabilité intériorisé des femmes ; ensuite, par la réappropriation de leur autonomie corporelle et, finalement, par l’invention de soi-même (Dumais 1985, 37). Cette praxis redonne aux femmes la valeur de leurs expériences vécues par et à travers le corps, comme un moyen de se libérer et de s’inventer.

Après avoir critiqué la dichotomie entre le corps et l’esprit ayant servi à justifier l’exploitation du corps des femmes, Monique Dumais rétablit un lien spirituel entre le corps, l’âme et l’expérience vécue par les femmes. Asservir le corps, c’est asservir l’être en entier, car de ses profondeurs proviennent la vitalité féconde, l’expression de soi et l’exaltation sensuelle (Dumais 1982, 84). Pour devenir autonomes, les femmes doivent se réapproprier leur corps et leur sexualité, trop longtemps fétichisés et gérés par les hommes. Accepter l’expérience unique de chaque femme, c’est « annoncer que tout le vécu des femmes a une signification entière, qu’il doit être accueilli dans son altérité et sa similitude, ses convergences et ses divergences avec celui des hommes. C’est le reconnaître et lui donner des lieux d’expression (Dumais 1989, 130) ». Monique Dumais invite à vivre selon les rythmes du corps féminin pour « retrouver le sens du corps avec tout ce qu’il représente de craintes, d’incertitudes, d’incontrôlable en même temps que de spontanéité, de vitalité, de dynamisme », ce qui « constitue la quête spirituelle qui nous est offerte à chaque moment crucial de notre vie » (Dumais 1982, 86).

S’interroger sur le sens du sacré dans une démarche féministe remet en question les modèles moraux et les symboles sexistes du paradigme existant pour le remplacer par un modèle égalitaire. Mais de quoi ce nouveau modèle sera-t-il fait ? Monique Dumais avoue que cette naissance à soi-même que vivent les femmes est une question qui les place « devant un grand vide » et reste sans réponse absolue (Dumais 1985, 45 et 47). Les féministes devaient d’abord s’attaquer à l’idéologie naturaliste afin de déconstruire les rapports de pouvoir et reconnaitre l’autre dans son altérité. Pour Monique Dumais, c’est bien une question de valeurs qui est en jeu, car dans une démarche éthique, celles-ci indiquent l’intention et la finalité poursuivies par les revendications (Dumais 1985, 29). Le nouveau paradigme qu’elle souhaite vise surtout l’égalité : « Ainsi, il ne s’agit pas de miser sur de nouvelles valeurs — il n’y en a pas — mais de permettre un déploiement autre des valeurs où l’égalité tient une place prépondérante et donne l’orientation aux autres valeurs (Dumais 1987, 432) ». Pour rétablir une égalité de fait, il ne s’agit pas de couvrir l’identité des femmes d’un lustre masculin (Dumais 1985, 50 ; 1992, 44), il faudra reconnaitre leur volonté d’autonomie face à leur identité et à leur destin dans tous leurs aspects, ce que Monique Dumais nomme la « transéité des droits », soit la possibilité pour les individus d’obtenir les mêmes droits malgré leurs différences (Dumais 1987, 142).

2.3 S’affirmer pour transformer le monde

Des revendications des féministes et de la nouvelle culture qui en émerge naissent de nombreuses interrogations. « Les féministes se retrouvent souvent partagées entre la thèse de l’égalité entre hommes et femmes et celle d’une spécificité propre aux femmes (Dumais 1985, 50) ». « Les femmes veulent l’égalité avec les hommes, mais souhaitent-elles l’abolition de toutes les différences ? (Dumais 1985, 29) ». « Allons-nous inaugurer une nouvelle culture matriarcale ? (Dumais 1985, 47) ». Alors que le féminisme n’a pas complètement éliminé la passion des femmes pour la nature, Monique Dumais répond à celles-ci que la revalorisation de la vie des femmes se manifestera par un choix personnel, par et pour elles-mêmes, du sens, de l’orientation et de la finalité de leur vie. « La différence considérable qui émerge, c’est que ces nouveaux discours féministes sont désormais faits par des femmes, qui se veulent agents et sujets de leur propre identité (Dumais 1985, 36) ». Elle propose la création d’un « principe féminin intégrateur » qui rejetterait les dichotomies et donnerait une perspective positive sur les valeurs et les réalisations des femmes, afin qu’elles soient reconnues à parts égales avec les hommes (Dumais 1985, 52). Car la mise au monde des femmes et le changement radical de société et de culture qui en découle ne se feront pas sans un contexte égalitaire (Dumais 1982, 92 ; 1985, 53 ; 1987, 432).

Les voies d’autonomisation des femmes sont multiples ; la nouvelle praxis à inventer est un modèle pluraliste. Monique Dumais appelle pour cela à inventer une « gynépraxis », une praxis féminine, en utilisant le mot « inventer » dans son étymologie de « venir en-dedans (Dumais 1989, 129) », soit à partir de l’intérieur (Dumais 1989, 123). L’autodétermination et l’affirmation active du pouvoir créatif des femmes sont aussi à l’origine d’une « éthique de la créativité », qu’elle décrit comme une énergie nouvelle et culturellement révolutionnaire donnant aux femmes la possibilité de naître, d’appartenir au monde, enfin, de se réaliser (Dumais 1987, 429, 435).

Sur la question de la place et du rôle joué par les femmes dans l’Église, Monique Dumais croit que la reconnaissance des femmes signifie notamment de leur donner l’autonomie corporelle et de reconnaître leur engagement dans l’institution (Dumais 1987, 148). Même si l’Église admet les progrès faits par les femmes dans la société, celle-ci ne progresse pas en ce sens. Pourtant, selon Monique Dumais, le christianisme « révèle le corps, libère le corps, célèbre le corps (Dumais 1989, 128) ». « Tout le travail de revitalisation de l’héritage des femmes dans le christianisme est en pleine expansion ; il contient une énergie qui peut, souhaitons-le, ébranler les colonnes de tous les temples où l’idolâtrie mâle est vénérée (Dumais 1989, 134) ».

La négation des femmes de l’espace public et des institutions religieuses a incité Dumais à vouloir redonner la parole aux femmes. Elle s’est donné pour mission de sortir les « ombres de l’homme » du silence, dans une ouverture radicale au corps, à l’être profond, « l’en-soi » créateur. Par l’expression de soi, les femmes peuvent ainsi se réinscrire dans l’histoire, transformer les relations et faire naître de nouvelles vérités (Dumais 1987, 433-434). C’est ce que Monique Dumais entendait par le vocable théologique d’« incarnation ». Son éthique féministe est bien vivante, incarnée ; elle invite les femmes à s’émanciper en retrouvant un lien intime et personnel avec le corps, lieu de manifestation de l’Esprit. Puisque l’Église catholique et le patriarcat utilisent un langage qui exclut les femmes, Monique Dumais propose que les femmes créent un langage nouveau et fassent résonner leurs voix afin de résister aux injustices et de transformer le monde. Dumais revient souvent avec l’idée de « parole » : car pour elle, « l’absence de parole signifie une inexistence sur le plan social (Dumais 1987, 148) ». La parole et la voix proviennent et dépendent du corps et de son autonomie. Pour s’exprimer et être reçue dans l’écoute, il faut être libre ! La créativité des discours féministes se manifeste autant dans l’écriture que par d’autres types de discours subversifs, qui permettent à la « co-naissance » de la relation homme-femme de s’épanouir (Dumais 1987, 434). L’éthique de la créativité « se dit, elle s’écrit, elle agit, elle se répand (Dumais 1987, 435) ».

Dans le monde, la privatisation, la mondialisation, tout comme la pauvreté et la violence systémique qu’elles génèrent ont un impact sur la vie des femmes, qui subissent cette violence. Mais les féministes continuent à militer pour que les femmes puissent reprendre leur place, faire reconnaitre leurs droits et obtenir de meilleures conditions de vie. Il faut « nommer les violences faites aux femmes, les dénoncer, car elles ne sont pas des croix qu’il faut se résigner à porter, mais dont il faut se libérer » (Dumais 2009, 89). La position féministe de Dumais n’est pas appropriée qu’aux femmes québécoises ; elle devient rapidement universelle et s’adresse à toutes les femmes, par la formulation du désir d’un monde nouveau construit sur la justice. Elle donne pour exemple les actions des groupes de femmes féministes comme l’Autre Parole, ou des mouvements sociaux plus tels la Marche mondiale des femmes ou le Forum Social Mondial (voir Dumais 2009b, 87 ; 2009a, 17-27 ; 2001, 75-81 ; 2016), qui constituent d’importantes inspirations à ces nouvelles fondations sociales. Carolyn Sharp qualifie de « militante » cette préoccupation qu’elle a non seulement pour la critique du patriarcat mais pour l’émancipation active des femmes, car « elle insiste sur les liens qui sont à faire avec le mouvement des femmes dans son ensemble, sur l’émergence d’un discours théologique enraciné dans l’expérience des femmes et sur la contestation pratique de l’exclusion des femmes des lieux de pouvoir (Sharp 1996) ».

3. Le quatuor de la confiance

Aux trois vertus théologales, soit la foi, l’espérance et la charité, Monique Dumais y ajoute la solidarité, l’amour et la responsabilité. La confiance est elle aussi un thème récurrent, servant même de titre à l’une de ses oeuvres les plus récentes, Choisir la confiance (2001). Quelle place ces valeurs prennent-elles dans son éthique féministe ? Les vertus théologales peuvent être interprétées comme une forme d’éthique théologique, car elles proviennent de la foi chrétienne et orientent les êtres humains dans leurs relations à soi, aux autres et à Dieu. Une interprétation contemporaine et féministe de valeurs chrétiennes, sous le regard de Monique Dumais, donne à son regard éthique une perspective égalitaire, solidaire et exaltante de la vie, car elle provient de l’intérieur. L’expression « souffle de vie », qui anime toute son oeuvre, décrit bien cette vision d’une vie jouissante incarnée dans la vie présente et pleine d’espoir pour l’avenir.

3.1 Confiance, espérance et solidarité

L’éthique féministe et théologique de Monique Dumais est fondée sur la confiance. Avoir confiance, c’est à la fois se sentir en lien avec le Créateur et avec nos origines, notre identité, notre héritage et ce que nous portons en nous, soit tout ce qui nous fait advenir (Dumais 2001, 9-14). Dumais suggère que la confiance se trouve parmi les vertus, en tant que capacité, puissance ou disposition « acquise à faire le bien » (Dumais 2001, 11). Autant portée vers soi qu’envers les autres et en la vie, Dumais (2001, 10) décrit la confiance comme née de l’autonomisation de soi et de l’amour. Les femmes ayant été traditionnellement éduquées à une soumission à l’autorité et aux hommes (Dumais 1992, 57-58), la confiance permet de sortir du sentiment de culpabilité. Elle est profondément libératrice ; elle permet de célébrer la vie dans toute son amplitude, pour la « conforter, la soutenir dans toute sa force » (Dumais 2001, 91). Elle est une forme d’espérance qui répond au problème de l’assurance.

Pour Monique Dumais, cette confiance se fonde sur les vertus théologales de la foi, de l’espérance et de la charité. L’espérance est l’une des nombreuses manifestations de la confiance dans le monde (Dumais 2001, 103). D’un point de vue contemporain, Monique Dumais décrit la charité ici comme un modèle de justice sociale, là, comme une forme de l’amour :

La charité, l’amour, s’exprime pour moi dans la solidarité. […] Il me semble qu’il faut beaucoup d’amour pour commencer à cheminer ensemble, beaucoup d’amour pour se faire confiance tout au long de la route, pour oser des aventures, beaucoup d’amour pour réaliser ensemble des oeuvres, pour fêter ensemble.

Houlda 2012, 24-25

Elle souligne que pour aimer, il faut avoir confiance, puisque ce mouvement d’ouverture à l’autre donne « un appui pour entretenir des liens » (Dumais 2001, 11). À la foi, l’espérance et la solidarité, elle ajoute la vertu de la responsabilité, car la confiance invite à réfléchir sur notre quotidien et à « penser son agir » (Dumais 2001, 57). Dumais nomme cet ensemble de vertus le « quatuor sur la confiance ». Ce faisant, elle affirme qu’une démarche de la confiance se transforme en une praxis des relations. D’abord, la foi, qui est interrogation ou fidélité envers un engagement ou une promesse, nécessite le doute ; l’espérance, ensuite, est de voir et de croire en cet avancement possible ; la charité révèle le besoin de confiance mutuelle pour défendre les causes sociales et la responsabilité clôt le quatuor de la confiance, suggérant que l’engagement est une « réponse praxéologique » au problème éthique de notre temps (Dumais 2001, 97-104).

Le désir d’autonomie, motivé par la confiance en soi, génère de l’intérieur une force incroyable qui permet de traverser les épreuves et de lutter pour la libération. C’est que la confiance est libératrice ! Pour développer l’estime de soi, les femmes doivent sortir de la culpabilité et développer le sens de la responsabilité éthique (Dumais 2001, 32). L’estime de soi, selon Dumais, est reliée à cette responsabilité envers autrui, qui donne le dynamisme nécessaire à un engagement personnel, collectif et solidaire. Le contexte actuel de la mondialisation, de la discrimination et de la violence faite aux femmes ne décourage pas Dumais. Au contraire ! Pour elle, la conscientisation est une forme de salut, une force créative portée par l’espérance (Dumais 2009, 17). Il est admirable que, dans toute son oeuvre, Monique Dumais ne perde jamais espoir.

Ce n’est pas une situation de sauvetage, mais de salut ; l’horizon qui est devant nous, c’est un climat d’espérance et non de désespérance. Les cris s’entendent, se répercutent, parce qu’il y a une foi profonde en chaque être humain, que l’humanité ne va pas à sa perte, mais qu’elle est portée par une foi, un désir profond d’accomplissement total en Dieu son créateur.

Dumais 2009, 18

3.2 Les femmes de la Bible, modèles féministes

En posant un regard féministe rafraîchissant sur les femmes du récit biblique, qui contraste avec des théologies longtemps utilisées pour justifier la subordination et la domination des femmes, se développe une nouvelle théologie radicale et féministe. Ces récits revisités permettent aux femmes de développer la confiance et l’espérance, fondées sur l’ouverture à l’autre et une confiance aiguë en l’avenir. Ils témoignent que ces femmes se sont affirmées dans des sociétés profondément patriarcales ; ces récits prennent aujourd’hui un sens nouveau pour les théologiennes féministes, qui s’en servent pour acquérir plus d’autonomie.

Dans Les femmes dans la Bible (1985a) et « Sortir Dieu du ghetto masculin » (1989), Dumais s’applique à penser « Dieu au féminin ». La théologie de Dumais, que je n’aborderai pas en profondeur ici, propose une foi vivante basée sur l’espérance et la solidarité. La Bible, la parole de Dieu ne parle pas seulement de Dieu en termes abstraits ; elle en parle aussi par le biais des personnages et des prophètes représentés en termes métaphoriques et significatifs. En rétablissant les attributs féminins de Dieu et en revalorisant les femmes du récit biblique, ces icônes deviennent des archétypes, des modèles positifs pour les femmes. Dumais souligne que dans la Bible, certains modèles de Dieu et de Jésus sont représentés comme une femme qui donne naissance, une femme qui allaite, une mère, une sage-femme… Dieu se retrouve à la fois sous des attributs féminins et masculins, une prise de position qui aide les femmes dans l’Église à acquérir plus de respect et d’égalité.

Les femmes bibliques de Dumais ne sont pas que souffrantes, ni enfermées dans les normes de la maternité et de la famille ; elles sont aussi des femmes aimantes, des disciples, des prophétesses, des prostituées, des sages, des femmes solidaires. Dumais n’hésite pas à considérer la sagesse, à l’instar des auteurs sapientiaux, sous des attributs féminins (Dumais 1985, 29-30). Ces modèles spirituels féminins sont des exemples de l’application de ces vertus dans le quotidien. Elle suggère que cette prise de position des théologiennes féministes aide les femmes à sortir de la désespérance pour entrer dans une dynamique créatrice et de transformation du christianisme à partir de l’intérieur, afin que les femmes « y trouvent un lieu d’expression et de signification approfondies de leur foi » (Dumais 1989, 142). Cette vision pleine d’espérance se vit aussi par le biais d’une participation à des réseaux de solidarité réunissant des femmes qui partagent certains objectifs et certaines affinités, même si ces lieux ne sont pas nécessairement ceux de la paroisse ou des communautés religieuses (Dumais 2016). Alors qu’il est encore tôt pour parler d’une révolution, car il reste beaucoup à accomplir, pour Monique Dumais, l’avènement de la pensée féministe en théologie et les nouveaux lieux de salut pour les femmes ont déjà un impact dans l’Église.

Monique Dumais aborde le sujet de la guérison par le biais de la vie des femmes qui ont suivi Jésus dans sa mission. Il ne s’agit pas que d’une guérison physique, mais d’une harmonisation sur tous les plans de l’être. Car des femmes qu’il a guéries, non seulement physiquement mais aussi psychiquement et spirituellement, ont contribué activement et de manière significative à son magistère. À l’image de Jésus, qui accueillit les femmes souffrantes, les prostituées, les femmes adultères et qui libéra les personnes malades et affligées en les guérissant de leurs maux, Monique Dumais revalorise la vie des femmes et des personnes opprimées, à qui elle annonce un temps de libération. Jésus veut « des femmes debout », des femmes qui, en se redressant, se libèrent des fardeaux des préjugés, des contraintes et des discriminations véhiculées dans la société (Dumais 1985, 63). « Cette guérison physique symbolise toutes les restaurations sociales, culturelles, politiques, qui permettront aux femmes d’être complètement redressées » (Dumais 1985, 64). Le processus de guérison est holistique ; il passe par une éthique relationnelle, car celle-ci « accueille par ses préoccupations écologiques tout l’univers et se manifeste dans une spiritualité axée sur des relations saines aux plans individuel, collectif et universel » (Dumais 1997, 384).

3.3 L’espérance, le souffle de la vie

Pour clore de manière créative ce chapitre sur l’espérance, j’invoquerai ici, tel que l’a souvent fait Monique Dumais dans ses écrits, le souffle de vie, la Ruah hébraïque. Dumais l’évoque pour expliquer les bases théologiques de la fondation de l’Autre Parole, qui naquit de la volonté de déconstruire les discours patriarcaux dans l’Église et de porter un message d’espoir et d’inclusion, « l’incarnation de la Parole de Dieu dans le terreau des femmes » (Dumais 1989, 199). La confiance amène vers la foi et l’espérance, qui donne l’énergie nécessaire à la rencontre vers l’autre et la transformation active du monde. « L’espérance suscite du souffle chez les personnes qui regardent autour d’elles et acceptent de s’impliquer pour que cessent les situations malheureuses de notre monde (Dumais 2001, 100) ». Le titre de l’ouvrage Souffles de femmes renvoie autant au vent du large — une métaphore, pour Roy et Dumais, du renouveau de l’esprit porté par les féministes dans l’Église — qu’au mouvement fécond. Car le Souffle, c’est cette force intérieure, l’inspiration et l’élan de création « qui iront briser les inerties, défaire les lassitudes et vivifier les sources profondes de dynamisme de toutes celles qui pétrissent le grain de l’autonomie et de la liberté » (Dumais 1989, 9).

En redonnant le souffle de vie, la Ruah, aux femmes, elle érige un tremplin vers le renouveau et la résurrection, rappelant cette histoire fondamentalement joyeuse et pleine de vie, résolument orientée vers la justice, qu’est la vie et la résurrection du Christ. Ce qui doit mourir dans cette religion, ce sont les reliques théologiques et morales du passé, érigées au détriment des femmes, qui ne sont plus pertinentes aujourd’hui. Son éthique théologique féministe est optimiste et porteuse d’un message universel et libérateur, à l’image de celui du Christ. La confiance et l’espérance naissent de la passion vitale, ce souffle qui naît de l’intérieur, du « lieu des origines », qui inspire à « émerger, plutôt qu’à s’enfouir ; à partager plutôt qu’à posséder, à ouvrir plutôt qu’à fermer, à vivre plutôt qu’à mourir (Dumais 1982, 86) ». Il ne faut pas oublier que la quête de soi-même, la réappropriation de notre corps et de notre voix, ainsi que l’accomplissement salvifique de notre autonomie personnelle sont des oeuvres joyeuses, sensuelles. « La recherche doit se poursuivre avec un courage ontologique, car elle s’introduit dans la profondeur de l’être, des êtres. Et cette recherche se fera dans la pure luxure » (Dumais 1982, 88).

Conclusion

Comme pionnière de la pensée et de la théologie féministe au Québec, Dumais, qui avec le souffle de vie inspire les femmes d’ici et d’ailleurs, est une prophétesse pour les femmes, de par ses prises de position féministes et solidaires, sa « gynépraxis » rénovatrice et libératrice. Son éthique de la responsabilité est élaborée sur des assises philosophiques, sociologiques, éthiques et théologiques, lui permettant de développer les bases solides d’une éthique interrelationnelle et sensibilisée qui part de l’intérieur même des sujets, dans l’objectif de leur autonomisation. Dumais prend des positions sociales et féministes innovatrices et inspirantes au sujet de la religion, de Dieu, du corps et de l’autonomie des femmes, de l’herméneutique théologique et de la situation des femmes dans l’Église au Québec et ailleurs, ainsi que dans la société.

Ces prises de position, qui se manifestent aussi dans ses réalisations comme l’Autre Parole, affermissent un tournant historique dans la prise de parole des femmes dans l’Église et dans la société québécoise, lorsqu’elles affirment pouvoir créer une nouvelle théologie féministe propre aux femmes d’ici. Dumais, en tant que fondatrice de l’Autre Parole, a su mettre ses principes et ses valeurs en action pour réaliser ce mandat de permettre aux femmes de vivre et de s’exprimer de manière incarnée, spontanée et épanouie. Sa théologie est incarnée, vivante, car elle parle des femmes, pour les femmes, à partir de leur lieu même d’autocréation. Sa pensée nous convie à participer, dans la solidarité, à l’élaboration de notre destin, personnel et collectif. Elle propose une éthique de responsabilité mais aussi d’espérance face à ce qui s’en vient. Puisse le vent de l’Esprit souffler longtemps sur l’Autre Parole et sur l’oeuvre de Dumais, afin de porter très loin dans l’espace et le temps les fruits de la foi, de l’espérance, de l’amour et de la solidarité.