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Le document de conclusions de la Vème Conférence Épiscopale Latino-américaine, réalisée à Aparecida, São Paulo, en 2007, affirme : « Dans les dernières décennies, nous voyons avec préoccupation que, d’un côté, de nombreuses personnes perdent le sens transcendantal de leurs vies et abandonnent les pratiques religieuses ; et de l’autre côté, un nombre significatif de catholiques est en train d’abandonner l’Église pour entrer dans d’autres groupes religieux. Même si cela est un problème réel dans tous les pays latino-américains et des Caraïbes, il n’existe pas d’homogénéité en ce qui se réfère à ses dimensions et sa diversité[1] ».

Nous essaierons, dans ce texte, d’examiner un peu le « cas » brésilien. Nous prendrons comme cadre les chiffres fournis par le dernier recensement (2010) sur le champ religieux au Brésil, qui furent récemment divulgués. Ensuite, nous risquerons quelques interprétations des informations fournies par ce recensement et finirons par identifier certain défis que celui-ci présente pour la théologie et la pastorale au Brésil.

1. Brésil : une matrice culturelle plurielle

Le champ de la religion au Brésil possède en son fond de culture le croisement de trois traditions (européenne, africaine et indigène)[2]. Néanmoins, malgré ce métissage originel, le catholicisme a toujours semblé s’imposer comme la religion de la plupart des Brésiliens[3]. Jusqu’à présent, c’est ce qu’ont démontré les statistiques, ainsi que la multitude de fidèles qui accourent aux fêtes religieuses catholiques traditionnelles[4]. Les courants des religions afro-brésiliennes et les dénominations protestantes demeuraient souterraines et cachées sous le panorama explicitement catholique de cette grande nation colonisée par le très catholique Portugal.

Au Brésil, il est possible d’observer, au cours des vingt-cinq dernières années, une expansion rapide des deux extrêmes en tant que façons de vivre la religion : d’un côté, le nombre de membres que comptent les Églises pentecôtistes et les mouvements similaires a doublé. De l’autre, a doublé aussi le nombre de ceux qui se disent « sans religion » et qui, même sans nier l’existence de Dieu, ont, de fait, abandonné toute pratique religieuse et se refusent à adopter les dogmes de l’Église. Ces derniers sont particulièrement nombreux dans les grandes villes et parmi les plus jeunes[5].

Par ailleurs, on peut observer qu’il y a une quête considérable de personnes qui cherchent une religion d’appartenance. Mais cette quête va en direction contraire à celle des Églises traditionnelles. Elle se tourne plutôt vers les communautés où les cultes sont spectaculaires et d’expression vocale puissante, ainsi que vers les endroits où la religion s’accompagne de guérisons miraculeuses et répond directement aux besoins des fidèles, du point de vue santé, emploi, etc. Quoi qu’il en soit, ce à quoi l’on assiste au Brésil aujourd’hui peut être identifié à une quête d’extases sensibles où se recoupent de nombreux éléments. Ce qui était jusqu’alors réprimé par la discipline du traditionnel fait surface de façon bruyante. Au moment où ce qui était voilé, réprimé, arrive à se faire jour, il se montre normalement sous la forme de figures moins « orthodoxes », plus spontanées et plus flexibles qu’auparavant.

D’autre part, dans un tel contexte pluri-religieux, ce dévoilement peut survenir à la façon d’une combinaison anarchique d’options d’appartenance, où l’individu se sert des divers biens religieux mis à sa disposition comme il le ferait de biens de consommation au supermarché[6]. Lieux de transit, non plus de permanence durable, les religions sont recherchées comme objets nécessaires à des moments précis, pour répondre à des besoins ponctuels de la vie des individus, tandis que les sciences religieuses prennent la forme d’un savoir à objet instable, fugitif, et même de sujet d’objectivation, descriptible comme phénomène empirique observable[7].

L’expérience religieuse au Brésil, permettant des combinaisons très variées de différentes propositions, a relié beaucoup de cheminements différents, de recherches nouvelles. Il ne s’agit point du syncrétisme brésilien traditionnel qui mélangeait et superposait surtout les religions chrétiennes au spiritisme et aux religions afro-brésiliennes. C’est quelque chose de nouveau qui a attiré l’attention de grandes revues, de périodiques à retentissement national et de thèses de maîtrise et de doctorat.

Ainsi donc, au Brésil comme dans d’autres parties du monde, il semble que la dérive moderniste et sa réaction post-moderne transforme petit à petit la religion en affaire privée et individuelle, donnant lieu à des options de plus en plus segmentées et autonomes à l’intérieur du système de symboles et de valeurs que constitue le champ religieux. Ce domaine, pluriel et diversifié, pose ici, comme dans d’autres parties du monde, d’importants défis à la proposition du christianisme et sa réflexion théologique, lesquels essaient, au sein de la profonde crise où il est plongé, d’approfondir la compréhension de son identité et de cerner les contours de son profil.

Néanmoins, en analysant les chiffres du dernier recensement sur l’appartenance religieuse des brésiliens, il faut constater qu’il y a un changement plus récent différent de ceux qu’on voyait antérieurement. Le Brésil d’aujourd’hui — notamment le Brésil catholique et protestant historique — se retrouve assez perplexe devant la migration continue de ses fidèles vers des Églises pentecôtistes. Les données du recensement de 2010 relatifs à la déclaration d’appartenance religieuse ont été publiées fin juin 2012[8]. Celles-ci se croisent avec des variables de sexe, d’instruction et de situation économique.

Ces chiffres viennent confirmer des tendances antérieures et aussi montrer de nouvelles situations. Le catholicisme continue de perdre des fidèles à un rythme accéléré. Dans les dix années précédentes, ce processus de « dé-filiation » avait beaucoup augmenté. Dans les années 2000-2010 il a maintenu le même rythme. En 1970 nous avions 91 % de catholiques, tandis qu’en 2010 ils étaient 64 %. Cela va de pair avec une croissance vertigineuse du secteur protestant évangélique, qui passe de 5,8 % de la population à 22, 2 % rien qu’en 2010. En analysant de plus près ces données, on constate que les Églises Historiques Protestantes présentent une certaine stabilité ou même un léger déclin, pendant que le groupe pentecôtiste montre une énorme croissance, bien qu’avec de grandes variations internes. Les Églises qui avancent le plus sont celles qui sont plus autonomes et diversifiées quant à la taille, l’organisation et les formes de culte, ainsi que quant aux exigences relatives au comportement de leurs membres et à leur relation avec le monde (voir aussi Lingenthal 2012, 89).

On peut observer que la migration religieuse n’atteint pas seulement la classe moyenne sécularisée et lettrée, mais aussi les membres des classes populaires — auparavant très présents dans l’Église catholique. Insatisfaits des Églises traditionnelles, ils vont fonder ou chercher à se joindre à de petites communautés qui connaissent une rapide croissance et sont souvent baptisées du nom d’Églises. Ces nouvelles Églises conservent des traits du christianisme, mais sont aussi remplies de nouveaux éléments qui les rendent très différentes des Églises traditionnelles.

Les causes de ce phénomène sont multiples et comportent des analyses diverses. Soit parce qu’en pleine crise des paradigmes, chacun croit pouvoir construire sa vision du monde d’une façon autonome et individuelle, sans se soucier d’une convergence avec les visions d’autres personnes ou d’autres groupes. Soit parce que le désir d’un contact, d’une expérience plus immédiate et directe — affective surtout ! — avec le sacré et le religieux, conduit à la recherche d’un groupe de référence plus flexible, à la hiérarchie et à la structure moins rigide que celles des Églises historiques.

Pour compléter le portrait de notre analyse, signalons une donnée surprenante, à savoir la croissance petite et peu significative de ceux qui se déclarent sans religion. Ils représentaient 7,3 % de la population en 2000 et ils sont maintenant 8,5 %. La grande croissance que ce groupe a connue entre 1980 et 1990 suggérait une croissance plus expressive entre 2000 et 2010. Néanmoins, ceci n’a pas eu lieu ; au contraire, on observe une certaine stabilité ou stagnation. Malgré que ce groupe ait grandi de presque 10 % en termes relatifs — ce qui a l’air d’être très significatif —, en termes absolus nous avons une croissance d’un maigre 0,7 %.

2. La situation religieuse au Brésil : similitudes et divergences

En examinant la situation religieuse du Brésil d’après le dernier recensement, on est obligé de faire quelques constatations qui ne manquent pas d’étonner. Le parcours de la sécularisation dans notre pays présente des affinités avec les États-Unis plutôt qu’avec l’Europe qui a pourtant colonisé le pays[9]. Aux États-Unis et au Brésil, contrairement à l’Europe, la sécularisation n’a pas produit une croissance significative de l’athéisme mais du transit religieux. D’après le recensement de 2010, les athées constituent seulement 0,3 % de la population brésilienne. Aux États-Unis, ils sont jusqu’à 2,4 % d’après la recherche faite en 2007 par le Pew Research Center (2012, 13 ; cité par de Andrade) ; en Europe, par contre, l’athéisme comprend près de 18 % de la population de la Communauté Européenne. Et dans des pays comme la France, ce chiffre monte à 33 % de la population[10].

C’est à dire que le champ religieux brésilien est et continue d’être majoritairement chrétien. La diversité religieuse, illustrée par la présence des religions afro-brésiliennes et par l’existence des nouvelles religions — venues d’autres latitudes ou nées en terre brésilienne[11]— est très importante comme clé de compréhension de l’identité culturelle brésilienne. Notre imaginaire social est constitutif et responsable pour la forme visible de notre champ religieux. Mais si on regarde les chiffres du recensement, la diversité religieuse du pays consiste plus, en ce moment, en une diversité intra-chrétienne plutôt qu’en une forte et ample participation au sein de différentes religions[12].

C’est une diversité qui montre une situation très fragile du christianisme historique et non seulement du catholicisme. D’un autre côté, elle révèle aussi une forte tendance à une charismatisation excessive de la matrice chrétienne dans le pays. Car, tandis que les Églises historiques assistent à la perte progressive de leurs membres, les Églises pentecôtistes, formelles ou informelles, connaissent une croissance visible.

3. L’avenir du catholicisme brésilien

Quand on regarde dans le détail la déclaration d’appartenance catholique au Brésil, on reste surpris par d’autres facteurs que la seule chute quantitative de ce dernier (voir de Andrade). Pour la première fois, nous avons plus d’hommes que de femmes qui se déclarent catholiques. C’est une donnée très importante. Si on considère que, dans toutes les autres dénominations chrétiennes et dans les autres religions, la présence des femmes est plus grande que celle des hommes — exception faite des sans religion — et que l’on attribue normalement aux femmes une pratique religieuse plus expressive que les hommes, ceci nous autorise à affirmer que le catholicisme est en train de perdre ses pratiquants les plus fervents. Les femmes sont en train d’abandonner le catholicisme et de chercher d’autres expériences et pratiques religieuses, tandis que les hommes continuent à se déclarer catholiques, mais plus par tradition que par conviction.

Quant aux jeunes, le sociologue de la religion Pedro Ribeiro de Oliveira utilise le terme « désaffection » (desafeição) pour décrire l’insatisfaction de ceux-ci par rapport aux services offerts par leurs Églises[13]. Le sociologue se réfère ici aux Églises historiques. D’après lui, ce qui se passe au Brésil, c’est une crise des religions traditionnelles. Et si on la considère du point de vue générationnel, c’est encore plus grave.

De pair avec leur diminution démographique, les jeunes aujourd’hui décident de ne plus être des catholiques ou des chrétiens historiques. Si cela se maintient, continue Ribeiro de Oliveira, à l’occasion du recensement de 2020, la diminution sera encore plus grande, parce que les vieux mourront et les nouvelles générations seront encore plus éloignées. Les Églises pentecôtistes, au contraire, présentent une croissance de leurs membres jeunes et enfants.

Le fait que le nombre de jeunes soit moins grand qu’avant signifie une difficulté de « repositionnement » future, ce qui, avec le rôle important joué par la mère dans la formation de l’identité religieuse des enfants, ne permet pas de proposer un bon pronostic quant à l’avenir du catholicisme chez nous. Néanmoins, on ne peut pas non plus risquer un pronostic trop sombre. Certains analystes brésiliens disent qu’il est possible que dans les prochaines décennies, il y ait une certaine stabilisation des chiffres[14].

En termes socio-économiques, le catholicisme brésilien continue d’être une religion qui rassemble pauvres et riches. Plus de la moitié des catholiques brésiliens gagne à peu près 300 dollars par mois (salaire minimum). Il y a une petite variation vers le haut ou vers le bas quand il s’agit de protestants ou de sans religion. Cela révèle que la perte de membres au sein du catholicisme n’a pas ses racines dans une classe sociale déterminée, comme disait le grand théologien J. Comblin, récemment décédé[15]. Mais au contraire, il y a un réel mouvement de dé-filiation de l’Église catholique en ce moment.

Ce processus de dé-filiation se produit chez des gens qui ne trouvent pas dans l’Église catholique la réponse à leurs désirs religieux mais qui trouvent chez d’autres Églises et communautés des espaces nouveaux pour vivre leur foi. Il est important de ne pas se tromper ni d’être naïf par rapport à ce phénomène. Affirmer la vitalité catholique à partir des données sur la croissance du nombre de paroisses et d’ordinations sacerdotales — comme on l’a constaté de la part de la Conférence des évêques brésiliens[16] — n’est pas d’une grande aide pour un diagnostic de la situation réelle qui puisse mener à la recherche d’un nouvel agir pastoral afin d’exprimer cette dynamique. La stratégie pastorale qui consiste à renforcer les structures paroissiales rien qu’en les augmentant et à considérer que la simple croissance du nombre de prêtres est suffisante pour étancher l’hémorragie de catholiques montre au moins une méconnaissance des dynamiques qui sont en jeu et confirme l’idée selon laquelle l’Église catholique a l’air d’être chaque fois plus incapable d’offrir une expérience spirituelle qui puisse répondre aux demandes de la contemporanéité. Nous pouvons être, en fait, sur le chemin d’un catholicisme plus cléricalisé et bureaucratique, moins vivant et plus éloigné du pouvoir de donner sens à la vie.

La stratégie pastorale de stimuler les groupes charismatiques, les mouvements de revival, les prêtres chanteurs, avec la spectacularisation de la foi au détriment du long et patient travail que l’Église a fait avec les communautés de base dans les années 1970 et 1980 n’a pas l’air d’avoir eu le succès attendu. Il est vrai que nous ne pouvons pas savoir si sans cette nouvelle direction pastorale les chiffres seraient encore pires, puisque nous n’avons pas la possibilité de vérifier cela avec les données statistiques, mais nous pouvons faire quelques considérations tout en prenant en compte des études qui ont été faites surtout dans le domaine de l’anthropologie.

Comme l’anthropologue Carlos Steil note dans sa recherche (Steil et Toniol 2013), les groupes charismatiques sont moins un point d’ancrage et d’obstacle à la migration et plus un lieu de transit religieux, comme une porte tournante par laquelle la plupart des gens sortent et un certain nombre retourne. Une certaine homogénéité structurelle entre les expériences des évangéliques pentecôtistes et des charismatiques catholiques facilite ce transit. L’offre de l’expérience charismatique n’est pas suffisante pour retenir les fidèles, comme s’ils pouvaient trouver dans l’Église catholique ce qu’ils pourraient vouloir chercher chez les pentecôtistes, et cela les aiderait à rester. Il semble que, au contraire, l’expérience charismatique finit par renforcer le contenu de la vérité religieuse que l’on peut attribuer aux évangéliques pentecôtistes, ce qui rend plus facile le transit. Les chiffres du recensement d’après les diverses régions du pays nous permettent de faire d’autres considérations (voir de Andrade 2013). À São Paulo, où l’expérience des communautés de base a été plus intense et plus vaste, on note un nombre de catholiques relativement supérieur à Rio de Janeiro, région qui n’a jamais adopté de pastorale efficace pour des communautés de base. Et même dans les diocèses où ces dernières ont été établies, une modification des orientations pastorales pendant plus de deux décennies fait qu’on y trouve le plus faible pourcentage de catholiques par rapport à l’ensemble du Brésil (45,8 %). Comme l’indiquait déjà le sociologue Pierucci en 2002, les données du recensement vont à l’encontre de l’accusation, courante dans de nombreux milieux pendant les années 1980, selon laquelle la pastorale des communautés de base et les cercles bibliques seraient les responsables de la baisse relative de catholiques et de la montée des évangéliques.

Au contraire, l’appartenance catholique dans le nord-est du pays, dans les États de Piauí, Ceará et Paraíba est supérieure à la moyenne nationale. Dans ces régions, on trouve encore un catholicisme populaire traditionnel relativement actif, sans la présence massive du catholicisme romanisé qui s’est implanté au Brésil à partir de la fin du xixe siècle, en remplaçant complètement les expressions populaires traditionnelles et leurs formes d’organisation. Ce catholicisme ibérique qui s’est implanté au Brésil colonial peut être synthétisé dans l’expression populaire « beaucoup de saints, très peu de prêtres ; beaucoup de prières, très peu de messes (muito santo pouco padre/muita reza pouca missa) ». Il s’agit d’un catholicisme vécu en famille et en communauté, qui se maintient et se reproduit dans le quotidien sans la présence du prêtre[17].

C’est justement là l’originalité de ce catholicisme populaire et sa force, même si elle n’est pas toujours bien perçue. Le fidèle, loin d’être un « catholique nominal », peut être le prototype du fidèle traditionnel qui avait une pratique intense de la foi, avec une série de pratiques dévotionnelles qui avaient comme centre le culte des saints et dont la vie religieuse était animée par une série d’agents populaires, comme les benzedores (ceux qui bénissent) et les rezadeiras (celles qui prient), ainsi que les ermites. Des laïques des deux sexes étaient responsables des chapelles et les fraternités (irmandades) étaient les formes organisationnelles institutionnelles qui rassemblaient les fidèles. Les processions et les romarias faisaient bouger beaucoup de monde et, avec les visites de desobrigas (des prêtres venant une fois par an uniquement pour les sacrements), elles permettaient de maintenir la pratique sacramentelle et la confirmation de la foi. Carlos Steil affirme qu’il ne s’agissait pas de fidèles abandonnés, mais de catholiques dans le plein sens du terme qui vivaient le catholicisme organisé d’une façon que leur pratique et leur diffusion de la bonne nouvelle était garantie par des structures religieuses réelles, bien que non cléricales (Steil et Toniol 2013).

Dans ce contexte, l’anthropologue Carlos Steil et le théologien Paulo Fernando Andrade se demandent si, en se tournant vers des petites communautés pentecôtistes pour y vivre leur foi chrétienne, beaucoup de catholiques ne seraient pas en train de récupérer une mémoire inconsciente du catholicisme traditionnel, organisé autour des chapelles et dirigé dans son quotidien par des femmes qui priaient et des hommes qui bénissaient, sans la présence du prêtre. C’est vrai — remarque Paulo Fernando Andrade — qu’il y a là l’absence des saints, mais il y a aussi la permanence de la prière et de la bénédiction, et en conséquence l’autonomie du fidèle dans la pratique de sa foi.

4. Quelques défis pour la théologie

Après avoir parcouru la configuration du catholicisme et du christianisme historique au Brésil dans le cadre de la diversité intra-chrétienne, on peut risquer une interprétation et cerner quelques défis :

  1. Cinquante ans après le Concile, il y a beaucoup à apprendre de ses riches documents qui n’ont pas été mis en oeuvre. Le pape François apporte de l’espérance en cette matière. Par exemple, la constitution dogmatique Lumen Gentium, surtout en ce qui se réfère à l’importance de l’Église locale et à la ministérialité de tout le peuple de Dieu. Reprendre cela, racheter la profonde intuition qui s’y trouve, permettrait peut-être de progresser dans la constitution d’une Église non cléricalisée, qui reconnaisse les divers rôles que les baptisés peuvent assumer, en intégrant des hommes et des femmes laïcs, baptisés, en tant que sujets et producteurs des biens symboliques, agents religieux adultes. Pour cela, il faut de nouveau écouter les besoins religieux légitimes qui s’expriment dans la société et dont le recensement de 2010 est un portrait plus ou moins fidèle. Comme priorités, nous identifions, entre autres, les questions de la morale individuelle et la question des ministères.

  2. Il faut aussi interpréter soigneusement les données du recensement. Le cas des sans religion, par exemple, est complexe. Comme le dit si bien la chercheuse Silvia Fernandes :

    Il y a les sans religions dissociés qui ne font pas partie d’une dénomination religieuse, mais maintiennent la croyance en Dieu. Ce type inclut encore les agnostiques. Il y a les sans religion critiques des religions, qui les envisagent comme un mode d’aliénation de l’homme ; un autre type est le sans religion athée et, enfin, on identifie les sans religion traditionalisés, simplement par manque de temps pour fréquenter les églises. Ce type fait une auto-évaluation qui ne permet pas de l’encadrer dans une autre religion pour la simple raison qu’il ne la fréquente pas. Ils voient comme une incohérence le fait de s’auto-dénominer en tant qu’appartenant à une religion déterminée, une fois qu’ils ne la pratiquent pas, mais croient à une certaine religion et à ses valeurs.

    Fernandes 2012, nous traduisons

    Beaucoup de ceux qui se déclarent sans religion ne se déclarent pas sans foi. Seulement, ils ne reconnaissent pas dans la proposition religieuse de l’Église qui était jusque-là la leur et dont ils ont hérité sociologiquement ou culturellement l’expression qui convient à leur foi.

    Le recensement brésilien de 2010 laisse percevoir que, quoique sous différentes formes, l’être humain veut croire, même s’il n’arrive pas à trouver le chemin pour cela. Le désir de la transcendance, la soif de spiritualité, l’attirance pour le mystère sont indéniablement présents. Il y a désir, oui, désir de croire, d’entrer en relation avec la Transcendance, derrière les chiffres apparemment négatifs des statistiques.

    Or, le désir conduit à l’expérience. On n’adhère pas à une religion par décret, par des normes morales, par des formules doctrinales. Tout cela vient après. Les fondements d’une adhésion religieuse commencent à être construits par une expérience profonde qui transforme la vie et lui donne du sens. Lorsque cette rencontre n’a pas lieu, le processus d’expérimentation ici et là continue, ce qui explique la mobilité religieuse incessante, la migration vers l’expérience de la religion de l’autre et la pluralité d’appartenances religieuses pendant un ou plusieurs moments de la vie.

    Pour que la personne aujourd’hui s’identifie à une religion et y demeure, il est nécessaire qu’elle y trouve ce qu’elle cherche. Ou du moins qu’elle y rencontre, plus qu’ailleurs — puisqu’elle peut connaître d’autres options religieuses —, un ensemble d’éléments symboliques qui l’aide à organiser son intériorité et lui donne un sens pour sa vie qui ne soit pas simplement la volatile éphémérité de la consommation incessante qui, sans doute, affecte aussi le champ religieux[18].

  3. Penser son expérience et sa foi. Les penser en dialogue et avec l’aide des différentes formes de culture, d’art et de tout ce que le génie humain a produit au cours de son histoire. Les plus de 2000 ans de christianisme historique ont eu beaucoup de rayonnement en ce sens. Ainsi, ils ont formé une matrice culturelle et civilisatrice qui a configuré cette moitié du monde appelée Occident. Il est clair qu’il y a eu des péchés sur le chemin, comme celui de ne pas mettre en valeur ni dialoguer avec les cultures autochtones, et celui de ne pas inclure ni intégrer d’autres cultures plus lointaines ou d’autres traditions religieuses.

    Néanmoins, cela prouve plus fortement encore que religion sans culture n’existe tout simplement pas. La foi — et très spécialement la foi chrétienne — a toujours rencontré son moyen d’expression et sa croissance chez les cultures où elle est rentrée. Et quand je dis culture, je dis aussi ce mouvement qui fait que l’être humain réfléchit sur ses expériences, s’efforce de les comprendre, cherche et trouve un cadre de référence où la situer et où se l’approprier[19].

    Peut-être les nouvelles générations, quand elles s’éloignent du catholicisme, rendent visible un signe de frustration par rapport à un désir d’expérience spirituelle profonde et protestent contre l’effrayante lacune d’une réflexion consistante et vigoureuse sur les contenus de cette expérience. L’intelligence de la foi, aussi nommée théologie, devrait se sentir fortement convoquée à élaborer un discours qui ait quelque chose à dire dans cette situation.

    Dans le Brésil des années 1980, quand la production théologique était abondante et vigoureuse, vivant encore de la mémoire fraîche de Vatican II, le christianisme historique — et plus spécialement le catholicisme — trouvait un espace d’accueil parmi la sécularité et la pluralité qui déjà faisaient sentir leur présence. Je me réfère ici, bien sûr, à la théologie de la libération, qui a fait que la réflexion théologique en Amérique Latine puisse trouver une source d’inspiration dans son contexte et non pas être un simple reflet de l’Europe. La perte d’espace et de fidèles parmi les Églises historiques a coïncidé avec une perte de l’existence d’un discours théologique articulé, qui n’ait pas peur des questions posées par la société et par l’Église, en les pensant à la lumière de la foi, et en les articulant dans un discours cohérent[20].

    La théologie a perdu beaucoup de sa citoyenneté dans le monde lettré, dans l’académie, dans les milieux intellectuels. Avant, très concrètement au Brésil, les discours des évêques, ou même du laïcat plus lettré et engagé étaient écoutés, débattus, respectés, et aidaient à l’exercice de la pensée et de la réflexion.

    Aujourd’hui, on constate que les questions mises de l’avant quand l’Église se prononce ont leur origine dans le champ de la morale sexuelle et s’avèrent très conflictuelles, en rentrant dans un domaine qui correspond plus à la loi civile. Et parfois, elles ne présentent pas de fondements vigoureux, solides et bien établis pour l’argumentation voulue.

    Ce que nous disons est d’autant plus important, qu’avec l’avènement du néo-pentecôtisme une nouvelle théologie a surgi. La « théologie de la prospérité », complémentée avec la « guerre spirituelle » s’est convertie en une bonne base pour fonder l’action du mouvement pentecôtiste et conquérir de nombreux coeurs, y compris ceux qui étaient membres des Églises historiques (Ligenthal 2012, 93). Et cette théologie a comme objectif le bien-être matériel, interprété comme signe de l’amour de Dieu. La foi en Dieu et une pensée positive, selon les pentecôtistes, conduisent à une amélioration du niveau de vie (Ligenthal 2012, 93)[21]. Et cela doit être rendu visible par des donations matérielles à l’Église.

    Le christianisme historique doit récupérer sa vocation de réflexion, sa vocation intellectuelle. Il faut penser sa propre expérience de foi. La penser devant les grands défis globaux qu’aujourd’hui la société lance à tous ceux qui luttent pour un nouveau monde possible. La penser devant la faim et la soif de nos contemporains qui désirent et espèrent des synthèses plausibles et raisonnables au milieu de l’énorme fragmentation dans laquelle nous sommes plongés.

  4. Une autre donnée intéressante concerne le changement que la situation de la religion au Brésil lance comme défi. D’après Pedro Ribeiro de Oliveira, il y a quelques années, le fait que le Brésil possédait un peuple fondamentalement religieux était sans discussion. Cela impliquait que toutes les religions étaient bonnes, menaient à Dieu. Le fait d’être sans religion était l’exception et non la règle. Aujourd’hui, c’est différent. Le fait d’avoir une religion n’est pas un indicateur en faveur de la bonté ou de la correction éthique de la personne. De même, le fait de ne pas avoir de religion ne veut pas dire que la personne soit méchante ou malhonnête. Il y a un changement en cours dans la culture brésilienne à cause de cela. Le problème n’est pas seulement celui du catholicisme ou du christianisme historique, mais concerne la religion en général. Ce nouveau portrait de la situation porte donc en soi un nouveau défi pour le discours des Églises chrétiennes et tout particulièrement de l’Église catholique au Brésil. La présentation des contenus de la foi doit contempler cet état de choses et commencer non directement par des contenus catéchétiques, en supposant l’ouverture positive des personnes vers le religieux, mais essayer plutôt de racheter la positivité de la religion en tant que ce qui peut aider à nommer la soif d’Absolu que chaque personne a en elle-même et que la société postmoderne, telle qu’elle est, ne peut pas étancher.

Conclusion : nouveau pontificat, nouveaux défis

Quand le recensement brésilien de 2010 a été terminé, la situation de l’Église Catholique était bien différente. Benoit XVI était pape après le long pontificat de Jean Paul II. L’Église catholique devait administrer beaucoup de problèmes difficiles qui affectaient son image devant les moyens de communication sociale.

Au début de 2013, il y eut un revirement radical dans le visage, l’image et la réalité de l’Église catholique dans le monde entier. Et le Brésil n’a pas échappé à ce changement et à ses conséquences.

Pendant les Journées mondiales de la jeunesse (JMJ), réalisée à Rio de Janeiro au mois de juillet 2013, la présence du pape a montré le pouvoir de convocation et d’animation que le catholicisme possède encore. Ils étaient trois millions à remplir la plage de Copacabana et ont accompagné le souverain pontife partout dans la ville. Et les symboles chrétiens ont rempli le paysage de cette ville merveilleuse ainsi que les regards de ses habitants et des innombrables visiteurs et pèlerins venus participer.

La diversité s’est faite présente dans l’évènement. Pas seulement physiquement, mais aussi en tant qu’inspiration dans les mots et les gestes de François et dans la participation de l’assemblée qui était, elle-même, très diverse, en tant qu’appartenance et filiation. Néanmoins, il est indéniable que l’estime personnelle des catholiques brésiliens et latino-américains a reçu une stimulation et une nouvelle espérance.

Il reste maintenant à observer les processus qui feront suite à ce début de pontificat pour voir comment se porte l’appartenance religieuse et le transit religieux dans ce pays géant au sud de l’équateur. Certainement nous assisterons à des temps nouveaux pour l’Église Universelle et cela devra l’être tout autant pour l’Église et la société brésiliennes.