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Il y a quelques années, j’ai été détachée de l’Université de Montréal comme chercheure invitée à Leipzig, une ville d’Allemagne de l’Est[1]. C’est à cette occasion que j’ai remarqué le nombre élevé d’enfants qui participaient aux cours d’enseignement religieux au lycée public que fréquentait ma fille. Comme les habitants d’Allemagne de l’Est se targuent presque d’habiter une des régions les plus sécularisées du monde, et ayant moi-même travaillé sur la question (Thériault 2004), ce détail m’a étonnée. Quand j’ai fait part de mon étonnement à une collègue sociologue des religions de la ville, elle m’a rapidement laissé comprendre que mon observation n’était sans doute qu’anecdotique.

Malgré sa réaction, j’ai décidé de jeter un coup d’oeil à la statistique scolaire d’Erfurt, une ville voisine de taille moyenne, capitale de la province de Thuringe. Cette ville devait devenir le coeur d’une enquête de type ethnographique menée auprès d’un groupe de parents issu du milieu de la société — employés, fonctionnaires, pédagogues âgés de 40 à 55 ans —, représentants de classes qui se définissent aujourd’hui comme « moyennes » et tout absorbés par la famille et le travail, mais aussi le sport ou l’art. En plus de sa durée (elle s’étend sur plusieurs années), cette étude se distingue du fait que ses participants en sont aussi en partie les lecteurs : ses résultats ont été en partie publiés dans un quotidien de la ville sous la forme de « feuilletons », de courts textes qui allient, dans la tradition du journalisme allemand des années 1920 et 1930 (Thériault 2017a), sociologie, littérature et reportage[2].

À l’origine de cette aventure sociologique et journalistique se trouve donc un simple détail lié à la religion. C’est de ce détail et de la réaction qu’il a suscitée qu’il est question dans cet article, un compte rendu articulé en deux temps.

1. 2014

Les chiffres d’Erfurt pour l’année scolaire 2012-2013 confirment que mon observation était plus qu’une simple anecdote : entre 25 % et 40 % des enfants en âge scolaire avaient pris part à l’enseignement religieux protestant et, dans une moindre mesure, catholique. De ces enfants, 42 % n’étaient pas baptisés. Si l’on ajoute les deux lycées confessionnels de la ville, le taux de participation passe à 45 % des enfants, les autres élèves participant aux cours d’éthique. En regard du discours prévalant et de la littérature touchant la religion en Allemagne de l’Est, ce chiffre était étonnant.

J’ai voulu à quelques reprises discuter de cette observation avec des collègues et des participants à l’étude mais, avant même que je puisse finir une phrase, on m’interrompait : « Barbara, Barbara, ça ne veut pas dire que les enfants ou leurs parents sont religieux ou croyants », me disait-on constamment.

Oui, je sais.

Quand j’interrogeais les parents de mon étude sur les motifs qui les avaient poussés à inscrire leurs enfants à l’enseignement religieux[3], ils me répondaient : « L’enseignante est sympathique » ; « L’amie de notre fille s’y était inscrite » ; « La religion relève de la culture générale. » Il y avait également des gens qui étaient systématiquement contre l’enseignement religieux. Mais ce fait, tout comme la diversité des réponses que j’obtenais, n’en effaçait pas pour autant le constat que l’enseignement religieux exerçait un attrait indéniable sur une partie de mes interlocuteurs.

Bien que — ou parce que — personne ne voulait entendre parler de ce sujet, je me suis mise à la recherche d’explications qui pourraient rendre compte du succès relatif de l’enseignement religieux, notamment auprès de familles dont les enfants n’étaient pas baptisés[4].

La statistique scolaire d’Erfurt révèle des aspects de la participation à l’enseignement religieux qui dépassent les simples taux d’inscription aux cours. Par exemple, on observe qu’il y a plus d’enfants qui prennent part à l’enseignement religieux dans les lycées, qui préparent à l’université, que dans les écoles régulières (Regelschulen), qui mènent généralement à l’apprentissage d’un métier. Il y a également plus de participants à l’enseignement religieux dans les classes spécialisées en musique que dans les classes ordinaires. De plus, on compte plus de participants dans les écoles situées dans les « beaux quartiers » et leurs environs — et pas juste les lycées —, par opposition à celles situées dans des quartiers moins prisés[5].

J’ai éventuellement écrit un texte sur ce détail « agaçant », que j’ai intitulé : « Le mariage secret. Religion et bourgeoisie en Allemagne de l’Est ». J’y avançais l’idée que la participation à l’enseignement religieux témoignait d’un désir de faire partie de la « bonne société », de faire une chose qui paraissait, sans trop avoir à y penser, appropriée et convenable. Bien que mes interlocuteurs en Allemagne de l’Est, chercheurs et théologiens principalement, n’abordaient pas la chose en ces mots, ils ne se montraient plus irrités par le sujet.

J’ai compris : si je me contentais de parler d’Erfurt, la « ville des églises et des tours » — et non de l’Allemagne de l’Est en général —, ils trouvaient alors l’allusion au mariage secret, au lien entre bourgeoisie et religion (j’entends ici la tradition du protestantisme culturel [Kulturprotestantismus]) non seulement acceptable, mais même amusante.

Mon texte a suscité quelques réactions. Un théologien m’a écrit : « Chère madame Thériault, je viens tout juste de lire votre texte sur le mariage secret entre religion et bourgeoisie : l’idée est juste et en effet si évidente que je ne l’avais pas remarquée. Elle fait écho à une impression qui m’habite depuis longtemps [ici, il mentionne une série d’exemples], mais que je n’ai jamais vérifiée sur le plan statistique ». Mon texte n’était pas compromettant : il ne remettait pas en question le caractère séculier de l’Allemagne de l’Est[6], ne traitait pas vraiment de « religion » et se limitait au cas d’Erfurt.

2. 2017

C’était en 2014. Depuis, l’hypothèse du mariage secret entre religion et bourgeoisie avait commencé à m’ennuyer un peu, et le milieu de la société aussi. Je travaillais à d’autres thèmes : j’ai écrit des textes sur la culture du sauna, des bars aux noms exotiques, les chemises à carreaux, une boulangerie. Quand je me suis intéressée à la question du sens, j’ai interrogé les participants de l’étude sur les tatous imaginaires qu’ils se feraient dessiner et les formules qu’ils s’y feraient inscrire (Thériault 2017b ; 2019). Puis, en 2017, sans trop savoir pourquoi, j’ai jeté un autre coup d’oeil à la statistique scolaire sur l’enseignement religieux.

Depuis l’année scolaire 2012-2013, rien n’avait vraiment changé. Alors que j’avais observé une légère, mais constante hausse du taux de participation entre 2007-2008 et 2012-2013 et, conséquemment, une baisse de la participation à l’enseignement de l’éthique, le portrait semblait s’être stabilisé depuis, du moins sur le plan statistique[7]. Sur le plan discursif, je notais cependant un changement.

En 2017, j’ai rencontré à nouveau un couple de participants à mon étude que j’avais interrogé dans le cadre de mon texte sur le « mariage secret ». Je savais que la plus âgée de leurs trois filles avait pris part à la cérémonie de la Jugendweihe quelques années auparavant. La Jugendweihe est une cérémonie de consécration civile que les communistes avaient réintroduite en 1954 pour faire concurrence à la confirmation protestante et catholique. Cette cérémonie est toujours populaire à Erfurt[8].

— « Est-ce que vos deux cadettes font la Jugendweihe cette année ? », leur ai-je demandé pour briser la glace. Nous ne nous étions plus vus depuis un bon moment.

— « Non. Elles font la Lebenswende », m’ont-ils répondu sur un ton d’évidence.

La réponse du couple m’a un peu décontenancée. Cette famille était la plus « est-allemande » de mon groupe de participants. Ses membres affichaient les caractéristiques d’un milieu séculier (Wohlrab-Sahr, Karstein et Schmidt-Lux 2009) : ils pratiquaient des sports de haut niveau, avaient une attitude en partie positive envers la République démocratique allemande et n’avaient aucun lien biographique avec les églises[9].

— « La Lebenswende dans la cathédrale ? » me suis-je enquise au sujet de la cérémonie marquant le passage à l’âge adulte destinée aux jeunes « sans confession » et organisée par l’Église catholique pour concurrencer la Jugendweihe (Hauke 2002 ; 1990 ; Handke 2016)[10].

— « Oui, c’est ça. On revient justement d’une rencontre de parents pour la préparation à la cérémonie », ont-ils précisé.

Quand le couple m’a parlé de la Lebenswende, ils ont accentué le lien qu’ils entretiennent à la ville et la présence de l’imposante cathédrale en coulisse de la célébration. Sur un ton un peu professoral, ils m’ont parlé de la gloriosa, la vieille cloche de la cathédrale, et se sont rappelés que les enfants l’avaient visitée quand ils étaient au jardin d’enfants. Le couple s’identifiait à l’héritage confessionnel de la ville — pas de façon spécifique, comme protestant ou catholique, mais en tant que citoyen de la ville. C’est ce qui me frappa lorsque le couple m’a fait faire, non sans fierté, une visite de la maison médiévale qu’ils ont restaurée au centre de la ville.

Après la rencontre avec le couple, j’ai remarqué un changement discret, mais néanmoins bien distinct lors de conversations avec les participants de la recherche : un père dont la fille avait pris part à la Lebenswende, mais pas à l’enseignement religieux, mentionnait que son plus jeune enfant prendrait part à la cérémonie et à l’enseignement religieux. De plus, j’ai remarqué qu’ils n’utilisaient presque plus les termes « athée » ou « sans confession » pour se décrire.

Quelque chose avait changé.

Oui, je sais. Ça ne veut pas dire que les enfants ou leurs parents étaient devenus religieux ou croyants[11]. L’adhésion formelle aux Églises est d’ailleurs en baisse. Cette fois, cependant, personne n’insistait pour me le souligner.

J’ai rédigé un deuxième texte dans lequel je montrais, à l’exemple du couple, comment certains des participants de mon enquête s’embourgeoisaient. En allemand, j’ai écrit « sie verbürgerlichen sich ». Le verbe allemand est plus juste que sa version française que l’on risque d’associer trop rapidement à la sociologie de Pierre Bourdieu (1979)[12]. Or, la référence à une logique de distinction formulée par le sociologue ne rend pas justice au phénomène observé.

Le couple pourrait également récuser l’usage du mot « bourgeois » — le mot « Bürger », qui fait avant tout référence à la ville, ne pose pas ce problème. Pour éviter les raccourcis théoriques et m’assurer de garder les participants de l’étude comme lecteurs, j’utilise des expressions comme le « milieu non tatoué de la société » lorsqu’il s’agit des tatous dont ils ne veulent pas, ou le « milieu sobre de la société » lorsqu’il s’agit de leur consommation d’alcool. Plutôt que d’évoquer la distinction, ces descriptions renvoient à une conception de la bonne société qui privilégie une éthique de la mesure (ni trop, ni pas assez — « normal ») propre à l’identité et à l’esthétique de mes participants.

L’Église catholique n’a pas manqué de remarquer elle aussi ce processus de Verbürgerlichung — tout comme d’ailleurs l’association en charge de la Jugendweihe, qui accentue la dimension de proximité à la ville, son histoire, ses lieux pour faire la promotion de ses activités destinées aux jeunes, sans toutefois y parvenir avec le même chic ou de façon aussi convaincante que l’Église peut le faire avec son imposante cathédrale[13].

Mes textes ont provoqué différentes réactions qui témoignent en elles-mêmes du processus que je cherchais à mettre en lumière. Dans un premier temps, le détail que j’avais relevé concernant l’enseignement religieux a agacé mes collègues et les participants de mon étude. Il ne correspondait pas à l’image qu’ils se faisaient alors de l’Allemagne de l’Est (et d’eux-mêmes). Pour que ce détail soit considéré autrement qu’une simple anecdote, il fallait faire d’Erfurt un cas particulier : la ville compte, m’a-t-on rappelé, plus de membres d’Églises que d’autres villes est-allemandes[14], est différente du reste de la province, a une minorité catholique dynamique et quelques paroisses protestantes très actives.

Certes, la capitale se démarque des autres villes de la province. Si l’on peut aisément comprendre l’attrait de la vieille ville, intacte, comme en témoignent les projets de restauration et de construction qu’on ne retrouve pas dans d’autres villes, par ailleurs vieillissantes, de la province, l’identification aux Églises demeure néanmoins étonnante. Parce qu’elle est devenue plus normale, évidente, au quotidien, elle passe souvent inaperçue. Lorsqu’elle est relevée, elle ennuie un peu. Dans cette réaction, je vois un indice qui donne du poids à l’hypothèse sur l’attrait de l’enseignement religieux et les cérémonies organisées par l’Église catholique pour les enfants de familles « sans confession » lors de la première observation.

Après avoir réfléchi à cette tendance, j’ai fini par répondre au théologien.

« Au risque de paraître effrontée : j’ai noté dans votre courrier que vous parlez de vous-même en tant que théologien et prêtre. Je savais que vous étiez théologien et philosophe, mais je dois avouer que je ne savais pas que vous étiez prêtre. Bien que nous ayons travaillé ensemble par le passé, je ne me rappelle pas vous l’avoir entendu mentionner, à moi ou à nos collègues. Bien entendu, vous n’aviez pas à me le dire… Vous me corrigerez si je me trompe, mais votre double identification me laisse penser qu’il est plus facile de parler de religion aujourd’hui qu’il y a 18 ans, lorsque nous travaillions ensemble. »