Article body

1 Prolégomènes

Il faut prendre acte en tout premier lieu de ce que Paul Ricoeur a décrit avec bonheur comme « une exigence plus vieille que toute formulation philosophique ». Cette exigence a toujours été que « quelque chose est dû à l’être humain du seul fait qu’il est humain » (Ricoeur 1988, 235-236)[1]. Dans toutes les cultures, à toute époque, un fragment de tragédie, une épigramme, un texte législatif, un proverbe, une inscription funéraire, un conte, une chanson, une oeuvre d’art, une oeuvre de sagesse, en auront témoigné. C’est ce qu’atteste d’ailleurs la magnifique anthologie intitulée Le droit d’être un homme, préparée sous la direction de la philosophe Jeanne Hersch pour l’UNESCO. Il s’agissait, dans les termes de René Maheu, alors directeur général de l’UNESCO, d’un recueil de textes, issus de traditions et d’époques les plus diverses, qui, « rehaussant par cette diversité même de leurs origines l’unité profonde de leurs significations, illustrent l’universalité dans le temps et dans l’espace de l’affirmation et de la revendication du droit d’être un homme » (Hersch 1968, 1).

La reconnaissance de cette exigence se précise à mesure que s’affirment les civilisations, la plus remarquable étant celle qu’on y accorde d’emblée aux plus faibles et aux plus démunis, la place centrale de la mansuétude et du respect à l’égard des humains en état de dépendance et de faiblesse. En Inde, les Lois de Manu, d’origine ancienne, déclarent sans ambages : « Les enfants, les vieillards, les pauvres et les malades doivent être considérés comme les seigneurs de l’atmosphère » (Lewis 1986, 189). La sagesse chinoise met au premier rang la « capacité de conforter les autres » (Granet 1968 ; Confucius 1981 – XII, 22 ; cf. VI, 23 ; IV, 15). Le respect des pauvres dans tous les sens du terme, de ceux qui souffrent, est, on le sait, au coeur des traditions juive et chrétienne[2]. Le Coran fait état des devoirs envers les orphelins, les pauvres, les voyageurs sans logis, les nécessiteux, ceux qui sont réduits à l’esclavage (Nanji 1991, 108s). La compassion est un des deux idéaux principaux du bouddhisme (Florida 1991). Partout, on semble pressentir que c’est dans le dénuement que l’humain se révèle le plus clairement et impose pour ainsi dire sa noblesse propre — celle de son être, non de quelque avoir — à la conscience, ce que d’aucuns appellent à juste titre, pour cette raison, sa « dignité ontologique » (Ricot 2006). La parole du vieil Oedipe, aveugle et en haillons, pratiquement abandonné, l’exprime on ne peut mieux : « c’est donc quand je ne suis plus rien, que je deviens vraiment un homme » (Oedipe à Colone, v. 393 — Sophocle 1960).

Plus étonnant encore, si c’est possible, est le respect des morts, illustré dès la nuit des temps par les premiers humains, qui ensevelissent leurs morts, en mettant un signe sur la tombe (Eiseley 1966, 113). Pourquoi encore aujourd’hui est-on ému jusqu’à l’approbation devant la décision de la jeune Antigone, dans la grande tragédie de Sophocle qui porte son nom, de refuser, au péril de sa propre vie, de laisser là « sans larmes ni sépulture », pâture des oiseaux ou des chiens, le corps de son frère Polynice, pourtant dénoncé comme traître, et de défendre son droit à la sépulture, faisant appel à des « lois non écrites, inébranlables, des dieux » (Antigone, v. 454 — Sophocle 1955).  On retrouve la même préoccupation pour ces lois gravées au fond de la conscience dans Oedipe Roi (v. 863s), Électre (1090s) et Ajax (v. 1129s) (Sophocle 1958).

On le voit, le mort à l’état de cadavre n’étant plus, et entièrement à la merci des forces naturelles, les vivants ont à son endroit un devoir sacré : celui de faire en sorte que, tout cadavre qu’il soit, il demeure membre de la communauté humaine. Le symbole du rite de la sépulture le rend à nouveau présent. Le jugement d’Antigone est d’ordre éthique, car il a la forme d’un engagement : je déclare que le cadavre de mon frère mérite tous les honneurs dus à un être humain et c’est mon devoir — puisque je suis sa soeur et que nos parents ne sont plus — d’agir en conséquence, même au prix de ma vie. L’écho universel que suscite cet engagement éthique d’Antigone implique que même le cadavre, les restes d’une personne, fût-elle condamnée, sous quelque forme que ce soit ont droit à des rites sacrés. La raison d’être du rite de la sépulture est précisément qu’il le restitue à la communauté humaine à laquelle il appartient en droit. Or si cela est juste lorsqu’il s’agit des morts, si même les restes d’un homme condamné méritent un tel respect, que penser d’un corps humain vivant, aussi démuni ou vulnérable soit-il ?

2 Le visage

Plus près de nous, Emmanuel Levinas a su admirablement mettre en relief cette même dimension éthique des rapports proprement humains ; à l’instar de la beauté, la vulnérabilité de l’humain en tant que tel oblige. Ceci apparaît avant tout dans la saisie du visage humain. Le visage est donné à la vision d’autrui. Je ne verrai jamais mon propre visage, sinon en des reflets. Le corps humain est tourné d’emblée vers l’autre. Ce « face à face » démontre, aussi, qu’autrui est celle ou celui que je ne peux pas inventer. Il résiste de toute son altérité à sa réduction au même que moi. À proprement parler, envisager n’est pas fixer du regard le front, le nez, la bouche, le menton, etc. Envisager, c’est fixer avant tout les yeux, et plus exactement leur centre, la pupille, et ainsi le regard de l’autre, qui est au-delà de la perception. L’accès au visage ne se réduit justement pas à la perception sensible. Le regard y voit un regard invisible qui le voit.

Or il y a dans le visage une « pauvreté essentielle ». Il est nu, exposé, voire menacé. Il n’empêche que le visage fasse sens à lui seul. Dans les yeux sans défense de l’autre se lit le commandement « tu ne tueras point », interdiction qui ne rend pas le meurtre impossible, certes, car il s’agit d’une exigence éthique, mais elle explique pourquoi le meurtrier est incapable de regarder sa victime dans les yeux (Levinas 1982, 89-97). Et cependant, on pourrait dire qu’Antigone va encore plus en profondeur, puisque son frère n’avait même plus de visage — comme chez Isaïe 52,14, « son apparence n’était plus celle d’un homme »[3]. Reste que de tels exemples, celui du cadavre ou celui du visage, manifestent que nous partageons tous une même humanité, et donc une même dignité, quelle que soit notre condition.

3 Formulation philosophique de la dignité humaine

Cela dit, on doit à la pensée moderne d’avoir su proposer une « formulation philosophique » très éclairante. Appliqué à l’être humain, le mot de dignité doit s’entendre de manière non sentimentale, rigoureuse. Il ne signifie rien de moins que ceci : l’être humain est infiniment au-dessus de tout prix. Comme en un écho du mot de Pascal, « [...] apprenez que l’homme passe infiniment l’homme [...] » (Pascal 1963, Lafuma, n° 131 ; 1976, Brunschvicg, n° 434), Emmanuel Kant a admirablement défini, dans les Fondements de la métaphysique des moeurs, la distinction fondamentale entre dignité et prix : « Dans le règne des fins, tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, et par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité ». L’être humain, précise Kant, « existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ; dans toutes ses actions, aussi bien dans celles qui le concernent lui-même que dans celles qui concernent d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré en même temps comme fin » (Kant 1985, 301-302 [AK IV, 434-435] et 293-294 [= AK IV, 428] )[4]. Les personnes ont ainsi une valeur absolue, non relative. On ne saurait être plus clair. Reconnaître, en pratique, la dignité humaine, c’est dès lors reconnaître qu’on ne peut jamais réduire un être humain au statut de moyen, que tout être humain possède la dignité d’une fin, qu’il ou elle est un être en vue de qui on doit agir.

De son côté, Emmanuel Levinas a fort bien marqué ce qu’il appelle « la responsabilité pour autrui ». Ce thème est en droite ligne avec les propos de Kant cités plus haut, et revêt une pertinence particulière en ce qui concerne les soins. Qu’est-ce que cela signifie ? La prise de conscience de ma responsabilité première découle de l’analyse du visage. Dès qu’autrui me regarde au sens que je viens de décrire, j’en suis responsable ; bien plus, « la responsabilité est initialement un pour autrui » (Levinas 1982, 102). La relation entre nous est même asymétrique : « au départ peu m’importe ce qu’autrui est à mon égard, c’est son affaire à lui ; pour moi, il est avant tout celui dont je suis responsable » (Levinas 1991, 123). C’est à partir du visage, de ma responsabilité pour autrui, qu’apparaît la justice, ou mieux l’équité — chaque autrui étant unique — et que se révèle, plus profondément encore, « la sagesse de l’amour ». Être responsable, le mot l’indique, c’est répondre de, mais c’est d’abord répondre à. Je suis obligé de répondre à l’appel du visage de l’autre, à son autorité, à sa commande, tout particulièrement à travers la souffrance.

Ce qui définit plus spécifiquement l’éthique des soins palliatifs — ou l’ethos palliatif — c’est le défi que pose la mort d’autrui face à « cet achèvement de notre vie qui donne à celle-ci son sens et sa valeur » (Hennezel 1996, 19). Ainsi que le résume encore avec finesse Marie de Hennezel,

Les soins palliatifs et l’accompagnement peuvent, précisément parce que les soignants et ceux qui accompagnent ne sont pas dans le déni de la mort ni dans une toute puissance médicale, favoriser le travail du trépas. Le regard que l’on porte sur la valeur des derniers instants de la vie est essentiel. Il est une réponse à la souffrance générée par le sentiment de perte d’estime de soi, ou le sentiment d’inutilité qui conduit si souvent au désir de mourir avant le temps. Nous savons à quel point les demandes d’euthanasie masquent une question angoissée posée à l’entourage sur le devenir de son identité et la valeur de sa vie.

Hennezel 1996, 27

Le respect de « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine » telle qu’énoncée dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 entraîne à sa suite une série de droits fondamentaux dont le tout premier est le droit à la vie et pour cause. Si je pose le geste irréversible de vous enlever la vie, je supprime ipso facto tous vos droits, y compris celui de votre liberté et, par conséquent, tous vos possibles. Je vous supprime tout entier. D’où l’extrême gravité d’un pareil geste. Marie de Hennezel souligne ainsi d’emblée, avec justesse, que l’ethos palliatif s’oppose radicalement à l’euthanasie.

Notons en outre qu’elle fait intervenir ici, avec une rare perspicacité, le rôle capital du désir de reconnaissance dans l’expérience humaine, génialement mis en relief, on le sait, dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Ce qui donne tout son sens, sa force à ce désir n’est autre que son origine : la reconnaissance implicite de la dignité de notre commune humanité. Déjà Pascal avait admirablement entrevu cette origine : « Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme, que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisés, et de n’être pas dans l’estime d’une âme ; et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime » ; et encore, l’homme « estime si grande la raison de l’homme, que, quelque avantage qu’il ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi dans la raison de l’homme, il n’est pas content. C’est la plus belle place du monde, rien ne peut le détourner de ce désir, et c’est la qualité la plus ineffaçable du coeur de l’homme » (Pascal 1963, Lafuma, n° 411 et 470 ; et 1976, Brunschvicg, n° 400 et 404). Il y a là une réalité des plus concrète appelée à inspirer à fond l’ethos palliatif.

4 Le mystère de la mort

On le voit, les professionnels de soins palliatifs sont invités à devenir des « experts en humanité ». La « pauvreté essentielle » de l’être humain est rarement plus manifeste que chez la personne dans le besoin, tout particulièrement le malade ou le mourant. C’est comme si la vérité ainsi que le mystère de notre condition y étaient plus patents encore. Il s’agit en effet de « situations limites » (Karl Jaspers) qui sont universelles quant à l’essentiel, pour toute vie humaine, même si elles se manifestent à chacune et chacun différemment : ainsi la souffrance, l’angoisse, le vieillissement et la mort. La mort est la situation limite par excellence, comme un mur au-delà duquel nous ne pouvons regarder. Le célèbre soliloque de Hamlet témoigne de « la terreur de quelque chose après la mort, contrée inexplorée dont, la borne franchie, nul voyageur ne revient » (Hamlet, III, 1 — Shakespeare 2002, 809). C’est un fait divers qui ne ressemble à aucun autre. Si les religions aussi se préoccupent de la mort, c’est qu’elles tentent de répondre aux énigmes de la condition humaine qui troublent le plus profondément le coeur humain. La mort reste une de ces énigmes, tout comme le mystère qui entoure notre existence à chacun. « L’inconnu de la mort signifie que la relation même avec la mort ne peut se faire dans la lumière ; que le sujet est en relation avec ce qui ne vient pas de lui. Nous pourrions dire qu’il est en relation avec le mystère » (Levinas 1983, 56).

Il y a lieu de se réjouir du souci précis que révèle le mot « bioéthique ». Bios est le grec pour « vie », on le sait. Mais « bioéthique » demeure, à vrai dire, un pléonasme. Car il appartient en fait à toute l’éthique de s’occuper de la vie et de la mort humaines. Et la dimension biologique est inséparable des deux. De plus, toute la vie humaine en tant qu’humaine est éthique. La grande question, comme le voit bien Ronald Dworkin (1993, 11-13, 233-241), c’est la vie et la mort.

Mon corps, tout corps humain — plus exactement encore, du reste, tout être humain — est engagé dans un devenir incessant, continu ; l’oeuvre ici n’est manifestement jamais achevée ; or voici qu’à la mort émerge quelque chose de tout nouveau : un cadavre. Mais survivrai-je, « moi », à ce cadavre ? C’est la question. L’angoisse n’est peut-être pas tant de mourir, mais bien plutôt, comme l’a dit avec profondeur Levinas (après Shakespeare et d’autres), de ne pas mourir. « L’angoisse, d’après Heidegger, est l’expérience du néant. N’est-elle pas, au contraire, — si par mort on entend néant, — le fait qu’il est impossible de mourir ? » ; « Le suicide est un concept contradictoire. […] Spiro-spero. De cette impossibilité d’assumer la mort, Hamlet précisément est un long témoignage. Le néant est impossible. [...] “To be or not to be” est une prise de conscience de cette impossibilité de s’anéantir » ; « Il me semble parfois que toute la philosophie n’est qu’une méditation de Shakespeare » (Levinas 1983, 29, 61 et 60).

5 La souffrance

Or il y a dans la souffrance une « impossibilité de se détacher de l’instant de l’existence », une « absence de tout refuge », « une impossibilité de fuir et de reculer ». Il y a en outre « la proximité de la mort » ; la douleur comporte, ajoute Levinas, « comme un paroxysme » (Levinas 1983, 55s). On y fait l’expérience d’une extrême passivité, une sorte de subir pur. Aussi, Vladimir Jankélévitch faisait-il observer que « […] la douleur elle-même n’est tragique que par la possibilité mortelle qu’elle enferme ; et c’est encore la mort qui est implicitement affrontée dans tout péril, qui est le dangereux en tout danger ». Il ne s’en était pas tenu à cette réflexion sur les liens entre la douleur et la mort, il avait aussi avancé que « […] la mort est, plus encore que la douleur, la chose du courage et sa matière spécifique ou, comme parle Aristote, son idion <Eth.Eud. III, I, 1229 b 3 : sa spécificité> » (Jankélévitch 1986, 134). Voilà qui peut aider à prendre plus nettement conscience du devoir que nous avons toutes et tous — un devoir d’humanité — d’apporter aux malades et aux mourants le maximum d’aide nécessaire (Baudoin et Blondeau 1993). L’exigence d’humanité incombant au personnel infirmier et médical ne saurait être moindre a fortiori.

On se souviendra d’une distinction qui a eu naguère un certain écho et dont le caractère factice met utilement en relief, au bout du compte, à quel point le rapport à la personne singulière du patient reste la véritable pierre de touche de l’institution de santé. On a fait grand cas, en effet, d’une médecine orientée vers la maladie, par opposition à une médecine orientée vers le patient (Roy et Waechter 1985, 1214-1216). D’où la distinction bien connue entre le « curing » et le « caring ». Pour maladroite qu’elle soit, cette distinction avait le mérite de marquer la valeur fondamentale de la recherche scientifique (« curing ») et les qualités du soignant (« caring ») comme de part et d’autre primordiales. Certes, nul ne souhaite être soigné par des incompétents ou par des personnes inaptes à se tenir au courant de progrès dans la connaissance des maladies. Le sophisme consisterait toutefois à faire croire que l’acquisition de nouvelles connaissances théoriques dût changer le rapport fondamental au patient. Les qualités d’une soignante ou d’un soignant relèvent de l’éthique — justice et amitié l’exigent — tout autant que la compassion que cette personne doit éprouver. Ce qui rend éminemment morale la finalité du soin infirmier, c’est qu’il s’agit du soin d’autrui. Entrer en relation et prendre soin — ce qui est essentiel — relèvent du « caring » : il s’agit de traiter la maladie, soit, mais avant tout de prendre soin de la personne.

La distinction à faire est donc bien plutôt celle de Kant, que je viens de rappeler. Le patient a toujours la nature d’une fin, la connaissance celle d’un moyen, en l’occurrence. La connaissance est pour le patient, et non le patient pour la connaissance. Dans ce dernier cas, il y aurait violence – comme toujours lorsqu’on réduit la personne à un moyen. L’exemple des soins infirmiers illustre à vrai dire de manière exemplaire une loi plus générale, excellemment résumée par Éric Weil dans les termes suivants : « on sombrera dans la violence la plus nue si l’on prive l’existence humaine de tout sens en la limitant à ce que la société peut lui offrir de moyens sans fin » (Weil 1971, 233). Cela saute aux yeux, pour nous ici, si l’on substitue à « société », dans cette phrase, « le monde de la santé », puisque les personnes sont justement, comme l’a si justement signalé Kant, toujours des fins (Kant 1985, 301-302 [AK IV, 434-435] et 293-294 [= AK IV, 428] ).

En un mot, la dignité de la personne humaine impose de reconnaître que toute l’institution de santé, tout le monde des soins, toutes les connaissances scientifiques, doivent être mesurés par leur aptitude à servir la personne humaine, jamais l’inverse.

Un éminent médecin français contemporain n’a pas craint de dénoncer, à cet égard, ce qu’il appelle « le paradoxe d’une médecine qui se retourne contre elle-même à mesure qu’elle avance ». En effet,

L’intense et absolu réductionnisme qui l’atteint, réductionnisme tissulaire et moléculaire, comporte un risque majeur “d’irresponsabilité médicale” […], par dichotomie de l’esprit et du corps qui s’installe aussi bien chez le patient que chez le médecin. La médecine contemporaine évolue à marche forcée vers un dualisme, morcellement d’une stratégie tout entière orientée vers le corps et oublieuse de la personnalité humaine qui l’habite. Le corps est instrumentalisé et la spiritualité de celui qu’on soigne, oubliée. Une médecine qui s’occupe davantage des maladies que des patients est en crise.

Meyer 1998, 10

Or les soins palliatifs proprement dits tiennent au contraire compte de la personne en toutes ses dimensions ; qu’il soit question de cette personne dont un des organes est gravement atteint, ou de cette recroquevillée en une dépression profonde, ou encore de cette autre qui se voit privée d’un travail nécessaire à la survie de sa famille, et ainsi de suite. On ne dira jamais assez que

Le temps d’un regard, l’échange d’une parole ou d’un geste ne se mesurent pas ; la qualité de la présence est pour le malade un bien inestimable […] Les exigences de la technique, les contraintes administratives ou économiques ne doivent jamais faire oublier ce devoir d’humanité envers celui qui se livre dans la confiance.

René 1992

6 Le corps et le toucher

L’art magique du chaman, rappelait Lewis Thomas, consistait notamment à « toucher le patient ». C’est dans le fait de toucher que résidait « le réel secret professionnel [...], l’habileté centrale, essentielle ». C’est là « l’acte le plus ancien et le plus efficace des docteurs ». « Certaines gens n’aiment pas être manipulées par d’autres, mais ce n’est pas le cas, ou presque jamais le cas, pour les gens malades. Ils ont besoin d’être touchés » (Thomas 1983, 56-59 — nous traduisons). Marie de Hennezel en a témoigné dans La mort intime :

[...] J’ai développé peu à peu, écrit-elle, au contact de mes malades si rétrécis et si souffrants à l’intérieur de leur corps en ruine, une approche tactile, un “toucher” de la personne qui leur permet de se sentir entiers et pleinement vivants. [...] Rien ne remplace parfois le contact d’une main. On se sent alors vraiment rencontré.

Hennezel 1995, 204

Nous retrouvons là l’importance accordée au toucher thérapeutique pour la profession infirmière. Même les proches ont tendance à garder leurs distances par rapport à ceux qui sont très malades, les touchant le moins souvent possible de peur d’interférer, ou de contracter la maladie, remarque Lewis Thomas. Mais les infirmières touchent. Jadis et naguère, le médecin aussi :

L’habileté la plus ancienne du docteur consistait à placer ses mains sur le patient. Avec les siècles, cette habileté devint plus spécialisée et raffinée, les mains apprirent autre chose que le simple contact. Elles ont exploré pour sentir le pouls au poignet, le bout de la rate, ou le bord du foie, frappé pour obtenir des sons résonants ou amortis des poumons, étalé des onguents sur la peau, taillé des veines pour saigner, mais en même temps elles touchaient, caressaient, et en même temps elles retenaient les doigts du patient. La plupart des hommes qui ont pratiqué cette imposition des mains ont dû posséder, pour commencer, le don de l’affection.

Thomas 1983, 56-57

Pourquoi donc ? C’est que la finesse du toucher est ce qui démontre une première fois, au niveau des sens, la noblesse de l’être humain parmi les animaux. Le toucher est le sens par excellence du concret et de la certitude, le sens de la conscience de soi et du réel à la fois. Par le toucher, je ne peux être présent à l’autre sans l’être à moi-même. La conscience du contact est en même temps conscience de la distinction entre les choses, entre l’autre et moi-même, une excellente façon de définir l’éveil. Il est aussi le sens de l’intériorité.

Aussi, le vocabulaire des relations humaines et des tonalités affectives est-il dominé par le toucher et les qualités tactiles : ainsi « avoir du tact », « se mettre dans la peau d’autrui », « avoir une personnalité froide », ou « chaud au coeur », être « rude », « doux », être « touché » – tout cela confirme à nouveau le caractère profondément « humain », unique, du toucher. Le seul geste de « donner la main » peut être chargé de signification. Le rôle du toucher dans le développement des enfants, du massage, par exemple, des enfants prématurés, est bien établi (Ackermann 1990, 95 et sq.). Charlotte Wolff, décrivant les mains comme les sources principales des impressions tactiles, a montré leur rôle dans la perception des émotions ; « la main est un cadran plus authentique de la personnalité » que le visage, du fait qu’elle échappe à notre contrôle ; « la main est le sismographe des réactions affectives » (Wolff 1952, 7 et 18).

Tentons un moment d’imaginer par impossible un monde purement visuel, où rien ne peut toucher ni être touché, sans expérience d’aucun contact, par conséquent, sans nulle résistance. Un monde en outre sans émotion ni désir, sans amour, d’aucune sorte. Voudrions-nous vraiment vivre dans un pareil monde ?

On le voit, les dimensions les plus élevées et les plus profondes de notre être, notre humanité même, sont simultanément manifestes en notre corps et ne sauraient en être dissociées. Le corps humain participe à la dignité du tout humain de manière essentielle. Même si celle-ci est due en premier lieu à d’autres traits — à l’esprit, en un mot, c’est-à-dire l’intelligence, la liberté, la capacité d’aimer au sens fort —, rien de tout cela n’a lieu chez nous sans son concours.

On peut ainsi entrevoir à quel point les soins palliatifs demeurent le pivot central pour assurer de manière concrète, en dernière instance, la reconnaissance effective de la dignité de la personne, c’est-à-dire de sa dignité absolue de fin — ce qui donne son sens ultime à toute la profession de la santé.

7 L’instant ultime

La vie humaine est toujours tragique. Nos vies, si brèves, se termineront toutes très bientôt par la mort, détruisant en apparence tout notre être, annihilant d’emblée tous les possibles que nous sommes en mesure d’imaginer. À cet égard, la tragédie est la meilleure expression de notre situation fondamentale. Or, nous le constations, peu devraient en avoir davantage le sens que celles et ceux qui vivent près des malades et surtout des mourants. Ma responsabilité pour autrui atteint en effet son point culminant devant sa mort, ce dernier acte de la vie humaine qui appartient à l’ensemble de celle-ci et détermine tout ce qui a précédé, en bien ou en mal. De sorte qu’on ne devrait jamais empêcher qui que ce soit de le vivre aussi librement que possible, et qu’on doit au contraire favoriser du mieux que l’on peut l’exercice de cette liberté. La douleur peut avoir des effets aliénants, on le sait. En atténuant les souffrances sans toutefois rendre inconscient, les soins appropriés peuvent procurer une détente psychique et organique propice à une meilleure présence à soi (et aux autres) en cet instant crucial. Comme l’a excellemment marqué Tolstoï dans La mort d’Ivan Illich, l’importance de cet instant est en effet « définitive ». Car il s’agit de l’instant où l’on peut tout « corriger », tout accepter et se réconcilier, ou tout rejeter, selon le cas ; l’instant de la toute dernière chance de reconnaître, voire donner, en son for intérieur, un sens définitif à sa vie, quoi qu’il paraisse « au dehors » (Tolstoï 1993).

Il n’empêche que cet instant soit auparavant indéterminé, ainsi que l’a admirablement résumé Vladimir Jankélévitch, y voyant non sans raison rien de moins que « le fondement de la déontologie médicale » :

Mais si la prolongation de la vie, écrit-il, ne peut être indéfinie, la date de la mort, on l’a vu, reste indéterminée, et cette indétermination, qui autorise toutes les espérances, est le fondement de la déontologie médicale. Si tard que la mort intervienne, elle arrive toujours trop tôt […]. En d’autres termes, pour faire mourir un mourant plus qu’aux trois quarts mort, pour faire mourir un mourant à peine vivant, et cependant bien vivant et même irrécupérable […], une distance infinie reste à franchir.

Jankélévitch 1977, 282-283

Afin d’y voir plus clair, force est de faire intervenir l’expérience ultime de la liberté dont nous jouissons en notre for intérieur. Nul ne peut me forcer à aimer ou à ne pas aimer qui ou quoi que ce soit en mon for intérieur, même sous la torture ou en quelque circonstance contraignante que ce soit. Qui plus est, l’expérience interne de penser et d’aimer révèle que l’éclair d’un instant suffit pour faire tout basculer en un nouveau sens. Je peux en un seul instant changer du tout au tout, intérieurement. Nous n’aurons, vous et moi, l’expérience de la mort que lorsque ce sera notre tour, comme tout le monde. Mais ainsi que l’ont marqué lumineusement de grands philosophes contemporains, tel Gadamer, nous avons cependant toutes et tous l’expérience vivante de sa trace, à savoir l’expérience de l’instantané – tout à coup nous comprenons, tout à coup nous décidons, tout à coup nous nous indignons, en l’éclair d’un instant (Lammi 2008).

8 La reconnaissance et l’amour

Dostoïevski, dans la Légende du Grand Inquisiteur, et Camus dans La peste, ont mis en relief, de façon remarquable, qu’il existe au moins une réponse pratique au problème du mal et de la souffrance. On peut prendre sur soi la souffrance des autres par une compassion active — qui pourrait même être, si l’on en croit certains, l’acte éthique par excellence (Martinez 1998). Le docteur Rieux, dans La peste, découvre ainsi un sens à une vie qu’il croyait absurde.

La reconnaissance par autrui est le plus puissant des réconforts. Respect, reconnaissance, amour sont du reste intimement liés. Le thème de fond ici est celui du bien sous sa figure la plus évidente, celle de l’aimable (au sens étymologique du terme) ; là où le ressentiment et la haine désirent la destruction, l’amour et l’amitié déclarent tout au contraire : « il est bon que tu existes ». « C’est là le fond de la joie d’amour, lorsqu’elle existe : nous sentir justifiés d’exister » (Sartre 1943, 439). Chaque patient, quel qu’il soit, peut être vu dès lors pour ce qu’il est en vérité : unique au monde.

Tout acte de soin est mesuré par la personne malade : dans son intégrité et sa dignité, toujours présentes au-delà des apparences, mettant à l’épreuve à la fois la compétence et l’humanité des soignants. Immense défi, certes, mais raison d’être ultime des soins comme tels, en particulier des soins palliatifs, et de leur grandeur.

C’est sans doute l’expérience de l’amitié authentique qui nous révèle le mieux à nous-mêmes : le soi profond se découvre dans la relation éthique que chacun entretient avec soi. C’est là que peut se trouver cette humanité qui passe infiniment l’humanité au sens recherché par Pascal (1963, Lafuma n° 131; 1976, Brunschvicg, n° 434). Les biens dont l’échange assure des amitiés durables demeurent tous toujours au fond de nous-mêmes, donnés dans l’expérience intime : penser, aimer, le désir de justice, la quête de sens ou de vérité, rien de cela n’est « objet », là devant nous ; ils perdent au reste vite toute « réalité » pour peu qu’on les refoule. Ce qui les porte au grand jour, en revanche, c’est précisément l’amitié, puisque je les vois alors chez mon ami ou mon amie et dans la réciprocité qu’ils alimentent et font durer.

Le paradoxe c’est que ces biens, donnés pourtant dans l’expérience personnelle, sont tous en réalité des biens communs, « diffusifs de soi ». Les biens matériels divisent : il ne reste plus que la moitié de cette pomme pour vous, car j’ai mangé l’autre. Les biens culturels, spirituels, d’ordre moral unissent et, au lieu de s’épuiser, croissent à mesure qu’on les distribue. Cependant, il est vrai que l’attachement à de tels biens ne peut se réaliser que dans le rapport à soi d’abord. Le cas extrême du barbare, ou de l’homme pervers, le manifeste a contrario, puisqu’ils sont immédiatement rejetés par celui qui est tellement divisé contre lui-même qu’il n’a plus de soi véritable à aimer et qu’il déteste tout ce qu’il y trouve, à commencer justement par son humanité. La haine désire tout simplement faire du mal et que cesse d’exister ce qu’elle déteste ; elle est proprement homicide et permet de comprendre au moins partiellement les horribles massacres qui ont marqué le XXe siècle, Auschwitz en tête, sans oublier les goulags soviétique et chinois.

L’exemplum de l’humanité, pour reprendre une pertinente expression de Jean-Luc Nancy, n’a rien d’une abstraction. C’est au contraire l’être humain tout court, capable de générosité, d’actes courageux, magnanimes même, de justice, d’amitié. Qui peut plus, peut moins — virtus ultimum potentiae, dit la maxime, la vertu est l’extrême, le point culminant de la potentialité, qui par conséquent révèle le mieux cette dernière. Les Jeux olympiques nous permettent d’évaluer la pleine mesure des capacités humaines au niveau des performances du corps. Les défis moraux de même, mais en ce qui concerne cette fois l’être humain comme tel. En ce sens, on doit donner raison à Kant d’avoir soutenu qu’il y a dignité humaine quand il y a vertu — en termes grecs, chez le spoudaios, la femme ou l’homme intègre, dirions-nous sans doute aujourd’hui. Il n’empêche que l’excellence manifeste une capacité sans laquelle elle ne pourrait jamais être réalisée : rien ne vient de rien ; c’est l’humaine nature qui est ainsi portée à un achèvement et mise en évidence.

Il ne s’agit dès lors nullement ici d’une connaissance théorique, « métaphysique », ou « scientifique », de ce qu’est un être humain. Il s’agit de tout autre chose : de l’accès à l’humanité dans l’accès à soi éthique, vécu en ce sens-là. Or se connaître de cette manière, c’est aussi éprouver sa propre vulnérabilité, sa faiblesse native, sa propre pauvreté, tout ce qui est virtualité inachevée. (C’est le monstre d’égoïsme ou de vanité qui n’en est pas conscient — et cela nous ramène au point de départ opposé : le phaulos, ou « pervers »). Antigone exige qu’on respecte même le cadavre de son frère parce qu’elle entrevoit en son propre coeur tout ce que l’humanité peut signifier de mystérieux et de grand, qui échappe totalement à l’oeil extérieur.

9 Le suicide

Quant au suicide proprement dit, ce qui d’entrée de jeu doit sauter aux yeux est qu’il s’agit avant tout d’un homicide. « Car celui qui se tue n’est-il pas le meurtrier d’un être humain ? », demande à juste titre saint Augustin, après avoir rappelé que « l’amour du prochain a sa règle dans l’amour de soi. Car il est écrit : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même” (Mc 12, 31) » (Augustin 1994, 60-61). Ainsi l’on voit que le suicide s’avère, de surcroît, contraire à l’amour de soi bien compris (par opposition, bien entendu, à l’amour-propre), ainsi qu’à l’amour d’autrui, parents, frères et soeurs, les amis et toutes les personnes concernées, bref le prochain, comme le confirme assez l’expérience ordinaire, sans parler de l’amour de Dieu.

De telles observations revêtent une pertinence accrue de nos jours où nous nous découvrons aux prises avec une « culture de mort », comme on l’a dit et répété (Jean-Paul II 1995, 21-23 [n° 11-12] et 39-45 [n° 21-24] ; De Marco et Wiker 2004), mais d’une mort évasion plutôt que d’une mort que l’on accepte de préparer avec courage et lucidité, en l’interrogeant, pour ainsi dire. C’est aussi ce qui ressort entre autres de l’excellente étude de Céline Lafontaine intitulée, avec combien d’à-propos, La société postmortelle (2008). Notre monde actuel, si riche en techniques, est taraudé par une grave incapacité de donner un sens à la souffrance et à la mort, de donner, à vrai dire, un sens à la vie humaine elle-même, pour soi-même et pour les générations qui suivent. Une lente agonie lui est intolérable, alors qu’on peut pourtant voir l’agonie comme un processus de croissance et non comme un dépérissement dégradant (Kübler-Ross 1977). La demande d’euthanasie ou de suicide assisté a de bonnes chances de trahir un désir désespéré de fuir l’essentiel. L’évocation de la mort anticipée sert, en pareil cas, à ne pas la penser et à évacuer l’instant suprême.

La fable de La Fontaine, La mort et le bûcheron, reprise d’Ésope, décrit un malheureux qui appelle « la mort à son secours », mais qui n’en veut plus du tout aussitôt qu’elle se montre : « plutôt souffrir que mourir » sera son dernier mot. Le mémoire sur l’euthanasie et le suicide assisté présenté par un groupe de médecins au Collège des médecins du Québec le 27 août 2009 va dans le même sens ; on y lit :

[…] la pratique de la médecine nous enseigne que les patients qui expriment le désir de mourir le font le plus souvent parce qu’ils ont besoin de réconfort, qu’ils sont déprimés, ou que leurs symptômes ou leurs douleurs ne sont pas bien contrôlés. […] Les patients qui demandent à mourir changent aussi souvent d’idée avec le temps.

Ayoub et al. 2009, 6

Il ne faut pas craindre de reconnaître aux mots leur sens exact. Le suicide assisté, comme le suicide tout court, est un homicide. En se tuant, que ce soit seul ou en se faisant aider, on tue un être humain. C’est gravissime, car c’est dire qu’on supprime sa liberté, lui enlevant à jamais tous ses possibles. La demande d’euthanasie sous l’empire de la douleur et de la souffrance est un appel à la responsabilité pour autrui, justement, qui impose d’interpréter le vrai sens de cette demande. Je crois qu’on peut voir ici toute la portée de la remarque suivante de Levinas, en parfaite cohésion avec les précédentes : « L’épreuve suprême de la liberté – n’est pas la mort, mais la souffrance » (Levinas 1971, 216). C’est à cette épreuve de la souffrance que médecins, infirmières ou infirmiers et toute personne humaine concernée ont à répondre en réalité. Il y a euthanasie lorsqu’on a l’intention de mettre fin à la vie. Il est admis depuis longtemps qu’il n’y a pas euthanasie lorsqu’on a l’intention de soulager les souffrances d’une personne malade en phase terminale, même si, comme effet secondaire, l’administration de médicaments peut en accélérer la mort. Les réflexions de Levinas sur le visage et la souffrance ne contredisent pas cela, tout au contraire.

Une grande absente des débats autour du suicide assisté semble bien être la conscience. On fait remarquer à juste titre que nul ne peut imposer ses croyances aux autres. En déduire cependant, comme on le tente parfois, que nous devons dès lors accepter de donner la mort, ou de contribuer à la donner, à quelqu’un qui nous le demande, même si nos convictions ne sont pas les siennes, est un raisonnement fallacieux, car il vaut en sens inverse. L’autre n’a pas non plus à m’imposer ses convictions. Si je pose le geste de donner la mort, c’est moi qui aurai posé le geste et c’est de ce geste que je devrai répondre devant ma propre conscience. Sa conscience ne saurait tenir lieu d’alibi.

Corruptissima republica plurimae leges : « plus l’État est corrompu, plus les lois se multiplient ». Cette phrase célèbre de Tacite (Annales, III, 27) visant la décadence romaine (Tibère, Caligula, Claude et Néron) rend brillamment comment faire fi des consciences. Rien de plus aisé, par exemple, que de contester toute validité à une objection de conscience grâce à une loi comme celle qui a légalisé récemment en notre pays, en novlangue, « l’aide médicale à mourir », un oxymore pourtant évident s’il en est, puisqu’il s’agit en réalité d’euthanasie (De Koninck 2017).

L’être humain intègre, le spoudaios, est expert en humanité. Étant capable d’amitié véritable au sens décrit, il est en mesure de voir en toute femme ou tout homme un « autre soi » ; cette pauvreté ou vulnérabilité qu’il éprouve nécessairement en soi-même — car elle est réelle pour toutes et tous, constitutive de notre condition humaine — il la pressent chez tout humain qui vient en ce monde. C’est la reconnaissance portée elle aussi à son achèvement. L’état diminué de l’autre ne l’empêchera pas plus de voir son contraire, la grandeur, que l’indigence de pensées ne cache le pouvoir de penser ; au contraire, il le fait voir. Il s’agit d’honorer l’humain partout où il se trouve, surtout quand il est diminué.

Nous sommes tous essentiellement voyageurs, pèlerins, « en route » ; il ne nous semble jamais être encore là, parvenus au terme, comme l’ont toujours proclamé la littérature et la musique, entre autres. Pensons à ces images — si fréquentes en littérature — du voyage, du naufrage, du cheminement (Ulysse, Don Quichotte, tant d’autres) vers un but souvent obscur au départ mais pouvant donner sens à la démarche, la voie choisie. Ou à cette tension et recherche de sens que reflète à merveille la musique (Steiner 1991).

« Notre vie n’est qu’une longue attente [écrivait Jean-Paul Sartre] : attente de la réalisation de nos fins, d’abord […], attente de nous-même surtout ». Aussi « faut-il considérer notre vie comme étant faite non seulement d’attentes, mais d’attentes d’attentes qui attendent elles-mêmes des attentes ». Or, poursuit-il, elles comportent toutes « une référence à un terme ultime qui serait attendu sans plus rien attendre. Un repos qui serait être et non plus attente d’être. Toute la série est suspendue à ce terme ultime qui n’est jamais donné, par principe et qui est la valeur de notre être […] » (Sartre 1943, 621-622). Ces propos ne sont pas seulement brillamment exprimés mais ils sont justes. « Nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre », déclarait Pascal (1963, Lafuma, n° 47; 1976, Brunschvicg, n° 172). Cet espoir ou plutôt cette espérance vise quelque chose au-delà de la mort. Quelque chose de nouveau, un début après cette fin.

C’est toutefois Hamlet qui, nous le disions, exprime avec le plus de finesse la situation humaine véritable, du seul point de vue humain, justement. « Être, ou ne pas être, telle est la question » (Hamlet, III, 1, 55) : la vérité est que nous ne savons pas, d’un savoir humain, ce qui nous attend après la mort. Mais la perspective d’une autre vie possible doit nous tenir loin du suicide. Et si c’était l’infini, Dieu même, comme insistait Pascal dans son célèbre pari. Prétendre être sûr du contraire est manifestement se mentir à soi-même. Seul un criminel plein de haine, comme Macbeth, peut clamer, sous l’empire du désespoir, après la mort de Lady Macbeth, la magistrale profession de nihilisme que voici :

Demain, et puis demain, et puis demain, se glisse à petits pas de jour en jour, jusqu’à l’ultime syllabe du registre du temps, et tous nos hiers ont éclairé pour des sots le chemin de la mort poussiéreuse. Éteins-toi, éteins-toi, courte flamme, la vie n’est qu’une ombre en marche, un pauvre acteur, qui se pavane et se démène son heure durant sur la scène, et puis qu’on n’entend plus. C’est un récit conté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.

Macbeth, V, 5 — Shakespeare 2002, 483-484

La vie de la conscience, dont nous avons l’expérience intime, laisse pressentir, tout au contraire, une vie autre que simplement biologique, même si elle dépasse la représentation. Il en va de même de nos aspirations les plus profondes. Dans les termes si justes et si profonds de Marcel Proust,

il n’y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l’artiste athée de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner vivre sous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l’enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées — ces lois dont tout travail profond de l’intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement — et encore ! – pour les sots.

Proust 1954, 187-188

Chez Platon, l’expression « préparation à la mort » (meletê thanatou) définit la philosophie elle-même comme préparant à ce qui attend l’âme (psuchê) après la mort : « [...] c’est vers ce qui lui ressemble [précise-t-il] qu’elle s’en va, vers ce qui est invisible, vers ce qui est divin et immortel et sage, c’est vers le lieu où son arrivée réalise pour elle le bonheur » (Phédon, 81a ; trad. Léon Robin). Il s’agit d’un « lieu qui lui est assorti, lieu noble, lieu pur, lieu invisible, vers le pays d’Hadès pour l’appeler de son vrai nom, près du Dieu bon et sage » (80 d). Alors que le corps se dissout après la mort, à l’âme appartient plutôt une « absolue indissolubilité ou bien quelque état qui en approche » (80 b). L’âme est source de vie, souffle, esprit, elle constitue la différence entre le vivant et le cadavre, entre Socrate lui-même et sa dépouille. C’est l’âme en somme qui « contient », au sens de « tient ensemble », le corps, puisqu’à la mort il se décompose. Le corps est ainsi bien davantage « dans » l’âme que l’inverse n’est vrai. La grandeur et la beauté du corps humain viennent de l’esprit, qui fait toute la différence entre le visage animé et le masque mortuaire. Pour citer (de mémoire) René Habachi, « Le corps est un vitrail où se joue la lumière d’une liberté ».

Les arguments en faveur de l’indestructibilité de l’âme humaine n’ont pas manqué au travers des âges, et pour cause. Car dans les termes de Landsberg, qui rejoignent ceux de Levinas, l’angoisse de la mort, et pas seulement des douleurs du mourir, serait « incompréhensible si la structure fondamentale de notre être ne contenait pas le postulat existentiel d’un “au-delà” […] L’angoisse même nous révèle que la mort et le néant s’opposent à la tendance la plus profonde et la plus inévitable de notre être » (Landsberg 1951, 50).

La mort n’a pas de sens propre. Elle demeure une fin brutale, contre laquelle l’esprit humain proteste de tout son être. Plus est élevée la vie à laquelle elle met un terme, plus cela est manifeste, plus elle s’avère dure et brutale, plus elle est mort. « Ce pour quoi on s’angoisse, et simultanément ce qui importe à l’homme dans son être, c’est l’être comme une plénitude que l’on voudrait conserver et ne pas perdre », écrit Édith Stein (1987, 98 et 101) en des pages lumineuses, ajoutant : « Est-il pensable que l’esprit, qui a partiellement marqué le corps de son sceau, tout simplement n’existe plus ? » Dans les termes de Romano Guardini (1999, 19), il s’agit de « l’espérance secrète d’une vie mystérieusement durable ». Il est évident que la phrase du messager devant la mort d’Oedipe, « Sache qu’il a conquis une vie qui ne finit pas (aiei bioton) » (Oedipe à Colone, v. 1584 – Sophocle 1960), s’inspirait déjà de réflexions de cet ordre.

Reste que la croyance la plus remarquable en la survie personnelle est celle de la foi chrétienne, puisqu’elle professe jusqu’à la résurrection des corps. On se souvient de l’accueil réservé à saint Paul dont témoigne le chapitre 17 des Actes des Apôtres : « Au mot de “résurrection des morts”, les uns se moquaient, d’autres déclarèrent : “Nous t’entendrons là-dessus une autre fois” » (Ac 17, 32). Et pourtant, est-ce vraiment si invraisemblable ? Saint Augustin a parfaitement résumé l’essentiel à cet égard : « Un mort est ressuscité, les hommes sont étonnés ; il y a tant de naissances chaque jour, et nul ne s’étonne ! Pourtant, si nous y regardons avec plus de discernement, il faut un plus grand miracle pour faire ce qui n’était pas que pour faire revivre qui était » (Augustin 1969, 467). Le mot latin miraculum, d’où vient le mot « miracle », signifie d’abord merveilleux ; quoi de plus merveilleux, en effet, que la naissance d’un humain, que cette venue à l’être de qui n’était pas, de ces êtres pourtant prodigieux, doués de la capacité de penser et d’aimer l’infini, l’éternel, que sont les humains ! En ce sens, nous avons bel et bien sans cesse sous les yeux la production de « miracles » incomparables, faisant ressortir à neuf la dignité humaine et, du même coup, la gravité de tout homicide.

10 Conclusion

On aurait tort de ne pas faire intervenir ici, en conclusion, l’apport tout à fait remarquable de Gaëlle Fiasse touchant notre universelle fragilité. Cette fragilité met en lumière la contribution essentielle à nos sociétés des personnes souffrant de déclins cognitifs et déclarées dès lors « démentes », ou vivant en situation de handicap. Dans un petit chef-d’oeuvre intitulé Amour et fragilité, elle écrit :

La fragilité provient d’une tension entre deux traits spécifiques : ce qui est précieux et ce qui est cassable. Elle renvoie à la possibilité d’une perte, mais elle évoque précisément l’éventualité d’une perte de quelque chose qui suscite l’admiration et le respect. Il n’est dès lors pas étonnant de constater que les réflexions sur la fragilité humaine invitent également à se demander ce qu’est la dignité humaine.

Fiasse 2015, 9

Aussi recevons-nous des personnes en situation de très grande fragilité « une conscience accrue de notre propre condition de vulnérabilité et de mortalité. Et, faut-il y insister, l’intégration de celle-ci peut susciter un éveil extraordinaire à vivre davantage en vérité et à aimer plus (Fiasse 2015, 116) ». La personne soignante reçoit ainsi de la personne malade une force nouvelle de connaissance de soi et d’amour. Tant et si bien que les personnes en situation de fragilité ou de handicap peuvent s’avérer des éveilleurs d’humanité extraordinaires, « car, qu’on le veuille ou non, les côtoyer nous oblige à quitter nos routines et nos habitudes les plus ancrées. Les projets, petits ou grands, doivent céder le pas à une plus grande présence aimante » (Fiasse 2015, 117).

On ne saurait plus finement faire pressentir tout le sens de l’ethos palliatif et son immense portée.