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1 Le genre littéraire des antialcorans

Au XVIe siècle, l’Espagne catholique avait fait le choix, politique et social, de faire disparaître ses minorités religieuses. Par décret, d’abord : les juifs et les musulmans avaient été sommés de choisir entre l’exil et le baptême. Par la persécution religieuse, ensuite : la police des âmes qu’était le tribunal de l’Inquisition s’assurait de garder dans le chemin de l’orthodoxie quiconque avait pris le baptême. Par la prédication, enfin : les missionnaires réguliers et séculiers prêchaient du haut des chaires, sillonnaient les routes des campagnes et prenaient la place publique pour enseigner la doctrine au peuple et lui inspirer un sentiment permanent de dévotion. Instruction catholique et réforme des moeurs étaient au programme.

Cette description est bien sûr simplifiée au détriment des nuances. Chaque enjeu comportait son lot d’ambiguïté, forçant les autorités à nombre d’hésitations, de compromis, de zones grises. La question morisque était singulièrement complexe. Elle connaissait des variations en fonction de la géographie des populations et de la conjoncture internationale. Elle dépendait des personnalités très différentes des souverains comme Charles Quint, Philippe II et Philippe III. L’organisation des campagnes de prédication était souvent irrégulière[1].

Sur les méthodes d’évangélisation et les outils à la disposition des prédicateurs engagés dans ce processus, nous sommes imparfaitement renseignés. Il est vrai qu’un effort pour étudier les prédications a été amorcé dès les années 1980 (Vincent 1987 ; Borja De Medina 1988 ; Ciscar Pallarés 1989 ; Vincent 2000 ; Callado Estela 2009), et renforcé depuis par l’édition critique de manuels utilisés par les prédicateurs, généralement précédés d’intéressantes études introductives (Resines 1993 ; 2001 ; 2002 ; Pérez De Chinchón 2000 ; Andrés 2003). Le moment viendra bientôt où il sera temps de proposer une analyse d’ensemble de cette documentation, mais il reste encore à compléter et raffiner notre connaissance du corpus.

Le présent article s’inscrit dans une étude qui portait sur les manuels utilisés par les prédicateurs de terrain. Deux types d’ouvrages furent publiés et mis à la disposition des prédicateurs tout au long du siècle. Les uns relevaient du genre polémique (les « antialcorans[2] »), les autres du catéchisme. D’autres types d’ouvrages peuvent être repérés en amont des campagnes d’évangélisations, telles que les traductions du Coran, mais nous n’avons pas repéré d’usages directs de celles-ci chez les acteurs de terrain[3]. Par ailleurs, nous avons également connaissance d’une traduction de la Bible en arabe utilisée par le commissaire apostolique Antonio Ramírez de Haro[4]. Pour en revenir à notre corpus, l’examen de la chronologie des publications montre une nette prédominance du genre polémique jusqu’en 1555, tandis que le second domine par la suite. L’expulsion des morisques de 1609 sera l’occasion d’un renouveau de la polémique antimusulmane, qui s’ajoutait à l’arsenal déployé par les écrivains qui défendaient cette mesure cruelle contre ses détracteurs au sein de la population (Ducharme 2014). Mais entre ces deux dates, les écrits sur l’évangélisation des morisques s’inscrivaient au sein du domaine de la catéchétique (Resines 2002). Cela indique-t-il un adoucissement du ton employé par les missionnaires ? La question mérite d’être examinée. L’analyse du plus tardif des antialcorans de cette période, celui de Lope de Obregón (1555), s’avère d’un grand intérêt pour tester les forces et les faiblesses de cette hypothèse.

Les antialcorans de l’Espagne du XVIe siècle s’inscrivaient dans la continuité de la polémique antimusulmane du Moyen Âge, dont ils reprenaient les topoï et la plupart des méthodes. Plusieurs ont déjà fait l’objet d’études détaillées (Ribera Florit 1967 ; Pons Fuster 2000 ; Ruiz García 2003a ; 2003b ; 2007 ; Szpiech 2016 ; Soto et Starczewsa 2016). De telles études restent à faire pour deux d’entre eux, le Lumbre de la fe contra la secta machometica de Joan Martín de Figuerola (1519-1521, manuscrit)[5] et la Confutación del Alcoran y de la secta Mahometana, sacado de sus proprios libros : y de la vida del mesmo Mahoma, de Lope de Obregón, publié en 1555. Ce dernier fut parfois présenté comme l’un des polémistes les plus agressifs de l’époque (Bunes Ibarra 1989, 52). Par conséquent sa publication relativement tardive, avant l’époque dominée par les catéchismes spécialisés, pourrait aller à contre-courant de l’idée d’un adoucissement progressif du ton. Nous chercherons par conséquent à saisir l’originalité de ce traité concernant la description de la biographie de Mahomet et à proposer quelques hypothèses d’interprétation en lien avec le contexte historique de l’oeuvre.

La Confutación fut présentée par deux des examinateurs de la censure, fray Juan de Robles et le docteur Honcala, comme le meilleur de tous les livres réfutant le Coran qui avaient été écrits en Espagne et comme « la somme de tous ceux qui pour ce motif furent écrits » (Obregón 1555, 3). Or, loin d’une monumentale synthèse, il s’agit en fait d’une biographie de Mahomet en onze chapitres, suivis par quatre chapitres présentant la Sunna, une sélection de « contradictions » à l’intérieur du Coran et une réfutation de fausses prophéties attribuées aux musulmans. En réduisant la quasi-totalité de son propos polémique à la biographie du Prophète, Obregón se donnait les moyens d’en simplifier la présentation. De plus, en publiant un livre d’une ampleur relativement modeste, il évitait également de décourager le lecteur. Simplicité du propos et fluidité de style font de ce traité le plus accessible des antialcorans publiés dans l’Espagne du XVIe siècle.

C’est aussi ce choix d’une approche essentiellement biographique qui lui valut d’être considéré, par certains historiens du XXe siècle, comme le sommet d’un courant polémique caractérisé par un violent mépris de l’islam et dépourvu de la volonté de rapprochement des doctrines. Pour Framiñán de Miguel (2005) [6] ou Bunes Ibarra (1989), cette personnalisation de la réfutation de l’islam était un symptôme d’agressivité et d’hostilité envers celui-ci. Le jugement de Jane El-Kolli (1983), dans une thèse demeurée inédite, est plus nuancé. Pour cette dernière, la polémique d’Obregón s’inscrivait dans la continuité des écrits de Juan Andrés, un alfaqui converti au christianisme qui avait publié, en 1515, un traité polémique qui a joui d’une grande diffusion. Obregón aurait tenté, comme son prédécesseur, de démontrer que le Coran reconnaissait la divinité du Christ et la légitimité des Évangiles. Mais, étant vieux chrétien et moins bon connaisseur de l’islam qu’Andrés, il aurait davantage forcé l’interprétation des versets coraniques que ce dernier. Cette approche plus nuancée nous paraît aller dans la bonne direction, mais la thèse d’El-Kolli se concentre essentiellement sur l’argumentation théologique et tend à délaisser l’analyse du récit biographique pour lui-même. Or, ce récit nous offre l’occasion d’intéressantes réflexions sur la manière dont Obregón voyait l’islam et l’usage auquel il destinait son ouvrage.

2 L’auteur et le contexte historique de l’oeuvre

Comme souvent pour les auteurs de ce type d’ouvrages, nous savons peu de choses de la biographie de Lope de Obregón. L’essentiel des informations à notre disposition nous vient de ce qu’il écrit de lui-même à l’intérieur de son traité. Lope de Obregón fut recteur de la paroisse de San Vicente, dans la ville d’Avila. À ce titre, la communauté morisque qui lui était familière était une communauté réduite, déjà très castillanisée et parfaitement intégrée à la vie urbaine. Au milieu du siècle, les morisques d’Avila encore attachés à l’islam paraissent avoir été tentés par l’exil. Il peut paraître curieux qu’un tel personnage ait consacré son temps à la rédaction d’une réfutation de l’islam, alors que dans sa ville de résidence, la question semblait laisser le clergé local indifférent. Mais il était aussi au service de l’évêque d’Avila, qui était président de la Real Audiencia de Grenade[7].

Or, en 1556, Charles Quint abdiquait, cédant à son fils Philippe II les trônes de Castille et d’Aragon. Ce dernier étant à l’étranger, le début de son règne se caractérisa par une indécision résultant de l’éloignement de l’autorité (Parker 2010, 135-65). C’est dans ce contexte que les autorités ecclésiastiques relancèrent les prédications auprès des morisques dans les trois royaumes où ces derniers constituaient une proportion importante de la population : Aragon, Valence et Grenade. Nous connaissons l’existence de ces campagnes principalement grâce aux correspondances jésuites, qui montrent que des membres de la Compagnie, ainsi que d’autres prédicateurs dont l’identité n’est pas précisée, furent recrutés pour participer à des campagnes d’évangélisation ou des visites dans chacun de ces royaumes. À en croire les jésuites, l’initiative en revenait respectivement à l’archevêque Pedro Guerrero à Grenade, à l’évêque auxiliaire Juan Segrián à Valence et aux inquisiteurs en Aragon. Cependant, les correspondances inquisitoriales de Saragosse indiquent, dans ce dernier cas, que les inquisiteurs répondaient en fait à une demande de l’archevêque de Saragosse, Hernando de Aragón. Le changement de règne fut donc l’occasion d’une relance vigoureuse des politiques d’évangélisation sous la supervision de la hiérarchie ecclésiastique (Borja De Medina 1988)[8].

C’est dans ce contexte que fut publiée la Confutación, adressée à l’évêque d’Avila et président de l’Audience de Grenade (Obregón 1555, 2r), qui devait servir à soutenir l’effort des missionnaires recrutés par Pedro Guerrero. À leur usage, Lope de Obregón composa un manuel de polémique parfaitement intégré à la tradition de controverse antimusulmane du christianisme, décrivant la vie dissolue et scandaleuse de Mahomet[9]. Une introduction était écrite comme une adresse à un lecteur morisque. Il y expliquait que la conversion au christianisme ne dépendait que d’une chose : que le morisque « ouvre les yeux » sur les « mensonges » de sa « secte bestiale ». Comme la majorité des polémistes espagnols du XVIe siècle, Obregón supposait que le morisque moyen était ignorant du véritable contenu de l’islam, et ne pouvait justifier son appartenance à cette religion qu’en invoquant son héritage : « mon père a vécu et est mort [à la manière des Maures], c’est ainsi que je dois, moi, vivre et mourir. » (Obregón 1555, 5r)[10] Obregón prétendait appuyer sa biographie grâce à des citations du Coran et des sources classiques de l’islam, bien qu’il soit possible qu’il ait repris ses citations à d’autres polémistes tels que Nicolas de Cues, Antoine de Florence et Juan Andrés (Framiñán De Miguel 2005, 32-33). Comme ses prédécesseurs, il met en évidence plusieurs contradictions à l’intérieur du Coran, expliquant ces dernières en fonction de la biographie de Mahomet. Cette technique d’argumentation ad hominem fut toujours l’un des piliers de la tradition polémique antimusulmane. De même, la description de Mahomet en homme exécrable en fait un homme de paille, dont on escompte qu’il poussera les lecteurs chrétiens à rejeter toute tentation musulmane, et leurs interlocuteurs musulmans à le délaisser. Mais ces procédés de rhétorique bien connus s’accompagnent d’une démarche plus subtile, qui opère un rapprochement implicite entre la naissance de l’islam et celle des premières communautés chrétiennes.

3 Le Mahomet d’Obregón et la naissance d’une communauté chrétienne à La Mecque

Le Mahomet d’Obregón est sans doute le plus intéressant de tous les portraits polémiques qui furent écrits sur ce personnage dans l’Espagne du XVIe siècle. Non seulement sa biographie est la plus détaillée et la plus cohérente, mais encore peut-on y déceler dans plusieurs passages un style proche de l’hagiographie. En misant sur une biographie de Mahomet présentant une chronologie précise, Obregón peint le portrait d’un homme qui sombre progressivement dans la perdition. Non qu’il ait été un saint au début de sa vie : il y est déjà décrit comme un homme enclin au vice, un faux prophète amoureux du pouvoir. Sa destinée paraît tracée : Obregón traque, dans les chroniques, les catastrophes des premières années de Mahomet, et les présente en un tableau apocalyptique qui leur donne valeur d’avertissement divin :

En ce même temps que Mahomet sortit de la servitude et de la tutelle de sa maîtresse, et fut servir ledit Abdemonaphis, qui fut en l’an de la naissance de notre seigneur Jésus Christ DLXXXIIII, Dieu montra de grands signaux dans le ciel et dans la terre dans le monde entier comme le déclarent saint Grégoire dans ses dialogues, et l’archevêque de Florence dans la seconde partie historique, et un autre livre qui s’intitule Fasciculus temporum : lesquels signaux furent l’illustration du fait que, puisque le monde ne voulait pas vivre, comme il le devait, selon la loi de grâce, par juste jugement de Dieu il se devait de permettre que la plus grande partie de celui-ci meure vivant une vie bestiale.

Obregón 1555, 6v[11]

Après pareille entrée en matière, on s’attendrait à une diabolisation systématique et sans nuances du personnage de Mahomet. À notre avis, une lecture plus fine de cette biographie de Mahomet doit être proposée. Obregón ne pouvait esquiver les stéréotypes diabolisant Mahomet, trop ancrés dans la tradition antialcoranique, sans paraître suspect. Mais ces aspects apparaissent minimisés, circonscrits à des passages précis, et souvent d’interprétation ambiguë. En faisant abstraction de ces passages, l’histoire des premières années adultes du Mahomet d’Obregón est celle d’un prédicateur chrétien qui combat l’idolâtrie arabe, et de la naissance d’une communauté chrétienne dans un contexte difficile.

Les années adultes de Mahomet commencent en effet par la description d’un rapprochement de ce dernier avec le christianisme :

Le livre d’Acear, et les gloseurs du Coran, disent que Mahomet, conversant avec deux chrétiens forgerons d’épées, qui s’appelaient, l’un Azer, et l’autre Grevir, et comprenant d’eux l’erreur de l’idolâtrie, il s’éprit tant de leur conversation qu’il passait tout le reste de son temps à les entendre dire des mystères et enseignements de l’écriture sacrée, vieux et nouveau testament, vie et miracles de notre seigneur Jésus Christ. Et lesdits forgerons d’épée furent partie, principe et moyen pour que Mahomet se mette à feindre tant de fausses révélations, et qu’après il donne par écrit pour véritable révélation d’ange, ce que lesdits forgerons d’épées lui enseignaient.

Obregón 1555, 6v[12]

Le contenu de ce passage n’innovait pas par rapport à la tradition antialcoranique : d’autres eurent recours à la même rencontre avec ces deux chrétiens pour expliquer les similarités entre les écritures musulmanes et la doctrine chrétienne. Obregón fut en revanche le premier, dans la période que nous avons examinée, qui mit l’accent sur le fait que Mahomet « comprend » l’erreur idolâtre, « s’affectionne » de la conversation des chrétiens et d’entendre les mystères du christianisme. Cela est remarquable, malgré la prudente nuance ajoutée, Obregón soulignant bien que Mahomet « feint » les révélations. Obregón profita aussi de l’épisode des deux chrétiens pour émettre un jugement concernant leur attitude :

[…] et désirant lesdits forgerons d’épées, comme [de bons] chrétiens, convertir Mahomet, et par les enseignements de celui-ci, [convertir aussi] les idolâtres à la sainte foi catholique et loi évangélique de Notre Seigneur Jésus Christ, ils lui déclarèrent, bien que fabuleusement [dans le sens de « de manière insensée ou erronée »], ce qu’ils savaient et comprenaient de la création du monde jusqu’à l’avènement de notre rédempteur et seigneur Jésus Christ, et tout ce qu’ils lui dirent, Mahomet le fit écrire dans son Coran.

Obregón 1555, 6v[13]

Selon lui, les deux forgerons d’épées étaient donc de bons chrétiens, chose démontrée par le désir qu’ils avaient, comme tout bon chrétien, d’accroître le troupeau du Seigneur et de convertir Mahomet. L’auteur n’en déplore pas moins que leur ignorance les rende si peu aptes à accomplir un tel dessein, et que leur action se révèle finalement nuisible en répandant des erreurs de doctrine. Au moins purent-ils transmettre un message que ne dénierait pas un authentique missionnaire :

[…] lesdits forgerons d’épées lui donnèrent à entendre que personne ne se sauvait s’il ne se baptisait et ne se faisait chrétien, et garde les Saints Évangiles, et les commandements de Notre Seigneur Jésus Christ : et ils lui déclarèrent comment les idoles étaient des statues faites par les mains des hommes et des choses du diable et qu’il n’y avait pas plus d’un Dieu, qui créa toutes les choses, à qui se doit toute obéissance, tout service et toute adoration.

Obregón 1555, 9r[14]

Et, d’après l’auteur, le message porta : Mahomet adhéra à ce qu’on lui enseignait. À nouveau, Obregón nous raconte Mahomet « affectionnant » la religion chrétienne, mais cette fois sans ajouter la nuance du précédent passage que nous avons vu, où il soulignait la fausseté des révélations du Prophète. Au contraire, il nous décrit un Mahomet se faisant le promoteur du christianisme :

[…] et comme Mahomet ne savait ni lire ni écrire, s’affectionnant à la sainte foi catholique de Notre Seigneur Jésus Christ, il travailla pour apprendre par coeur et retenir en la mémoire tout ce que lesdits forgerons d’épées lui dirent en diverses fois : et ainsi, comme il l’apprenait, il retournait dire et conter à sa femme Hadisa, et à ses proches et amis, et entendant le péril de l’âme et l’erreur de l’idolâtrie il détermina de ne pas aller plus au temple de La Mecque, et de ne pas adorer les idoles sinon Dieu tout puissant : et il leur disait qu’ils croient en les Évangiles de Jésus Christ et en sa sainte foi évangélique, s’ils voulaient se sauver : et il leur disait, que Dieu envoya Jésus Christ, son esprit et parole de Dieu, recevoir chair humaine du ventre virginal de la Vierge Marie, pour rédimer le genre humain, comme l’avait promis la vieille loi par les saints prophètes : de quoi tous, sa femme et proches, et amis, et tous les idolâtres de La Mecque firent grande raillerie de Mahomet, et lui se détermina à laisser l’habit pompeux, et de se vêtir honnêtement, et de ladite transformation [mudanza] s’émerveillèrent sa femme et ses proches, et Mahomet leur dit qu’il imitait les bons qui furent avant lui, et qu’eux se convertissent à Dieu : et il les menaçait avec les peines infernales, et avec le déluge, et avec le feu dans lequel périrent les Sodomites, et avec les peines que Dieu donna aux Égyptiens pour être incrédules à ses commandements, de quoi tous ceux de La Mecque firent raillerie, et le montrant du doigt les uns aux autres, ils lui disaient voyez-le, voyez-le, au conseiller : par quoi très contrit, Mahomet se détermina à faire une vie de solitaire dans une montagne qui était près de La Mecque.

Obregón 1555, 9r[15]

Synthétiquement, ce passage et les précédents rappellent davantage une hagiographie des Pères du désert qu’une diabolisation de Mahomet (sur celles-ci, Lacarrière 1975). Confronté à l’incroyance obstinée des idolâtres, le prophète choisit la vie érémitique, à l’écart du monde. Au terme du second chapitre toutefois, le diable apparaît une première fois à Mahomet, tel qu’il est apparu à tant de saints chrétiens au cours de leurs retraites, et le tente par des promesses de gloire. Au contraire, toutefois, de ce qui survient dans les hagiographies des saints intronisés par l’Église, le Mahomet d’Obregón cède à la tentation, entrevoyant le pouvoir que peut lui apporter le statut de prophète. Mais le fruit de la corruption met du temps à se développer, et le troisième chapitre peut encore être lu comme le récit du développement d’une communauté chrétienne. À ce stade, peu de choses distinguaient ce Mahomet d’un prédicateur chrétien, le contenu de son apostolat étant, en effet, chrétien. L’imperfection de sa doctrine (née de l’ignorance) et le fait que Mahomet feignait des révélations prophétiques venues de Dieu, le désignent, seuls, comme hérétique. Il commence ainsi à prêcher à ses proches un message que pouvait approuver n’importe quel chrétien :

[…] que furent deux années continues, toujours cheminant en prêchant ses feintes révélations à sa femme Hadisa et à d’autres proches et amis siens et secrètement, par peur des idolâtres : et il leur disait de ne pas adorer les idoles qui étaient des statues faites par les mains des hommes et des choses du Diable maudit : et qu’ils adorent Dieu, qui créa les cieux et la terre et toutes les choses et fit homme à son image : et qu’ils sachent que par le péché de nos premiers pères nous restons tous obligés à la mort : et que Dieu envoya Jésus Christ son esprit et parole avec les Évangiles, lumière, et chemin des justes, pour qu’il rédime le genre humain : et que s’ils voulaient se sauver, qu’ils le croient, et ne fussent pas incrédules : et pour [obtenir] une meilleure approbation de ce qu’il leur disait, il leur dit que l’ange Gabriel lui avait donné un chapitre pour qu’il leur montre, et ils le crurent […]

Obregón 1555, 10v[16]

À la suite de ce passage, Obregón décrit le contenu de la prédication de Mahomet en y insérant les points majeurs où les doctrines chrétienne et musulmane se rejoignent, notamment l’autorité de l’Ancien et du Nouveau Testament : « […] et Mahomet, poursuivant sa prédication, dit à ceux qui l’écoutaient, qu’ils ne pouvaient se sauver sinon en croyant les Évangiles de Jésus Christ » (Obregón 1555, 11r)[17]. Rechercher dans le Coran les passages où se trouve confirmée l’autorité des écritures chrétiennes est une stratégie commune à l’ensemble des antialcorans. L’originalité d’Obregón vient de la manière dont il insère ce message dans un récit cohérent, dans une chronologie où Mahomet introduit le christianisme chez les Maures bien avant de verser entièrement dans l’hérésie. Une stratégie qui sert bien le faux prophète, malgré ses grands défauts, puisqu’un petit cercle de fidèles se forme autour de lui. Le premier converti est Zeydin, son esclave, puis viennent sa femme Hadisa, ses deux oncles, puis quelques autres, dont Ali. La clé de la conversion à l’opinion de Mahomet, dans ce récit, réside dans le rejet de l’idolâtrie : Zeydin « reniant les idoles, se fit Maure de l’opinion de Mahomet », la conversion de Hadisa se fait également « reniant les idoles » et quant aux autres, après avoir discuté entre eux du message de Mahomet, ils « se déterminèrent à le croire et à le suivre en abhorrant les idoles » (Obregón 1555, 15v)[18]. Cette première prédication s’est pratiquée en secret, mais dès que ce premier groupe de fidèles se fut formé, on choisit de rendre publique la révélation « qu’on devait adorer Dieu seul, qui créa toutes les choses, et non les idoles », une révélation qui fait scandale à La Mecque (Obregón 1555, 15v-16r)[19].

L’esclandre, causé par le rejet que les idolâtres opposent au message monothéiste, se résout par un habile travail apostolique pratiqué par les disciples de Mahomet, qui mettent à profit leur influence sur leurs proches : « comme les susdits étaient des notables de La Mecque, ils attirèrent à leur intention d’autres idolâtres, leurs proches et amis » (Obregón 1555, 16r)[20]. Une insistance particulière est mise sur la question de l’après-vie et sur le Jugement dernier, un message qui, d’après Obregón, terrorise et convainc un grand nombre d’idolâtres :

Et, affectueusement, il les pria de ne pas adorer les idoles, et qu’ils se convertissent à Dieu tout puissant et notre Seigneur, qui créa les cieux et la terre, et devait les juger, donnant leur gloire aux bons, et aux mauvais et incrédules les peines infernales pour toujours : et qu’ils croient dans les Évangiles de Jésus Christ, parole de Dieu, et rédempteur du monde : et il leur dit qu’ils sachent avec certitude que le jour du Jugement viendrait Jésus Christ comme juge véritable, juger le genre humain. Et, pour démontrer ses dires, il leur fit lire un chapitre leur disant que l’ange Gabriel le lui avait donné par message, pour qu’il le montre, et qu’il rendit public lequel se compile dans le livre I et chapitre III de son Coran qui en arabe dit ainsi […] qui veut dire « comme Dieu le disait, tenez pour certain que Jésus Christ fils de Marie, descendra des cieux pour juger comme juge véritable », et la Sunna le déclare ainsi, et le Coran dit la même chose, dans le livre premier sourate II, aléa XVL. Et comme les idolâtres avaient pour commune opinion qu’il n’y avait pas de Résurrection, et qu’avec la mort se terminait tout, et l’entendirent dire que tous devaient ressusciter, et que Dieu donnerait sa Gloire aux bons, et qu’aux mauvais il donnerait les peines infernales, ils crurent ce que Mahomet leur dit avec une grande peur, l’entendant dire qu’ainsi l’avaient dit les prophètes dans la vieille loi par révélation de Dieu, et qu’aussi l’avait dit Jésus Christ son esprit et parole de Dieu.

Obregón 1555, 16r[21]

Il est remarquable, à ce stade de la Confutación, que bien qu’il n’y ait aucune hésitation possible sur le statut de Mahomet, manifestement considéré comme un faux prophète, règne en revanche une confusion indéniable sur la religion dont il fait la promotion. Obregón, parlant des idolâtres se convertissant à la religion de Mahomet, dit aussi bien qu’ils deviennent musulmans que chrétiens. Ainsi lit-on dans la même phrase que les compagnons de Mahomet se montrent « maures » et que Omar fut « chrétien » : « ils se convertirent […] et se montrant maures, ils promettaient à Mahomet de ne plus adorer à partir de là les idoles, sinon Dieu tout puissant, et que celui qui se fit le plus parfaitement chrétien fut Omar » (Obregón 1555, 16r-v)[22]. L’islam est encore assimilé au christianisme lorsque les idolâtres de La Mecque se réunissent et débattent des révélations de Mahomet, divisés sur ce qu’ils doivent en penser : « Il y eut de grandes différences et opinions contraires, parce que certains disaient qu’ils feraient bien de tuer Mahomet et ses partisans, tandis que d’autres les favorisèrent, disant que tout ce que Mahomet disait était dit par beaucoup d’autres chrétiens » (Obregón 1555, 16v)[23].

On a vu que l’assimilation des musulmans avec des chrétiens pouvait se justifier par deux aspects de la biographie de Mahomet telle que narrée par Obregón : l’introduction, par les secrétaires de Mahomet, de doctrines chrétiennes — bien qu’imparfaites — dans le Coran, et la volonté de ce dernier de se servir de la vérité chrétienne à son profit. Au-delà de ces aspects, notons les éléments caractéristiques du récit des débuts de l’islam selon Obregón :

1) le pouvoir de persuasion inhérent à la Parole évangélique. Mahomet parvient à persuader les idolâtres d’adhérer à une doctrine monothéiste en raison de la qualité intrinsèque du message chrétien ;

2) la prédication de cette dernière à l’intérieur de cercles grandissant progressivement grâce aux attaches familiales ainsi que des réseaux de solidarités et de clientélisme, pour finalement rayonner sur l’ensemble de la communauté ;

3) les doutes, divisions et oppositions suscités dans la communauté par la survenue de la nouvelle doctrine.

Une telle structure rappelle ce à quoi devaient pouvoir s’attendre des missionnaires chrétiens oeuvrant dans un monde païen. La violence de plus en plus grande des idolâtres à l’encontre de Mahomet apparaît également chez d’autres polémistes antimusulmans de la même époque, comme Juan Andrés, mais ces derniers en faisaient un tout autre usage. Pour eux, la réaction des idolâtres devait démontrer que la doctrine de Mahomet semait la discorde dans la République, et était par conséquent manifestement fausse[24]. Mais chez Obregón, cette violence évoque plutôt les persécutions dont furent victimes les communautés chrétiennes primitives.

À la fin de cette partie de la biographie de Mahomet, le message d’Obregón ne manque pas d’ambiguïté. D’une part, il répète régulièrement que Mahomet n’est pas un prophète tandis que, d’autre part, il le présente à de nombreuses reprises comme le promoteur de l’obéissance aux Évangiles parmi les païens de La Mecque.

Tout aussi ambigu est le rôle joué par les juifs dans le récit d’Obregón, reflétant toute l’ambivalence chrétienne par rapport au judaïsme. Les juifs apparaissent en effet tantôt comme des porteurs de vérité, tantôt comme de perfides ennemis de la communauté chrétienne naissante. Quant au premier aspect, c’est en tant que détenteurs des écritures de l’Ancien Testament qu’ils apparaissent comme étant capables de reconnaître les « erreurs » de Mahomet. Et cependant, on les trouve aussi, ennemis acharnés du christianisme, reconnaissant celui-ci dans la doctrine du Prophète, et agitant les idolâtres contre les nouveaux convertis. Le passage suivant illustre bien ce double discours :

Les juifs qui habitaient à La Mecque dirent publiquement, à tous les principaux idolâtres, que Mahomet ne pouvait être prophète, parce qu’il n’avait pas les qualités de prophète, et parce que ce qu’il disait était des choses dites par les chrétiens, et ainsi même ils leur dirent que les prophètes de Dieu furent des saints, et très humbles et éloignés de tous les vices du monde, et qu’ils firent des miracles publics par la volonté de Dieu, et que les enseignements de leurs prophéties furent de déclarer les choses à venir, et non du passé, et que pour lesdites raisons Mahomet ne pouvait pas être prophète, étant un homme très pécheur et luxurieux, et compromis dans tous les vices du monde, et grand mangeur et buveur de vin, et surtout un grand fabulateur [« novelero »] et amateur de mystifications […]

Obregón 1555, 16v[25]

Dans cet extrait, les juifs de la Mecque dénoncent — avec justesse selon l’opinion d’Obregón— les moeurs de Mahomet comme une démonstration qu’un tel homme ne peut pas être un prophète et qu’on ne doit pas lui accorder crédit. Du point de vue de l’auteur, ces représentants de la tradition biblique sont bien placés pour reconnaître un faux prophète. Mais ils sont également persécuteurs du christianisme : ils identifient le message chrétien dans les « révélations mahométanes » et le dénoncent. C’est bien contre le christianisme qu’ils veulent soulever les idolâtres. Le passage suivant montre encore plus clairement les juifs comme persécuteurs du christianisme :

Et parce que dans ladite époque, les juifs qui étaient à La Mecque contredisaient tout ce que Mahomet publiait de la foi chrétienne de Jésus Christ, et disaient que Jésus Christ n’était pas le Messie promis par Dieu dans la vieille loi, et qu’eux attendaient. Que Dieu devait l’envoyer, et sur cela ils disaient que les juifs, leurs ancêtres, avaient fait crucifier Jésus Christ, parce qu’il s’appelait fils de Dieu, Messie, et rédempteur du monde. Pour approuver tout ce qu’avait dit Jésus Christ, Mahomet fit que ses forgerons d’épées rédigent un chapitre, qu’il donna à ses Maures

Obregón 1555, 17r[26]

La description, chez Obregón, des premiers musulmans de La Mecque comme une communauté chrétienne persécutée pourrait trouver sa source dans la lecture de Nicolas de Cues. Ce dernier suggérait, dans son Cribatio Alchorani, que l’intention originelle de Mahomet avait été de proposer aux Arabes une version simplifiée de la religion :

Comme il peut y avoir plusieurs voies qui apparaissent comme bonnes, une hésitation demeure sur la détermination de cette voie parfaite qui nous conduira en toute certitude à la connaissance du Bien. Ce Bien, pour nous entendre entre nous, quand nous en parlons, nous l’appelons Dieu. Quant aux voies d’accès, Moïse en décrivit une, mais elle n’a été ni reçue ni comprise par tout le monde. Cette voie, le Christ l’éclaira et la perfectionna, mais jusqu’à ce jour beaucoup d’hommes sont encore restés incrédules. C’est cette même voie, que, pour la rendre accessible à tous, même aux idolâtres, Mahomet s’efforça de décrire comme plus facile, bien qu’il ait été trompé par le Malin.

cité par Lecler 1994, 128[27]

Il devait y avoir, dans l’Espagne du XVIe siècle, une telle pensée qui prônait ainsi une lecture « pieuse » — selon l’expression de Cues — du Coran, une lecture recherchant les rapprochements entre les deux religions à l’aune du monothéisme. Joan Martín de Figuerola, un prédicateur valencien expérimenté et un bon connaisseur de la littérature antimusulmane de son époque[28], s’inscrivait vigoureusement en faux contre la conception indulgente de Mahomet véhiculée par Nicolas de Cues. Pour lui, Mahomet n’avait rien fait d’autre que d’occulter l’idolâtrie des Ismaélites :

[…] bien que certains disent que son but ait été de sortir ces gens de l’idolâtrie, en cela, sauf grâce, ils errent, parce qu’ils sont restés dans la même idolâtrie sauf que celle de celui-ci fut cachée et non visible et que celle des gens de ce temps fut avec des idoles matérielles […] qu’ils adorent un tel dieu caché fut une plus grande errance que l’idole matérielle, la raison en est que, l’idole matérielle, les personnes qui en quelque chose l’atteignaient pouvaient faire l’expérience qu’elle était une chose faite par la main des hommes. Mais avec cette astuce, cette expérience, ils ne pouvaient la faire, et en mettant un dieu caché, il leur mit un licou comme à des gens simples.

Figuerola 1519-1521, 4r[29]

Figuerola offre un témoignage, par sa volonté de la réfuter, que l’idée d’un Mahomet cherchant à sortir les Arabes de l’idolâtrie ne demeura pas circonscrite à un seul auteur. C’est celle-ci qui sous-tend les usages interchangeables des mots « Chrétiens » et « Maures » dans les premiers chapitres du traité d’Obregón. On ne trouve cependant pas chez ce dernier les mêmes fondements philosophiques que chez Nicolas de Cues. Tandis que le théoricien de la « docte ignorance » fondait sa réflexion sur la part d’incertitude qui demeure en toute chose, Obregón ne s’embarrassait pas d’idées aussi audacieuses : c’était pour lui la plus banale ignorance qui était la source des erreurs de Mahomet (Lecler 1994, 127-130). Mais l’ignorance ne suffisait pas à expliquer ce qu’était devenu l’islam par la suite. Aussi, Obregón devait expliquer, dans la suite de sa biographie, comment Mahomet s’est engagé toujours plus avant dans la voie de la corruption.

Car si Mahomet pouvait avoir l’air de promouvoir le christianisme à La Mecque, ce n’était jamais le zèle religieux qui l’animait, explique Obregón :

Il faut comprendre que comme l’intention de Mahomet fut de régner [señorear], et non de dire des choses pour que les idolâtres sortent de leur erreur de l’idolâtrie, […] toujours il se valut et se secourut des dires et déclarations des forgerons d’épées, conformément au moment et la nécessité qui survenait.

Obregón 1555, p.19r[30]

Ce Mahomet prenait à son profit la force de persuasion du christianisme, et adoptait une attitude austère, près de l’idéal chrétien, pour gagner en crédibilité. À ses débuts, « Mahomet feignit une très grande humilité et une grande gravité, pour gagner les volontés des idolâtres et obtenir du crédit à ses révélations feintes ». De cette manière, il utilisait ses serviteurs chrétiens « approuvant la sainte foi catholique et évangélique de Notre Seigneur » (Obregón 1555, 19r)[31]. Mais afin de croître davantage en influence, il fit, à la suggestion du Diable, introduire des erreurs idolâtres dans le Coran. Cette nouveauté lui fit mettre à dos son secrétaire du moment, un juif, qui reconnut à ces erreurs que Mahomet ne pouvait être un prophète (Ibid., 23v). Pour combler la place laissée vacante, le Diable aurait poussé vers Mahomet un prêtre hérétique nommé Sergio, qu’Obregón décrit comme un Aryen « très versé en son hérésie », avant de lui accoler plusieurs autres hérésies orientales, notamment le nestorianisme et l’Église jacobite (Ibid., 24rv). Dès lors, la corruption de Mahomet était absolue, sa religion regroupant toutes les erreurs possibles, des erreurs faites de bonne foi par les deux chrétiens, celles des idolâtres, et celles des multiples hérésies de Sergio, sans compter les multiples lois introduites par Mahomet pour son propre intérêt, notamment pour satisfaire sa soif de luxure. La Confutación, qui rejoint à ce point de son récit l’ensemble de la polémique antimusulmane de l’époque, poursuit en soulignant les scandales, violences, simulations de miracles dont Mahomet se serait rendu coupable. Il serait allé jusqu’à assassiner même Sergio, afin d’éviter que ce dernier ne révèle que ses miracles avaient été falsifiés (Ibid., 38r). À la fin de la biographie proprement dite, la Confutación s’attarde, l’espace des chapitres 13 et 14, sur des contradictions qu’Obregón croit déceler dans le Coran, tandis que le 15e chapitre tourne en ridicule des prophéties attribuées à Mahomet.

4 Propositions d’interprétations

Toute l’originalité de la Confutación nous paraît tenir dans ces premiers chapitres qui décrivent Mahomet comme le promoteur d’un christianisme dévoyé. Comment interpréter ce récit singulier au sein de la littérature polémique de son époque ? Il est difficile de répondre à cette question avec certitude, puisque nous n’avons guère de données sur l’usage qu’on fit du livre et que l’auteur n’a guère laissé d’autres traces de son projet. Il nous faut par conséquent nous rabattre sur la formulation d’hypothèses cohérentes avec les préoccupations de l’époque. Outre l’influence probable d’un Nicolas de Cues, il nous paraît plausible que cette manière de faire le récit de la vie de Mahomet serve trois desseins.

4.1 Démontrer aux musulmans que leurs ancêtres ont voulu adhérer aux principes du christianisme, avant d’en être détournés par la tromperie

On a vu que, dans son adresse au lecteur, Obregón supposait que le principal motif expliquant pourquoi les morisques avaient d’adhérer à l’islam était la fidélité à la foi de leurs ancêtres. C’était là un sentiment largement partagé par les religieux chargés de la conversion et l’instruction chrétienne des nouveaux chrétiens (Ducharme 2008). L’argument de la filiation étant souvent avancé par les morisques comme motif de leur adhésion à la foi de leurs pères, Obregón aurait ainsi permis de présenter la conversion au christianisme comme un retour aux sources. Cette hypothèse permettrait d’inscrire l’oeuvre d’Obregón dans le processus général d’adoucissement du ton entre les oeuvres s’adressant aux Mudéjares (Juan Andrés, Joan Martín de Figuerola, Martín García), celles s’adressant aux morisques (Bernardo Pérez de Chinchón, Lope de Obregón), puis les catéchismes spécialisés pour morisques commençant avec les oeuvres de Martín Pérez de Ayala (1566) et Alonso de Orozco (1568). Elle s’inscrit cependant à contre-courant des interprétations de Framiñán de Miguel et Miguel Bunes Ibarra qui, comme on l’a déjà vu, voyaient dans l’oeuvre d’Obregón un sommet d’agressivité.

4.2 Ranger l’islam dans la catégorie des hérésies, et donc les musulmans parmi les hérétiques plutôt que les infidèles

La classification des musulmans dans l’une ou l’autre catégorie avait toujours fait problème aux yeux des auteurs chrétiens. Tant qu’ils n’étaient pas baptisés, les musulmans ne pouvaient être qualifiés d’hérétiques, le baptême étant le critère de définition par excellence du chrétien. Mais la parenté des deux doctrines suggérait que l’islam pourrait être une forme dévoyée de christianisme, ce qui catégorisait les musulmans parmi les hérétiques. Or, la question avait son importance, car elle déterminait combien il était grave d’être musulman, l’hérésie étant pire que l’infidélité (Lecler 1994, 98-114 ; Martínez Gázquez 2013). Pour les morisques, la question paraît plus simple, puisqu’ils étaient forcés de prendre le baptême. Celui-ci demeurait cependant plus fragile qu’il n’y paraît. Dans la péninsule en général, et à Valence en particulier, nous savons que des propositions pour cesser de baptiser les morisques furent émises, précisément parce qu’on estimait qu’il serait moins grave qu’ils soient infidèles plutôt qu’apostats[32]. Bien qu’à aucun moment Obregón ne commente ce débat, sa description de Mahomet comme prédicateur chrétien en fait un hérésiarque. L’annulation du baptême y perd beaucoup de pertinence, car l’hérésie n’est pas moins grave que l’apostasie.

Cette hypothèse est-elle compatible avec l’idée d’un adoucissement du ton dans les ouvrages utilisés pour l’évangélisation des morisques ? Aussi paradoxal que cela puisse sembler, il n’y a là aucune contradiction. L’évolution à laquelle nous nous sommes référés était dépendante de la définition des morisques comme chrétiens, que l’ouvrage d’Obregón venait renforcer. L’adoucissement du ton des antialcorans, puis le passage aux ouvrages catéchétiques se sont ainsi faits de manière tout à fait concomitante à la progression de la répression inquisitoriale à l’encontre des Morisques (Raphaël Carrasco 2005a ; Benítez Sánchez-Blanco 2000).

4.3 Dresser le portrait d’un « anti-prédicateur » à l’intention des missionnaires envoyés aux Morisques

Les prédications qui s’amorçaient avec le nouveau règne n’étaient pas exemptes d’inquiétudes en ce qui concerne le choix de leurs prédicateurs. Les autorités ne craignaient rien tant qu’un missionnaire aux idées hétérodoxes ou au comportement indiscipliné. En effet, les précédentes campagnes après des morisques étaient loin d’avoir été impeccables. Les disputes entretenues par Figuerola avec les Mudéjares d’Aragon s’étaient soldées par des protestations de ces derniers, de leurs seigneurs, de prêtres locaux et des démarches politiques aussi longues qu’embarrassantes pour l’archevêque de Saragosse[33]. Les prédications du franciscain Juan de Oliva à Grenade furent l’objet de protestations semblables de la part des autorités municipales (Vincent et Domínguez Ortiz 1978, 97). En 1543, le commissaire apostolique de Valence, Antonio Ramírez de Haro, dût faire face à des demandes de salaires exagérées d’un prédicateur, d’initiatives choquantes d’un autre et de conflits de territoire entre différents prédicateurs par ailleurs. Il réagit en faisant condamner l’un d’eux, par le Saint-Office, à la réclusion en monastère, tandis qu’un autre vit sa réputation et son orthodoxie violemment attaquées pour l’obliger à se retirer. Des témoins à la solde du commissaire avaient laissé planer à son endroit des soupçons de luthéranisme et de judaïsme (Vincent 2000 ; Ducharme 2013)[34]. Autant de mauvaises expériences qui faisaient craindre que les campagnes d’évangélisation des Morisques n’attirent des aventuriers incontrôlables. Or, voilà bien ce que pouvait être le Mahomet d’Obregón : un aventurier opportuniste prêchant la parole du Christ, et dont la corruption avait engendré une catastrophe.

Ce qu’Obregón tenait pour les ingrédients d’un apostolat efficace est également décrit à travers la biographie de Mahomet : un mode de vie exemplaire, austère et modeste ; une approche de conversion par des prédications discrètes et mettant à profit les réseaux d’influence des convertis ; des sermons terrorisant l’auditoire avec la menace de la damnation éternelle. Ce Mahomet-là aurait pu servir de modèle à des prédicateurs chrétiens. Mais ces derniers se devaient absolument d’avoir une qualité que n’avait pas le Mahomet d’Obregón : l’apostolat devait être mû par le zèle et l’amour du christianisme, plutôt que par l’intérêt personnel. En ce sens, le portrait dressé par Obregón revêtait à la fois les traits du modèle et de la mise en garde.

5 Conclusion

S’il est difficile d’établir avec précision les motifs de la démarche adoptée par Lope de Obregón, on ne peut nier cependant que celle-ci se distingue dans le panorama de la polémique antimusulmane de l’Espagne du XVIe siècle : la récupération du thème de Mahomet comme mauvais évangélisateur, ou un évangélisateur perverti, ne se retrouve dans aucun autre traité publié de polémique publié dans ce cadre. Il s’agissait d’un thème qu’on pourrait qualifier de « souterrain » : connu, comme l’atteste la tentative de réfutation de Figuerola, il n’était guère populaire chez les auteurs des traités. S’il ressurgit sous la plume d’Obregón, c’est sans doute qu’il se prêtait bien à la conjoncture du milieu du siècle. En effet, la Confutación fut écrite à un moment charnière des prédications aux morisques. Après 1555, aucun nouvel antialcoran ne sera écrit dans la péninsule et la prédication sera désormais largement dominée par des catéchismes spécialisés à l’adresse des morisques. La thèse que nous défendons ici est que les aspects singuliers de la Confutación furent motivés par le passage d’un régime d’évangélisation à un autre. Pour le voir, il est nécessaire de dépasser la lecture que les historiens ont traditionnellement faite des antialcorans, qui met l’accent sur leurs similarités en négligeant leur singularité propre. S’il écrit en fonction de topoi bien connus, Obregón sait aussi récupérer des thèmes moins connus — la présentation de Mahomet en introducteur du christianisme chez les arabes — et agencer le tout en fonction des contraintes posées par la configuration spécifique de son époque. Sans pouvoir déterminer avec certitude l’intention de l’auteur, nous pouvons néanmoins affirmer sa parfaite cohérence avec une interprétation spécifique de l’évolution des méthodes d’évangélisation : celle d’un passage de méthodes privilégiant la polémique antimusulmane, ouverte et centrée sur les performances du prédicateur chrétien à des méthodes privilégiant une catéchisation spécialisée, la discrétion et la responsabilisation des nouveaux convertis dans le processus de leur propre conversion.