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Dans sa pratique et avec des titres comme L’Afrique des Villages (1982), Les ripostes paysannes à la crise (1990), L’irruption des pauvres (1994) ou les Les défis du “monde d’en bas” (1998), Jean-Marc Ela propose une sociologie et une théologie au service des groupes marginalisés constitués de petites gens : paysans, jeunes, femmes, débrouillards, bricoleurs, etc. Ses prises de position théologiques témoignent de sa détermination à repenser l’Église comme lieu d’ancrage et d’accueil de la masse des Africaines et Africains en quête de liberté et de justice. Le texte qui suit poursuit une réflexion entamée à l’occasion du colloque international sur Jean-Marc Ela tenu à Kinshasa en juin 2019. Il n’a pas prétention à enrichir les débats sur la riche postérité de son oeuvre en théologie, mais vise plutôt à questionner l’héritage interdisciplinaire d’une démarche et d’une méthodologie dont la principale préoccupation est de donner voix aux exclus du champ social, en philosophie africaine contemporaine plus exactement.

Formé classiquement en théologie, Jean-Marc Ela se voit très tôt confronté à l’abysse qui sépare le logos appris des livres qu’il étudia en Europe et la dureté de la vie de ceux auprès de qui, dans le nord du Cameroun, il choisit de proclamer l’Évangile. Malgré la concertation des efforts de l’Épiscopat et de la recherche du continent dans les domaines de la catéchèse, de la liturgie ou de la théologie au sujet de l’inculturation de la foi catholique en Afrique, beaucoup d’églises locales restent sous la tutelle des interprétations fournies par l’orthodoxie ordinaire. Marchant aux côtés des humbles, Ela choisit de réapprendre à interpréter le sens premier de l’espérance annoncée par la Parole divine lorsqu’elle se manifeste au coeur de leurs souffrances et de l’âpreté de la vie. L’inculturation en effet ne peut pas enfermer Dieu dans une tour d’ivoire mais doit plutôt en confronter le Message dans les espaces culturels où la théologie a le plus grand pouvoir de libérer, c’est-à-dire dans les endroits où vivent et meurent les pauvres, les laissés-pour-compte et les exclus de la société. L’Église doit apprendre à s’adresser à eux sans les juger prématurément en se médiatisant à travers les symboles, les significations, les codes sociaux dans lesquels le peuple, en lutte pour sa survie, se reconnaît. « Je rêve d’une “théologie sous l’arbre”, qui s’élaborerait dans le coude à coude fraternel, là où des chrétiens partagent le sort d’un peuple paysan qui cherche à prendre en main la responsabilité de son avenir et la transformation de ses conditions d’existence » (Ela 2009, 217).

Ce constat que pose Ela sur la théologie peut également s’appliquer à la philosophie. Dans Christianisme sans fétiche (1981), Fabien Eboussi Boulaga relève les évidents parallèles entre les trajectoires africaines de ces deux types de discours. Selon lui, leurs praticiens se comportent le plus souvent comme des commentateurs de discours postulés immuables, divins et authentiques, en dépit de l’utilisation initiale qui en a été faite, soit des instruments de la domination coloniale. Paulin Hountondji (1978) renchérit en remarquant que les philosophes de la première génération suivant les Indépendances africaines — par ailleurs souvent hommes d’Église — ont pratiqué la philosophie suivant les logiques de la conversion à un système de croyances inaltérables, ayant pour conséquence d’inhiber toute interrogation critique.

Valentin-Yves Mudimbe (1985) évoque lui aussi la structure de conversion qui supporte les ambitions de pionniers de la philosophie africaine tels que Placide Tempels, Alexis Kagame, Engelbert Mveng ou Meinrad Hebga : appelant à un devoir-être de la philosophie africaine, les idéologies africaines de l’affirmation d’une autonomie culturelle restaurées demeurent nourries paradoxalement par l’espérance moralisatrice du salut civilisateur d’une Afrique échouée. L’écrasante majorité des contributions africaines à la philosophie s’est ainsi instituée, jusqu’à nos jours, en exercice scolaire de virtuosité préoccupé par le rattrapage d’un idéal de l’» africanité authentique », déconnecté des défis du présent.

Depuis quelques années cependant, les efforts de nombreux intellectuels africains pointent dans une nouvelle direction en prenant à bras le corps les problèmes de leur temps. Pour Souleymane Bachir Diagne (2019), malgré l’apparente hétérogénéité des contributions qui la dessinent, cette tendance contemporaine se caractérise par une volonté commune de quitter l’interrogation sur l’essence, l’être-même, l’ontologie de l’africanité, pour s’intéresser plutôt à celle de son devenir. De la question sur ce que devrait être l’Africain après la colonisation, on est passé à celle qui consiste à se demander ce qu’il est devenu, dans les faits. Or, le poids des préjugés africanistes est tel qu’il existe très peu de travaux susceptibles de rendre compte fidèlement de ce mouvement complexe d’une africanité faite d’expériences hybrides. Comme le soulignent Achille Mbembe et Felwine Sarr dans leur avant-propos à Politique des temps. Imaginer les devenirs africains (2019), les acteurs de cette nouvelle africanité sont souvent méconnus, méprisés, invisibilisés. Appréhender les formes de vie qu’inventent ces agents requiert donc que la recherche emprunte de nouveaux instruments d’analyse, propose de nouvelles méthodes, crée de nouveaux discours, un nouveau langage. Ce texte entend modestement y contribuer.

En exigeant de la philosophie du XXIe siècle qu’elle ressaisisse sa responsabilité sociale, le penseur canado-congolais Kasereka Kavwahirehi (2018) est l’un des rares à se doter d’un arsenal théorique afin d’y parvenir en s’inspirant de la tradition de la philosophie sociale. Ayant fait ses preuves à accompagner les luttes les plus silencieuses des marginalisés de la sphère politique et sociale depuis Marx, elle semble en effet tout indiquée pour mieux saisir l’Afrique d’aujourd’hui. En ce sens, cette approche de la philosophie sociale fait écho aux exigences d’une théologie de la solidarité et des luttes pour la libération des opprimés que propose Jean-Marc Ela.

La philosophie doit, autrement dit, se demander comment elle peut contribuer – sans se nier ou tomber dans l’idéologie – à l’émergence de ces luttes citoyennes, à la formation et structuration de ces résistances qui sont non seulement l’expression d’une aspiration à la liberté et au bien-être en Afrique, mais l’espoir même d’une démocratie qui sera le fruit du génie, de la créativité et, surtout, des luttes quotidiennes de la majorité des humbles et de leurs traditions propres de solidarité (Kavwahirehi 2018, 16).

Dans un premier temps, ce texte proposera un cadre théorique inspiré du courant de la philosophie sociale afin de nourrir de nouvelles orientations pour la discipline de la philosophie africaine. En rompant avec l’antagonisme opposant théorie et pratique pour s’autoriser à examiner les manifestations de l’ordinaire, cette démarche imposera l’analyse d’un cas particulier suffisamment représentatif pour guider des recherches à venir. Les visées de ce texte sont, en effet, limitées tant le chantier qui s’ouvre par cette approche est fécond : sa principale ambition est de poser un premier diagnostic.

Deux démarches complémentaires animeront ce projet : le diagnostic critique de la société et des discours qui prétendent l’expliquer ; et la mise en lumière des rêves d’émancipation de sujets politiques traditionnellement considérés par la philosophie, la science politique et le sens commun comme apathiques. L’exemple du chanteur populaire – figure par excellence de l’espérance des humbles mais aussi du présumé renoncement au politique – servira de tremplin pour réaliser l’analyse. Nous prendrons pour prétexte le cas singulier de DJ Arafat. Nous tenterons de démontrer que le succès du chanteur populaire peut être considéré symboliquement comme la sublimation d’aspirations plus profondes de tout un milieu socio-économique, celui des exclus du contrat social. En recourant aux fondements théoriques des approches en philosophie sociale, les deux dernières sections s’intéresseront à l’ambiguïté de la relation entre, d’une part, le surplus d’utopie produit par le triomphe musical et social d’un sujet ordinaire et, d’autre part, les pathologies sociales que reproduit le porteur d’un message pourtant conçu ici comme émancipatoire. Cette relation complexe entre utopie et critique sociale, de même que la manière dont ces résultats préliminaires devront être interprétés puis traduits en projet concret de société restent à être complétées par d’autres exemples et approfondies dans de futures recherches.

1 Les tâches de la philosophie sociale

La philosophie africaine n’a que rarement essayé de se brancher sur ce que pouvait concrètement lui enseigner le vécu des acteurs sociaux. En ce sens, le projet que propose le philosophe Kasereka Kavwahirehi (2018) de prendre au sérieux l’examen des conditions réelles de la vie sociale est non seulement original en philosophie africaine ; comme discours programmatique proprement africain, il est inédit. La philosophie sociale se démarque d’autres approches plus spéculatives et conventionnelles en revendiquant d’emblée une cohérence entre la pratique et la théorie. Empruntant volontiers à la sociologie afin d’alimenter la théorie, la philosophie sociale est animée du souci de comprendre les raisons derrière le consentement des agents sociaux à des systèmes qui les exploitent. Pourquoi, la plupart du temps, les masses des dominés ne se révoltent-elles pas ? Méthodologiquement, elle allie à l’analyse du comportement des agents sociaux une épistémologie critique des discours idéologiques qui prétendent les décrire à partir de schémas et de représentations collectives, supposées objectives, alors qu’elles sont façonnées de croyances et de jugements de valeurs. « In very general terms, the critical theory […] can be described as a theory that seeks to give social agents a critical purchase on what is normally taken for granted and that promotes the development of a free and self-determining society by dispelling the illusions of ideology » (Macey 2000, 75).

En regard du sujet historique africain et comme projet philosophique plus large, la critique de l’idéologie emprunte la forme d’une décolonisation de la discipline passant par la déconstruction des vieux dualismes (tradition/modernité, métaphysique/empirique, théorie/pratique) et le renoncement à la prétention d’une intellection du monde indépendante de ses acteurs et des humanités scientifiques. Les objets canoniques de la philosophie sont marginalisés pour mieux s’ouvrir à l’expérience de l’injustice vécue par des sujets ordinaires. Violence, abrutissement, nécropolitique, pulsion de mort, sorcellerie, mépris de classes, eschatologie religieuse, toutes ces émanations de la vie sociale africaine, banalement tragiques, témoignent indirectement de pathologies qui entravent la pleine réalisation de la dignité humaine. Ces vécus concrets d’Africains anonymes — le sens qu’ils donnent eux-mêmes à leur vie, à leurs épreuves et leurs affects — se racontent dans différentes formes culturelles passées sous silence par la réflexion théorique : marches de protestations, grèves, arts plastiques, architecture, musique, danses populaires, romans, témoignages, performances corporelles, etc.

En ce sens, la critique de l’idéologie doit également mettre à nu les discours afropessimistes déclarant la présumée anomie politique des masses africaines, la supposée résistance à la démocratie ou son caractère foncièrement exogène. En sciences politiques africanistes, la démocratie est le plus souvent présentée en termes de transition (de conversion) (O’Donnell et Schmitter 1986) entre un état autoritaire et un idéal compréhensif. Par effet de comparaison (Gazibo et Jenson 2015), l’Afrique est nécessairement conçue comme retardataire vis-à-vis des sociétés libérales, ces dernières étant présentées comme l’idéal démocratique. Ces théories sont directement héritières de l’imaginaire évolutionniste racial.

Au début des années 1990, un souffle démocratique essaimait pourtant le continent suite à l’expérience béninoise d’une transition pacifique d’un régime militaire au modèle présidentiel. Dispositif central de ces transitions, des conférences nationales sont partout mises sur pieds sous la responsabilité de personnages respectés de la société civile, souvent des hommes d’Église (Banegas 1995). Force est de constater pourtant que malgré la tenue désormais régulière d’élections présageant une rupture avec ce passé autoritaire, la coercition arbitraire exercée par l’État ne s’est relâchée nulle part et les conditions sociales de la majorité se sont détériorées.

Si ces expériences ont globalement trahi leurs promesses, les conférences nationales souveraines ont permis d’offrir une tribune sans précédent au citoyen ordinaire et à ses frustrations. Dans un ouvrage qui tire les enseignements de ces expérimentations démocratiques, Fabien Eboussi Boulaga regrette que leur échec ait occulté une vérité méthodologique fondamentale : « Nous devons […] poser l’exigence de partir de ce qu’elle [la domination] tait ou supprime comme la condition nécessaire (même si elle n’est pas suffisante) d’un autre commencement » (1993, 20).

Or, de manière générale, la recherche ne porte pas plus attention aujourd’hui à ce qui se passe chez ces invisibles. Au courant des dernières années, on a pu observer par exemple l’émergence vigoureuse d’une nouvelle génération d’associations et de défenseurs des droits de la personne, l’organisation d’élections symboliques, la multiplication de mouvements de jeunes faisant la promotion de la responsabilité citoyenne (Filimbi et la Lucha en RDC, Y’en a marre ! au Sénégal, le Balai Citoyen au Burkina, Generation Change au Cameroun), la mobilisation des diasporas pour le respect de la constitution, etc. Tous ces phénomènes témoignent de l’espérance qu’entretiennent les communautés africaines malgré les risques liés à la répression. Ainsi, contrairement au préjugé véhiculant l’image de l’immobilisme du monde d’en bas et l’impérieuse mission de les guider, les abandonnés des pouvoirs publics témoignent dans leur quotidien de toute leur puissance d’agir en entreprenant de remédier à leurs souffrances sociales par leurs propres moyens. « En cela, l’exclu, le sans part, l’indigent, celui que l’ordre actuel des choses fait passer pour un déchet humain, une vie superflue, qu’on peut faire disparaître sans que personne n’en souffre, enterrer sans parole ni deuil, est, paradoxalement, porteur d’utopie » (Kavwahirehi 2018, 74).

L’utopie ne doit pas être comprise ici comme un projet de société précis, au contraire. L’analyse ne vise pas tant l’idéal lui-même de la société utopique que la critique du présent que fournit, en négatif, sa projection. L’utopie se présente comme une espérance sociale, une finalité désirée, un rêve d’avenir, à partir d’un contexte qu’elle dénonce et par lequel elle acquiert tout son intérêt. « In fine, la particularité de l’utopie est sans doute de se tenir dans cette zone grise, dans la zone du possible-plausible, désirable et réalisable, d’où elle tire sa force mobilisatrice en vue d’infléchir le cours spontané de l’histoire » (Fabri 2018).

Une philosophie sociale pour l’Afrique restera soucieuse de ne pas se presser de substituer ses rêves d’intellectuels à l’agentivité des acteurs : elle évitera de leur prescrire des comportements, des politiques, ou de leur fournir une marche à suivre. Il ne s’agit pas en effet de soumettre les actions et les voix inaudibles à une théorisation susceptible d’étouffer leur pouvoir révolutionnaire, mais d’autoriser la philosophie à s’enquérir des discours d’espérance que formulent réellement les sujets africains tenus pour socialement mineurs. On ne saurait exiger d’un seul article qu’il épuise l’analyse des vécus sociaux au point de parvenir à une interprétation concrète du monde que recherchent les acteurs du présent. Dans ce texte et à ce stade d’une recherche qui s’annonce programmatique, il faudra alors nécessairement s’accommoder d’une indétermination sur le projet social ou politique visé (Macey 2000). Caractérisée par une volonté du renoncement au mythe de la terre promise, Miguel Abensour (1987) qualifie cette humilité herméneutique devant l’histoire de « nouvel esprit utopique ». Cette façon d’approcher l’utopie ouvre une piste majeure en philosophie africaine, laquelle permet de relier le présent au futur espéré par les nouveaux penseurs de la prospective tels que Kasereka Kavwahirehi, Souleymane Bachir Diagne, Felwine Sarr ou Achille Mbembe.

2 L’espérance des humbles et le chanteur populaire

Les germes de ce monde tant espéré que les petites gens élaborent au jour le jour se dévoilent également au détour de phénomènes dont la portée politique est moins clairement exprimée. Les rêves d’émancipation prennent en effet parfois le visage trompeur de la vulgarité, de la vulnérabilité ou de la subversion. C’est le cas notamment de l’invention, par la jeunesse, d’expressions musicales transgressives de l’ordre moral tel que le « coupé-décalé » qui sera exploré ici.

Le 12 août 2019, un accident de moto fauchait la vie du chanteur ivoirien DJ Arafat provoquant la consternation auprès de ses admirateurs et dans le milieu artistique et un torrent médiatique d’hommages autant que de condamnations par différents acteurs de la vie publique africaine. L’immense popularité locale, continentale ainsi qu’internationale de DJ Arafat et du style coupé-décalé, l’intense couverture médiatique de son décès, de ses coups de gueule, ainsi que la manière dont ses fans les « Chinois » ont réagi passionnellement à sa disparition – allant jusqu’à profaner sa tombe ! –, ces signes pointent vers une réalité qui va bien au-delà du seul chanteur. Le phénomène DJ Arafat nous dit quelque chose de l’Afrique contemporaine, et plus exactement, des rêves des laissés-pour-compte des milieux urbains. C’est donc comme exemple représentatif[1] parmi les vedettes de musique populaire, figures par excellence d’une réussite sociale et financière, que je m’attacherai à réaliser une analyse que facilite la profusion d’écrits, de vidéos, de communiqués, de réactions sur les réseaux sociaux depuis la mort du chanteur.

Outre son empreinte musicale, qui ne sera pas explorée ici, ce sont la personnalité du chanteur, son irrévérence, ses talents de danseur et de chorégraphe, son infatuation, ses provocations et son exhibition sur les réseaux sociaux qui fascinent autant ses laudateurs que ses détracteurs. La démarche de philosophie sociale qui est préconisée ici ne consiste pas à analyser ce qui se dit textuellement dans les performances de l’artiste, les conditions de son émergence, l’imagination ou les fantasmes véhiculés dans sa production musicale, mais à proposer une interprétation illuminant la quête qui pointe derrière des manifestations hétérogènes, matérialistes, souvent misogynes, voire parfois violentes. Au-delà des apparences, sous le masque d’une subversion, se love ainsi une utopie sociale. En adoptant la disparition du chanteur comme caisse de résonance d’une parole autrement inaudible, la suite de ce texte se risque à cet effort herméneutique.

DJ Arafat évoque ouvertement les conditions sociales d’une enfance difficile qui permettent d’une part d’éclairer l’esthétique, les symboles et les codes mobilisés dans son art et, d’autre part, son succès, voire son ascendant, sur les Chinois. Ange Didier Houon naît au sein d’une famille de musiciens dans une banlieue populaire d’Abidjan. Exposant publiquement sa relation difficile avec sa mère Tina Glamour, chanteuse connue, il dit d’elle que « Ma maman marchait avant avec john [sic] Pololo. Ma maman avant était dans tous les mouvements de nouchi. Ils ont dit que ma maman était “bordel” et que c’était une “pute”. Quand je partais à l’école, on dit voici l’enfant de la “pute” là. J’ai donc décidé d’arrêter d’aller à l’école. […] Je me suis concentré sur la musique et j’ai pris la vie de la rue » (Yeclo 2019). Bien qu’il soit présenté comme un « Robin des villes », Pololo est le plus souvent dépeint comme le plus célèbre voyou de sa génération, « une sorte de superstar des rues ivoiriennes que les décennies 1980 et 1990 ont produit [sic] » (Yao 2017, 98). De l’âge de 11 ans jusqu’à ce que sa carrière soit lancée avec le tube Hommage à Jonathan (2003) alors qu’il avait 17 ans, DJ Arafat « se débrouille » donc dans la commune de Yopougon, s’initiant à la drogue et au banditisme de quartier. « Avant, j’étais le petit nouchi dans la rue ô », résume-t-il dans sa chanson Peti Nouchi.

Il convient de s’appesantir sur ces références à la rue, au quartier et aux nouchis. D’après Séverin Kouamé Yao, lorsqu’au début des années 1980 s’essouffle le miracle économique de la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny, l’abandon à eux-mêmes des derniers maillons de la redistribution sociale et l’impossible insertion professionnelle de la jeunesse urbaine laissent place à une désespérance sociale que cherche à apaiser la structuration en bandes d’enfants mis au ban de leur famille et de la société. « Nombre de ces jeunes […] sont en crise de reconnaissance et de valorisation sociale […] le groupe devient un refuge de choix, les modèles d’autorité et de promotion individuelle qu’ils remettent en cause ou qui leur manquent y étant mis en scène » (Yao 2017, 101). Ensemble, ces jeunes radiés de la communauté s’inventent de nouvelles modalités de production identitaire, à la marge, où la musique et le cinéma occupent une place importante. À mesure que s’installent la crise financière, la crise politico-militaire et la guerre, ces enfants-adolescents des rues appelés nouchis,ziguéhis et aujourd’hui les « microbes » s’imposent dans le paysage urbain autant qu’ils s’effacent durablement des préoccupations politiques.

Avec ces milliers d’enfants abandonnés à eux-mêmes, on peut dire que DJ Arafat est un enfant de la guerre ouverte par une démocratisation qui a déraillé. On se rappellera en effet la spirale de violence ouverte par l’introduction du concept d’» ivoirité » dans le processus électoral de 1995 qui dégénéra en conflit armé pour lequel l’ancien président Laurent Gbagbo a été en procès devant la Cour Pénale Internationale. C’est sur la base d’exemples de cet ordre – dans lesquels les philosophes contemporains voient la traduction politique de l’obsession philosophique pour l’interrogation identitaire – que la question du devenir s’est imposée comme pressante (Diagne 2019).

Communication marketing autant qu’élément biographique, DJ Arafat se définit donc comme un survivant de ghettos minés par les conflits politiques et emprunte les codes et les attitudes de ces derniers pour régler des comptes avec ses concurrents, sa famille et la société. Mise en scène d’actes guerriers (battles), bravades, exhibition de biens matériels (liasses d’argent, vêtements griffés), objectivation des femmes, cette relation primordiale à la culture de la rue comme lieu d’agrégation des frustrations liées au déclassement et à la disqualification sociale éclaire le son, le langage, les images, les symboles produits par l’artiste. « Son Coupé Décalé devient le réceptacle du parler en langue psychédélique des pasteurs évangéliques et des crieurs ambulants […]. Les sons du Yôrô sont dès lors, le prolongement retentissant de la rue ivoirienne où les klaxons des Wôrô-wôrô et des Gbakas synthétisent le malaise d’une société déjantée qui crie pour ne plus se comprendre » (Tailly 2019).

La référence à cette culture de la rue ne pourrait être plus claire que dans le clip Dangereux (2018) tourné dans la commune d’Abobo, réputée fief des bandes de rues les plus redoutées de la capitale. Arme à feu au poing, à la tête d’un cortège constitué de fiers-à-bras enfourchant leurs motos ou au centre d’une horde de plusieurs centaines de supporters grisés de testostérone[2], sous de ferventes acclamations, le chanteur se démarque, preuve en selfies, comme l’élément fédérateur d’un attroupement duquel se dégage une ambiance de fortes tensions. « T’as pas dit que tu es dangereux / Mais t’as vu c’est qui le Dangôro / Petit, tout le monde sait que t’es un peureux / Mais tu peux rien devant Yôrôbô […] Mon petit, il faut pas me tester / Beaucoup ont essayé, ils sont restés / Si vous voulez vous venger / Venez voir le maitre eh ». Que ce soit dans le geste, la danse, le verbe, sur le mode sublimé de la rixe, Arafat entend s’imposer comme le maître d’Abidjan (et au-delà), se décline comme « Commandant », « Tueur de taureaux », « Termistocle », « César », « Dictateur », « Zeus » (McChaîne 2017), unique occupant de la scène ivoirienne. Il chante et danse avec ceux qui, comptés pour rien par ceux d’en haut, fusionnent en sa musique. « La crainte de rester dans l’invisibilité sociale semble être un trauma profond […] nombre de ces [jeunes] […] semblent avoir en commun un besoin quasi inextinguible de sortir des profondeurs de l’anonymat dans lequel leurs conditions sociales semblent les confiner » (Yao 2017, 106). En rupture, ils refusent les codes et les conventions sociales, ils s’opposent, transgressent, se réinventent en imposant de nouvelles règles.

3 Utopie et négativité : une relation dialectique

Quelques intellectuels africains ont pris la plume pour réagir à la nouvelle retentissante du décès du chanteur et des réactions qu’il a suscitées. Achille Mbembe est l’un de ceux qui ont pris la plume pour commenter l’onde de choc médiatique. Dans un billet intitulé « Arafat est certes mort à 33 ans. Mais pas sur la Croix de résurrection du troisième jour » publié par le journal ivoirien Yeclo, Mbembe se penche sur la pulsion de mort que la star partage incontestablement avec une fraction importante des jeunesses du continent et qui, selon lui, explique son décès. Il les décrit comme ces « possédés […] qui refusent la mort et sa réalité. Non en s’attaquant à ses causes profondes, mais en l’habitant dans un geste d’ingestion » (2019). Selon lui, le caractère tragique de leur existence s’étend jusque dans la mort. D’ailleurs, il note à ce sujet : « Certains se noient en Méditerranée. D’autres sont achetés en Libye. D’autres encore sont enfouis sous les sables du Sahara. Lui a préféré la moto. En Afrique, chacun meurt comme il peut » (2019).

La philosophie sociale parviendrait sans doute à une lecture différente qui valorise à l’inverse la tâche de déchiffrer, dans toutes formes culturelles savantes et populaires, une sémantique de l’espérance – même lorsque celle-ci avance masquée derrière les semblances du nihilisme. Toute réalité sociale suppose un paysage du désir qui est l’image, même purement négative, d’une réalité différente. C’est à cette dialectique entre négativité et utopie que la philosophie doit être attentive.

On situe habituellement la naissance du style musical coupé-décalé dans les années 2000-2001 dans les boîtes de nuit de Paris animées par des étudiants et sans-papiers ivoiriens. D’abord un style de vie avant d’être structuré comme mouvement musical, ces jeunes précaires se constituent en groupes (Jet 7, Jet 8, La Cour royale de Londres, etc.) et s’affrontent dans des combats de frime : créativité vestimentaire, élégance, grands designers, dépenses immodérées, distribution de billets (le « travaillement »), etc. Comme pour le phénomène de « la sape »[3] chez leurs aînés congolais de Kinshasa, le soin extrême porté aux apparences « semble renvoyer à la nécessité pour beaucoup […] de continuer à s’habiller et de rester élégants malgré la disqualification sociale […] » (Ayimpam et Tsambu 2015, 122).

Dans l’argot ivoirien (aussi appelé le nouchi, du nom de ceux qui l’ont créé), couper signifie « tricher », et décaler » s’enfuir ». Le coupé-décalé apparaît donc dès le départ comme l’art de donner l’illusion de la respectabilité par l’usage ostentatoire de signes extérieurs de réussite sociale, mais aussi comme un refus de se livrer d’avance aux gémonies du désespoir, comme une ode à l’espérance, au bonheur (Tailly 2019). « Le coupé-décalé […] apparaît comme né de cette urgence, […] une émancipation face à la dureté du quotidien » (Carlès et Caïozzi 2014). Dès 2001, pendant la guerre, le style est adopté en Côte d’Ivoire : après le couvre-feu de 17 h, les jeunes préfèrent passer les nuits dans les « maquis », ces boîtes de nuit abidjanaises où le jeune DJ est repéré. Les Ivoiriens se réapproprient immédiatement la légèreté, la gaillardise et la trivialité du coupé-décalé comme le symbole d’une résistance au sacrifice exigé des gens ordinaires à l’autel de l’interminable tragédie des décennies de crise militaro-politique.

S’il faut regretter avec Mbembe, que les footballeurs, musiciens populaires, pasteurs autoproclamés et tyrans soient surreprésentés parmi les modèles de réussite présentés à la jeunesse africaine du continent, il semble néanmoins injustifié de le reprocher à celles et ceux qui réussissent malgré tout, en ne s’étant vus garantir par le pouvoir aucune condition d’une existence sociale digne (avoir les moyens de se maintenir en santé, de s’éduquer, de se nourrir correctement, de ne pas mourir en couches ou de maladies curables, de doter et se marier, d’assurer un avenir à ses enfants, de prendre en charge ses aînés et ses proches, d’enterrer ses morts, etc.). Pour satisfaire aux exigences éthiques de la justice, les pouvoirs politiques devraient être en mesure de garantir l’accès à un seuil de conditions minimales requises par la dignité humaine. Or, pour des raisons exogènes et endogènes, l’immense majorité des dirigeants du continent est incapable, voire souvent réfractaire à garantir ces conditions minimales aux masses déshéritées. DJ Arafat, ce n’est pas tant « l’éducation-qui-refuse-de-se faire […] au nom des “valeurs” que sont l’argent et la gloire », selon la formule de l’éditorialiste Charles Kabango, mais celle « qui-ne-peut-se-faire […] C’est un sinistré-né ! » (2019).

Fils et filles « de personne » nés dans des quartiers sinistrés et ayant réussi par leurs seuls talents et leur bonne étoile, ces trop nombreux misérables du 21e siècle ne se font présenter pour destin que des scénarios du pire : condamnation aux frustrations permanentes, extrême précarité, exposition permanente au risque de déclassement socio-économique, exil soumis à la répression xénophobe, inhumation dans le cimetière qu’est devenue la Méditerranée…

Inversement, la réussite fulgurante et surmédiatisée des gens ordinaires, voués à l’invisibilité sociale mais parvenant malgré tout à la consécration est un pied de nez à la fatalité d’une destinée tracée par un pouvoir qui les a depuis longtemps abandonnés à eux-mêmes. Contrairement à l’analyse de Mbembe, la valorisation de la réussite sociale témoignerait d’une pulsion de vie débordante. En ce sens, la profanation de la tombe de DJ Arafat symbolise, éloquemment, le refus de l’inhumation de ce sursaut d’espérance que des jeunes « Chinois » ont cherché à conjurer[4].

Ainsi, pour les catégories sociales urbaines condamnées d’avance par les autorités, d’une certaine manière et indépendamment des valeurs que met en scène le coupé-décalé, la réussite du chanteur populaire est un modèle à suivre. Si la mort de DJ Arafat a ébranlé tout un continent et ses diasporas – et spécialement ces jeunes de la rue qui crient leur détresse en silence dans toutes les grandes capitales du continent – c’est exactement parce que la figure du chanteur est témoin de la puissance d’agir qui est niée aux gens ordinaires, une revanche à la désespérance, l’antithèse d’une « jeunesse enfermée dans cette gigantesque prison qu’est le continent » (Mbembe 2019). Après une tournée en 2005, DJ Arafat est demeuré illégalement en France pendant plus de deux ans avant d’être détenu en centre de rétention administrative puis rapatrié en Côte d’Ivoire. Si la mobilité hors d’Afrique demeure un symbole de sa réussite, Arafat fait le choix de rester chez lui. DJ Arafat, c’est le témoin radical d’un contenu à l’utopie – la capacité élémentaire de se projeter dans l’avenir – poursuivi par tous ceux que la domination condamne au mieux à la survie, au pire à la mort. « Mais petit guerrier, un seul jour pour toi va sortir / alors ne baissez jamais les bras, Griga ! Bats-toi pour avancer / La seule chose que je peux dire à tous mes fans / laissez les gens parler, laissez les gens dire tout ce qu’ils veulent » (Je gagne temps, 2016).

4 L’effet-miroir des pathologies sociales

Dès le départ, le style coupé-décalé s’inscrit dans un projet d’exhibition de la valeur du consumérisme. Or, cette aspiration à la surconsommation matérielle encouragée par le modèle néolibéral est l’une des causes de déréliction du tissu social et des aspirations démocratiques en Afrique. La philosophie ne doit donc pas s’intéresser qu’au surplus utopique contenu en germes dans les manifestations culturelles populaires, mais aussi à ce qu’elles traduisent des pathologies de la société. L’utopie, en effet, est toujours relative à un contexte, à des discours dont il convient d’analyser le caractère idéologique.

Pour définir ce qu’est une « pathologie sociale » et en identifier ses causes, Axel Honneth présente ainsi la conviction fondamentale des différentes contributions au courant de la Théorie critique : nonobstant quelques nuances selon les auteurs, les formes sociales idéales au sein desquelles se voit grandir le sujet doivent permettre l’acquisition d’une identité sociale, unique et égale en droits, reconnue par les autres membres de la société. Honneth identifie trois sphères de la reconnaissance indispensables au développement normal de l’identité sociale : 1) l’affection dans les relations familiales, amicales et amoureuses ; 2) la reconnaissance morale du sujet en tant que membre responsable au sein de sa société ; 3) l’appréciation par le groupe des capacités sociales de l’individu. Lorsque font défaut l’une ou plusieurs des conditions de possibilité de ce plein épanouissement de la vie personnelle, on parle de perturbation, de déficit ou de développement pathologique de la vie sociale (Honneth 2008).

Or, pour les populations en marge, voire les gens ordinaires, c’est souvent les trois sphères de la reconnaissance dont l’accès est refusé par les élites qui monopolisent l’espace public africain. Il devient alors malséant de reprocher aux membres d’une communauté socialisée au sein d’un système de domination dont la structure de reconnaissance est déficiente l’imputabilité pleine et entière des pathologies sociales qu’ils médiatisent parfois à leur insu. La question est donc plutôt « de savoir quelle forme doit prendre une culture morale qui confère aux intéressés, méprisés ou exclus, la force individuelle d’articuler leurs expériences dans l’espace public démocratique, au lieu de les mettre en action dans le cadre de contre-cultures de la violence » (Honneth 2008, 202). Sans aucun doute, de Kinshasa à Abidjan en passant par Lagos, la figure du chanteur populaire joue ce rôle d’exutoire auprès d’un cortège de fans, de danseurs et danseuses rôdant autour des lieux de répétition. On doit alors regretter que des commentateurs comme Kabango posent à l’envers leur diagnostic en affirmant que « tant que les figures qui font autorité en Afrique sont des dieux du stade ou des dieux des boîtes de nuit, hé bien l’on pourra faire toutes les théories que l’on veut sur les “dictateurs africains”, cette Afrique demeurera tapageuse, et foncièrement faiblarde » (2019).

On pourrait sans doute faire le même reproche à Mbembe (2019) dont les propos sur la mort de DJ Arafat contredisent certaines de ses propres analyses antérieures, notamment celles du chapitre 3 « Esthétique de la vulgarité » dans De la Postcolonie. Ce chapitre s’intéresse à la relation postcoloniale qui s’établit entre les autorités (le « Commandement ») et les masses à qui est intimé un imaginaire du pouvoir et de l’obéissance. Pour l’auteur, la manière toute particulière dont le pouvoir performe sa toute-puissance a pour effet de coopter les résistances des différents segments de la société de sorte que ressortent brouillées les catégories d’émancipation, de résistance, d’autonomie des exclus du système. Ainsi, la double opération du pouvoir consiste d’une part à fabriquer de toutes pièces un monde d’indices, de signes et de sens en le posant comme symbole de sa domination, mais aussi, d’autre part, comme langage normatif de l’ensemble du monde social de ses sujets. « Les signes, les langages et les récits qu’il produit ne sont pas seulement destinés à devenir des objets de représentation. Ils prétendent être investis d’un surplus de sens qu’il n’est pas permis de discuter, et dont on est interdit de se démarquer » (Mbembe 2000, 141).

Pour Mbembe, cette double opération a pour effet d’établir une logique de familiarité, de promiscuité, de convivialité entre le Commandement et ses cibles. Hypnotisé par le spectacle, le peuple recharge ses signifiants en les reproduisant dans leurs gestes quotidiens, renforçant du même coup son autorité. La question est donc de savoir si cette intimité laisse de la place à la puissance d’agir du sujet, c’est-à-dire à la possibilité qu’émerge une résistance individuelle ou collective, ou si au contraire, elle a pour effet d’inscrire dominant et dominé dans un champ épistémologique commun. Pour Mbembe, la réponse est sans équivoque : en « zombifiant » les administrés, elle les condamne à ne pouvoir que négocier, ruser, biaiser, c’est-à-dire jouer avec la domination plutôt que la remettre frontalement en cause.

Or, c’est l’esthétique de la vulgarité, de l’obscénité et du grotesque qui, pour Mbembe, constitue la modalité de mise en scène par excellence de ce pouvoir. Le Commandement théâtralise sa magnificence comme corps qui jouit : fêtes, réjouissances, prodigalité, truculence, fierté virile, alcool, jeux, propos grivois, images lubriques, désir nerveux de posséder les femmes, inflation de l’éloge, de l’hagiographie, de la réussite, surenchère des titres, culte de la personnalité, de l’apparat, de la richesse, etc. « L’obésité des hommes au pouvoir, leur embonpoint […] [fait] partie du système d’indices et de traces […] permettant ainsi que l’on puisse suivre les itinéraires qu’empruntent la violence et la domination […] y compris dans les sites les plus reculés et les plus minuscules de la vie quotidienne » (Mbembe 2000, 147). Cette esthétique est reprise sans subtilité dans l’imaginaire et la musique populaire, comme par exemple dans la chanson Ventripotent (« Le ventripotent c’est la danse de tous ceux qui sont riches / Tous ceux qui ont les gros ventres qui sont riches ») et Je veux réaliser (« Moi je veux beaucoup d’argent / Moi je veux Ferrari hey / Moi je veux payer maison / Moi je veux réaliser »). Dès lors, à partir du moment où la lecture de Mbembe ne s’intéresse qu’à la « verdeur », la « truculence », le « principe génital », le « virilisme », la « dépense corporelle », la « frénésie reptilienne » du chanteur populaire, on comprend d’où vient l’agacement. Devant la mort du roi du coupé-décalé, le comportement des élites ivoiriennes semble d’ailleurs donner raison à Mbembe, ne lésinant sur aucune dépense pour phagocyter l’artiste parmi « les siens », assumant totalement les dépenses des funérailles et des hommages somptueux. Incisif, Kabango résume : « Ils rivaliseront d’éloges et de superlatifs. Ils chanteront. Ils danseront. Bref ils nous en feront voir de toutes les couleurs […] Mais à quoi rime tout ça ? À rien ! » (2019). Ou plus exactement, à en étouffer la charge contestataire…

Cela dit, jusqu’à quel point peut-on postuler un déterminisme des mondes africains d’en bas à l’immobilisme ? Quels rapports fondamentalement différents avec le Commandement ont eu les peuples du Burkina Faso, du Soudan ou d’Algérie pour mener de nouvelles révolutions ? voire les manifestants ayant milité sans relâche pour l’organisation d’élections en RDC ? Le caractère totalisant et la force d’anomie de l’explication de Mbembe ne parviennent pas à rendre compte des soubresauts inattendus de l’histoire du continent et partagent plusieurs points avec certains discours afropessimistes de la faillite : « aucune marche vers l’avant, aucune transformation en profondeur de la société n’est possible sans la mise en branle de toutes les ressources culturelles et imaginaires (symboles, formes esthétiques, croyances, désirs, pulsions, rêves, renvois historiques) » (Kavwahirehi 2018, 141), fussent-elles partagées avec le pouvoir. Cela dit, l’analyse de Mbembe permet de comprendre pourquoi ce sont ces codes-là précisément qui sont mis en scène dans différentes expressions se voulant transgressives : l’utopie est toujours en dialogue avec la négativité dont elle tente d’incarner l’affranchissement.

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Ce texte assume une prise de distance vis-à-vis du thème de ce dossier consacré à Jean-Marc Ela. Pour traduire et souligner son héritage, nous avons privilégié une méthode philosophique qui permet d’analyser comment, aujourd’hui, « sous les apparences, se dissimulent les germes de luttes et de résistance propres au génie [des] peuples. Du tréfonds culturel, surgissent d’autres manières de s’opposer à des formes d’oppression » (Ela 2009, 17). La manière dont Jean-Marc Ela envisageait la théologie ressemble à maints égards à celle dont certains philosophes africains contemporains envisagent une rupture avec la tradition de leur discipline, c’est-à-dire en prenant pour matrice le vécu concret d’un monde des petites gens, en lutte pour leur émancipation. Ce parti pris méthodologique, entremêlant théorie et pratique, permet de rendre compte d’autres langages émergents, de narrations alternatives qui s’élaborent et s’efforcent de dévoiler et de nommer l’insupportable, les interdits, l’autre visage d’un monde où les discours ne sont plus monopolisés par les puissants. Si les paroles de ceux que nul n’écoute dévoilent des tragédies individuelles et collectives, elles racontent aussi des rêves, des espérances, l’utopie d’un monde à venir.

La proposition qui précède s’est contentée de mettre à nu ces significations à partir du phénomène de la réussite du chanteur populaire, mais les visées d’un tel projet sont programmatiques. La complexité du rapport entre le diagnostic social et la définition d’un projet démocratique concret reste à être élucidée dans des travaux futurs. Très peu utilisée en philosophie africaine, la méthodologie de la philosophie sociale semble tout indiquée pour cheminer à côté de mouvements sociaux qui lui préexistent. Dans des sociétés où la jeunesse compose l’essentiel du corps social et où son désarroi devant l’avenir se traduit en masse par l’exil, souvent au prix de sa vie, il en va de la crédibilité de la philosophie africaine qu’elle se dote d’outils susceptibles d’accompagner les acteurs sociaux vers des lendemains qui chantent…