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Toute interrogation sur les ministères ne saurait se faire en dehors d’une réflexion sur la vie du peuple de Dieu : l’approfondissement théologique des résultats de l’exégèse et de l’histoire impose une référence à l’Église comme lieu de toute interrogation chrétienne et de toute audition de la Parole de Dieu dans l’actualité du monde et de l’histoire. Aussi les préoccupations majeures et les requêtes valables des communautés de foi doivent-elles être prises en considération par toute théologie vivante.

Ela 1985, 81

À la fois prêtre, théologien et homme de sciences sociales, Jean-Marc Ela (1936-2008) est incontestablement l’un des penseurs qui, dix ans après sa mort, continue à inspirer plus d’une personne soucieuse de la situation actuelle de l’Afrique et des Églises africaines. Son intérêt pour la réalité du Continent lui est venue non seulement des études effectuées sur l’homme et les faits sociaux dans lesquels les habitants se retrouvent, mais aussi de son engagement à vivre dans cette réalité et certainement à chercher à la transformer du dedans.

Partant du titre, je voudrais mettre en évidence deux dimensions de la vie de Jean-Marc Ela comme homme de Sciences. Dans ce sens, cette contribution se veut, fondamentalement, une reconstruction de l’approche sociologique de ce penseur en lien avec sa praxis théologique sur les plans théorique et pratique. L’on peut noter, d’une part, chez Jean-Marc Ela, une grande prise de conscience de la situation dramatique dans laquelle croupit jusqu’à ce jour l’Afrique et son engagement à aider, par la réflexion, à l’amélioration des conditions de vie des habitants du continent noir. Cette prise de conscience provient, sans aucun doute, de ses études en sciences sociales à Strasbourg, qui furent couronnées par une thèse en anthropologie sociale avec l’habilitation à diriger des recherches en sociologie. D’autre part, et c’est la seconde dimension, il est indispensable de mettre en relief sa proximité avec les peuples marginalisés vivant dans différentes périphéries géographiques. C’est de cette manière, à mon avis, que théorie et pratique se relient l’une à l’autre chez Jean-Marc Ela afin de privilégier un engagement scientifique, pastoral et théologique crédible et efficace.

Cette double dimension explicitée dans le paragraphe précédent oriente ainsi les deux points de ma reconstruction de la pensée de Jean-Marc Ela : elle se focalise spécialement sur l’apport des sciences sociales et à la réflexion et à la pratique théologiques. En évoquant les lumières de la sociologie dans le premier point, mon objectif est de souligner que l’intérêt du penseur camerounais pour la situation africaine est intrinsèquement lié à son observation des faits et des événements vécus par les habitants de ce continent. Le second point peut se comprendre comme une conséquence du premier. En effet, la manière qu’a Ela de présenter Dieu dans sa mission tout comme dans sa réflexion tient compte du drame existentiel des peuples qui vivent avec lui et qu’il évangélise. C’est en partant de ce drame existentiel vécu par le peuple que son engagement et sa mission finissent par opter pour une réflexion et une évangélisation qui empruntent la trajectoire de la libération.

1 Les lumières de la sociologie face à la situation africaine

Dans sa démarche philosophique en vue de rationaliser scientifiquement tous les champs de la connaissance, Auguste Comte (1798-1857) a mis en exergue l’apport de la « physique sociale » (c’est ainsi qu’on désignait le champ de réflexion qui deviendra par la suite la sociologie). L’objectif poursuivi dans cette rationalisation consiste à étudier, à partir d’une démarche scientifique, le fonctionnement des sociétés. Ce faisant, la sociologie devient la « partie complémentaire de la philosophie naturelle qui se rapporte à l’étude positive de l’ensemble des lois fondamentales propres aux phénomènes sociaux » (Comte 2012, 88).

Sur la base de cette réflexion, Comte finit par élaborer un système philosophique (la philosophie positive) qui part d’une classification des sciences. En réalité, celle-ci ne se conçoit pas comme un simple point de départ, mais plutôt comme le programme indispensable pour tout philosophe dans l’intention de coordonner les sciences. La sociologie en se classant en sixième position après la biologie vient, pour ainsi dire, couronner la hiérarchie des sciences, jouant ainsi une fonction régulatrice entre celles-ci. Sous cet angle, elle se veut, selon Comte, une discipline à partir de laquelle l’on distingue ce qui est statique de ce qui est dynamique[1].

Annie Petit (2016, 147) a les mots justes pour définir la sociologie développée par Comte comme étant la discipline qui cherche à résoudre les problèmes sociaux par la réorganisation sociale : « Savoir pour prévoir, prévoir pour pouvoir ». De fait, l’idée fondamentale qui traverse cette réorganisation s’énonce ainsi : « chacun à sa place remplit ses fonctions pour le meilleur fonctionnement de l’ensemble » (Petit 2016, 147). C’est en réalité ce que l’on pourrait appeler, avec Comte, l’espoir d’un fonctionnement harmonieux de la société dans laquelle il vit, et qui constitue un véritable programme sociologique (voir Grange 1996).

Une telle approche de la sociologie permet à Auguste Comte de se démarquer de la tendance de l’Aufklärung et de mettre l’accent sur la nature de l’être humain, sa raison, ses passions, ou ses droits et ses décisions. Pour le Père de la sociologie, l’attention de tout philosophe doit se focaliser sur la société ou encore les faits sociaux, car les comportements humains évoluent nécessairement en parallèle avec les progrès des sciences, qui ouvrent et transforment l’esprit. Et dans cette évolution, les étapes successives de la science guident la société et l’humanité.

Pourtant, il y a lieu de noter qu’il existe tout de même une démarcation entre cette approche comtienne de la sociologie et la trajectoire que prendra par la suite la sociologie contemporaine. Cette démarcation est à situer plus précisément dans la manière d’herméneutiser les faits sociaux. En effet, pour Émile Durkheim (1858-1917) et son école, par exemple, le social s’explique par le social. En effet, pour cette école et surtout avec ce principe, les sciences sociales s’ouvrent à une pensée contextualisée du devenir social. Par la suite, cette pensée permet de reconstruire toutes les données observables pour finalement les interpréter comme « des faits sociaux totaux » (Passeron 1998, 218). Abondant dans le même sens et surtout par souci de dépasser l’école durkheimienne, JeanStoetzel (1910-1987) estime, quant à lui, que la sociologie contemporaine ne cherche plus à nous convaincre de la pertinence des influences sociales ou à construire des systèmes doctrinaires. Elle ne vise pas non plus une stricte division entre le social et le psychologique ou encore l’organique (Stoetzel 1991, 444). L’on observe l’engagement des sociologues de se « détacher » de la philosophie pour faire de leur discipline une véritable science. De fait, « les travaux contemporains de sociologie paraissent étonnamment dégagés des questions de doctrines et de personnes » (Stoetzel 1991, 447). La sociologie contemporaine s’engage, pour ainsi dire, dans une « extrême spécialisation » (Stoetzel 1991, 450).

Comment situer Jean-Marc Ela dans ce débat quant à ces différentes approches en sciences sociales en général et en sociologie en particulier ? Si le penseur camerounais, dans son approche, ne s’éloigne pas des canons qu’offre la sociologie contemporaine, il est tout au moins évident que sa manière d’intégrer ces méthodes, en ce qui concerne le donné africain, ne s’embarrasse pas de quelques débats d’écoles. En effet, déjà pendant ses études (au moins en ce qui concerne sa thèse de doctorat), il est préoccupé par la vie paysanne, c’est-à-dire par la sociologie du « monde d’en bas » comme il l’appelle lui-même (Assogba 1999, 41). Ce monde est constitué de villages, avec leurs besoins de tout genre. Les préoccupations de ce monde le contraignent même à ne plus engager ses efforts dans le domaine philosophique (Assogba 1999, 39)[2]. Il privilégie ce que Yao Assogba appelle avec raison « la sociologie de la vie quotidienne » (2017, 5).

Dans le fossé existentiel qui se remarque entre le « haut monde » (monde d’en haut) – que représentent les multinationales et leurs acolytes africains – et le « bas monde » (monde d’en bas) – que sont les villages et les pauvres broyés par celui-là –, la démarche sociologique de Jean-Marc Ela privilégie le second monde. Ce choix poursuit un double objectif. D’une part, notre auteur veut dévoiler les souffrances, les angoisses, les misères, les carences et les maladies de ce monde d’en bas. D’autre part, il souhaite pousser les deux mondes à prendre conscience de la situation et s’engage à la libération des paysans. Et, comme Jean-Marc Ela le soutient si bien, cette libération n’épargne aucun pays du continent. Car des dénominateurs communs se remarquent dans tous les pays d’Afrique, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest. Finalement, le bas-monde n’est plus qu’un topos d’où part le cri de libération des pauvres.

Par ailleurs, en parlant des villages et des paysans, l’on doit certainement inclure, comme centres d’intérêt de cette sociologie, toutes les périphéries géographiques et existentielles que l’on rencontre dans nos villes. Au regard de différentes luttes et manifestations qui se rencontrent ici et là, faisant de ces périphéries de « sociétés chaudes », Jean-Marc Ela affirme dans son ouvrage Afrique : l’irruption des pauvres, qu’» il est désormais difficile d’observer l’Afrique sans (les) explorer […] » (Ela 1994a, 14). Il va même plus loin en proposant une sociologie toute particulière pour l’Afrique noire, celle qui est capable d’intégrer les turbulences du continent observées un peu partout.

Cette démarche sociologique à partir des « points chauds » exposée en long et en large dans cet ouvrage ne consiste pas seulement pour Jean-Marc Ela à rendre compte des contestations, des conflits, des crises, de la déconfiture de l’État, de l’exode rurale, de l’immigration qui conduisent à une véritable décomposition progressive de nos pays. À travers une analyse globale des mutations africaines, il ouvre plutôt une nouvelle manière de percevoir les sociétés africaines « […] à tous les niveaux où il s’agit de retrouver une société au quotidien en prenant en considération les attitudes et les réactions des acteurs face à l’État et aux logiques du marché » (Ela 1994a, 15). Il s’y manifeste également un engagement à rejoindre l’Afrique dans les lieux d’invention où, sans tambour ni tam-tam, les acteurs anonymes et les systèmes d’organisation tentent de réagir aux contraintes internes et aux pressions extérieures. Pour l’exprimer de façon brève, à partir des questions de fond auxquelles les paysans, les jeunes et les femmes sont confrontés dans la tourmente actuelle, il nous faut « cerner la pertinence des rapports entre la société, le pouvoir et l’argent » (Ela 1994a, 15-16)[3].

Comme on le constate, les milieux paysans, plutôt que de conduire au fatalisme et au défaitisme, se transforment désormais en des lieux où s’élaborent des mécanismes et des réflexes de survie sociale pouvant étonner plus d’un expert en économie ou un détenteur de plans de réajustement structurel. Cette créativité qui vient d’en bas démontre qu’il y a, bel et bien, un espoir et une espérance que Jean-Marc Ela appelle « la force des pauvres ». Et celle-ci est destinée à « […] s’étendre à tous les domaines » (Ela 1994a, 62).

Cet optimisme trouvera un autre cadre conceptuel en 1998 dans un ouvrage intitulé Innovations sociales et renaissance de l’Afrique noire. Les défis du « monde d’en bas » (Ela 1998). Notre auteur y propose une « nouvelle approche de la ruralité africaine » (Ela 1998, 145). En effet, il s’agit de « revisiter le village » pour y déceler non seulement la crise et les métamorphoses de la ruralité, mais aussi, et surtout, pour y découvrir « un laboratoire des changements sociaux » (Ela 1998, 169).

Notons, par ailleurs, que Jean-Marc Ela est très conscient de la difficulté et de la complexité de l’approche. Il explicite son projet en ces termes :

Il n’est pas sûr que nous nous retrouvions dans la même ruralité d’un moment à l’autre de l’évolution de la société globale. Le visage que se donne le rural, est soumis continuellement à la créativité des acteurs dont les initiatives et les organisations traduisent la capacité d’invention face aux défis du présent (Ela 1998, 169-170).

Toutefois, la difficulté et la complexité offrent un évident avantage tant sur le plan épistémologique que pragmatique. En effet, du point de vue épistémologique, l’Afrique du monde rural « ne ressemble plus du tout à celle imaginée par l’ethnologie coloniale », qui ne voyait dans nos villages que primitivité (Ela 1998, 170). La dimension pragmatique, quant à elle, renferme plusieurs stratégies à partir desquelles l’on peut concevoir une théorie pouvant affronter le monde rural, surtout au moment d’éventuelles crises. Ces stratégies conceptuelles peuvent à leur tour déboucher sur une praxis capable de se traduire en systèmes de développement. C’est fondamentalement le défi qu’avait déjà soumis l’auteur aux nouvelles générations dans Afrique : l’irruption des pauvres, quand il considérait les pauvres comme une force. Dans ce sens, les différentes stratégies auront comme point de départ la foi en nous-mêmes avec une projection et une inscription des problèmes dans l’horizon du futur (Ela 1994a, 62)[4].

Il faut reconnaitre que cette analyse des sociétés africaines ayant pour objet les villages, leur manière informelle de survivre et leurs échanges économiques n’aura pas la même valeur quelques années plus tard. D’une part, comme le soutient Assogba, parce qu’Ela est conscient que « l’urbanisation de l’Afrique est un mouvement irréversible ». D’autre part – ce qui parait être la conséquence logique au niveau économique –, parce que l’économie informelle « ne peut pas à elle seule résoudre les problèmes économiques de l’Afrique. L’économie informelle est fragile, instable et incapable d’accumuler le capital dont la société a besoin pour se développer » (Assogba 2017, 31).

Si l’ouvrage déjà cité, Innovations sociales et renaissance de l’Afrique noire. Les défis du monde d’en bas, introduit le débat pour affronter ces transformations économiques nécessaires et inévitables, il faut attendre 2006 pour qu’un autre ouvrage intitulé Travail et entreprise en Afrique. Les fondements sociaux de la réussite économique (2006) vienne approfondir les thèmes esquissés plus tôt. En effet, à l’ère de l’économie mondialisée, il est paradoxal de constater que, dans notre continent, l’État engage un autre mouvement : le retrait pur et simple des circuits économiques pour laisser la place à l’informel. D’où la question concernant la compétitivité et la productivité du travail dans les entreprises du continent sans oublier leur dialogue au niveau mondial, par exemple dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Étant donné la pertinence de l’approche sociologique dans la manière d’analyser la situation africaine, Jean-Marc Ela finit par plaider pour une promotion des sciences sociales dans l’enseignement supérieur. En effet, il estime que « Si l’on ne veut pas continuer à reproduire le discours qui considère l’Afrique comme une sorte de musée des antiquités européennes, il faut s’interroger sur le type d’approche adaptée à la situation actuelle de nos sociétés » (Ela 1994b, 8). À la fin de ce plaidoyer, J.-M. Ela insiste :

Tout nous condamne à renoncer aux discours incantatoires et aux crispations passionnelles qui occupent encore souvent le centre des débats académiques. Il est temps d’aborder enfin les questions de fond en soumettant l’enseignement supérieur à l’épreuve d’une société dont il faut comprendre les structures et les logiques, les attitudes et les comportements, les mythes, les rêves et les fantasmes, les contradictions et les conflits, les explosions et les violences, les acteurs et les stratégies. Il nous faut cerner de près le réel et l’imaginaire, l’officiel et l’officieux, le banal et le quotidien […] En définitive, il nous reste à découvrir la sphère des relations et des dynamiques sociales dans une Afrique où se cherche une autre manière de se comporter au pouvoir en assumant les aspirations d’une jeunesse qui, chaque année, frappe aux portes de l’université et des entreprises dans les États en quête de crédibilité.

1994b, 142

Nul besoin d’avoir des lunettes spéciales pour réaliser que cette méthode sociologique a façonné la manière de vivre et de travailler propre à Jean-Marc Ela. Elle va aussi façonner son approche des questions qui concernent Dieu : qu’il s’agisse de la relation de celui-ci avec l’homme ; de la façon dont cet homme répond à l’initiative de Dieu ; ou des conséquences de cette relation au niveau interpersonnel et environnemental, sans oublier le niveau structurel qui gèrent les personnes tout comme les associations, les Églises, les États, etc.

2 La spécificité du regard sociologique sur les questions théologiques

La conclusion du premier point montre que chez Jean-Marc Ela, la sociologie est devenue le prisme quasi indispensable pour aborder les questions et les domaines touchant l’Afrique et les Africains. Cette Afrique est, par ailleurs, perçue non seulement dans sa fragilité, mais aussi dans sa capacité de survivre et de se libérer du joug de la misère et de toutes sortes de dominations. C’est à travers ce même prisme qu’il s’engage à parler de Dieu et à le proposer aux communautés qu’il accompagne comme prêtre.

Cependant, si l’herméneutique sociologique de Jean-Marc Ela conduit à une théologie de la libération, ainsi que nous allons le voir dans la suite, il lui arrive également de faire appel à d’autres approches ou angles théologiques qui rendent compte de différentes lectures du social selon le positionnement (social ou idéologiques) des personnes. Je nomme toutes ces possibilités qu’ouvre l’approche d’Ela « tentation ». C’est cette première tentation que j’aborderai à ce niveau avant de donner quelques indications sur sa théologie africaine de la libération.

2.1 Une tentation de dénomination

Si, pendant longtemps, sociologie et théologie sont restées des domaines entre lesquels le dialogue était quasi impossible, nous trouvons tout de même quelques penseurs qui ont combiné les deux domaines dans leurs recherches. Gérôme Truc (2010, 155), qui soutient cette combinaison, cite en exemples Ernst Troeltsch (1865-1923), Michel de Certeau (1925-1986), Fernand Dumont (1927-1997), Max Weber (1864-1920) et Maurice Halbwachs (1877-1945). D’ailleurs, c’est sur un ouvrage de ce dernier (Halbwachs 1941) que se base l’article de Truc auquel nous faisons référence ici. En fait, la réflexion que déploie Truc consiste à vérifier si chez Halbwachs, plus précisément dans l’ouvrage en question, il est possible de déceler une esquisse de « sociologie de la théologie ». Pour un durkheimien, la réponse est évidente : une telle sociologie existe bel et bien. Et elle aurait pour point de départ la manière dont les sociologues abordent la théologie contemporaine.

Quant à nous, nous estimons que la « sociologie de la théologie », telle que promue par G. Truc, court le risque d’opérer un certain réductionnisme qui consisterait à prendre la religion (ou la théologie) pour un simple fait social, comme l’a fait Emmanuel Kant (1724-1804) avec l’éthique et la religion. L’on pourrait tout aussi bien évoquer un autre risque, à savoir la substitution. En effet, dans la mesure où le problème des frontières entre les deux démarches pourrait toujours poser problème, la substitution de la théologie par la sociologie paraitrait alors probable (voir, par exemple, Descroche 1956, 42).

Trouver dans la démarche sociologique de Jean-Marc Ela sur les questions théologiques une esquisse de sociologie de la théologie reste donc une piste possible. Yao Assogba, par exemple, soutient cette possibilité – naturellement avec quelques réserves – quand il affirme : « On peut dire sans exagération que la théologie de Jean-Marc Ela c’est les sciences sociales de la théologie. C’est autour de l’homo africanus à la fois homo sociologicus, homo anthropologicus, homo politicus et homo economicus que Ela articule sa théologie » (Assogba 2017, 12). En ce qui me concerne, et en vertu de mes connaissances limitées dans la discipline théologique, je préfère ne pas emprunter ce chemin. Ce n’est pas que l’entreprise serait vaine, mais elle est susceptible d’ouvrir sur des voies dont les paramètres et les contours ne sauraient être maitrisés par un autodidacte de la discipline théologique. Je confie donc cette piste aux experts en théologie. Mais il faudrait avoir à l’esprit ce que j’ai appelé la tentation du réductionnisme et celle de la substitution. Tout en jouant de prudence, il s’agit tout de même de rester ouvert à la recherche et à partir de ce chemin.

Par ailleurs, la problématique de la dénomination de la praxis théologique ne se limite pas à la sociologie de la théologie. Quand on entre en contact avec la réflexion théologique de Jean-Marc Ela, l’on est également tenté d’y voir une « théologie sociale », comme celle développée, par exemple, par René Coste (1922-2018). En effet, dans Les fondements théologiques de l’Évangile social, Coste (2002, 32) propose une « théologie sociale » qui doit être au service d’un Évangile social. Ce courant théologique, qui exige un dialogue continue et approfondi de tous les acteurs, est en réalité une théologie qui concilie « image de Dieu et divinisation de l’humain » (Coste 2002, 166). À travers cette conciliation, la théologie poursuit alors l’innovation des droits de la personne. En effet, il affirme :

[…] en Jésus-Christ les droits de Dieu et de l’homme sont conjoints et inséparables, et que violer les droits d’une créature de Dieu au nom des droits de Dieu, c’est servir un autre Dieu, c’est être idolâtre. Dieu n’a pas d’autres droits que ceux de Jésus Crucifié. Et qu’est-ce que Pâques alors sinon la proclamation universelle et triomphale des droits de Dieu et des droits de l’homme à jamais inséparables ? Tout service de Dieu qui ne serait pas le service de l’homme serait le service d’un faux Dieu.

Coste 2002, 179[5]

Cette recherche de la divinisation de l’humain, en innovant et en promouvant ses droits, ne favorise-t-elle pas « l’être fraternel » (Coste 2002, 182) et par là « une ontologie de communion » (Coste 2002, 184) ? Tout compte fait, ce courant théologique se distingue par sa soif de justice, de paix, de solidarité et sa promotion d’une éthique universelle capable de vivre les exigences de la responsabilité (Coste 2002, 191)[6].

Faut-il voir dans la dialectique entre la pratique sociologique et la manière de dire Dieu chez les pauvres des villages et des quartiers périphériques de Yaoundé au Cameroun où Jean-Marc Ela avait exercé sa mission les traces de cette théologie sociale ? Sans doute, étant donné qu’il en va de l’Évangile social et de toute la prise en compte de cette espèce de déshumanisation de l’être humain. Pourtant, chez Jean-Marc Ela, il y a un plus : l’engagement concret pour aider à la libération du paysan, du pauvre.

En effet, depuis son séjour à Tokombéré chez les Kirdi, le penseur camerounais soutient, défend et promeut une réflexion théologique qui met en évidence le motif de la libération. C’est sous ce mode qu’il voit Dieu, qu’il veut engager les Églises africaines et les communautés chrétiennes. Réfléchir sur le Dieu de Jésus Christ, c’est prendre au sérieux l’histoire dans laquelle l’homme et la femme africains sont embourbés. C’est aussi tenir compte du contexte africain en mettant en exergue la question de la libération des pauvres et des opprimés. C’est finalement et fondamentalement prendre en considération le fait qu’évangile et libération, foi et libération vont ensemble surtout dans notre contexte africain. La théologie de la libération ou, mieux, la théologie africaine de la libération se veut une manière particulière de formuler un discours sur Dieu dans le contexte de l’Afrique.

2.2 La théologie africaine de la libération : Une théologie à partir des défis africains

Même si en Afrique il y a des expériences sociales de combat et de lutte pour la libération, force est de reconnaître que lorsqu’il est question de l’émergence, la théorisation et du déploiement de la théorie de la libération les images qui viennent spontanément à l’esprit sont celles de l’Amérique latine et de figures marquantes comme Gustavo Gutiérrez, Helder Camara, Oscar Romero et Leonardo Boff. Cela n’a pourtant pas empêché les théologiens africains de reprendre l’expression pour défendre les droits des peuples qui vivaient dans un contexte similaire à celui des pays latino-américains. La particularité de la théologie africaine de la libération est à situer du côté de son herméneutique. D’où la question : « Comment entrer dans une véritable herméneutisation du discours théologique élaborée par Jean-Marc Ela à partir du donné sociologique ? » Telle est la question développée dans ce deuxième point.

2.2.1 Le « monde d’en bas » comme lieu théologique

Notons en passant que la problématique de la libération, notamment quant à la manière de formuler un discours sur Dieu, aiguillonnait Jean-Marc Ela depuis les années 1960, pendant que se préparait le Concile Vatican II (Ela 1963). Quoi qu’il en soit, c’est en allant sur les traces de Baba Simon en 1970 qu’il prend davantage conscience du drame dont sont victimes les villages situés dans la montagne de Zouglo (Assogba 1999, 56-60). En effet, Jean-Marc Ela se rappelle cette prise de conscience en ces termes :

[…] dans cette montagne, j’ai été très frappé par la misère des gens en écoutant ce qu’ils racontaient, j’ai compris que ces gens vivaient des situations de servitude larvée. Dès ce moment-là, je me suis organisé pour que ces gens puissent redécouvrir une certaine dignité au nom de l’Évangile.

Assogba 1999, 59

Pourquoi tenir compte du drame social africain ? Dans Le cri de l’homme africain (1980), Jean-Marc Ela examine différentes questions pouvant tenir lieu de réponse à cette interrogation. En effet, cet ouvrage peut se lire comme un programme de libération qu’il se trace tant pour son entreprise théologique que pour son engagement pastoral (Ela 1980)[7].

Pour marquer la pertinence de la question sociale dans le discours missionnaire ou théologique, notre auteur reprend à son compte un argument de Lucien Laberthonnière (1860-1932). Selon ce théologien,

L’Évangile exprime la vérité du Christ en fonction d’une société et pour une société qui en vit à travers les péripéties du temps. À ce titre, il apparait comme faisant corps avec elles. Et remarquons bien que cette société n’a pas seulement, ainsi que trop souvent on a l’air de le supposer, suivi son apparition. Elle l’a précédée (Ela 2003, 26).

De manière générale, pour Jean-Marc Ela, l’on doit parler de Dieu en Afrique dans un langage qui tient compte du peuple et de sa situation de pauvreté et d’oppression. La paupérisation qui se vit dans le « monde d’en bas », en donnant l’occasion de parler de Dieu, devient ainsi une source incontournable de la théologie et tout naturellement aussi de la mission et de la liturgie.

2.2.2 Le Dieu de la réflexion théologique et de la mission

Une question pourtant fait surface : de quel Dieu a-t-on besoin dans ce monde d’en bas ? Il est évident que, comme pour toute théologie, celle de Jean-Marc Ela puise aussi à la source de la Bible. Toutefois, la Parole que l’on y trouve rencontre les pesanteurs et les drames des peuples et, dans ce sens, reçoit certainement « une écriture africaine » (Ela 1982, 9 ; Assogba 1999, 57-58)[8]. Et comme l’on peut s’y attendre, c’est le livre de l’Exode qui retient beaucoup l’attention d’Ela, car on y trouve des échos de la servitude vécue par le peuple africain[9]. L’Évangile est ainsi relu à partir de la servitude et de la souffrance.

Avec l’expérience de la sortie d’Égypte, l’on peut déjà voir le Dieu qui veut rejoindre le peuple africain. C’est le Dieu qui prend le parti des pauvres, des paysans et qui se place à leurs côtés pour les libérer. Il s’agit de ce Dieu chanté par Marie dans son Magnificat (Lc 1, 46-55). Bref, un Dieu des pauvres et des opprimés, et non un Dieu des riches ou des dominants, et, moins encore, un Dieu neutre.

Ce Dieu des pauvres et des opprimés est davantage regardé et contemplé en Jésus-Christ sur l’arbre de la croix[10]. La réflexion à son sujet mis en relation avec le motif de la libération donne lieu alors à la théologie sous l’arbre. Dans cette réflexion, « Dieu s’y découvre hors des temples, à la marge de l’histoire, à partir des damnés de la terre qui manifestent l’actualité du calvaire au coeur de notre histoire » (Assogba 1999, 63). Ce faisant, la croix entre dans une perspective où elle n’est plus seulement envisagée comme un instrument d’humiliation de Dieu en Jésus-Christ, mais aussi un instrument de lutte pour la libération de l’homme (Assogba 1999, 63-64)[11].

Par le biais de cette figure de Dieu, Jean-Marc Ela pousse la théologie et les Églises à une sérieuse remise en question. C’est ce projet qui est contenu dans l’ouvrage Repenser la théologie africaine (2003), qui porte un sous-titre très révélateur, Le Dieu qui libère. Plus qu’une synthèse et un partage de l’expérience pastorale antérieure, ce grand ouvrage de 448 pages est, en réalité, une étude sur les enjeux de la relecture de l’Évangile, réalisée à partir d’une perspective critique, portant sur les conditions d’émergence d’un autre type de langage de foi susceptible de renouveler la réflexion ainsi que sur la fécondité du message de l’Église et sa crédibilité dans les dynamiques actuelles de l’histoire de l’Afrique contemporaine (Ela 2003, 19).

2.2.3 De la dialectique Foi et Libération

Comment accueillir une telle conception de Dieu ? Ainsi peut se formuler la question pertinente de la réception de Dieu et de la réponse que nous avons à lui donner et cela au regard de nos défis. Je pourrais tout aussi la reformuler autrement et simplement : comment exprimer sa foi comme motif principal d’engagement sur le chemin de la libération ?

Bien que la réponse à cette question se retrouve dans la plupart de ses ouvrages, c’est dans Ma foi d’Africain (1985) qu’on la retrouve sous sa forme la plus achevée. Les dix thèmes développés dans cet ouvrage – considéré comme le testament spirituel de l’auteur – consistent à « montrer comment il est possible d’enraciner l’Évangile dans la vie d’un peuple et de rencontrer Dieu sur les chemins de notre histoire » (Assogba 1999, 67). La relation au donné révélé par la foi n’a pas à avoir un autre point de départ que l’Africain lui-même. Dans cette optique, le monde d’en bas n’est pas seulement un lieu théologique, mais un lieu du surgissement du Credo : c’est là où la vie de foi peut et doit prendre son envol, et là où elle est appelée à s’exprimer pour donner cette réponse du Dieu libérateur aux frères et aux soeurs avec qui l’on est embarqué dans une histoire commune et un destin commun.

L’enjeu de la foi, qu’il se situe au niveau vertical ou horizontal, requiert une expression non moins essentielle, à savoir le témoignage. De fait, dans un monde de plus en plus pluriel et au regard de l’histoire traumatisante de notre continent, le témoignage de vie devient un impératif pour les Églises et la réflexion théologique qui s’y développe. Et il s’agit prioritairement de rendre témoignage au Ressuscité. Ledit témoignage visera un critère de détermination qualitatif et non quantitatif. Jean-Marc Ela exprime cet enjeu de la manière suivante :

Dans le témoignage de la foi l’on vit l’expérience de l’action eschatologique de Dieu comme événement central du salut. [Car] À partir de la Pentecôte, l’avenir de la présence du Christ se joue au coeur de la vie des hommes remplis de L’Esprit qui ouvre le sens des Écritures et permet de témoigner du Ressuscité avec assurance (Ac 28, 31) et grande puissance (Ac 4, 42) malgré les épreuves qu’ils rencontrent (Ac 4, 8 ; 5, 32 ; 6, 10). [Ainsi] L’enjeu de ce témoignage, c’est l’avènement du Règne de Dieu.

2003, 203[12]

La foi qui intègre la dimension du témoignage doit s’ouvrir à la diversité culturelle et, du coup, décentrer nos Églises afin qu’elles soient de plus en plus des « Églises en sortie » non seulement au niveau de la mission, mais aussi à celui de la rencontre interculturelle.

Dans la situation africaine, il y a encore une dimension qu’on ne peut oublier dans le vécu de la foi : le motif de la libération. Pour le théologien camerounais, l’enjeu de la dialectique entre la foi et la libération que doivent promouvoir les Églises et la réflexion théologique peut aussi émaner de cette question :

Dans la mesure où l’enjeu de Dieu nous oblige à redonner sens à la mission évangélisatrice en nous situant au-delà de l’Église elle-même, ne faut-il pas accorder la priorité à la question de savoir comment nous devons servir le Royaume de Dieu par notre humble participation à la construction d’un monde de justice, de paix et de liberté dans les pays confrontés aux défis de la mondialisation ? Si la mission ne peut enfermer les dimensions du salut dans le surnaturel, ne devons-nous pas revenir au Christ qui s’inspire du prophète Isaïe (Is 61, 1-2) pour se comprendre lui-même et penser son messianisme ?

Ela 2003, 236-237

Telle est fondamentalement la raison de la prise en considération du rapport de la foi au défi de la libération. La foi qui se conjugue avec le sort de millions d’hommes et de femmes se doit d’être une réactualisation perpétuelle de la mission libératrice de Jésus-Christ dans l’aujourd’hui de notre histoire (Ela 2003, 239). C’est sans doute une foi libératrice qui entraine nécessairement aussi « une spiritualité de la libération » (Assogba 1999, 63). L’on peut sans aucun doute y voir la direction prise par le second Synode sur l’Afrique (Cheza 2013 ; Deroitte et Yumba 2015). Et en continuant à suivre ce chemin, nous ferons vraiment de l’Évangile « une parole d’espérance au milieu des pauvres » (Ela 2003, 240).

3 Conclusion

Chez Jean-Marc Ela, il y a une logique existentielle nourrie par la connaissance des sciences sociales – en l’occurrence la sociologie –, la connaissance de la théologie et son engagement à vivre avec ses frères et soeurs dans leurs situations de détresse et de misère. La fidélité à sa double identité de spécialiste des sciences sociales et de pasteur n’a qu’un seul objectif, à savoir libérer l’Africain afin qu’il retrouve sa dignité aussi bien dans l’Église que dans ce monde de plus en plus globalisé.

Malgré tout ce que Ela a écrit à propos de la libération – qui est le motif et de sa réflexion et de son engagement – dans son abondante oeuvre écrite, on remarque qu’elle est un sujet inépuisable pour lui. Elle se vit et s’intègre dans un vécu quotidien, normal et permanent, dans une réflexion qui se veut un cadre de conceptualisation des stratégies de combat avec tous les risques que cela implique.

Dix ans après sa mort, il importe à présent de se focaliser sur la réception de sa riche pensée et de son engagement interpellant. C’est ce que j’appelle la praxis théologique. Une praxis, telle que je l’entends, se veut pluraliste, interdisciplinaire pour arriver à une culture scientifique capable de relever le défi omniprésent du développement du continent.

Voilà comment nous pouvons à la fois rendre hommage à ce grand intellectuel ainsi que profiter et valoriser le grand héritage qu’il nous laisse. Certes, les héritiers que nous sommes n’auront pas à chercher à le momifier. En revanche, nous aurons à le soumettre continuellement à un libre et rigoureux examen comme lui-même le recommande pour la pensée de cet autre monument intellectuel africain, à savoir Cheik Anta Diop (1923-1986). Telle est la manière qui nous aidera à reconnaitre véritablement la grandeur et l’actualité de la personne et de son oeuvre (Ela 1989, 133).

En ce qui a trait à la réception et à la projection du message de Jean-Marc Ela, je conclus simplement avec les mêmes recommandations que ce dernier formulait aux jeunes Africains à propos de la personne et de la pensée de Cheik Anta Diop :

L’Africain qui nous aura compris est celui qui, après la lecture de nos ouvrages, aura senti naître de lui un autre homme, animé d’une conscience historique, un vrai créateur, un Prométhée porteur d’une nouvelle civilisation et parfaitement conscient de ce que la terre entière doit à son génie ancestral dans tous les domaines de la science, de la culture et de la religion.

Ela 1989, 135