Article body

Nous avons tourné la page hier mais nous n’avons pas fermé le livre.

Giguère 1997, 54

Il est bien connu que la mort constitue un sujet central du livre de Qohélet[1]. Le fait que l’être humain est un être-vers-la-mort constitue même pour lui la seule certitude en ce qui concerne son avenir. En effet, bien que l’être humain soit incapable d’avoir une idée quelconque de ce que l’avenir lui réserve (Qo 3,11 ; 8,7 ; 9,11-12), il sait qu’il va mourir et qu’il est même condamné à mourir deux fois : une première fois de manière bien réelle et une seconde fois dans la mémoire des personnes qui vont lui succéder. Par exemple, c’est ce que Qohélet note en 2,16, et ce, en démystifiant la prétendue immortalité dans la mémoire des êtres humains : « Car il n’y a pas de mémoire pour le sage ni pour l’insensé, pour toujours, parce que déjà dans les jours qui viennent tout sera oublié. Eh comment ! meurt le sage, comme l’insensé[2]! » Bien entendu, aussi important soit-il, le présent ouvrage collectif publié à la mémoire d’Aldina da Silva, avec qui j’ai eu le bonheur de beaucoup partager, de tourner maintes pages de livres et de faire de belles découvertes, n’infirme en rien ce verdict de Qohélet. Pour lui, la mort est non seulement inéluctable, comme l’indique les sept emplois du mot « destin » (mqrh : Qo 2,14.15 ; 3,19[3x] ; 9,2.3), mais elle opère aussi, de manière amorale, un nivellement entre tous les êtres humains : le sage et l’insensé (Qo 2,14-15), le juste et le méchant, le bon et le mauvais, le pur et l’impur, celui qui sacrifie et celui qui ne sacrifie pas, le bon et le raté, le jureur et celui qui a peur de jurer (Qo 9,2-3). En Qo 9,11-12, le verbe qrh, d’où dérive le mot mqrh, vise à souligner non seulement l’égalité de tous dans la mort, mais aussi le nivellement qui s’opère déjà ici-bas pour les plus rapides, les héros, les sages, les intelligents et les savants ; autrement dit, il n’y a pas de lien entre la qualité et la quantité de l’effort et sa conséquence : le destin échappe au contrôle de l’être humain (cf. aussi Qo 9,1)[3]. La mort prématurée d’Aldina da Silva rappelle que l’affirmation de Qohélet, aussi révoltante puisse-t-elle être, témoigne d’une remarquable lucidité, laquelle est plutôt rare dans les textes bibliques. Qui plus est, pour Qohélet, la mort opère même un nivellement entre le fils de l’être humain et la bête ; en effet, en Qo 3,19-20, la triple mention du mot ’ḥd signifie bien l’égalité de l’être humain et de la bête : un même sort (niveau temporel, v. 19a ; cf. Qo 9,2-3), un même souffle (niveau anthropologique, v. 19b) et un même lieu (niveau spatial, v. 20 ; cf. Qo 6,6). En somme, selon Qohélet, c’est la mort qui permet de voir la réalité en face et non la sagesse, car cette dernière est incapable de répondre au problème de la mort (Qo 2,15). C’est pourquoi le livre est encadré par deux poèmes qui traitent de la mort (Qo 1,4-11 et 12,1-7), mais qui suggèrent deux conceptions conflictuelles du temps : le premier vise à souligner le caractère cyclique (Qo 1,4) et sans mémoire (zkr, Qo 1,11[2x]) de l’existence humaine[4], tandis que le second vise à mettre en évidence le caractère linéaire et fini de l’existence humaine et à rappeler qu’il est nécessaire de se souvenir (zkr : « souviens-toi ») de son créateur (Qo 12,1), c’est-à-dire de se rappeler que l’on est de simples mortels[5]. Outre cette invitation à se souvenir –  adressée ici au narrataire mais aussi à la personne qui, aujourd’hui, lit le livre ! –, cet ultime poème est une longue phrase qui comprend trois propositions temporelles commençant par ‘d ’šr l’, « avant que ne » (Qo 12,1.2.6). Si l’on reconnaît que Qohélet oppose le temps de la jeunesse (Qo 11,9 : « Jouis jeune homme dans ta jeunesse ») à celui de la vieillesse (Qo 12,1b : « avant que ne viennent les jours mauvais / malheureux [r‘h] »), ce qui suit peut très bien décrire, à l’aide d’images poétiques difficiles à décrypter, le déclin qui vient avec l’âge (Qo 12,2-5) et la mort (Qo 12,6-7). Or, c’est ce dernier poème qui va retenir mon attention, mais mon analyse sera doublement limitée. D’une part, comme la peur est le thème de cet ouvrage collectif en hommage à Aldina da Silva, je ne m’intéresserai qu’au seul texte de Qo 12,5a, qui peut être rendu mot à mot comme suit : « aussi d’en haut ils craindront et des terreurs dans le chemin ». D’autre part, c’est la seule histoire de la réception de ce texte dans le monde juif qui va retenir mon attention.

Sachant que le maintien du livre de Qohélet dans le canon du Tanak n’a été possible qu’en renonçant à la singularité de ses propos théologiques, anthropologiques et eschatologiques, et que les premiers commentateurs ont notamment projeté sur ce livre leur croyance typiquement rabbinique en un jugement post-mortem[6], laquelle croyance a été entérinée par les exégètes qui ont suivi, mon intérêt pour l’histoire de la réception ne sera pas motivé par la quête du soi-disant « vrai » sens du texte de Qo 12,5a. Je chercherai plutôt à répondre aux questions suivantes : comment ce texte a-t-il été rendu par les traducteurs dans le monde juif ? Comment a-t-il été interprété par les exégètes juifs qui ont vécu aussi bien à l’époque des tanna’yim qu’à celles des ri’šōnîm et des ’aḥarônîm ? Que nous apprennent ces différentes interprétations ? Que nous disent-elles du texte de Qohélet, mais aussi des lecteurs, de leurs perceptions de la vieillesse et de leurs convictions religieuses relatives à la mort ? Ces questions sont d’autant plus intéressantes qu’aucune des nombreuses publications sur ce poème (plus de soixante !) ne porte sur l’histoire de la réception du v. 5a dans l’exégèse juive[7] et que, parmi les nombreux livres publiés sur Qohélet – par exemple, plus de 175 entre 2000 et 2019 ! –, un seul ouvrage, entièrement rédigé en hébreu et totalement méconnu des exégètes, reproduit simplement en synopse onze commentaires juifs du livre de Qohélet, datant entre le 10e et le 18e siècle[8].

Pour bien cerner l’histoire de la réception de ce passage, j’exposerai les résultats de mon enquête en deux parties de longueur inégale. J’examinerai d’abord les traductions de Qo 12,5a en grec, en syriaque, en arabe, en judéo-persan et en italien du 16e siècle. L’examen de ces cinq traductions sera suivi d’une présentation des diverses interprétations juives du v. 5a.

1 Examen de quelques traductions de Qo 12,5a

Dans le monde juif, la traduction la plus ancienne de Qo 12,5 est celle dite de la Septante. Il s’agit peut-être d’une traduction effectuée au début du 2e siècle par Aquila, bien connu des milieux rabbiniques, ou par un auteur de son école[9]. Cette traduction, réputée pour être très littérale, s’écarte au v. 5a du texte massorétique et comporte une variante. Voici la traduction du texte édité par Rahlfs et Hanhart : kai ge apo hupsous opsontai[10], « et vraiment d’en haut ils verront ». Par ailleurs, le Codex Vaticanus comporte une variante qui suppose que le regard est tourné non vers le bas mais vers le haut : kai ge eis to hupsos opsontai, « et vraiment vers ce qui est haut ils verront ». Telle est aussi la lecture de la version de Symmaque, connu dans le Talmud sous le nom de Sumkos ben Yosef et réputé pour être un fervent disciple de rabbi Meïr, rapportée par Jérôme : « Et super haec etiam de excelso videbunt » (Jérôme 1959, 356), « et aussi sur ces choses d’en haut ils verront ». En ce qui concerne la traduction de Symmaque, Jérôme précise qu’elle ne peut être suivie ni par les Juifs ni par les chrétiens, car elle est éloignée des Hébreux[11]. Étonnamment, Jérôme ne dit pas pourquoi cette interprétation est rejetée par les Juifs et les chrétiens. C’est d’autant plus étonnant que cette variante est attestée dans quelques manuscrits hébreux qui ont le verbe yire’û, « ils verront », et non le verbe yirā’û, « ils craindront » : « aussi d’en haut ils verront ». Que verront-ils ? Le texte ne le dit pas et reste donc énigmatique. C’est sans doute pourquoi cette variante n’a pas été retenue au cours de l’histoire par les commentateurs juifs qui savaient que la forme yr’w est une forme défective du verbe yyr’w (Ges-K 69q et 76e dans Gesenius 1976 [1909], 190 ; 218). Par exemple, cette forme défective est attestée en 1 S 17,11, où elle est précédée du verbe ḥtt d’où dérive le mot ḥtḥtym qui suit immédiatement le verbe yr’ en Qo 12,5a. En outre, il convient de noter que la forme yyr’w est celle que l’on trouve dans TB Shabbat 152a ainsi que dans le texte hébraïque reproduit et commenté par Sa‘adya Gaon (882-942), Rabbi Salomon ben Isaac, mieux connu sous l’acronyme de Rashi (1040-1105), Abraham Ibn Ezra (1089-1164), Isaïe de Trani l’Ancien (ca. 1180-1250), Ovadia ben Jacob Sforno (1470-1550) et David Altschuler ainsi que son fils Hillel, dans l’ouvrage connu sous le nom de Meṣûdat David (18e siècle)[12]. Enfin, la construction du v. 5a sous forme d’un chiasme confirme que le verbe yr’w est la forme défective du verbe yyr’w :

A d’en haut (lieu)

B ils craindront (peur)

B’ des terreurs (peur)

A’ dans le chemin (lieu)

Pour sa part, l’auteur de la Peshitta, qui provient d’un milieu juif, d’un milieu judéo-chrétien ou d’un milieu chrétien (Dirksen 1990, 261-264), suit de près le texte hébreu : w’p mn rwm’ ndḥl[13], « aussi d’en haut il craindra ». Par ailleurs, on notera que la Peshitta suppose que le verbe yr’ est au singulier et non au pluriel. En hébreu, comme le mot qui suit commence avec un w, faut-il supposer que le w final du verbe yr’w est une dittographie ? Selon Abraham Ibn Ezra, certains disent que le w du verbe yyr’w est un ajout (nwsp)[14]. Cependant, l’emploi du pluriel peut très bien avoir un sens indéfini et avoir la valeur d’un singulier : « on craint », « on a peur » ou « il craint », « il a peur[15]». Cette option est celle de la version arabe, attribuée à Sa‘adya Gaon : wyhdr ’lšy’ ’lmst‘ly wylhḳh ’lfz‘ fy ṭryḳh[16], « et il craint la chose sublime et le suit la peur sur son chemin ». Par ailleurs, dans la traduction hébraïque de cette version arabe où la peur est personnifiée, le v. 5a se lit comme suit : wyšmr mkl dbr gbwh wypḥd bdrkw[17], « et il se gardera de toute chose sublime et il tremblera de peur sur son chemin ». Il convient de noter que la traduction hébraïque du texte arabe est plus ambivalente, car l’expression dbr gbwh peut aussi être rendue par « parole fière » ou « chose élevée ». Toutefois, l’idée de se garder d’une parole fière ne fait guère de sens dans le contexte immédiat, tandis que l’idée de craindre la chose sublime est plutôt énigmatique.

Qu’en est-il des versions judéo-persanes, réputées pour être très littérales, qui remontent vraisemblablement quelque part entre les 13e et 14e siècles ? Le texte hébreu, qui accompagne les deux traductions judéo-persanes du livre de Qohélet conservées à la Bibliothèque nationale de France sous la cote Hébreu 116 et Hébreu 117, a le verbe yyr’w, et non la forme défective yr’w du texte massorétique, et celui-ci est rendu par le verbe trs, « craindre » : ’nyz’z bwlnd g’y by trsnd w[’n]šknh br’h, « même d’un lieu élevé ils craindront et [les] des dangers / horreurs en chemin ». Cette traduction est également celles des versions dites persanes, identifiées par la Bibliothèque nationale de France sous les cotes Supplément persan 2 et Supplément persan 3.

Enfin, le texte hébreu publié et traduit en italien par David de Pomi hebreo (1525-1593) a lui aussi le verbe yyr’w, lequel est bien rendu par « craindre » : temerano etiamdio l’altura con spaventi nella via (1571, 40), « ils craindront même la hauteur / le lieu élevé avec des frayeurs dans la rue ».

En ce qui concerne la deuxième partie du v. 5a, on a vu que Sa‘adya Gaon, contrairement aux auteurs des versions judéo-persanes et persanes, a choisi de rendre le substantif par un verbe. Tel est aussi le choix du traducteur de la Peshitta : wntzy‘ b’wrḥth, « et tremblera de crainte dans ses voies » ; ici, la racine z‘ ou zw‘, qui apparaît également dans le texte syriaque en 12,3a, fait référence à l’idée de se mouvoir, d’être agité, de craindre et de trembler de crainte. Ce choix vise sans doute à établir un meilleur parallélisme avec le verbe de la première partie du v. 5a. Pour sa part, la traduction attribuée à Aquila est plus emphatique, car elle ajoute un verbe au substantif : tromō tromēsousin en tē hodō, « d’un tremblement ils trembleront dans le chemin », le verbe tromeō évoquant un tremblement de peur, une frayeur. Cette traduction suppose-t-elle que la réduplication des lettres ḥt dans le mot ḥtḥtym a une force intensive ? Ce n’est pas impossible [18]. La traduction dite de la Septante est plus littérale : kai thamboi en tē hodō, « et des effrois dans le chemin ». Par contre, la version de Symmaque, signalée et critiquée par Jérôme, donne un autre sens à la deuxième partie du v. 5a : et error erit in via (Jérôme 1959, 356), « et l’erreur sera sur le chemin ». Peut-être cette traduction suppose-t-elle la lecture du mot ḥṭ’t, dont le sens premier de la racine est celui de « rater son but », « manquer sa cible » (cf. Jg 20,16 ; Pr 8,36; 10,16; 19,2; 20,2; Jb 5,24; Is 65,20) ? Ou plus probablement correspond-elle à une paraphrase du mot ḥtḥtym, lequel n’aurait pas été compris puisqu’il s’agit d’un hapax biblique qui dérive de la racine ḥtt, « être brisé », « être terrorisé » [19]?

En définitive, les traductions anciennes montrent, à leur façon, que le texte hébraïque a été compris et traduit de plus d’une façon. Par conséquent, il peut aussi être interprété de plus d’une façon. C’est ce qu’il convient maintenant d’examiner.

2 Histoire de la réception dans les traditions juives

Très tôt, les rabbins ont considéré que ce poème qui clôt le livre présente un portrait allégorique de la vieillesse (Shabbat 151b-152a). La plupart des commentateurs juifs sont restés fidèles à cette interprétation (cf., par exemple, Qo Rabbah 12 ; Tg Qo 12 ; Lv Rabbah 18,1) selon laquelle chaque image du poème décrirait la déchéance d’un organe différent du corps humain. Toutefois, dans les pages qui vont suivre, je vais montrer que, bien que le poème est catégorisé comme une allégorie, cela n’a pas empêché les exégètes de proposer de nombreuses interprétations et de lire le v. 5a de manière non allégorique. Pour bien comprendre l’histoire de la réception de ce v. 5a, j’examinerai comment les exégètes ont répondu aux trois questions suivantes : Qui est le sujet du verbe yr’w ? De quoi a-t-on peur ? Autrement dit, comment faut-il comprendre l’expression mgbh ? Enfin, comment doit-on comprendre la deuxième partie du v. 5a ? Pour des raisons méthodologiques, je présenterai les réponses à ces trois questions dans deux sections différentes, la première résumant les interprétations dites littérales (pešāṭ) et la seconde présentant les interprétations dites allusives (remez) ou recherchées (deraš).

2.1 Lectures littérales

Une première question se pose, à savoir qui est le sujet du verbe yr’w ? La réponse à cette question, on le verra, est quasi unanime : c’est la personne âgée. Toutefois, certains auteurs apportent une précision supplémentaire. Selon Rabbi Lévi Ben Gershom (ca. 1288-1344), connu aussi sous le nom de Ralbag, c’est le cerveau de la personne âgée qui est sujet du verbe yr’w, puisque c’est lui qui est situé en haut ; par conséquent, « c’est en lui que tu trouveras une grande faiblesse » (Kaṣenelenbogen 2012, 279). Abraham Ibn Ezra écrit que « certains disent que ce sont leurs jambes qui ont peur » (Kaṣenelenbogen 2012, 279). Pour sa part, Isaac ben Juda Ibn Giyat estime que le verbe yr’w se rapporte aux « hommes vigoureux » mentionnés au v. 3, c’est-à-dire aux « deux jambes » (Vajda 1982, 38 et 40), tandis que Ovadia ben Jacob Sforno est d’avis que le verbe se rapporte à la fois aux « hommes vigoureux » et aux « gardiens de la maison », c’est-à-dire aux « nerfs qui sont autour des os » et aux « os », ces « caravanes qui se détournent de leur route, à cause de la faiblesse des nerfs » (Kaṣenelenbogen 2012, 276 et 279). Ces deux dernières interprétations visent sans doute à expliquer l’emploi du verbe yr’w au pluriel.

La deuxième question porte sur l’expression mgbh : de quoi a-t-on peur ? À cette question, l’interprétation la plus ancienne et la plus communément admise est certes littérale, car on affirme que la personne âgée a concrètement peur de ce qui est haut dans le chemin, mais elle est aussi imaginative, car l’identification de ce qui est haut et le degré de la peur divergent d’un commentateur à l’autre. Dans le traité Shabbat 152a, qui est le plus ancien commentaire écrit de Qo 12,5, le style de la paraphrase est nettement hyperbolique : « que même une petite butte (gbšwšyt qṭnh) semble pour lui comme la montagne des montagnes (khry hrym) », c’est-à-dire la plus haute des montagnes. Cette interprétation, qui vise à illustrer la grande vulnérabilité de la personne âgée, est reprise presque mot à mot dans le midrash Leqaḥ ōb de Tobiah ben Éliézer (ca. 1036-1108) : « que le vieil homme (zqn) tremble de peur (mpḥd) dans un endroit élevé (mqwm gbwh) et qu’une petite butte (gbšwšyt qṭnh) semble pour lui comme une haute montagne (khr gbwh) » (1967, 53). Tout en gardant la comparaison avec la montagne, le Targum propose une image plus urbaine : « un monument public de peu d’importance (glšwsyt’ qlyl’) sera comparable, à la face de ton être, à une montagne élevée (lṭwr rm) quand tu marcheras sur le chemin » (Taradach et Ferrer 1998, 60)[20]. En accentuant le contraste entre la petitesse de l’obstacle et la grandeur de la peur, et ce, en redoublant les verbes signifiant la peur, Rabbi Samuel ben Meïr (ca. 1085-1158), connu sous le nom de Rashbam, souligne, lui aussi, à sa façon, la grande faiblesse de la personne âgée, voire son extrême fragilité psychologique : « aussi de quelque chose d’autre, qui est de peu de hauteur (gbwh m‘ṭ), il craindra (yyr’) et tremblera de peur (pḥd) et il aura peur (wyhyh ḥt) et craindra (yr’) de cette chose sur la route » (Japhet et Salters 1985, 209). Dans Qo Rabbah 12,5.1.1, du moins dans l’édition publiée par Motos López, le ton est moins dramatique : « Lorsque l’on convoque un vieil homme en un lieu [quand on l’invite à un banquet], celui-ci demande : le trajet comporte-t-il des montées (msqyn) et des descentes (mḥtwtyyn) » (Motos López 2001, 503)[21]. Pour sa part, l’exégète qaraïte Salmon ben Yeruhim (ca. 910-970) ne retient que l’image de la descente et il est d’avis que le texte décrit le vertige qui s’empare de la personne âgée : « l’homme arrive à un état où, chaque fois qu’il cherche à descendre d’un lieu élevé, il éprouve de la peur et est inquiet, tandis que toute son agilité juvénile l’abandonne » (Robinson 2102, 564). Au contraire, Abraham Ibn Ezra cite une interprétation selon laquelle la peur est en lien avec la seule montée : « certains disent que les vieux (hzqnym) n’ont pas la force pour monter dans un lieu élevé (mqwm gbwh) » (Kaṣenelenbogen 2012, 279). Cette lecture est aussi celle d’Ovadia ben Jacob Sforno, qui emploie toutefois le pluriel : des lieux élevés (hmqwmwt hgbwhym) (Kaṣenelenbogen 2012, 279). David de Pomi hebreo rattache également la peur à la seule montée en des lieux élevés et il donne en exemple la montée des escaliers (1571, 42). Pour sa part, Isaïe de Trani l’Ancien écrit que « les vieux ont toujours peur de s’asseoir / d’habiter (lyšb) ou de monter dans un lieu élevé (bmqwm gbwh) » (Kaṣenelenbogen 2012, 279). Selon Rashi, ce dont a peur la personne âgée, c’est simplement de tomber : « en raison des buttes (gbšwšywt) et des tertres (tlwlywt) qui sont sur les places et sur lesquels il pourrait trébucher (ykšl), il appréhende (d’g) de sortir dans la rue (šwq) » (Rachi 2009, 124)[22]. Samuel Ibn Tibbon (ca. 1165-1232) propose la même interprétation : l’homme âgé craint de trébucher sur une pierre ou un paquet (Robinson 2007, 594).

En somme, ces commentaires sur le v. 5aα révèlent, avec maints détails imagés et une honnêteté déconcertante, la grande peur qu’ont les personnes âgées à s’aventurer hors de chez elles.

Qu’en est-il des commentaires du v. 5aβ ? Témoignent-ils d’un réalisme aussi pathétique ? La paraphrase du v. 5aβ dans le traité Shabbat 152a, bien qu’elle soit très brève, ne fait aucun doute quant à la réponse qu’il faut donner à cette dernière question : « quand il va en chemin, il est rempli d’angoisse (twhym) ». Pour leur part, les rabbins de Qo Rabbah 12,5.1.1 proposent deux lectures, dont la seconde témoigne de l’hésitation qui envahit parfois les vieux, au point de les paralyser et de les empêcher de socialiser :

Rabbi Abba bar Kahana et Rabbi Lévi [ont commenté ce passage]. L’un a dit : la peur (h[y]tyt[y]h) du chemin tombe sur lui [et il se demande] : irai-je ou non ? Et il se résout à ne pas y aller. L’autre a dit : il commence par placer des indicateurs sur le chemin et dit : jusqu’à cette rue et jusqu’à telle autre rue, je peux aller, mais je n’ai pas la force d’aller jusqu’au lieu [du banquet].

Motos López 2001, 504[23]

Pour leur part, David Altschuler et son fils Hillel Altschuler (18e siècle), dans l’ouvrage connu sous le nom de Meṣûdat Ṣiyôn, paraphrasent le mot « terreur » par pḥd hrbh, « grand tremblement de peur », et s’intéressent à la conséquence somatique de cette terreur en indiquant que c’est « comme ce qui est rougeâtre et qui dégage une grande rougeur » (Kaṣenelenbogen 2012, 279). Certains exégètes s’intéressent plutôt à la cause de la terreur. Par exemple, Isaïe de Trani l’Ancien attribue la terreur (ḥtt) et le tremblement (r‘dh) de la personne âgée à sa faiblesse (ḥlyšwtw) (Kaṣenelenbogen 2012, 279), tandis que Salmon ben Yeruhim affirme que c’est l’affaiblissement de son coeur (ṣ‘p qlbh, le mot « affaiblissement » correspondant ici à l’arabe d‘f) qui est à l’origine du fait que les choses qui se présentent à lui le font trembler et lui causent de la trépidation (tr‘dh wtpz‘h) (Robinson 2012, 567). Pour leur part, Menahem ben Jacob Ibn Saruq (ca. 910-960) et Yona Ibn Jannah (ca. 985-1040) donnent au mot ḥtḥthym le sens de « fissures » : les personnes âgées ont peur des trous sur le chemin (Martinez Delgado 2013, 207 et 210).

Dans son commentaire du mot ḥtḥthym, Isaac ben Juda Ibn Giyat déclare qu’il a le sens de « descente » et il justifie son interprétation à l’aide de deux arguments : d’une part, en rattachant ce mot ḥtḥthym à la racine nḥt, « descendre », et d’autre part, en affirmant que le mot ḥtḥthym est ainsi l’antonyme du mot gbh du v. 5aα. Il en conclut que le vieillard ne bouge plus de sa place puisqu’il « s’imagine que les chemins ne sont que hautes montagnes et tranchées profondes » (Vajda 1982, 40). Quant à Ovadia ben Jacob Sforno, il s’intéresse plutôt à la destinée de la personne âgée et celle-ci est funeste, car le chemin est celui de « la descente qui mène vers la perte ; surviendront des terreurs de mort (’ymwt mwwt) et des tremblements de peur (wpḥdym) semblables à des souffrances et des maladies » (Kaṣenelenbogen 2012, 279-280).

En définitive, à l’instar des commentaires du v. 5aα, ceux du v. 5aβ témoignent à la fois d’une imagination et d’un réalisme pathétique. Vieillir est angoissant, car c’est une réalité cruelle ; c’est d’ailleurs pourquoi la vieillesse est d’entrée de jeu désignée par l’expression « les jours mauvais / malheureux (r‘h) » (Qo 12,1b) et qu’elle est décrite comme un horizon de ténèbres où il n’y a pas de beau temps après la pluie, mais que des nuages annonciateurs d’une nouvelle averse (Qo 12,2).

2.2 Lectures allusives ou recherchées

Selon l’édition de Cracovie de Qo Rabbah ainsi que dans la Petîḥāh 33 de Lm Rabbah, le poème de Qo 12 se rapporte à l’histoire d’Israël (Blinder et al. 2015 et Blinder et al. 2012b). En ce qui concerne le v. 5aα, les deux midrashim font allusion au roi babylonien Nabuchodonosor qui « craint le plus élevé du monde (mgbhw šl ‘wlm) », c’est-à-dire « le roi qui règne sur les rois », selon une précision apportée par Qo Rabbah 12,5[24]. Quant au v. 5aβ, il est paraphrasé comme suit dans les deux midrashim : « la terreur (ḥtyth) sur le chemin s’est abattue sur lui », c’est-à-dire Nabuchodonosor. Autrement dit, comme l’affirme explicitement Lm Rabbah, Nabuchodonosor craint le roi des rois, compte tenu du sort des anciens vainqueurs de Jérusalem.

Par ailleurs, dans l’édition de Cracovie de Qo Rabbah ainsi que dans Lm Rabbah, un rabbin présente une interprétation supplémentaire du v. 5aβ, qui fait référence à Ez 21,26, selon laquelle Nabuchodonosor pratique la divination afin de savoir si le succès de son entreprise est assuré :

Rabbi Lévi a dit : Nabuchodonosor a commencé à placer des indicateurs (tww’ym)[25] sur le chemin. Comme il est dit : car le roi de Babylone s’est arrêté au carrefour, au carrefour de l’embranchement, au départ des deux chemins, qui était au centre de deux routes. Il y avait deux routes là, l’une allant vers le désert et l’autre allant vers un territoire habité. Pour pratiquer la divination, il a commencé à pratiquer la divination au nom de Rome, mais sans succès, au nom d’Alexandrie, mais sans succès et au nom de Jérusalem, avec succès[26].

Puis, les deux midrashim mentionnent diverses techniques de divination utilisées par Nabuchodonosor, celles-ci n’étant efficaces que lorsqu’elles sont pratiquées au nom de Jérusalem. Suite à la longue énumération de ces différentes techniques divinatoires, les deux midrashim font référence au texte d’Éz 21,27-28 qui signale que le sort est tombé sur la ville de Jérusalem et que celle-ci sera détruite.

Cette interprétation de Qo 12,1-7 à la lumière de l’histoire d’Israël et notamment de la destruction du Temple de Jérusalem par Nabuchodonosor se trouve aussi dans le Zohar sur les Lamentations 93a. En ce qui concerne le v. 5aα, l’auteur de ce passage suggère que, au cours de l’histoire, s’effectuent des transformations simultanées et parallèles entre les lévites (cf. les filles du chant du v. 4 qui correspondent à ceux qui montaient sur l’estrade chaque jour et chantaient des chants mélodieux) et les anges célestes, c’est-à-dire ceux d’en haut (Qo 12,5) : quand les uns faiblirent, les autres faiblirent également ; les lévites eurent même peur davantage que ceux d’en haut. Puis, l’auteur de ce passage imagine que le v. 5aβ se rapporte également à la déportation des lévites qui marchaient avec une meule sur le cou et qui, sous la pression, perdaient leurs doigts en chemin (cf. Lm 5,5.13) (Hecker 2016, 333-334)[27].

Tout en reconnaissant que l’expression mgbh fait référence à Dieu, d’autres exégètes estiment que Qo 12,5a fait plutôt allusion au moment de la mort. Par exemple, selon Salmon ben Yeruhim, la première partie du v. 5a fait référence au moment où le malade est sur le seuil de la mort et que son regard se fixe, car il voit dans les hauteurs des choses qui l’effraient et le désespèrent en ce qui concerne son ascension (Robinson 2012, 566-567). Quant aux terreurs sur le chemin, elles sont décrites en ces termes :

il y avait sur le chemin (vers l’autre monde) des choses qui le faisaient frémir ; car parfois il voyait comme des chevaux, des soldats, etc., tout cela pour qu’il puisse articuler avec sa langue ce qu’il avait vu : qu’elle est difficile l’agonie de la mort, ô fils d’homme ! C’est-à-dire : que tu es malheureux quand tu quittes ce monde et que Dieu est irrité contre toi ! Dans quel état seras-tu au moment du jugement ? Où te réfugieras-tu ? Si tu ne cherches pas le pardon, comment vas-tu trouver le repos ? Si tu n’agis pas correctement, comment vas-tu trouver un soulagement ?

Robinson 2012, 568-569[28]

Abraham Ibn Ezra est également d’avis que Qo 12,5a se rapporte au moment de la mort. Cependant, il estime que ce v. 5a fait référence au départ du souffle ou de l’esprit (rwḥ) au moment de la mort :

et l’esprit (rwḥ) pense, lui, qu’il s’en va et qu’il marche vers le haut lieu (mqwm gbwḥ, c’est-à-dire le monde qui vient : ‘wlm hb’) et il tremble de peur (pḥd) au sujet du chemin (qui conduit à ce monde d’en haut) et la fin du verset le démontre : car il marche l’être humain (ky hwlk h’dm) (vers sa maison d’éternité).

Kaṣenelenbogen 2012, 281

Dans l’ouvrage connu sous le nom de Meṣûdat David, David Altschuler et son fils Hillel associent, eux aussi, le v. 5a au voyage céleste que doit entreprendre la rwḥ au moment de la mort :

Aussi, il éprouve des pensées qui le font trembler de peur (mtpḥdym), croyant que l’esprit (rwḥ) part pour un lieu élevé (mqwm gbwh), vers le ciel (’l hšmym), au-dessus, pour être jugé et rendre des comptes (lytn dyn wḥšbwn) ; et il y a beaucoup de tremblement de peur (whrbh pḥd) au sujet du chemin, de peur qu’il y rencontre un messager / ange (ml’ky) qui le juge (dyn).

Kaṣenelenbogen 2012, 279[29]

Quant à Moshe Alshik (ca. 1508-1593), après avoir déclaré que la peur est celle du jugement d’en haut (mn hdyn šl m‘lh), il propose deux interprétations en lien avec l’âme (npš), la première au moment où elle descend dans ce monde et la seconde au moment de la mort et du jugement où elle remonte au ciel. Dans les deux cas, les terreurs correspondent à l’ensemble des forces destructrices et impures qui cherchent à l’empêcher à descendre des hauteurs célestes et à y remonter (Alshich 1992, 308 et 311)[30].

L’auteur du Mē‘am Lō‘ēz sur Qohélet, dont la première édition date de 1898[31], est également d’avis que la personne âgée a peur du jugement d’en haut et qu’elle est terrifiée par le chemin qu’elle est sur le point de prendre, et ce, pour trois raisons : le voyage sera long, elle sera pauvrement équipée en provisions et elle sera talonnée par les anges accusateurs. En outre, selon ce commentaire, la forme plurielle du mot ḥtḥtym, « terreurs », fait allusion aux trois anges divins qui font l’évaluation de la vie d’une personne à sa mort : le premier établit la liste de tous les mérites et démérites qu’elle a accumulés dans ce monde, le deuxième compte ses années et le troisième correspond à celui qui était avec elle dans le ventre de sa mère (Yerushalmi 1988, 275).

En résumé, les exégètes ont rapporté le v. 5a à deux moments distincts : d’une part, sur le plan collectif, au moment de la destruction de Jérusalem et de la terrifiante déportation à Babylone ; d’autre part, sur le plan individuel, au moment de la mort et de l’ultime jugement de la personne âgée.

Pour ne pas conclure…

On ne finit jamais un texte lorsque celui-ci porte sur le livre de Qohélet, on l’abandonne, sachant que le livre, lui, reste ouvert. On délaisse même le texte avec un sentiment d’insatisfaction. C’est déjà en quelque sorte ce que rappelle Qo Rabbah 1,7.3.1 qui remplace les mots « torrents » et « mer » par les mots « Torah » et « coeur » (lb), soit le siège de l’intelligence : « tous les torrents [vont à la mer] : toute la Torah qu’un être humain étudie est dans son coeur. [Et la mer n’est pas remplie] : et le coeur n’est pas rempli et l’être-de-désir / l’appétit (npš) n’est jamais satisfait » (Motos López 2001, 77). Il ne saurait en être autrement, car les interprétations du livre de Qohélet – de tout livre du Tanak devrais-je dire – sont multiples, comme le rappelle l’adage de Nb Rabbah 13,15-16 : yš šb‘ym pnym btwrh, « la Torah a soixante-dix visages » (Blinder 2016). Bien entendu, je n’ai révélé ici que quelques-uns des visages de Qo 12,5a dans le monde juif, et ce, à l’aide de divers éclairages. À la lumière de l’histoire des individus est apparu un double visage : d’une part, celui d’un vieillard affaibli, vulnérable et terrorisé par des obstacles concrets qui l’empêchent de circuler paisiblement, de se rendre là où il le souhaite et d’avoir ainsi une vie sociale ; d’autre part, celui d’un vieillard à l’agonie, effrayé à l’idée de parcourir le chemin céleste qui le mène à la mort et au jugement dernier. Puis, à la lumière de l’histoire d’Israël, est également apparu un double visage : celui de Nabuchodonosor, terrifié par le Dieu le plus élevé du monde et responsable de la destruction de Jérusalem, et celui des lévites marchant dans d’atroces conditions sur le chemin qui mène à Babylone.

Bien entendu, ceux et celles qui sont en quête du prétendu « vrai » sens du texte pourront ne pas être d’accord avec l’une ou l’autre de ces différentes interprétations, voire avec l’ensemble de ces interprétations. Cependant, dans une perspective rabbinique, qui est celle que j’adopte dans cette étude, le désaccord n’a rien de gênant, car il est bien connu que les rabbins, dès le deuxième siècle, se sont mis d’accord pour ne pas être d’accord[32]. C’est pourquoi, à la lumière de cette histoire de la réception, je peux conclure – sans craindre un éventuel désaccord d’un lecteur ou d’une lectrice ! – que Qohélet, dans ce poème final du chapitre 12, notamment au v. 5a, fait preuve de courage et de lucidité, car il ne glorifie aucunement la vieillesse, comme c’est le cas ailleurs dans les textes bibliques et rabbiniques[33], et, plus précisément, parce qu’il n’exclut pas la réalité de la peur et de la terreur chez les personnes âgées.