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Introduction

Ce texte a pour objectif de présenter la doctrine politique du Mouvement pour la oumma (MPO) (al-ḥaraka min ajl al-umma), un courant islamiste minoritaire au sein du paysage islamiste marocain. Ce mouvement - tout comme l’Alternative Civilisationnelle (al-badīl al ḥadārī)[1] - est issu de la même école doctrinale : le Mouvement de l’option islamique (ḥarakat al-iḫtiyâr al-Islamî). La plupart des leaders de ce mouvement faisaient partie du Mouvement de la jeunesse islamique (ḥarakat al-šabība al-islāmiya)[2] des années 1970 au Maroc. Bien que ses militants partagent les mêmes bases idéologiques, ils se distinguent dans leurs modes de penser et d’agir.

Le Mouvement pour la oumma semble avoir développé une doctrine politique qui tente de concilier le texte religieux et la pensée politique moderne[3]. Elle s’adapte aux contraintes effectives en renonçant à l’utopie d’instaurer l’État du califat (dawlat al-ẖilāfa). Elle défend, désormais, les principes d’un État civil (dawla madaniya). Pour expliquer ce processus de transformation, nous nous pencherons sur trois dimensions du programme politique de ce mouvement : les rapports du politique et du religieux, la légitimité de l’État et la souveraineté. L’examen de ces questions est basé sur l’étude de ses documents fondamentaux[4] (sa doctrine politique) et ses positions vis-à-vis de l’ensemble des concepts clés (laïcité, oumma, État, charia), et sur des entretiens effectués avec ses leaders en 2001. Notre article montrera à quel point ce courant islamiste a réussi à concilier son référent religieux conservateur avec la pensée politique moderne.

La question de l’État en Islam

La distinction entre les sphères du politique et du religieux

La distinction entre l’action politique et l’activité religieuse est un pas que le MPO a franchi pour sortir d’une vision utopique de l’action politique animée par le rêve d’instaurer l’État du califat (dawlat al-ẖilāfa) (Ait Kabboura 2021a, 99-110). Le MPO se dirige désormais vers une vision réaliste qui prend en considération le contexte socio-politique. Cette vision fondée sur la distinction entre le politique et le religieux est souvent défendue par les cadres de ce mouvement qui ne cessent de confirmer que, selon leur vision, l’État dans la pensée politique islamique est une institution à caractère civil. Pourtant, ces cadres, dont une bonne partie est issue du Mouvement de la jeunesse islamique, croyaient comme la grande majorité des islamistes de la première génération que « [l]’islam proposait non seulement une voie vers le salut, mais [aussi]…un idéal de société juste à réaliser sur terre » (Rodinson 1993, 37) et que cet espoir utopique « […] jamais réalisé, doit rester toujours présent pour jouer le rôle du catalyseur et pour réussir à se voir concrétiser l’idéal de la société musulmane présent dans l’imaginaire politique » (ibid.).

Afin de justifier sa position sur le rapport du politique et du religieux, le MPO fait référence à un document historique de l’époque prophétique (waṯīqat al-saḥīfa)[5] également connu sous le nom de « la Constitution de Médine ». Selon le MPO, la distinction analytique entre le politique et le religieux établie dans ce document fait encore autorité. Cette distinction opère entre deux communautés : la communauté des croyants et celle des citoyens. La communauté religieuse comprend toutes les personnes qui croient en l’islam alors que, pour sa part, la communauté politique est composée de toutes les personnes qui entretiennent un rapport de citoyenneté entre elles, indépendamment de leurs convictions religieuses ou autres. Cela dit, toujours selon le MPO, la politique doit toujours rester encadrée par les valeurs de la religion (l’islam dans ce cas). Le lien unissant les deux sphères consiste ainsi en une vision politique universelle et humaine, vision où la parole et l’action politique sont subordonnées à une pratique religieuse (tadayyun). Selon la déclaration du premier congrès national du MPO, on peut distinguer deux catégories dans la politique, à savoir la politique corrompue et la politique honnête.

La religion dénonce la malhonnêteté et soutient les comportements loyaux que l’on doit retrouver dans la politique légale. Celle-ci englobe tout ce qui est déterminé par la charia (loi divine) et ce qui est en conformité avec elle. La politique a pour but d’atteindre les objectifs fixés par la charia, elle est une partie de cette dernière.

MPO 2002, 8

Il importe de signaler que cette vision véhiculée par le MPO ne fait pas l’unanimité dans la pensée politique islamique. Afin de saisir comment coexistent et interagissent religion et politique, Ali Abderraziq — auteur de L’islam et le fondement du pouvoir (1925) — a soumis l’histoire politique du monde musulman à une critique historique. Cette dernière l’amène à conclure à l’absence de toute forme de lien entre la religion comme croyance sacrée d’une part, et la politique comme pratique profane au sein de l’histoire islamique d’autre part[6].  En dépit de l’analyse et de la conclusion d’Abderraziq, les leaders du MPO restent attachés à la vision selon laquelle la politique peut s’articuler aux grands principes de l’islam tels que la justice, la liberté et le respect de la dignité de l’Homme. Le MPO considère l’action politique comme une pratique civile qui exige une réflexion rationnelle dans le cadre du référent islamique. Selon sa vision, il y a possibilité de fonder un parti politique sans qu’il ne parle au nom de l’islam, ou monopolise l’interprétation du texte religieux, ou interdise à tout autre acteur politique de présenter son point de vue concernant les textes religieux, ou traite de mécréants tous ceux qui ne partagent pas son idéologie, et sans qu’il ne sacralise sa vision politique et tende à l’imposer à tout le monde, ce qui impliquerait que toutes les autres visions politiques sont à bannir (risālat al-basīra, 2002).

Par ailleurs, les organisations islamistes[7] en général, et le MPO en particulier, considèrent que la laïcité a été introduite dans le système politique en Occident pour remettre en cause les pratiques du clergé dans l’espace public. La transposition de ce modèle au monde musulman n’exprime pas, selon la littérature de ce mouvement, « “une nécessité objective” parce que la laïcité a pour objectif de rendre la vie publique non soumise à l’autorité de la religion et des théologiens » (ibid.). En fait, l’adoption de la laïcité ne peut être justifiée, selon le MPO, que si les religieux disposent d’un pouvoir hégémonique et de compétences infinies, et si certaines minorités religieuses subissent une contrainte religieuse, confessionnelle ou politique. Plus encore, les documents du mouvement expliquent que la mise en oeuvre de la démocratie n’exige pas un système politique laïc. Il ne s’agit que d’un moyen neutre permettant l’accès au pouvoir (ibid.). En effet, la nécessité de fonder un pouvoir politique occupe une place secondaire dans le corpus théologique de l’islam. Il faut cependant rappeler que la source de légitimité du pouvoir étatique repose sur l’obligation religieuse d’établir le bien-être de l’homme sur terre. C’est ainsi que l’État en islam demeure un État à caractère civil à référent islamique, et non « un État religieux théocratique qui s’impose aux consciences, aux pensées intimes des gens au nom du droit divin » (ibid.).

Dans cette perspective, le porte-parole du MPO et son président estiment qu’il faut délier laïcité et démocratie[8], ce qui permettra de dépasser cet état d’esprit qui considère que toute transition démocratique passe par la marginalisation de la religion, ou par la délimitation de son rôle à tous les niveaux sociopolitiques, culturels et économiques. Selon les deux leaders, l’évolution de la démocratie au Maroc est liée à l’environnement de la nation arabo-musulmane et à son identité civilisationnelle. Au lieu de permettre à la démocratie de se cantonner dans la laïcité et de l’utiliser comme un artifice pour légitimer l’État de force, elle doit se muer en un projet de société pour libérer la majorité silencieuse.

L’État en Islam a un caractère civil

Bien que l’institution étatique en islam ne soit pas clairement recommandée par les textes religieux, la communauté musulmane était, à la mort du Prophète, dans l’obligation réelle de désigner un gouvernant. Le système politique califal a donc été instauré par la communauté musulmane qui a dû choisir un imam, créant ainsi l’État en l’islam (Ait Kabboura 2021b, 24-27). Tous les théologiens de toutes les branches de l’islam s’accordèrent sur le fait qu’il était indispensable de créer une institution étatique (dawlat al-ẖilāfa) pour gérer les affaires de la communauté musulmane. Ainsi, à la suite de la disparition du Prophète Muhammad, ses anciens compagnons se réunirent aussitôt à la Ṣaqîfa (demeure des Banou Sâ'ïda) en vue de nommer le calife des musulmans. Il fallait en effet parer, au plus vite, au vide que laissait le Prophète, un vide non seulement juridique, mais aussi politique. Tous étaient conscients de la nécessité fondamentale de créer un État pour gérer la chose publique dans la cité musulmane. D'ailleurs dans cette veine, le grand théologien de l’histoire de l’Islam Abou al-Hassan Al-Mawardi soutient même que l’imāma (l’institution du guide suprême) a pour objectif de remplir la mission prophétique, c’est-à-dire de préserver la religion et de s’occuper de la gestion des affaires d’ici-bas. La oumma fut ainsi invitée à choisir librement un dirigeant conformément aux principes de l’islam, et d’instaurer par la même occasion un califat « qui se fonde sur le libre consentement, mutuel et conditionnel entre gouvernés et gouvernants, sur la base de la choura et de la bay’a : deux principes fondamentaux de la théorie de la démocratie islamique. » (Elahmadi 2006, 57)

Dans ce sens, la littérature du MPO affirme que « la pratique islamique de la choura (consultation), coïncide - dans son principe et sa finalité - avec l’institution démocratique du suffrage universel, comme fondement du pouvoir et garant de l’égalité des citoyens » (Mérad 1984, 100). Pourtant la consultation islamique (šūra) reste uniquement une valeur religieuse et éthique, car elle n’a aucun rapport avec les mécanismes démocratiques d’exercice du pouvoir dans les institutions étatiques. Selon les écrits de Mohamed El-Marouani « Le pouvoir dans la pensée politique islamique » (1998), le calife qui suit le chemin de la prophétie a deux objectifs essentiels. Tout d’abord, préserver la religion en appliquant ses préceptes, ensuite veiller à ce que la politique d’ici-bas réalise les intérêts de la oumma en rejetant tout ce qui pourrait lui porter préjudice. Quant aux raisons de la nécessité de l’État califal (kḫilâfa) dans la pensée politique islamique, elles se déclinent en trois considérations :

  • Une considération légale : l’obligation de mettre l’imâma (l’institution d’un guide suprême) en place, une recommandation faite à l’unanimité par les Compagnons et les oulémas ;

  • Une considération réelle qui est la nécessité d’assurer l’ordre et de lutter contre l’anarchie ;

  • Une considération fonctionnelle permettant à l’imâm/calife d’exécuter sa mission comme représentant de Dieu sur terre et de remplir son devoir. À cet effet, il a besoin du pouvoir politique (El-Marouani 1998).

Il en ressort que l’idéologie politique de ce mouvement soutient l’obligation et la nécessité de créer un État civil encadré par les valeurs de l’islam. Cependant, il apparait indispensable de déterminer quelle instance devrait être souveraine, la oumma, l’État ou la charia ?

La souveraineté entre la oumma, l’État et la charia

La souveraineté de la oumma musulmane

Qui est souverain ? La charia, la oumma ou l’État ? La réponse à cette question permet de déterminer la règle qui devrait orienter les choix politiques de la oumma et de l’État. Pour commencer, le MPO constate qu’il est impératif à ce stade de faire la distinction entre le véritable régime politique islamique dans son originalité, et le régime sultanien qui a longtemps dominé l’histoire de la oumma. Ce régime despotique fondé sur la contrainte et la force a réussi à éliminer la souveraineté de la oumma, et à la reléguer au rang de sujet. C’est pour cette raison qu’il faudra chercher les causes historiques de la crise politique contemporaine de la communauté musulmane, c’est-à-dire les causes qui ont mené à sa marginalisation, à l’absence de liberté, de justice et de consultation (choura), et qui ont donné la prééminence à la force et au despotisme.

À l’époque et surtout durant l’âge d’or du califat, la relation entre l’État (gouvernants) et la oumma représentée par ses savants (les oulémas) était une relation de solidarité et de collaboration. Actuellement, selon les leaders du MPO, non seulement l’État dans le monde arabo-musulman incarne une institution dont la légitimité est douteuse, mais il ne rend même pas de bons services à la société. Il s’agit ici « d’un système politique symbolique à travers lequel ce mouvement se perçoit, se divise et élabore ses finalités » (Anssart 1974). Après l’effondrement du régime politique califal (des quatre premiers califes), la relation entre l’État et la oumma a connu de graves tensions. À l’arrivée des Omeyyades[9]au pouvoir au VIIIe siècle, la situation s’est compliquée davantage avec la naissance de l’État autoritaire (adawla al-sultāniyya) (Ait Kabboura 2021b, 27-33). Les rapports entre l’État et la oumma se sont détériorés : le manque de confiance envers l’État a engendré beaucoup de souffrance et de sentiments de révolte chez les oulémas qui ont manifesté leurs oppositions politiques envers le pouvoir en place. Certains d’entre eux sont décédés en prison pour avoir manifesté leur opposition, d’autres, juste après leur libération (risālat al-basīra 2002).

À cette époque, pendant le gouvernement du califat Omeyyade, on constate le recul de l’influence de la oumma sur les gouvernants en place. Le pouvoir étatique, fondé en partie sur l’hérédité, recourait souvent à la contrainte et à la force pour assurer l’exécution de sa politique générale autoritaire. La domination étatique du pouvoir califal sur la oumma a favorisé la naissance de l’État régional, issue de deux évolutions historiques de la oumma arabo-musulmane :

  • Le renforcement de l’héritage autoritaire chapeauté par un chef d’État despotique (sultan). Celui-ci avait fondé sa domination par le recours à la force et à la contrainte ;

  • La faiblesse de la oumma avait ouvert la voie à la conquête colonialiste occidentale.

Ce pouvoir, selon la littérature du MPO, est un pouvoir illégitime puisqu’il est né en dehors de la volonté effective de la oumma, et qu’il ne reflète donc pas les aspirations de celle-ci. Son projet s’était limité à la reproduction des symboles d’une souveraineté étatique formelle, avec des personnalités aux privilèges insufflés par les puissances étrangères.

Bien que le MPO prenne pour modèle le régime politique des premiers califes reconnu comme étant l’âge d’or de l’Islam, les leaders de ce mouvement sont conscients qu’il est extrêmement difficile de le recréer. En vue d’élargir la participation des citoyens au pouvoir, ils ont nuancé leur objectif initial, celui d’instaurer un régime califal rassemblant tous les États régionaux du monde musulman, et militent désormais pour une réforme constitutionnelle. De ce fait, ils ont refusé le système politique sultanien qui remet en cause la question de l’investiture (MPO 2002, 8). Car pour assoir un ascendant plus subtil, l’État sultanien avait recours soit à la persuasion, soit à la force, il utilisait souvent ses appareils idéologique et coercitif (Althusser 1970). Cependant, selon la politique islamique, la légitimité de l’investiture et celle de l’action politique sont indispensables à la légitimité de l’État.

Les islamistes du MPO trouvent que les régimes politiques arabes n’ont pas su se défaire de l’aspect autoritaire de l’État sultanien. Ils ont utilisé les pouvoirs de certains oulémas ainsi que la force des institutions religieuses et séculières pour légitimer leur domination. La religion a été mise au service de l’État-nation arabe, « ce dernier a progressivement périclité, pour avoir voulu imposer un régime de tutelle et de soumission de la société civile, afin que celle-ci reste sous la domination de la classe politique » (Niffer et al 2008, 143). Pour sortir de cette situation de décadence politique, le MPO a donc fait appel aux forces politiques actives afin qu’elles interviennent pour libérer la oumma de la domination illégitime de l’État-nation. Pour expliquer ce positionnement politique, Mohamed El-Marouani déclare :

Nous, qui sommes dans le Mouvement pour la oumma, considérons que notre reconnaissance doit commencer dès aujourd’hui par le réajustement de la relation entre l’État et la oumma afin que celle-ci puisse récupérer son pouvoir et sa dignité. Cela ne sera réalisable que par une réforme du régime constitutionnel, politique et institutionnel.

notre entretien avec Mohamed El-Marouani, 2001

Quelle que soit la forme politique prise par l’État, ses structures politiques devraient être fondées sur le raisonnement politique qui anime les citoyens afin de servir la société qui est la source de toute légitimité. Le MPO considère que cette étape est essentielle pour l’amorce d’un changement politique réel :

Notre attente incite les gouvernants à reconnaître l’importance du cadre contractuel, le considérant désormais comme la garantie du changement. Cela permettra de rompre totalement et définitivement avec l’État des directives, de la force, de la contrainte, du makhzen [appareil étatique].

ibid.

Ainsi, le MPO milite pour instaurer un régime démocratique parlementaire, et il revendique une réforme constitutionnelle au Maroc qui sera l’assise principale de la légitimation politique. Selon sa littérature, la seule solution pour substituer l’État de droit à l’État sécuritaire consiste à faire des réformes politiques et constitutionnelles qui doivent être réalisées dans le respect de l’islam. « Celles-ci permettront de valoriser la souveraineté de la nation afin qu’elle récupère son pouvoir. » (Ben Al-Mustapha 2008, 60). Pour que la oumma soit en mesure d’exercer son pouvoir, le mouvement exige le respect de la loi, la séparation des pouvoirs et l’alternance politique transparente (MPO 2002, 8). En somme, le mouvement considère qu’au Maroc, l’État a acquis une prédominance illimitée et cela, au détriment de la oumma. En effet, lorsque l’État exige de la oumma « (…) une soumission absolue, aveugle et une allégeance inconditionnelle » (El-Marouani 1998), « impose des obligations sans pour autant garantir des droits, et demande un appui sans proposer de services », cela déséquilibre le rapport entre ces deux entités. « Ce modèle de pouvoir est injuste et n’agit que pour lui-même. Dans un tel contexte, l’État construit sa propre légitimité par le despotisme » (notre entretien avec Mohamed El-Marouani, 2001).

Les leaders du MPO militent pour un État d’institutions et de droit, s’assignant comme but la consolidation de l’unanimité des forces civiles, le renforcement des libertés, et le droit à l’opposition. Les dénominations qu’ils ont données à leur organisation politique (Mouvement pour la oumma et Parti de la oumma) expriment un sens politique et une stratégie qui encouragent la oumma à recouvrir sa souveraineté en négociant un nouveau contrat avec l’État, un contrat équitable et juste. De cette manière, « l’État deviendrait le porteur des projets de la oumma dans le cadre de la conformité entre l’identité culturelle de la oumma et son identité politique. C’est l’issue de secours pour sortir de la crise actuelle » (notre entretien avec Mohamed El-Marouani). Le projet anticipé par la oumma ne se réalise pas sans une reconnaissance préalable de sa valeur ultime. Dans l’optique du MPO, l’État n’est qu’un moyen au service de la oumma, qui est perçue comme une entité infaillible et une source de pouvoir. Ainsi, le gouvernant n’est qu’un mandataire désigné par la oumma souveraine pour exécuter sa volonté, il est susceptible d’être contrôlé et même d’être destitué. La question qui se pose ici est la suivante : par quelle loi l’État devrait-il légiférer selon le MPO ? Et quelle serait la place de la charia dans le droit positif ?

La charia comme fondement du politique et du juridique

La vision politique du MPO est favorable à une souveraineté populaire encadrée par les grands principes de la charia. Cela dit, la loi divine reste toujours soumise à la réflexion rationnelle pour établir des règles juridiques générales garantissant la bonne orientation de la nation. Ainsi, nous explique le président du Parti de la oumma (ḥizb al-umma):

Nous voulons donner à la raison une importance considérable dans notre renouveau et notre action, en revendiquant la mise en valeur de la raison islamique. Ainsi, nous sommes en accord avec le cheikh al-Islam Ibn Taymiyya qui avait dit qu’il fallait éliminer le raisonnable, parce que la vérité n’est jamais contre la vérité[10], qu’elle trouve sa source soit dans la raison, soit dans le texte religieux ».

entretien avec Mohamed El-Marouani, 2001

En fait, Mohamed El-Marouani insiste sur le rôle de la raison qui est source de savoir, méthode d’apprentissage et condition du perfectionnement de l’être. Cependant, l’interprétation rationnelle devrait être encadrée par la charia, de sorte que l’interprétation accommode le texte religieux pour qu’il réponde aux exigences de la vie réelle. La réflexion rationnelle devrait toujours être délimitée par la charia, ainsi que par toute production de savoir et toute compréhension des réalités d’ordre politique et socio-économiques (ibid.). Il semble que l’idéal chez les islamistes du MPO est fondé sur la seule vérité, une vérité révélée qui laisse une place secondaire à la raison car, selon eux, la réflexion rationnelle ne peut contredire le texte religieux. Et quand il y a divergence ou opposition entre le texte et la raison, il est recommandé d’adopter une approche sensée et intelligente pour résoudre cette contradiction. Le théologien a donc la mission d’entamer une réflexion rationnelle sans contredire un principe révélé par le Coran.

Le MPO donne la priorité au texte (Coran et Sunna) et refuse toute contradiction avec les règles de la charia et de ses préceptes. Selon El-Marouani, « le Mouvement a choisi la fidélité dans la parole, dans l’action, et la sincérité dans le cadre de la légalité (char’) » (ibid.). En ce sens, il apparait que le MPO s’approche de la pensée salafiste, toujours tenu de s’appuyer, dans son action et sa compréhension des réalités socio-politiques, sur le texte religieux en essayant de l’interpréter par le biais de l’ijtihâd (effort intellectuel). Cet effort est considéré comme indispensable à la renaissance de la oumma et au renouvellement (tajdîd) de ses coutumes et de ses comportements relationnels. Contrairement à l’innovation (bidʿa), bannie par la majorité des juristes, l’ijtihâd est louable et digne d’éloges. Il est l’instrument opérationnel qui examine toute question n’ayant pas été explicitée par le texte coranique ou prophétique (sunna) pour servir l’intérêt général de la oumma. El-Marouani déclare que

« les partisans du Mouvement s’inspirent du réel pour déterminer leurs moyens d’action. Ils ne se sentent pas influencés par la réalité, car le char‘ (loi divine) se charge de la faire infléchir, de la modifier ou de la faire coïncider avec ce qui sert la cause de l’homme ».

notre entretien avec El-Marouani, 2001

Conclusion

Cet article montre que le MPO s’est efforcé d’opérer une nouvelle lecture du texte religieux en vue de l’adapter à la pensée politique moderne pour reconstruire sa vision politique et doctrinale. Cette réforme a permis aux membres de ce mouvement de forger une idéologie réaliste, loin de l’utopie califale, tout en militant pour la souveraineté de la oumma dans le cadre du respect de la charia. Ainsi, les leaders de ce mouvement ont affirmé que l’État en islam est un État civil non théocratique, et le régime califal (dawlat al-ẖilāfa) est un modèle politique historique à ne pas reproduire, car l’action politique contemporaine est limitée par le contexte géopolitique territorial et national. L’État est indispensable pour gérer les affaires publiques de la oumma musulmane et l’instrument par lequel la oumma devient souveraine et détient le pouvoir dans le respect de la charia.

Malgré l’apparent discours moderniste du MPO, son idéologie ne semble pas prête à rompre avec la pensée islamiste salafiste. Ceci suggère que « le Maroc n’était pas à l’abri de l’influence du mouvement salafiste que ce soit dans sa version wahhabite ou réformiste » (Fadil 2014, 173). Comme les salafistes, les islamistes du MPO s’inspirent de la définition de la politique légale élaborée par le théologien Ibn Taymiyya (1263-1328)[11], en mêlant le religieux et le politique. Ils défendent la démocratie en la considérant comme un principe islamique recommandé par le texte coranique (la choura). Ils militent pour les droits sociaux revendiqués par la oumma marocaine (logement, santé, travail, égalité des chances, éducation, liberté, etc.), en estimant que l’islam est le garant des droits et valeurs universels qui protège la dignité de l’individu et de la collectivité. Enfin, le MPO milite pour une vie partisane ouverte pour pouvoir relancer son parti (Parti de la oumma/ ḥizb al-umma), toujours interdit par le régime politique marocain.