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Introduction

La convergence d’un ensemble de facteurs à la fois idéologiques et historiques a fait en sorte que l’indifférence vis-à-vis de la démocratie soit l’une des caractéristiques les plus marquantes de la formation théorique et organisationnelle de la première génération des mouvements islamistes. Ainsi, il a fallu attendre l’émergence d’une deuxième génération d’idéologues islamistes pour que le débat sur ce concept devienne une préoccupation (Hamiddine 2010, 168). Ce n’est en fait pas un hasard si le contexte des écrits des islamistes sur la démocratie (Ghannouchi et Tourabi 1984 ; Ghannouchi 1989 ; Yassine 1996 ; etc.) coïncide avec la tendance autocritique qui a traversé le paysage islamiste à partir des débuts des 1980. Tendance qui allait de pair avec l’émergence de ce que l’on appellera désormais « l’islamisme modéré », et dont le trait le plus marquant fut une tendance à négocier avec quelques normes de la modernité (Tozy 1999, 172).

Curieusement, ces islamistes voulaient légaliser l’existence de leurs mouvements au sein des sphères politiques de leurs pays, en restant toutefois islamistes (islāmiyūn (islamiques) dans leur langage) (Othmani 2006, 9). De surcroît, les révisions intellectuelles proposées visaient dans la plupart de cas à islamiser la modernité plutôt qu’à moderniser l’islam (Yassine 1998). Ainsi, le concept de démocratie ne sera traité dans les différents corpus islamistes qu’en référence au concept coranique de la choura. Par ailleurs, en raison de la diversité des modes d’organisation et d’action des différents mouvements islamistes, les résultats du débat sur la légitimité religieuse de la démocratie chez les islamistes manquent de consensus. Alors qu’une partie du paysage islamiste rejettera catégoriquement le concept de la démocratie et se contentera de celui de la choura, une autre partie significative de ce paysage développera, au prix de nombreuses concessions, des conceptions réconciliant, du moins partiellement, les deux concepts (Fadil 2018c).

L’étude proposée dans cet article traite de la réception de la démocratie chez les islamistes entre rejet et adoption conditionnelle. Plus précisément, elle vise à élucider la configuration du concept coranique de la choura au sein de ce processus. Pour ce faire, une méthode interdisciplinaire, combinant sociologie des religions et théologie, mettant en rapport la dimension religieuse et la dimension politique de la question abordée dans une perspective historique diachronique, a été privilégiée. L’analyse envisagée dans cette étude se focalise sur deux corpus idéologiques élaborés par deux grandes figures du paysage islamistes au Maroc. Premièrement, Abdessalam Yassine (1928-2012) — fondateur, ex-guide suprême et principal théoricien de ǧamāʿaẗ al-ʿadl wa al-iḥsān (Groupe de l’équité et de la bienfaisance) —, comme représentant du camp du rejet de la démocratie en faveur de la choura. Deuxièmement, Ahmed Raissouni (1953-) — président (1996-2003) de ḥarakaẗ al-tawḥid wa al-islāḥ (Mouvement de l’unicité et de la réforme), groupe de prédication lié au ḥizb al-ʿadāla wa al-tanmiya (Parti de la justice et du développement : parti d’idéologie islamiste qui a siégé au pouvoir gouvernemental au Maroc durant la période 2012-2021) —, comme représentant du camp de réconciliation, quoi que conditionnelle, entre les deux concepts.

L’article comporte trois sections. La première section présente un cadre théorique général des rapports complexes liant l’islamisme à la démocratie. La deuxième section consiste en un cadre socio-théologique mettant en exergue le concept de la choura — notamment des points sensibles qu’il soulève tels que sa légitimité religieuse et sa validité politique — et mettant en relief ce qui le distingue de celui de la démocratie. Finalement, la troisième section vise à explorer, via une approche comparative, les rapports tantôt pacifiques, tantôt tendus entre démocratie et choura dans les modes de penser et d’agir des islamistes marocains. Le but est de décortiquer, par le biais des techniques de l’analyse du contenu et de l’étude de cas, l’argumentaire de deux camps islamistes : le premier qui rejette la légitimité religieuse de la démocratie en se satisfaisant de la choura (le cas de Yassine), et le deuxième qui réconcilie, avec certaines limites et concessions toutefois, la démocratie avec la choura (le cas de Raissouni).

Islam, islamisme et démocratie

À l’opposé d’une ultime conviction de la compatibilité entre la démocratie et le christianisme, en particulier dans sa version protestante, encore plus calviniste[1] (Tusalem 2009, 882), se développe généralement une conviction posant une incompatibilité catégorique entre la démocratie et l’islam. Contrairement aux pays de culture chrétienne de l’Occident, il y a peu de pays du monde musulman qui sont gouvernés par des régimes démocratiques; cet état de fait témoigne de l’incompatibilité entre la démocratie et l’islam pour les tenants de cette deuxième conviction (Kubicek 2012; Vlas and Gherghina 2012). Kubicek résume ainsi la situation dans « Political Islam and Democracy in the Muslim World » (Islam politique et démocratie dans le monde musulman) :

Derrida claims Islam is “the other of democracy” (Derrida 2005); Lewis (2005: 36) argues the basic modern notion of democracy is “alien” in most Islamic societies; Huntington (1993: 40), in his “Clash of Civilizations,” posited that fundamental Western ideas of individualism, liberalism, democracy, and rule of law have “little resonance” in Islamic cultures; Lakoff (2004: 136) paints his critique of Islam with a broad brush, maintaining that “Muslim thinking, Arab and non-Arab, is in principle against the individualism, pluralism, and secularism characteristic of modern democracies.” Rowley and Smith (2009: 298) nonetheless feel confident enough to state that democratic deficits in the Muslim world “appear to have something to do with the nature of Islam itself”.

2012, 2

Toutefois, cette vision tournée vers le registre orientaliste incarne dans l’optique de bon nombre d’autres chercheurs un « scholarly minefield » (ibid.). La principale réalisation de ce champ académique miné est d’avoir, affirme Asef Bayat dans son article « Islam and democracy : What is the real question ? » (Islam et démocratie : quelle est la véritable question ?), essentialiser l’islam en le cantonnant dans un seul bloc qu’on nomme en général « l’islamisme » alors que cette religion et ses fidèles ne sont ni stables ni figés dans l’espace et le temps (2007, 11). L’interprétation antidémocratique formulée par des penseurs musulmans qu’ils soient islamistes ou non pourrait varier, selon Bayat, d’un contexte à l’autre. Ainsi, explique-t-il:

More importantly, the question is not whether Islam is or is not compatible with democracy or by extension modernity (however understood), but rather under what conditions Muslims can make them compatible. Because there is nothing intrinsic in Islam, and for that matter any other religion, which makes them inherently democratic or undemocratic. We, the social agents, determine the inclusive or authoritarian thrust of religion. Because from this perspective, religion is nothing but a body of beliefs and ideas which invariably makes claims to authentic meaning, to a higher truth.

Ibid.

Dans une perspective similaire, Irfan Ahmad estime, dans son article « Democracy and Islam » (La démocratie et l’islam), que l’interrogation à savoir si l’islam est compatible ou non avec la démocratie s’appuie sur une question défectueuse. Il aurait fallu, précise l’auteur, commencer par poser la question du « pourquoi » et « pour qui » la démocratie, car, explique-t-il, « la démocratie dominante a également été hostile aux musulmans » (2011, 460). En d’autres mots, « au lieu de s’engager dans l’exercice (infructueux) de débattre de l’incompatibilité de l’islam avec la démocratie » (ibid.), il aurait fallu « étudier comment l’Occident a dé-démocratisé les régimes politiques musulmans » (ibid.). D’autres chercheurs (Esposito & Voll 1996 ; Filali-Ansary 1999) soutiennent même que les textes de l’islam (Coran et hadith) pourraient servir de fondement pour le développement de la démocratie dans les pays islamiques, et attirent l’attention sur le fait que bon nombre de mouvements à référence islamiques n’ont cessé de démontrer un intérêt considérable vis-à-vis de celle-ci (Hofmann 2004, 652). De telles idées touchent de très près notre étude, laquelle cherche à explorer la configuration du concept coranique de la choura au sein du processus général de la réception de la démocratie chez les islamistes.

Pour commencer, il importe de mentionner que le paysage islamiste a beaucoup évolué au fil du temps. Une bonne partie des islamistes d’aujourd’hui n’ont plus la même gêne qu’avaient leurs prédécesseurs de la première génération vis-à-vis de la modernité et de ses implications politiques, sociales et éthiques. Ceux-ci se sont même réorganisés dans des partis politiques qui leur ont permis de s’intégrer pacifiquement dans les systèmes politiques de leur pays (Fadil 2021, 66-67). Un processus qui imposait certes des révisions intellectuelles sur le plan des cadres doctrinaux et idéologiques de l’islamisme de la première génération caractérisé par un rejet catégorique de la modernité. Pourtant, les révisions proposées à ce propos visaient très généralement à islamiser la modernité plutôt qu’à moderniser l’islam. Comme susmentionné, ces islamistes voulaient en général devenir des acteurs politiques acceptés au sein de la sphère politique de leurs pays, en restant toutefois islamistes (islāmiyūn islamiques dans leur langage).

Le processus d’islamisation des normes de l’action politique moderne passe forcément par une méthode d’interprétation ou d’exégèse théologique appelée taʾsīl (la recherche des fondements/ origines). Un tel procédé consiste à rechercher dans le corpus sacré de l’islam un cadre théologique dans lequel on pourrait intégrer/implanter la norme que l’on vise à islamiser. Dans le cas de la démocratie, la méthode de taʾsīl amènera les théoriciens islamistes et certains intellectuels musulmans vers le concept coranique de la choura. Dès lors, le premier concept ne sera traité dans la littérature islamiste qu’en référence à un cadre théologique religieux renvoyant au deuxième concept. Des éclaircissements au sujet de cette distinction s’imposent.

Le spectre de la choura

Dans son ouvrage proposant de formuler un cadre théorique bien structuré et détaillé de ce que l’on appelle « le régime politique en Islam » (al-Niẓām al-siyāsi fi al-islām), Abdelaziz al-Khayate[2] définit la choura comme suit :

La choura consiste à ressortir l’opinion des gens de l’opinion (ʾistiẖrāǧu al-raʾy min min ahl al-raʾy) sous la forme d’une demande d’avis des uns auprès des autres, et ce, en demandant l’avis de ceux qui ont la capacité de fonder une opinion qui amène à faire le bon choix. Cela veut dire que la choura se constitue d’un protagoniste qui écoute (tarafun yasmaʾ) et d’un autre qui présente son avis (tarafun yušīr), des protagonistes qui dialoguent, discutent, examinent les différentes facettes d’une décision et qui échangent différentes opinions sur un sujet.

2003, 89[3]

La légitimité religieuse de ce concept dérive du corpus sacré de l’islam dans ses deux facettes, le Coran et la sunna (Abou El Fadl 2003). Le concept de la choura est mentionné à deux reprises dans le Coran. En premier lieu, on le trouve dans le verset 159 de la sourate 3, « Famille d’Imran » : « … Et consulte-les à propos des affaires ; puis une fois que tu t’es décidé, confie-toi donc à Allah, Allah aime, en vérité, ceux qui lui font confiance ». Ensuite, on le trouve dans une sourate qui en porte le nom, « La choura » (sourate 42, laquelle contient le verset suivant : « ceux qui répondent à l’appel de leur Seigneur, accomplissent la Salâ, se consultent entre eux à propos de leurs affaires, dépensent de ce que nous leur attribuons » [verset 38]). Pour ce qui est de la sunna, la biographie prophétique témoigne que le Prophète consultait très fréquemment ses saḥāba (compagnons), tant en contexte de guerre que de paix. Plus encore, cette biographie révèle que le prophète de l’islam consultait certains de ses compagnons même sur ses affaires très privées[4].

Force est de constater que le cadre de la choura est très vaste en islam. Ses domaines de pratique sont « multiples, divers et globalisent tous les domaines de la vie humaine dans le gouvernement, la justice, l’administration, la maison, les affaires privées et entre tous les gens » (Al-Khayate 2003, 89). Cet aspect général de la choura incarne aux yeux de bon nombre d’adeptes de ce principe islamique un fait positif, car, selon eux, il laisse la porte ouverte à toute interprétation qui réalise le bien de la communauté (Abou el Fadl 2003). Et pourtant, une telle conception optimiste ne tient que sur le plan pratique. La pauvreté méthodologique qui caractérise la présence de la choura dans les textes de l’islam pourrait en effet nuire à toute utilisation institutionnelle de concept/principe dans le champ du politique. D’ailleurs, l’interprétation de la choura constitue un sujet de débat au sein de la théologie islamique. Les sources de différends au sein de ce débat relèvent de deux points particuliers à savoir, le souverain est-il obligé ou non d’avoir recours à la choura et le souverain doit-il s’engager en vue de l’adoption et l’application de ce qui en résulte (Mourad 2009, 92). Ainsi, explique Khaled Abou El Fadl dans son article « Islam and the Challenge of Democracy » (L’islam et le défi de la démocratie) :

Sunni jurists debated whether the results of the consultative process are binding (shura mulzima) or non-binding (ghayr mulzima). If the shura is binding then the ruler must abide by the determinations made by ahl al-shura. The majority of jurists, however, concluded that the determinations of ahl al-shura are advisory and not compulsory. But, rather inconsistently, many jurists asserted that after consultation the ruler must follow the opinion that is most consistent with the Qur’an, Sunnah, and the consensus of jurists.

2003

Interpellé par cette même question, Abdou Filali-Ansary souligne une confusion de taille entre quelques préceptes évoqués par le Coran et la sounna et la manière dont ils sont interprétés dans son ouvrage l’Islam est-il hostile à la laïcité ? (1999, 27). Un des exemples éclatants d’une telle confusion relève effectivement de l’interprétation et la réception du précepte de la choura face à celui de l’obéissance (ṭāʿa) dans la jurisprudence politique de l’islam. En fait, la théologie classique, souvent liée aux centres de pouvoir, attribue une certaine primauté du principe de l’obéissance sur celui de la choura. Certains représentants de cette théologie ont même fait de la règle de l’obéissance le fondement de la présumée théorie du pouvoir de l’islam. Suivant cette tendance, explique l’auteur, « on doit obéir même au prince injuste, pourvu qu’il fasse régner l’ordre public, qu’il n’empêche pas les musulmans d’accomplir les rites de base et qu’il ne s’attaque pas ouvertement aux symboles de l’islam » (ibid.). Quant au principe de la choura, il va être réduit dans le cadre de cette théologie au statut de « complément souhaitable, mais non nécessaire, au détriment de l’obéissance. Ils en ont fait un [de plus] dont la mise en oeuvre est laissée entièrement à la discrétion du prince » (ibid.). En revanche, certaines interprétations modernes et quelques rares interprétations classiques sont l’indice, selon Filali-Ansary, d’ « un renversement de tendance : de nombreuses voix soulignent l’idée que la consultation est primordiale dans la constitution de toute communauté islamique au point que le principe d’obéissance lui devient subordonné » (1999, 27-28).

L’aspect coranique et prophétique général de la choura et de ses domaines d’application ne suffit pas, semble-t-il, à formuler un cadre bien établi d’application dans le domaine politique. C’est peut-être pourquoi une bonne partie des intellectuels musulmans et théoriciens islamistes considéreront la démocratie comme une méthode et un cadre d’application de la choura. En revanche, si une telle logique présente une certaine fiabilité formelle, la situation s’avèrera plus complexe lorsqu’on s’attardera au côté théologique du débat entre la choura et la démocratie. La projection de la première sur la deuxième génèrera ainsi de multiples contradictions théoriques qui diviseront les intervenants dans ce débat, qu’ils soient islamistes ou non, au sein d’au moins trois camps.

Un premier camp, particulièrement intellectuel, prône la démocratie dans son cadre le plus contemporain, telle qu’elle est appliquée dans l’expérience occidentale. Pour ce qui est de la choura, ce camp n’y trouve qu’un principe moral général qui souffre d’une pauvreté méthodologique considérable lorsqu’il s’agit de son adoption dans le domaine politique en tant que solution de rechange à la démocratie. Ce camp ne trouve ainsi aucune ambigüité dans le fait d’associer la démocratie à l’islam sans même passer par l’intermédiaire de la choura. Son argument se fonde sur un des principes les plus fondamentaux de cette religion soit la justice. L’association de la démocratie au principe de la justice en islam incarne, dans l’optique de ce camp, une base théorico-théologique permettant d’infirmer toute non-compatibilité entre l’islam et la démocratie :

Several considerations suggest that democracy — and especially a constitutional democracy that protects basic individual rights — is that form. My central argument (others will emerge later) is that democracy — by assigning equal rights of speech, association, and suffrage to all — offers the greatest potential for promoting justice and protecting human dignity, without making God responsible for human injustice or the degradation of human beings by one another.

Ibid.

Contrairement à ce premier camp d’intellectuels musulmans qui accepte la légitimité religieuse de la démocratie sans même passer par le concept de la choura, le traitement de la démocratie dans la logique islamiste générale, qui nous intéresse de plus près, passe nécessairement par la choura, et ce, selon deux orientations distinctes. La première est incarnée par une partie du paysage islamiste qui se trouve soutenue par d’autres acteurs religieux (traditionalistes, fondamentalistes, etc.). Ses tenants refusent la légitimité religieuse de la démocratie en raison de ses origines philosophiques non musulmanes, voire païennes, et prônent ainsi l’adoption exclusive de la choura dans les limites de ses origines coraniques et prophétiques (Ait Kabboura 2021a, 24-26). La deuxième orientation rassemble une partie des islamistes que l’on qualifie généralement de « modérés », lesquels se trouvent soutenus par des intellectuels musulmans plus ou moins modérés. Les tenants de cette orientation, même s’ils reconnaissent également les divergences entre la démocratie et la choura, finiront par attribuer une légitimité religieuse, voire islamique à la première en l’intégrant toutefois dans le cadre théologique de la deuxième.

Soulignons pourtant que, même si les deux camps islamistes formulent des résultats et des conclusions divergentes quant à la possibilité de conjuguer la choura et la démocratie, ils s’entendent largement à propos des divergences, notamment théologiques et philosophiques, entre ces deux concepts. Abdelaziz Al-Khayate schématise ces divergences telles qu’elles sont perçues par les islamistes/islamiques.

  • La choura relève de la révélation divine (waḥy al-ilāhī) […] alors que la démocratie relève de l’approbation (iqrâr) des gens.

  • La choura concerne le pouvoir (sulta) du peuple et non sa souveraineté (siyâda). L’islam attribue la souveraineté à la loi islamique (shar‘) tout en laissant le pouvoir au peuple pour ce qui est du choix de ses dirigeants (ḥukkâm) et ses représentants. Quant à la démocratie, elle attribue au peuple à la fois la souveraineté et le pouvoir.

  • La choura se base sur la formation du citoyen selon les enseignements de la religion, en particulier la religion islamique […] alors que la démocratie est une relation temporaire entre les intérêts des gouvernants et les gouvernés.

  • La constitution, les chartes et les lois se réfèrent, dans le cadre de la choura, aux sources de l’islam (le Coran et la Sunna) sans interdire le consensus, et aux interprétations des connaisseurs des fondements de cette religion pour tout ce qui concerne la communauté […]. Dans le cadre de la démocratie, les constitutions, les chartes et les lois sont laissées à l’opinion des gens en dehors de tout fondement stable.

  • Dans le cadre de la choura islamique, la notion de liberté ne doit pas dépasser les enseignements éthiques de l’islam alors qu’en démocratie ces libertés relèvent des valeurs qui sont matière de l’accord de la société.

  • Dans le cadre de la choura, c’est la charia qui définit les pouvoirs au peuple […] Alors que la démocratie considère le peuple comme la source des pouvoirs. (2003, 92-93)

Les divergences théologiques et philosophiques entre ces deux concepts constitueront ainsi un cadre général à partir duquel découlent tous les arguments formulés par les représentants des deux camps qui sont pour ou contre la légitimité religieuse, voire islamique, de la démocratie.

De la négociation entre la choura et la démocratie au sein de l’islamisme marocain

Comme mentionné dans l’introduction de ce texte, nous choisissons d’exposer et d’analyser l’argumentaire des deux camps islamistes (celui rejetant la légitimité religieuse/islamique de la démocratie en se satisfaisant de la choura et l’autre adoptant la démocratie en tant application de la choura) en référence à deux grandes figures du paysage islamistes au Maroc. Premièrement, Abdessalam Yassine, fondateur, ex-guide suprême et principal théoricien du Groupe de l’équité et de la bienfaisance, comme représentant du camp du rejet de la démocratie en faveur de la choura. Deuxièmement, Ahmed Raissouni, président (1996-2003) du Mouvement de l’unicité et de la réforme qui incarne, à travers son bras politique, le Parti de la justice et du développement comme représentant du camp de réconciliation conditionnelle entre les deux concepts. Commençons par contextualiser les deux corpus :

Abdelkrim Moutiî est né le 25 novembre 1935 à Ben Ahmad (80 km à l’est de Casablanca). Sa formation sous le régime colonial conjugue enseignement religieux et moderne. A l’Indépendance, il est instituteur, puis inspecteur de l’enseignement. Après un passage au sein du Parti de l’indépendance, nationaliste, et de l’Union nationale des forces populaires située à gauche, Moutiî fonda en 1969 le Mouvement de la jeunesse islamique, plus communément appelé la Chabiba. Alors que les premières années de la Chabiba se caractérisent par une cohabitation pacifique avec le pouvoir politique (1969-1975), où les deux parties se serrent les coudes face à l’envahissement des campus universitaires par les mouvements de gauche et d’extrême gauche (Ben Elmostapha 2008, 38), cette entente cordiale ne fera pas long feu. La cohabitation pacifique entre le premier groupe islamiste marocain et le pouvoir s’achève brusquement[5]. Contraint à l’exil depuis 1975, Moutiî figure désormais parmi opposants les plus farouches du régime politique marocain.

Le paysage politique résultant de la dispersion de la Chabiba voit l’émergence d’une structure qui se démarque des pratiques adoptées jusqu’alors. L’Association du groupe islamique (la Jamaâ), fondée en 1981 par des membres dissidents de la Chabiba, manifeste son intention de sortir de la clandestinité, ainsi que de normaliser son existence et ses activités au sein du paysage politique (Tozy 1999, 232). Cette orientation d’une partie des héritiers de la Chabiba vers l’action politique légitime à partir des années 1980 reflète une mutation profonde au niveau de son mode d’organisation, puisqu’elle traduit la tentation inédite de fonder un parti politique. Par ailleurs, elle exprime une inflexion dans les relations avec le pouvoir politique, puisqu’elle implique l’acceptation de la légitimité de la monarchie, le respect du multipartisme, etc[6]. Une quinzaine d’années plus tard, cette volonté de normalisation politique devient majoritaire au sein de l’islamisme marocain. Une grande partie des groupuscules issus de l’ère de la Chabiba se retrouveront de nouveau réunis, dans un nouveau mouvement islamiste, le Mouvement de l’unicité de et de la réforme (MUR), et parallèlement, dans un parti politique, le Parti de la justice et du développement (PJD). Après plusieurs participations électorales, ce parti accède au pouvoir gouvernemental au Maroc à la suite des élections du 25 novembre 2011 qui se sont déroulées dans le contexte du Printemps arabe[7] (Fadil 2018b).

Outre la tendance intégrationniste incarnée par le Parti de la justice et du développement (PJD) qui accepte, soutenu par son groupe religieux le Mouvement de l’unicité et de la réforme (MUR), d’être une force politique partisane et gouvernementale, il existe un autre islamisme opposant. Cette tendance est principalement incarnée par ǧamāʿaẗ al-ʿadl wa al-iḥsān (le Groupe de l’équité et de la bienfaisance), fondé par Abdessalam Yacine (1928-2012) (ibid.). La forte présence du Groupe de l’équité et de la bienfaisance dans l’ensemble des couches sociales, mais principalement dans les centres urbains, s’explique en grande partie par le charisme de son leader et fondateur, Abdessalam Yacine, ex-inspecteur de l’enseignement et adepte de la célèbre confrérie soufie Boutchichiya. À la fin des années 1960, Yacine met fin à son appartenance mystique pour s’inscrire dans le champ de l’activisme islamiste. Ainsi, en 1974, cet ancien mystique parfaitement bilingue effectue une apparition spectaculaire sur la scène politique marocaine en adressant une lettre ouverte au roi Hassan II (au pouvoir de 1961 à 1999). Dans ce texte intitulé L’islam ou le déluge (al-islām aw al-ṭūfān), il incite le souverain à se repentir et à mettre en oeuvre un régime islamique au Maroc. Cette lettre constitue l’une des premières formulations d’une revendication claire de l’instauration d’un État islamique au Maroc de la part des islamistes. Elle invalide donc la théorie de la commanderie des croyants qui représente l’assise de la légitimité religieuse et politique de la monarchie marocaine. Pour ce texte, il sera envoyé en prison pendant six ans, dont trois passés à l’hôpital psychiatrique[8].

Au sortir de sa détention, au début des années 1980, A. Yassine tente d’unifier les différentes mouvances issues de la dispersion de la Chabiba. Cette tentative d’unifications ne mène nulle part, mais plusieurs anciens membres de la Chabiba sont accueillis, sur une base individuelle, au sein de son groupe de l’époque, usraẗ al-ǧamāʿa (la Famille de groupe), créée en 1981. Plus tard, l’expansion territoriale de ce groupe ainsi que ses évolutions idéologiques conduisent Yassine à le refonder, en 1987, sous le nom qu’il porte encore aujourd’hui, ǧamāʿaẗ al-ʿadl wa al-iḥsān (le Groupe de l’équité et de la bienfaisance). La décennie 1990 voit réussir le processus d’intégration des islamistes du PJD à la politique gouvernementale, mais, a contrario, est difficile pour Yassine. Le refus du Groupe de l’équité et de la bienfaisance de reconnaître les prérogatives religieuses du souverain l’empêche d’obtenir la reconnaissance juridique de son existence de la part des autorités, ne serait-ce qu’en tant qu’association. Plusieurs de ses cadres sont emprisonnés et, de 1991 à 2000, Yassine est placée en résidence surveillée[9].

Quelques mois après son arrivée au pouvoir, le nouveau souverain, Mohammed VI, met un terme à cette surveillance. Dans la foulée, Yassine rédige une nouvelle lettre publique adressée au roi intitulée Mémorandum à qui de droit (muḏakkiraẗ ilā man yahummuhu al-amr). Le ton est moins brusque que dans la lettre adressée à Hassan II, mais le message demeure le même : inciter le monarque à se repentir et à instaurer un régime islamique au Maroc. Concrètement, le Groupe de l’équité et de la bienfaisance prône un régime de califat (Ait Kabboura 2021b, 99-110) selon la voie tracée par le Prophète[10]. Sa stratégie d’action repose sur une réislamisation de la société par le bas allant de pair avec la contestation pacifique des orientations politiques du pays. Jusqu’à nos jours, le groupe de Yassine, qui s’avère un acteur influent dans toutes les manifestations contestataires qui se tiennent au Maroc, s’oppose farouchement à l’option d’acceptation et de collaboration avec le régime, adoptée par son rival islamiste le PJD-MUR, et prône l’idée de l’établissement d’un État islamique au Maroc (Fadil 2018a). Comment ces divergences de parcours et de corpus idéologiques influencent-elles la réception de la démocratie envisagée à travers le prisme de la choura au sein de chacune des deux tendances ?

D’entrée de jeu, il importe de souligner que les deux grands théoriciens islamistes s’accordent sur les divergences majeures entre la choura et la démocratie. Ahmed Raissouni, président du Mouvement de l’unicité et de la réforme (MUR) (1996-2003) et l’un des principaux théoriciens de la tendance PJD-MUR (le courant de la participation politique au sein de l’islamisme marocain), a consacré une bonne partie de ces écrits à l’islamisation de la démocratie. Il explique dans son ouvrage al-umma hiya al-aṣl (Au début, il y avait la communauté) que le différend entre les islamistes et la démocratie provient des origines philosophiques et des contextes d’évolution non islamiques de ce concept. Ainsi, écrit-il :

La démocratie est un régime qui a poussé dans une terre et un environnement non islamique. Au début, dans un environnement païen et plus tard dans un environnement laïc et antireligieux. Elle est donc née dans le paganisme et a évolué dans l’antireligion et l’athéisme […]. Ce régime, ayant vécu et évolué entre associationnisme (chirq) et athéisme, est alourdi avec cette vision athéiste et ce référentiel païen. La transposition de ce régime au sein du monde islamique et chez les musulmans […] ne sera pas donc épargnée de ses empreintes.

2000, 38-39

Comme Raissouni, Abdessalam Yassine se montre fort intéressé par la problématique du rapport entre la choura et la démocratie, au point d’y consacrer un de ses ouvrages, al-šūra wa al-dīmukrātiya (La choura et la démocratie) (1996). Empruntant des arguments semblables à ceux évoqués par Raissouni concernant les différends les différends de base entre la choura et la démocratie, Yassine insiste, dans son ouvrage Islamiser la modernité consacré en partie à la question, sur la divergence de l’itinéraire des deux concepts :

Choura et démocratie appartiennent chacune à un référentiel radicalement différent, l’itinéraire historique de la démocratie, mot et pratique grecs, est tout autre que celui de la choura. La première commence à Athènes la païenne et finit dans les sociétés modernes « avancées » sous forme d’une pratique laïque, athée et immorale, alors que la seconde a pris son départ à Médine la pieuse et resta lettre morte pendant près de quatorze siècles. Elle est aujourd’hui à la fois une exigence vitale pour les musulmans et un ordre divin présent dans le projet islamique et qu’il s’agira de remettre en pratique selon une procédure à inventer ou à emprunter à la sagesse des peuples.

1998, 310

Cette inquiétude partagée entre les deux idéologues islamistes, rivaux en principe, vis-à-vis ces origines philosophiques non musulmanes relève principalement des implications de l’attribution du pouvoir, une fois la démocratie établie, à une majorité qui n’est pas forcément conforme avec les préceptes de l’islam, et ce au niveau politique d’un côté et éthique de l’autre côté. Ainsi, écrit Raissouni :

La démocratie qui gouverne avec la majorité fait de cette majorité une législatrice qui a le droit d’autoriser et d’interdire – selon le langage de la loi religieuse (shar‘î). Elle pourrait ainsi autoriser ce que Allah a interdit et interdire ce que Allah a autorisé… Comme certains le mentionnent, comment faire si la majorité juge que l’alcool ou l’adultère soient autorisés […] ?

2000, 39

De son côté, Yassine affirme que la démocratie, en attribuant la souveraineté et le pouvoir au peuple, se situe en contradiction totale avec l’islam qui attribue la souveraineté à Allah. Ainsi, explique-t-il :

Déjà au niveau étymologique, les deux termes « démocratie » et « choura » jurent leur différence radicale ; dêmos et kratos sont les deux racines grecques de « démocratie » qui signifient successivement « peuple » et « pouvoir », démocratie veut dire donc étymologiquement « pouvoir du peuple », c’est-à-dire la capacité souveraine des élus représentants du peuple à légiférer à leur guise sans en référer à aucune autorité supérieure. Alors que « choura » en arabe est le mot employé dans le Coran pour signifier « consultation », c’est-à-dire effort d’interprétation, d’adaptation et de compréhension pour mettre en pratique la Loi révélée que les hommes n’ont pas le droit de changer.

1998, 309

Pourtant, cet accord préliminaire entre les deux théoriciens islamistes se muera en une divergence catégorique, une fois le débat plus détaillé.

Pour Yassine, sur le plan politique, la démocratie n’incarne qu’une facette plus appliquée de la « laïcité » en tant que séparation absolue entre la religion et la politique. Ainsi, écrit-il dans La choura et la démocratie : « la démocratie est un corps où la laïcité représente l’âme : c’est-à-dire la séparation de la religion et l’écartement de celle-ci de la sphère publique » (Yassine 1996, 61). Sur le plan éthique, la démocratie autorise, dans l’optique de Yassine, une permission de procuration d’une liberté absolue d’expression et de modes de vie exempte d’encadrement religieux — et donc d’encadrement éthique. Telle qu’elle est adoptée en Occident, cette démocratie n’a fait, d’après Yassine, que conduire les sociétés occidentales à une détérioration éthique :

La liberté d’expression ne connaît aucune limite dans la bassesse de l’exposition des opinions malades […] Au pays des libertés démocratiques, la liberté d’expression démocratique pluraliste s’abaisse progressivement avec ce qu’elle expose de la prostitution de fornication, de l’homosexualité et de la prostitution commerciale incarnée par la publicité immorale.

1996, 46

En référence à ces raisons dispersées dans l’ensemble de ses écrits, Abdessalam Yassine finira par rejeter toute possibilité de conjugaison entre ces deux concepts et, par conséquent, refuser la légitimité islamique de la démocratie tout en restant dans les limites de la choura. Il affirme ainsi dans Islamiser la modernité :

La choura est le nom de notre « démocratie ». Que ne ferait-on pour se faire comprendre par un francophone qui n’a de repères que sa culture occidentale fermée à toute idée (sic), à tout vocable ayant d’autres racines ? Que ne ferait-on pour se faire comprendre d’esprits mystifiés et aliénés par une culture laïque ingurgitée de gré ou de force et assimilés au point de devenir la base même du métabolisme culturel de certains ? Au point que toute idée, toute notion ne faisant pas référence au syllabus laïque sont pour eux une simple divagation sécrétée par des cerveaux dérangés. La choura est donc « notre démocratie » en attendant plus ample explication, en attendant surtout que l’expérience démontre l’inanité des tentatives avortées d’acclimater la démocratie occidentale laïque dans un milieu élevé dans la foi. Que ne ferait-on pour démystifier l’occidentalisation sournoisement entreprise par la modernité laïque envahissante ?

1998, 309

Explicitement, l’adoption de la choura plutôt que de la démocratie, dans l’optique de Yassine, s’apparente à l’une des idées fondatrices de l’islamisme depuis ses débuts avec sa première génération d’idéologues, en particulier Abu al-‘Ala Maududi[11] (m. en 1979) et Sayyid Qutb[12] (m. 1966) et leur notion de « souveraineté d’Allāh » (al-ḥakimiya) (Ait Kabboura 2016). Pourtant, d’autres islamistes se montrent moins exigeants à ce propos. Contrairement à Abdessalam Yassine qui insiste sur l’origine philosophique de la démocratie, au point de présenter celle-ci comme une religion indépendante (Yassine 1996, 24), Ahmed Raissouni ne trouve dans la démocratie ni religion ni obligation d’appartenir ou de renoncer à une religion quelconque. Pour cet idéologue du PJD-MUR, l’adoption de la démocratie n’implique pas d’adopter ses origines philosophiques ni ses mutations culturelles. Ainsi, explique-t-il :

Le fait que la démocratie soit née dans un milieu païen et se soit développée dans un milieu antireligieux signifie qu’elle n’a pas de religion, car si l’on admet que les résidus de ce milieu correspondent à cette démocratie, cela veut dire que les Occidentaux devraient adopter le paganisme grec avec ses dieux multiples. Cela démontre que les principales idées de la démocratie peuvent être adoptées à l’abri de ses résidus et attributs païens ou irréligieux.

2000, 39-40

Reste à répondre aux problèmes soulevés par les représentants du camp des opposants, dont celui concernant les implications de l’attribution du droit de législation à la majorité élue, qui constitue la pierre angulaire de la démocratie, ainsi que sur la présence du religieux, notamment sur les plans politique et éthique.

Pour commencer, Raissouni confirme les bienfaits de la démocratie et de son principe général du pouvoir de la majorité. Une telle vision se nourrit du cadre conceptuel et théologique de « la théorie des finalités de la charia » (maqasid al-chari‘a), repris et interprété par Raissouni lui-même (1992 ; 1998), en référence au grand théologien classique Abu Ishaq Al-Chatibi et à son célèbre livre Les approbations (al-Muwāfaqāt)[13]. Les clés de ce cadre conceptuel sont entre autres, les finalités (maqāṣid), les intérêts/bienfaits (maṣāliḥ), les dommages (mafāsid) et l’intérêt général (maṣlaḥa ʿāmma) (Raissouni 1998, 61). Ainsi, dans son livre intitulé Le pouvoir de la majorité en islam (Hukm al-aġlabiya fi al-islām) (2000), l’idéologue islamiste expose les maṣāliḥ (les intérêts/bienfaits) issues du principe du pouvoir de la majorité. Par conséquent, explique-t-il, « l’intérêt de la majorité exige de faire obstacle aux rois et présidents despotiques, car le despotisme mène inéluctablement à la tyrannie et à la corruption, et nous avons à cet égard plusieurs exemples dans l’histoire musulmane et non musulmane » (Raissouni 2000, 90). Mais là, il faut répondre à une objection capitale du camp des opposants à la légitimité religieuse, voire islamique, de la démocratie. Selon les représentants de ces camps, il y a une contradiction entre la logique de la démocratie qui attribue la souveraineté et le pouvoir au peuple (la majorité) et la logique islamiste générale considérant l’islam comme religion et État attribuant la souveraineté à Allah.

La réponse proposée pour faire face à cette contradiction est toute simple : oui au pouvoir du peuple, mais à condition qu’il ne dépasse pas la référence islamique et donc la souveraineté de Dieu. Ainsi, explique Raissouni :

La majorité est souhaitée à condition qu’elle n’outrepasse pas le cadre de la foi et des bonnes actions, car la majorité associée au bien ne fait que diffuser ce dernier, de même pour le mal ; et la minorité dans le bien est une réduction de ce dernier, ce qui s’applique au mal aussi. Ainsi, la majorité dans le bien est meilleure que la minorité, et la minorité dans le mal est meilleure que la majorité.

2000, 39-40

Ainsi tout au long de ses écrits sur la démocratie, Raissouni rappelle systématiquement une idée qui s’avère caractéristique de cette tendance islamiste que l’on qualifie à tort ou à raison de « modérée » : la négociation avec les normes de la vie politique moderne doit s’établir à l’intérieur du cadre des enseignements de l’islam (la référence islamique). Cette concession se présente ainsi comme une réponse à toutes les questions, y compris celle concernant la souveraineté et le pouvoir entre Allah et le peuple. La démocratie incarne, selon cette perspective, une simple application du principe coranique de la choura, qui incite les gouvernants à partager la prise de décision avec les gouvernés.

Patrick Haenni présente une analyse pertinente de cette attitude contradictoire des islamistes vis-à-vis de la démocratie.

La crainte communément soulevée par l’islamisme est double : l’une est politique (les islamistes ont une vision théologique du pouvoir incompatible avec les formes modernes de démocratie) ; l’autre est sociale (les islamistes sont liberticides et les premières victimes seront les femmes et les minorités religieuses).

La crainte provient de la confusion des deux niveaux évoqués (la démocratie et le libéralisme).

Première chose à relever : l’ensemble de la nébuleuse se revendiquant, dans le monde arabe, de l’héritage des Frères musulmans a fait son lifting démocratique. Elle reconnaît le principe des élections comme mode de régulation de la transition politique.

Cependant, c’est sur un autre plan que l’islamisme est évalué : l’émancipation des femmes, la reconnaissance pleine et entière des minorités, les libertés individuelles, en particulier celles de (non -) croyance. Mais là, il s’agit d’une version extensive de la démocratie, la démocratie libérale.

2012

Dans cette même perspective, Haoues Seniguer (2012) explique en référence aux travaux de Patrick Haenni et Hussam Tammam (2008), que ces islamistes « intègrent, à leur appareil idéologique, le concept « importé » de démocratie, en recourant parfois, comme ci-dessus, à « un montage sémantique » » (Seniguer 2012, 584). C’est en fait dans « un souci de légitimation » […que] les acteurs de l’islam politique reformulent quelquefois ce genre de concept, « à partir de la norme religieuse » ou par la médiation de catégories endogènes » (ibid.) Plus encore, explique l’auteur, ceux-ci « reprennent les principes de la démocratie tels qu’on les entend ordinairement en régime démocratique, avec néanmoins des limitations au niveau de l’expression des libertés publiques ». (Seniguer 2012, 584). D’ailleurs, Patrick Haenni qualifie ces islamistes de « démocrates illibéraux » (Haenni 2011) dans la mesure où « ils acceptent le verdict des urnes, mais restent profondément conservateurs sur le plan de la société ». (Ibid.)

Mentionnons pour finir que cette réconciliation conditionnelle avec la démocratie trouve une place privilégiée au sein de la documentation du Mouvement de l’unicité et de la réforme (MUR) que présidait Raissouni (1996-2003). Ainsi, la charte de ce mouvement définit ce dernier comme un « Mouvement šūriya (consultatif) dīmukrātiya (démocratique) » (charte de MUR), et affirme que « ce mouvement considère la choura comme la philosophie et la référence de la démocratie ». Quant à la démocratie, elle est présentée dans ce document comme un « moyen d’application de la choura » (ibid.). Plusieurs expressions semblables sont détectées dans les documents du PJD et dans les déclarations de ses leaders[14].

Conclusion

L’ensemble des islamistes s’accordent, semble-t-il, sur les différences majeures entre la choura et la démocratie. La première incarne en fait un principe de référence religieuse, voire islamique, qui ne peut être pratiqué que dans les limites tracées par la religion (l’islam dans ce cas). Pour sa part, la deuxième émerge de la raison humaine dans son sens universel. Les domaines et les manières de son application sont par conséquent laissés à la concertation humaine en dehors de toute appartenance, qu’elle soit religieuse ou autre. Le registre universel des droits de la personne — qui a fini par représenter le sens moral de la démocratie — est en opposition avec le crédo capital de l’islamisme, y compris dans sa version qualifiée de modérée, crédo considérant l’islam comme à la fois dīn wa dawla (religion et État) et dīn wa dunyā (religion et vie terrestre). Du coup, le paysage islamiste se montre généralement conscient des implications d’une conversion complète à la démocratie tant sur le plan politique qu’au plan éthique et partage les mêmes inquiétudes à ce sujet.

Quoi qu’il en soit, les résultats du débat des islamistes contemporains sur la démocratie vis-à-vis de la choura divergeront en fonction des différences du corpus argumentaire propre à chaque camp. Ainsi, des théoriciens islamistes, comme dans le cas Ahmed Raissouni, finiront par accepter, bien qu’avec beaucoup de concessions, la démocratie en tant que cadre d’application de la choura. D’autres, par contre, comme dans le cas d’Abdessalam Yassine, maintiendront le refus de toute possibilité de convergence entre les deux concepts et par-delà toute légitimité religieuse de la démocratie ; ils s’attacheront exclusivement à la choura en affichant le slogan: « Notre démocratie, c’est la choura ! ».

Ces divergences de perception/réception de la démocratie qui se situent aux antipodes l’une de l’autre ont conduit les organisations des deux leaders et idéologues islamistes marocains à évoluer dans des directions diamétralement opposées. Ainsi, le Groupe de l’équité et de la bienfaisance fondé par Yassine continue à prôner un régime de califat selon la voie énoncée par le Prophète, c'est-à-dire en suivant une stratégie d’action reposant sur une réislamisation de la société par le bas. À l’inverse, le Mouvement de l’unicité et la réforme dont Raissouni fut le premier président (1996-2003) et l’un de ses principaux théoriciens a réussi, au cours des années 1990, à fonder le PJD (Parti de la justice et du développement) qui deviendra l’un des partis les plus imposants du paysage politique marocain. Après plusieurs participations électorales, ce parti islamiste naissant s’empare du pouvoir au Maroc à la suite de sa victoire aux élections du 25 novembre 2011 en plein printemps arabe (gouvernement de Benkirane). Cinq ans plus tard, les islamistes du PJD renforcent leur victoire électorale de 2011 et obtiennent leur deuxième mandat (gouvernement d’Otmani). Or, en septembre 2021, le parti a subi une défaite électorale écrasante qui a largement redimensionné sa présence au sein du paysage politique marocain. Ceci pose la question de sa future orientation idéologique et de sa tactique politique.