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Introduction

Avant le concile Vatican II (1962-1965), les pratiques de dévotion comme la récitation du chapelet ou le culte des saints et de leurs reliques jouaient un grand rôle dans la vie spirituelle de nombreux croyants. Ces pratiques servaient de moyen de connexion intime avec le sacré ainsi que de fondement identitaire individuel ou collectif au sein de la sphère sociale et religieuse. Plusieurs chercheurs ont associé ces pratiques à la notion de religion populaire (Lacroix et Boglioni 1972; Boglioni et Lacroix 1981; Lacroix et Simard 1984; Lacroix et Grammond 1985; Laliberté 2009; Dahan 2015a; 2015b), mais la polysémie du terme fit toutefois l’objet de nombreuses critiques au Québec et dans le monde (Dumont 1972; Savard 1972; Laperrière 1984; Orsi 1985; 1996; Hall 1997). Comme solution de remplacement, le concept de « religion vécue » fut adopté. Après quelques années de désintérêts sur le sujet, des chercheurs américains ont redonné une seconde existence au concept dans les années 1990 (Orsi 1985, 1997, 2003, 2005; Hall 1997). Cette conceptualisation met de l’avant l’idée de la complexité et de la variété de l’expérience religieuse qui est en constante transformation. Elle est le fruit des interactions (individuelles ou collectives) avec le sacré à travers les pratiques normatives codifiées par une institution officielle, mais aussi des influences au sein d’une société, dans un milieu sociogéographique donné. Cette religion vécue s’incarne donc dans les gestes, les pensées, les croyances et les expressions humaines, matérielles et spirituelles que construisent les fidèles. On ne peut donc pas faire abstraction des émotions religieuses vécues ou expérimentées par les fidèles dans le contexte des pratiques dévotionnelles et au contact de différents supports qui lui sont associés.

1. Cadre théorique et historiographie des émotions

Le concept d’émotion religieuse s’inscrit dans le courant plus large de l’histoire des émotions et des sensibilités (Deluermoz et al. 2013; Mazurel 2014; Plamper 2015; Boddice 2017; Rosenwein et Christiani 2018; Boddice 2019) qui tend maintenant vers une histoire de l’expérience (Boddice, 2019; Boddice et Smith 2020; Hoegaerts et Olsen 2021). C’est à Barbara H. Rosenwein (2001; 2002; 2006) et William Reddy (2001) que l’on doit les premiers travaux importants liés aux émotions. Ce courant s’est largement développé en histoire médiévale, mais s’étend à désormais à toutes les périodes historiques (Boquet et Nagy 2009; Boquet et Nagy 2015; Corbin et al. 2016-2017). Au Québec, l’usage du concept est plutôt récent, particulièrement pour les études ayant pour objet les femmes (Doucet 2017; 2019a; 2019b). Un des enjeux actuels de la recherche est de circonscrire à un groupe précis l’expérience vécue des émotions. Pour ce faire, l’historienne Barbara H. Rosenwein a développé le concept de « communauté émotionnelle » (Rosenwein 2006, 26). Il désigne un groupe d’individus qui partage des affinités sur le plan des affects et des émotions ressenties ou vécues. Cette intelligence commune se traduit aussi par des modalités d’expression qui lui sont propres (Boquet 2013). Plusieurs communautés émotionnelles peuvent coexister simultanément. Elles sont aussi perméables et appelées à se transformer (Doucet 2017, 40).

Nous avons récemment consacré un article aux transformations des pratiques dévotionnelles au sein des Soeurs grises de Montréal sous l’impulsion des enseignements conciliaires (Laperle 2021). Nous avions alors repéré au sein des sources de cette congrégation une dialectique entre les émotions vécues et les formes de leurs dévotions adoptées.

Nous croyons qu’à la veille des changements imposés par le concile Vatican II, de nombreuses soeurs grises attachaient encore une grande importance et une plausibilité totale aux formes traditionnelles du croire et une opérationnalité réelle à diverses pratiques associées à celles-ci dans les activités quotidiennes, notamment à travers des supports matériels comme les petites images dévotes. La figure polymorphe de la Vierge Marie est particulièrement visée ici, car :

[Cette] figure centrale de la dévotion catholique [qui n’a] cessé d’évoluer au gré des aspirations des fidèles et du poids inévitable du contexte tant spirituel que théologique […] a fait de Marie un de ces personnages que l’Église a dû sans cesse penser et repenser encore.

Delfosse 2005, 75

Marie, la mère de Jésus, a fait l’objet d’une attention soutenue des théologiens (Laurentin 1963; Cerbelaud 2003; Sesboüé 1995; 2005), de théologiennes féministes (Roy et Dumais 1989; Carr 1993; Parmentier 1998; Gratton 2020), d’historiens et d’historiennes (Danylewycz 1988; Collectif Clio 1992; Dumont 1995; Iognat-Prat 1996; Barnay 2000; 2012; Langlois 1984; 2016; Delfosse 2003; 2005). Elle a également été l’objet d’échanges variés lors de colloques interdisciplinaires (Lautman 1998; Béthouart et Lottin 2005; Delville 2012) au Québec et ailleurs. Sa personne, sa symbolique, sa place au sein de la religion vécue, mais aussi son instrumentalisation cléricale et patriarcale ont suscité – et suscitent encore – de nombreux débats.

La dévotion à Marie, reine des infirmières développée à partir de 1954 par soeur Adèle Levasseur, une soeur grise active à Regina, illustre particulièrement ce cas. Elle est un cas de figure de l’expérience relationnelle triangulaire entre un individu, une communauté et une médiation matérielle qui permet de construire l’émotion.

Nous posons comme hypothèse que le réseau des maisons et des institutions de la congrégation a permis une diffusion rapide de la dévotion promue par soeur Levasseur. Nous posons aussi l’hypothèse que les associations catholiques auxquelles étaient liés les soeurs grises et leur personnel constituaient un terrain propice à une telle émergence. Ce type de dévotion ne pouvait pas s’instaurer durablement au sein de la société sans le travail d’agentes soucieuses d’en faire la promotion. Nous serons donc amenés aussi à mettre en relief les principales stratégies utilisées par les Soeurs grises afin d’en assurer la pérennité. Nous porterons une attention aux manifestations matérielles qui seront produites et utilisées comme soutiens aux prières ainsi qu’au vocabulaire des émotions présent dans la correspondance et les documents de la congrégation. Ainsi, à travers ces traces, il nous sera possible de saisir les formes particulières de religion vécue au sein du milieu youvillien et de comprendre comment cette culture favorise un sentiment à la fois individuel et collectif de connexion avec le sacré (Nagy et al. 2020).

2. Le groupe à l’étude

La congrégation des Soeurs de la Charité de l’hôpital général de Montréal dites Soeurs grises, a été fondée par Marguerite d’Youville de la Jemmerais (Lacelle 2003; Mitchell 1993; 2000) en 1737. Au fil du temps, cette congrégation a développé un important réseau d’hôpitaux, de foyers pour personnes âgées, d’écoles d’infirmières et d’orphelinats (Mitchell 1981; 2000). À la veille du concile Vatican II, la congrégation montréalaise compte 1 969 soeurs professes disséminées dans six provinces canoniques au Canada et aux États-Unis, ainsi que dans des missions dans le Grand Nord canadien et à l’étranger, notamment au Cameroun, au Nigéria, au Brésil ou en Tunisie[2]. De plus, des congrégations homonymes issues de la fondation montréalaise se détacheront et se développeront dans d’autres diocèses du Québec et de l’Ontario.

La spiritualité de la congrégation est basée sur la découverte, par la fondatrice, que « Dieu est Père et Providence » (Faillon 1952, 19). C’est à travers cette expérience mystique de la contemplation divine qu’il lui a été révélé que l’appel de fraternité et de sororité auquel elle était appelée devait prendre la forme d’un service d’amour et de compassion envers les pauvres de toutes sortes. C’est ce qui est devenu le coeur de la spiritualité youvillienne et qui s’est manifesté à travers les pratiques de dévotions de la congrégation par la suite (Laperle 2021).

Les pratiques dévotionnelles sont non seulement un des fondements identitaires d’une congrégation religieuse, mais une manière de soutenir symboliquement des actions apostoliques s’inscrivant dans un modèle de comportement précis et d’émotions transmises que la communauté reconnaît comme autant de signes positifs qui imprègneront l’expérience vécue par chacune des religieuses. Dès 1737, la fondatrice met en place des dévotions inspirées de son parcours personnel, de l’influence de l’école de spiritualité française et de celles qui préexistaient déjà à l’hôpital avant sa prise en charge de celui-ci. La dévotion au Père Éternel est centrale dans la spiritualité de Marguerite d’Youville, tout comme celle dédiée à la Croix. Parmi les autres formes de dilection, celles adressées à la Mère de Jésus occupent une place quotidienne. Marie est évoquée de multiples façons. Le culte marial prend la forme de plusieurs récitations et les chroniques mentionnent régulièrement les fêtes calendaires qui lui sont dédiées sous différents vocables (Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, Marie-Reine-du-Monde, Saint-Nom-de-Marie, Annonciation, Immaculée-Conception). La dévotion à Marie, Reine des infirmières est enracinée dans ces croyances et ces pratiques, mais elle est également informée par le contexte particulier de l’année 1954.

3. Une année mariale

Dans les années d’après-guerre, le culte marial semble être la dévotion vedette des catholiques, même s’il n’y a pas « d’explicitation théologique, doctrinale, voire dogmatique du rôle de la mère de Jésus dans le mystère du salut » (Fouilloux 1990, 192), les mariophanies se multiplient (Bouflet et Boutry 1997 ; Boniface 2005). La plus célèbre demeure celle de Fatima, au Portugal, mais on dénombre plus de 400 apparitions entre 1917 et 1960 (Bouflet et Boutry 1997, 205). Même si le culte marial ne fait pas l’unanimité chez les théologiens et laisse une partie des croyants sceptiques, les lieux des apparitions attirent des foules considérables qui contribuent à l’élan du culte. Avec des fêtes comme l’Immaculée Conception (8 décembre), l’Assomption (15 août), mais aussi des mois dédiés à Marie (mai) et au rosaire (octobre), l’intérêt pour la Mère du Christ est fréquemment alimenté. Le pape Pie XII en rajoute. Non content d’avoir proclamé la constitution Munificentissimus Deus[3] (« Dieu très munificent ») sur l’Assomption de la Vierge Marie en 1950, il décide de lui consacrer une année entière dans la foulée du centenaire de la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception promulgué par Pie IX[4]. On est, pour le dire comme Cerbelaud, dans un maximalisme marial (2003, 197).

La lettre encyclique Fulgens Corona[5] (« couronne radieuse ») du 8 septembre 1953 qui annonce cette année mariale (8 décembre 1953 au 8 décembre 1954) est l’alibi à un autre rêve de Pie XII qu’il dévoilera dans la lettre Ad caeliReginam [6](« Reine du Ciel ») : la proclamation de la royauté universelle de Marie qui allait désormais être célébrée le 31 mai de chaque année[7]. Outre la commémoration du dogme de l’Immaculée-Conception et la promotion des dévotions dédiées à la Vierge Marie, l’année mariale visait à encourager le développement d’une vie de sainteté chez les croyants et d’être un exemple vertueux pour tous.

Au Québec et dans le Canada français, depuis les débuts de la croisade du chapelet en 1950, les préparations au centenaire du dogme marial vont bon train et s’accompagnent de la diffusion du culte de Notre-Dame-du Cap à l’aide d’une statue pèlerine à travers tout le Canada, la consécration des individus et des familles au coeur immaculé de Marie et l’offrande de prières spéciales pour que Notre-Dame-du-Cap ait sa basilique en 1954 (Hamelin 1984, 147). L’année 1954 était donc celle des grandes célébrations mariales qui se terminèrent par la tenue d’un grand congrès et le second couronnement de la Vierge du sanctuaire trifluvien par le légat du pape, le cardinal Valerio Valeri, couronnement qui faisait écho à celui de la statue du sanctuaire de Fatima en 1946 (Panneton 1955).

4. Une figure incontournable du christianisme

Toutes ces actions influencent les perceptions de Marie, au Québec ou ailleurs. Certains milieux réclament de nouvelles définitions dogmatiques afin de la qualifier « “d’avocate”, de “corédemptrice” ou définir plus officiellement sa “médiation universelle” » (Cerbelaud 1993, 205). D’autres y sont plus réfractaires et réprouvent un glissement dangereux de la dévotion vers une « religion mariale » (Cuchet 2005, 425). En même temps, l’humanité de sa figure et la familiarité avec laquelle les priants l’abordent la rendent incontournable. Elle est au sommet de sa popularité et s’inscrit dans l’expression des trois sacralités du catholicisme sous la légitimation et le contrôle cléricaux[8]. Néanmoins, circonscrire l’influence mariale à une simple opération d’encadrement spirituel et émotionnel et n’y voir qu’un archétype du féminin instrumentalisé comme un outil « d’oppression de la femme aux mains d’une Église exclusivement masculine [expose l’historien à] occulter par la même occasion les multiples fonctions symboliques qui font […] la richesse de cette figure sacrée » (Delfosse 2003, 22). Ses différentes titulatures, comme « “Reine des Cieux”, “Mère de la Miséricorde” ou “Trône de Sagesse” [illustrent à quel point] la Vierge fut aimée et honorée au fil des siècles sous d’innombrables vocables révélant ses “Mille visages” » (Delfosse 2005, 25). C’est dans cette perspective qu’il faut considérer l’apport original des Soeurs grises.

5. Un projet né en Saskatchewan

Le développement de la dévotion à Marie, Reine des infirmières découle de l’initiative de soeur Adèle Levasseur (1910-1957). Originaire de Saint-Éleuthère dans le comté de Kamouraska, au Québec, elle séjourne quelque temps aux États-Unis où elle entre dans la communauté des Soeurs grises en 1930. Après son noviciat à la maison mère de Montréal, elle obtient son diplôme de l’école des infirmières de l’Hôpital Notre-Dame de Montréal en 1936 et reçoit son baccalauréat en soins infirmiers sept ans plus tard. Parfaitement bilingue, on lui confie très tôt des rôles importants dans des hôpitaux de l’Ouest canadien.

Sa notice nécrologique lui attribue le succès de nombreuses activités, notamment la direction de l’École de soins infirmiers de l’Hôpital de Regina ainsi que plusieurs innovations reprise dans un manuel qu’elle coécrit[9].

Son enthousiasme, son dynamisme et son esprit de coopération unis à une orientation marquée vers le progrès en font une membre très appréciée dans le milieu professionnel provincial et une officière active dans diverses associations, notamment au sein de la Saskatchewan Council of Catholic Nurses (SCCN) ou comme représentante de l’élément religieux au comité exécutif des associations provinciales et nationales des infirmières canadiennes. Elle se trouve donc à l’intersection de deux communautés émotionnelles contemporaines qui se superposent dans sa vie.

Son dossier personnel laisse peu de traces sur ses pratiques dévotionnelles, à peine quelques mentions éparses à propos d’un attachement au Christ crucifié et au Sacré-Coeur. Lors de son noviciat, elle demande à « la Mère du Ciel la grâce de la persévérance »[10]. La notice insiste sur son âme mariale et sa joie constante de répéter les prières quotidiennes qui lui étaient dédiées. Ces dispositions ne sont pas sans conséquences sur ses projets.

Certes, comme on l’a dit plus haut, l’attachement à la Vierge Marie au sein de la congrégation est normal, mais la place qu’elle occupait dans « la vie surnaturelle qu’on pouvait lire en filigrane [des] actes [de soeur Levasseur] »[11] ouvre la voie à son désir d’en accroître l’impact sur les autres, particulièrement pour les femmes actives dans le secteur de la santé. À ce chapitre, on peut imaginer que le cumul des différents dogmes mariaux, les multiples fêtes du calendrier romain, les manifestations mariales extraordinaires de l’époque et les dévotions pratiquées chez les Soeurs grises provoquent des « recharges de puissance sacrale » (Dupront 1974, 235) à répétition chez soeur Levasseur. Pour elle, pour les autres Soeurs grises et de nombreux fidèles, ces formes d’expression mariale ouvrent à des formes renouvelées et intenses des émotions. Elles libèrent aussi leur parole et autorisent des actions inédites sous le couvert marial (Langlois 2016, 272-273). Comme plusieurs interprétations des fonctions mariales sont possibles, soeur Levasseur se sent appelée à développer une nouvelle titulature qui unifie les qualités rattachées à l’esprit des soeurs grises et celles associées au travail d’infirmière.

C’est à l’occasion du congrès annuel de la SCCN, en mai 1954, que le projet de dévotion se met en place. Aucune source ne permet de dater précisément depuis combien de temps soeur Levasseur contemplait ce projet. Toutefois, les traces laissées permettent de croire qu’elle avait médité aux dimensions matérielles et textuelles avant l’événement puisque, lors de la rencontre du 15 mai 1954, la désignation mariale est inscrite sur le programme et sur une tenture sur la scène (voir figure 1). De plus, à la fin de la journée, elle fait adopter une motion adressée à l’évêque de Regina afin qu’une invocation dédiée à Marie, Reine des infirmières soit acceptée par le Conseil international des infirmières[12].

Figure 1

Le conseil d’administration de la SCCN, 1954.

Source : ASGM, G01, A, 4, a, 08

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La proposition de soeur Levasseur qui s’inscrit parfaitement dans les objectifs de l’encyclique Fulgens Corona (« couronne radieuse ») est rapidement relayée à Mgr Michael C. O’Neill[13]. Ce dernier y ajoute sa touche et il partage avec elle une prière de son cru qui deviendra le complément à l’invocation de départ (voir annexe I)[14]. D’emblée, la stratégie de soeur Levasseur d’impliquer l’autorité épiscopale porte des fruits et donne à son projet une aura de respectabilité. Comme agente du projet, soeur Levasseur profite de son rôle et du contexte marial pour imposer une nouvelle figure normative liée à une profession profondément genrée. Cette situation rejoint le propos suivant :

Il est régulièrement arrivé, en effet, que des femmes tentent d’asseoir leur propre autorité en s’appuyant sur la Vierge. Elles ne se contentent donc plus de se conformer à une norme de vie calquée sur le modèle marial et proposé, voire imposé, par l’Église, mais, à leur tour, se donnent la possibilité, et l’autorité, d’exhorter leurs contemporains aux changements en reprenant ce même modèle qu’est la figure de la Vierge.

Delfosse 2003, 24

Figure 2

Portrait de Marie sur le programme du congrès annuel de la SCCN, 1954

Source : ASGM, G01, A, 4, a, 08

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L’univers catholique balise le croire depuis des siècles à l’aide d’objets. Dans cette foulée, les Soeurs grises formées avant le concile Vatican II à la maison mère de Montréal ou dans un de leurs différents lieux d’insertion comptent sur une immersion rapide dans l’univers dévotionnel durant leur noviciat (Laperle 2021, 5). Par l’intermédiaire de tableaux, de statues, de reliquaires, mais aussi grâce aux médailles et aux images distribuées avec largesse, la fondatrice et les saints patrons s’inscrivent dans la vie quotidienne des religieuses et participent à leur dialogue secret avec l’invisible. Comme le rappelle Michel de Certeau (1987, 31), « la prière organise ces espaces [sacrés.] Elle meuble ces espaces d’objets mis à part, bénits et consacrés, qui épellent son silence et deviennent le langage de ses intentions ». On peut donc parler d’une véritable communauté émotionnelle et de sa capacité d’inclure un nouveau style de communication affective en la personne de Marie, Reine des infirmières.

Le portrait de la Vierge en médaillon imprimé sur le programme du congrès de la SCCN reprend une image classique indépendante de l’univers hospitalier (figure 2). Soeur Levasseur désire quelque chose qui reflète clairement la nouvelle dévotion[15]. Elle saisit très bien l’importance du support visuel comme vecteur spirituel et publicitaire. Elle recrute une autre soeur grise, la Franco-manitobaine Blanche Forest, qu’elle charge d’esquisser la nouvelle dévotion[16].

La première image (figure 3) n’est pas datée, mais on estime qu’elle fut créée entre la fin du mois de mai et le début du mois d’août 1954. Le dessin est monochrome, ce qui est usuel à l’époque pour un projet d’impression d’images à grande échelle. La Vierge auréolée porte un voile de modestie et une ceinture, signe de sa pureté, elle écarte les bras, ouvrant ainsi son manteau pour accueillir une infirmière portant une lampe, symbole de prévoyance et de l’attente du Christ. L’image est envoyée à la fin de juillet au généralat de Montréal.

Figure 3

Marie, Reine des infirmières (Première version)

Source : ASGM, G01, A, 4, a, 08

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La réponse du généralat arrive par la lettre de la secrétaire générale le 30 août 1954. Elle la félicite d’abord pour le projet, mais indique que le conseil général croit qu’il vaudrait mieux peaufiner les esquisses avant de livrer le travail à l’imprimerie ou à la connaissance du grand public. Elle lui communique les remarques, notamment sur le choix du fond, et des détails de proportions pour les mains. Elle ajoute que la Vierge Marie devrait être couronnée plutôt qu’auréolées. Enfin, selon les indications des membres du conseil général, le regard de l’infirmière n’est pas celui de la « confiance ni de l’humilité » [17]. Elle termine sa lettre en affirmant que le premier jet ne perd pas pour cela sa valeur ; mais il s’agit d’arriver à un résultat qui fera l’unanimité. Elle relève d’ailleurs l’exemple d’une autre image développée par la congrégation :

L’image de l’infirmière, avec le Christ caché sous les dehors du malade, fait par nos soeurs du studio, il y a déjà plusieurs années, nécessiterait, elle aussi des corrections, si elles n’avaient pas été imprimées [sic] si vite. Alors, toutes nous sommes d’avis qu’il vaut mieux prendre un peu plus de temps et avoir quelque chose de beau, qui ne choquera pas plus tard[18].

La déception de soeur Levasseur est tangible dans la réponse qu’elle fait parvenir à soeur Girardeau. Elle interprète même les demandes de corrections comme un refus de la dévotion :

Bien qu’à regret je doive renoncer à mon projet, que j’avais entrepris dans le but de provoquer chez nos infirmières une dévotion et une confiance plus grande envers la Sainte Vierge […] Vous me pardonnerez si je ne puis renoncer à voir ce projet se réaliser au moins par d’autres mains moins indignes que moi et j’ose espérer qu’une de nos soeurs entreprendra ce travail, sinon, que vous trouverez opportun à suggérer à d’autres institutions cette entreprise en l’honneur de notre bonne Maman du Ciel[19].

Comme femme qui exerce depuis plusieurs années des fonctions d’autorité et qui se distingue par ses initiatives, soeur Levasseur n’accepte pas facilement un refus. Sa réaction, quoiqu’impulsive, témoigne toutefois de sa capacité de s’opposer et de négocier avec le pouvoir central de sa communauté émotionnelle. En mettant l’accent sur la « médiocrité » de ses qualités (alors qu’elle est justement reconnue pour ces dernières au sein des sphères médicales et youvilliennes pour celles-ci), et surtout en proposant d’offrir le projet à un autre institut, elle sait très bien que la congrégation cherchera par tous les moyens à garder l’initiative d’un tel projet. La secrétaire du conseil général s’empresse de lui répondre afin de dissiper tous les doutes et lui confirme le soutien du généralat pour la suite des choses[20].

Les démarches de correction s’étirent sur une année[21]. Les modifications apportées sont celles de soeur Flore Barrette, une artiste du Studio de la maison mère[22]. Elle ancre plus concrètement la figure mariale dans sa nouvelle royauté (figure 4). L’artiste ajoute une couronne et un nimbe qui irradie de la tête de la Vierge. L’auréole prend désormais la forme d’un soleil, les vêtements sont ornés de dorures et le col et la ceinture sertis de pierres précieuses. Le geste d’accueil laisse voir des mains corrigées légèrement plus ouvertes. Enfin, le regard de l’infirmière est plus affectueux. En attendant l’impression des images, soeur Levasseur déploie ses efforts vers une reconnaissance de la nouvelle dévotion à plusieurs niveaux.

Figure 4

Marie, Reine des infirmières (deuxième version)

Source : ASGM, G01, A, 4, a, 08

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6. La reconnaissance épiscopale

Dans les semaines et les mois qui suivent la proposition de la SNCC, soeur Levasseur reçoit plusieurs lettres d’infirmières de la Saskatchewan, de l’Alberta et du Manitoba qui témoignent de leur intérêt pour celle-ci[23]. Elle sait qu’elle peut compter sur le soutien de son évêque et sur les organisations professionnelles de sa province d’adoption, mais ce qu’elle désire, c’est que la désignation de Marie, Reine des infirmières soit diffusée partout. L’éloignement géographique de la Saskatchewan et sa faible représentation catholique rend l’impulsion de départ difficile. Pour que celle-ci puisse prendre son essor, elle doit s’appuyer sur la catholicité québécoise et internationale. Au Québec, le soutien du conseil général lui est acquis, de même que celui de soeur Denise Lefebvre, la directrice de l’Institut Marguerite-d’Youville[24], celui des religieuses du nouvel hôpital Maisonneuve[25] ainsi que celles qui siègent à la section montréalaise de l’Association des infirmières catholiques du Canada (AICC)[26]. Afin d’étendre ses appuis, elle cible dans sa correspondance des religieuses qui sont en contact direct avec des clercs influents. Ainsi, ses échanges avec Marie-Rose Lacroix visent l’aumônier de la section montréalaise de l’AICC, Mgr Laurent Morin, qui travaille aussi à la chancellerie de l’archidiocèse de Montréal et qui est en contact avec l’archevêque de Montréal, le cardinal Paul-Émile Léger[27].

Elle entretient aussi une importante correspondance avec une soeur de la Charité de Québec, soeur Marie-de-la-Passion, qui en plus d’être la registraire de l’AICC, a ses entrées auprès de Mgr Maurice Roy, archevêque de Québec[28]. Enfin, elle compte sur ses liens avec le père Henri Légaré, un missionnaire oblat de Marie-Immaculée, qui est aussi le directeur de l’exécutif de l’Association des Hôpitaux catholiques du Canada (AHCC), afin de sensibiliser la Conférence catholique canadienne (CCC) qui réunit tous les évêques du pays.

En octobre 1954, lors des assises de la CCC à Ottawa, le père Légaré rencontre les évêques membres de la commission sur les hôpitaux catholiques et leur soumet le projet marial qui déclare « ne pas avoir d’objection à ce que la Vierge soit évoquée dans les hôpitaux catholiques sous le titre de ‟Reine des infirmières” »[29]. « L’enthousiasme n’a pas présidé à ce geste »[30] et la tiédeur de la réponse déçoit soeur Levasseur qui s’attendait à une promulgation officielle. Elle s’en plaint à soeur Mann du conseil général qui lui recommande la patience[31]. Soeur Lacroix qui la soutient depuis le début note, à la suite des confessions de Mgr Labrie[32], que les évêques québécois ne se sont pas avancés, « car ils avaient jugé qu’il y avait assez de vocables sous lesquels la Vierge était invoquée »[33] et lui suggère de communiquer directement avec les associations internationales afin de faire des pressions supplémentaires. Cet épisode révèle tout de même que l’épiscopat canadien désire éviter certains excès émotionnels et avance prudemment sur le sujet. Il est bien au fait des risques de polarisation mariocentriques ainsi que des influences de plus en plus fortes du mouvement liturgique qui tend, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, à réduire le poids de certaines fêtes et dévotions (Boniface 2005, 58). Soeur Levasseur n’aura toutefois pas le temps de trop réfléchir aux raisons motivant l’épiscopat, car la découverte et le traitement d’un cancer du sein l’obligeront à mettre de côté — pour un temps du moins — ses activités[34].

7. Les démarches internationales

Bien que la maladie de soeur Levasseur affecte sa capacité à s’impliquer dans l’avancement de la cause, elle ne tempère pas son intérêt pour celle-ci. Au contraire, à travers l’épreuve, elle évoque constamment sa « passion pour la cause de Marie, Reine des infirmières, et l’inspiration de la Passion du Christ qui lui fait penser que sa maladie est une si petite chose »[35]. Elle intègre dans ses pratiques spirituelles quotidiennes l’usage du vocable de Marie, Reine des infirmières[36]. Elle en profite aussi pour mieux cerner les étapes à réaliser et se permet de communiquer son plan à sa supérieure. Pour elle, il faut d’abord écrire à tous les hôpitaux de la congrégation et leur faire connaître la dévotion et leur demander de la faire connaître aux autorités épiscopales des lieux. Ensuite, la dévotion doit trouver des échos sous la forme de publicités ou d’articles dans les revues médicales professionnelles et les revues spirituelles. Enfin, il faut profiter de la « remise du bonnet » lors de la collation des grades des nouvelles infirmières afin de leur faire connaître leur « Reine ». Enfin, il ne faut pas attendre pour répandre le vocable vers d’autres pays[37].

La période de convalescence ne semble pas être de tout repos à en juger par sa correspondance. Cette activité intense qui n’est pas encouragée par la maison mère souligne sa volonté, comme agente, d’investir rapidement les champs qui lui apparaissent susceptibles d’accueillir favorablement une telle pratique. Cela mène à une percée sur le plan international grâce à l’évêque de Regina. Elle obtient le droit d’écrire aux responsables du Comité international catholique des infirmières et assistantes médico-sociales (CICIAMS) pour qu’une procédure d’adoption internationale de la nouvelle dévotion soit enclenchée et soumise au pape[38]. Des évêques habitués aux officines vaticanes et des membres de la curie sont sollicités dans l’espérance de voir le pape Pie XII proclamer la dévotion[39]. Enfin, le réseau international des Soeurs grises se met en branle grâce à une série de lettres envoyées par soeur Levasseur, mais aussi par les soeurs Lacroix et Lefebvre qui font connaître la nouvelle dévotion aux États-Unis, en France, en Italie, en Espagne, au Chili, ainsi qu’en Malaisie et en Grèce[40]. Les démarches portent fruit : la porte-parole du CICIAMS obtient une audience auprès du pape Pie XII et une approbation de principe. Elle confirme par la suite à soeur Levasseur que « sous la réserve que cette invocation ne soit jamais insérée dans les invocations officielles (ce qui ne s’obtient pratiquement jamais, et ce dont il n’était d’ailleurs pas question), la Sacrée Congrégation des Rites la reconnaissait »[41].

Le succès de l’officialisation de la dévotion est perçu comme l’expression de la volonté de la Vierge Marie et de la fondatrice des Soeurs grises. Dans deux lettres très ressemblantes écrites à quelques mois d’intervalle en réponse à deux lettres de soeur Levasseur vraisemblablement perdues, la supérieure générale rappelle les difficultés qui éprouvent la foi, mais qui sont des épreuves nécessaires pour la réussite des oeuvres. Elle souligne que la peine vécue dans l’angoisse et que la soumission docile aux décisions de l’Église dans un fiat inspiré de Mère Marguerite rendent encore plus délectable la nouvelle[42]. Il faut aussi voir cette réussite comme celle d’un groupe de femmes consacrées qui maîtrisent les mécanismes de communication au sein de l’institution catholique. La légitimité obtenue permet donc aux soeurs de diffuser le nouveau vocable dans la presse à grand tirage ou dans les revues spécialisées.

8. La légitimité intellectuelle

Dès décembre 1954, le bulletin de la SCCN publie un premier article sous la plume du père Augustine Nenzel, Mary Queen of Nurses (Marie, Reine des infirmières). Le texte sera repris en entier ou modifié entre mars et septembre1956 dans huit imprimés différents :

Tableau 1

Mentions de la dévotion dans les imprimés

Mentions de la dévotion dans les imprimés
Source : ASGM, G01, A, 4, a, 08, 3/6

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Six de ces imprimés sont en anglais et trois en français. Parmi ceux-ci on compte cinq imprimés liés au monde des soins infirmiers, deux journaux régionaux des provinces de l’Ouest canadien, une revue religieuse populaire et un journal catholique diocésain. Il n’est pas surprenant de voir trois imprimés de la Saskatchewan reprendre la nouvelle, pas plus que l’importante publication de la communauté franco-manitobaine, car les réseaux catholique et youvillien y sont bien établis. En revanche, l’absence du texte dans les principaux journaux à grand tirage québécois de l’époque surprend. Il n’est pas dit que des contacts ne furent pas entrepris, mais il n’y en a pas de traces dans les archives. La revue Les Annales Notre-Dame-du-Cap, liée au grand sanctuaire marial trifluvien, est le principal vecteur francophone avec ses cinquante mille abonnés et ses multiples autres lecteurs.

Le père Augustine Nenzel construit un discours autour de trois moments clés rapportés dans les Évangiles. Marie, qu’il qualifie de « première infirmière du christianisme »,[43] s’est d’abord occupée de sa cousine Élisabeth et de son fils, Jean, qui baptisera plus tard Jésus. Sa mission se continue dans le service de Jésus au berceau et dans la petite enfance. Enfin, elle s’affirme dans le moment douloureux de la crucifixion : « Marie, la fidèle ‟mère infirmière”, se tint debout près de son Fils mourant, l’aidant par sa présence et par ses prières, les seuls moyens dont dispose toute infirmière quand tous les autres sont devenus impuissants » (Nenzel 1956, 11). Il ajoute qu’à titre de coopératrice, de corédemptrice et de médiatrice, elle est l’incontournable intermédiaire du « Jésus Médecin ». Enfin, elle est ce modèle d’inspiration pour la « grande armée blanche des infirmières dont les soins compatissants pour les malades et les affligés, membres du Corps mystique du Christ, font d’elles les “sosies” de Marie » (Nenzel 1956, 11). La prière écrite par Mgr O’Neill (Annexe I) s’inscrit parfaitement dans ce discours. Le vocabulaire des émotions réfère à la tendresse de Marie au le bonheur communicatif du Christ. Sous l’inspiration de la Mère de Dieu, les soignantes sont invitées à apporter aide et compassion à toutes les personnes souffrantes, dans le besoin, faibles et dont le corps est brisé. L’idéalisation de la relation entre les intervenants en santé, Marie et son Fils que fait Mgr O’Neill s’inscrit dans la même ligne que Nenzel. On peut y reconnaître cette tendance préconciliaire maximaliste qui désire doter Marie de nouvelles définitions dogmatiques et lui attribuer des rôles supplémentaires, ancrés dans la réalité biologique des femmes et dans la lecture catholique de leur rôle. On ne retrouve aucune réaction au texte de Nenzel dans les archives ou les revues théologiques canadiennes de l’époque. Le dépouillement de revues spécialisées comme La vie des communautés religieuses, Donum Dei, Laval philosophique et théologique ou la Revue dominicaine n’a rien donné. Les théologiens et les clercs ne semblent pas s’être intéressés à cette dévotion. Les seules réactions qui découlent de la publication du texte se soldent par la même question : où peut-on obtenir une image de la dévotion ? L’étape de la diffusion de masse de l’image est arrivée.

9. Les petites images de dévotion

La grande majorité des images dévotes distribuées au Québec et au Canada proviennent de Belgique, d’Italie, de France et d’Allemagne (Lerch 2021). C’est après les années 1950 qu’un certain nombre de pièces sont produites localement, surtout pour les grands centres de pèlerinages comme les sanctuaires du Cap-de-la-Madeleine, de Sainte-Anne-de-Beaupré ou l’Oratoire Saint-Joseph (Lessard 1981, 6). Le cas de la dévotion de Marie, Reine des Infirmières est donc rare, mais les Soeurs grises possèdent une expertise dans le domaine, car elles ont fait produire depuis le 19e siècle, en France ou ici, des images inspirées par la dévotion au Père Éternel, au Sacré-Coeur et à leur fondatrice (Laperle 2021). On peut donc dire qu’elles maîtrisent le pouvoir des images dans la fabrication de l’émotion collective et individuelle (Boquet et Nagy 2008, 375). L’imprimatur de l’évêque de Regina est donné le 31 décembre 1955 et dès le mois de janvier suivant, la maison mère se charge d’assurer le suivi auprès de l’imprimerie des Frères des Écoles chrétiennes[44]. Une cinquantaine d’exemplaires de l’image sont envoyés dans différentes écoles de soins infirmiers du Canada et des États-Unis ainsi qu’à des revues dédiées aux infirmières.

Très rapidement, les commandes se multiplient, notamment dans le but de donner l’image lors des cérémonies de diplomation. La stratégie porte fruit : les 4000 exemplaires de l’image sont rapidement distribués et 4000 nouvelles copies sont réimprimées en avril. Selon les chiffres conservés, 14 000 copies de l’image circulent entre 1954 et 1961, ce qui démontre que l’image sert d’outil pédagogique à la transmission de la dévotion pour les Soeurs grises. Sa diffusion ne repose pas uniquement sur le réseau youvillien, mais aussi sur sa visibilité iconographique dans les différents imprimés et à l’occasion de congrès. De nombreuses demandes d’informations spontanées provenant notamment d’infirmières laïques sont d’ailleurs conservées[45]. De plus, avec le soutien international du CICIAMS, les images dévotes sont envoyées dans les bureaux de 42 pays affiliés[46]. La dévotion semble donc répondre à des attentes, mais comme le souligne soeur Marie-de-la-Passion à soeur Levasseur, on doit l’inscrire dans des manifestations plus visibles pour qu’elle se consolide chez les croyants. Elle suggère même de pousser la démarche pour ériger une confrérie et un lieu de pèlerinage national à Regina[47]. Le choix n’est pas anodin, car la ville demeure le lieu où les infirmières catholiques manifestent le plus leur désir de s’unir à la dévotion.

Figure 5

Procession des étudiantes infirmières de Regina, 19 mai 1957.

Source : ASGM G01, A, 4, a, 08

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10. Une procession

« Les processions soulignent une dialectique entre émotions et dévotions » (Rideau 2019, 37). Le 19 mai 1957, dans le cadre du mois de mai dédié à la Vierge Marie, les étudiantes infirmières de Regina organisent un cortège dans les rues autour de l’hôpital de Regina afin de propager la dévotion. Comme forme d’expression ritualisée, la procession permet une appropriation de l’espace public par la communauté émotionnelle. Les soeurs grises de l’Ouest soutiennent cette manifestation, car, comme le soulignait la directrice de l’École de soins infirmiers de Saint-Boniface à sa consoeur de Regina, cette expérience physique « rappelle les belles actions des Enfants de Marie dans les écoles [et valorise] les vertus mariales de pureté, d’humilité, de chasteté et de service attendues chez nos futures infirmières »[48]. L’argumentaire met en relief le lien performatif entre la procession et l’agir attendu des participantes. Comme on peut le constater sur la photo de la procession (Figure 5), les étudiantes qui défilent sont identifiables par leur uniforme blanc, qui est à la fois symbole de leur appartenance professionnelle et de leur pureté (Bale 2012). Tous ces choix expriment l’idée selon laquelle « l’importance mise sur la décence [ainsi que la codification imposée par la communauté émotionnelle des Soeurs grises qui] exprime une conformité entre le dedans et le dehors, entre le vécu et l’apparence, dans un rapport direct entre émotions et piété » (Rideau 2019, 40). Deux objets attirent l’attention. D’abord, la couronne, déposée sur un coussin, rappelle la titulature particulière de la Vierge. Ensuite, la bannière, qui représente la dévotion en couleur. Les jeunes infirmières expriment une identité catholique forte et projettent l’image d’un groupe homogène, fidèle à sa protectrice. Elles chantent l’hymne « Mary, We Crown Thee, Queen of the Nurses », adapté d’un hymne de Basile de Césarée, et récitent la prière composée par Mgr O’Neill en alternance. Les sources disponibles ne permettent pas d’identifier les émotions vécues par les étudiantes laïques au-delà de l’image fixée sur la pellicule. Les émotions vécues lors de cette expérience collective de femmes ne peuvent donc pas être pleinement analysées. Par conséquent, mieux vaut nuancer la mention du succès de l’opération qui filtre des archives des religieuses. De plus, puisque l’événement ne s’est tenu qu’une seule fois, il est non seulement prudent, mais légitime de relativiser le succès dudit événement festif.

11. Entre nouvelle image et fin abrupte

Les autorités de la congrégation qui avaient approuvé la publication de l’image de la dévotion dans le contexte de la maladie de soeur Levasseur conservaient l’idée de l’améliorer et de la diffuser aussi en couleur comme en témoigne la bannière de la procession. Une nouvelle version plus réaliste réalisée par soeur Flore Barrette est d’ailleurs complétée (Figure 6). Toutefois, le décès de soeur Levasseur en décembre 1957 « gèle », pour ainsi dire, la progression de la dévotion dans la sphère publique. Il y a peu de traces à ce sujet dans les archives couvrant la période 1958-1961, sinon quelques commandes d’images supplémentaires. La question de promouvoir la dévotion à la Vierge dans l’espace public n’est pas mentionnée au Québec ou dans le reste du Canada. Il n’y a pas d’indice que la congrégation a procédé à la nomination d’une nouvelle zélatrice pour cette oeuvre. Les dernières traces au sujet de la dévotion dans la sphère publique concernent une étudiante infirmière originaire du diocèse de Rockville Centre, dans l’État de New York, qui demande l’autorisation aux Soeurs grises de produire une médaille dédiée à Marie, Reine des infirmières à partir de l’image de dévotion déjà diffusée. La congrégation l’autorise sans même demander de droits d’auteurs et la médaille sera produite à partir de 1961[49]. La chose peut apparaître étrange au premier regard, mais peut s’expliquer par le développement d’une autre dévotion en parallèle.

Figure 6

Marie, Reine des infirmières (troisième version)

Source : ASGM, G01, A, 4, a, 08

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C’est la relance du processus de canonisation de mère Marguerite d’Youville qui court-circuite la nouvelle dévotion. La confirmation de deux miracles par une commission médicale en 1957, la réouverture du tombeau en 1958 et le décret de béatification du pape Jean XXIII en 1959 occupent tout l’espace dévotionnel de la congrégation (Laperle 2021). Dans le champ propre des Soeurs grises, la nouvelle désignation de la Vierge Marie n’a pas encore les ancrages nécessaires pour s’imposer, notamment parce que la dévotion ne bénéficie pas de l’apport émotif d’une mariophanie, d’un miracle ou d’un sanctuaire qui lui serait consacré. Les expériences de dévotions liées à la fondatrice sont plus nombreuses, plus anciennes et moins spécifiquement reliées à la profession d’infirmière. Elles comptent aussi sur un important corpus de prières, de litanies, d’images symboliques et d’un vocabulaire développé et répété dans les lettres circulaires des supérieures générales. Enfin, les prémisses du concile Vatican II laissent poindre un changement de paradigme au sujet des dévotions mariales[50]. C’est donc doucement et sans bruit que la dévotion à Marie, Reine des infirmières disparaît du quotidien et de la religion vécue des soeurs grises.

De la même façon, l’autre communauté émotionnelle des infirmières et du personnel de la santé ne pousse pas de l’avant cette dévotion. Des laïques ont pu, dans les années suivantes, l’évoquer ou la prier individuellement, mais cela n’a laissé aucune trace dans les archives. Les organisations professionnelles (qui se distancient au même moment du modèle confessionnel) ne gardent pas non plus de traces de dévotion dans leurs périodiques, leurs procès-verbaux ou leurs congrès.

Différentes hypothèses peuvent expliquer une telle situation. L’épuration de la dévotion mariale à la suite de l’aggiornamento conciliaire qui affirme la coopération de Marie au salut, mais qui n’ajoute rien à l’oeuvre du Christ ne soutient pas la définition donnée à Marie, reine des infirmières. Ensuite, on constate un écart émotionnel plus profond qu’escompté entre les religieuses et les laïques sur ces questions. On peut lier cet écart aux nouvelles sensibilités culturelles (notamment sur le plan de l’influence des médias de masse, des nouvelles spiritualités orientales, la montée de l’athéisme), particulièrement chez les plus jeunes. Enfin, le poids des nouvelles aspirations féminines et féministes neutralise, pour ainsi dire, les émotions genrées associées à l’image et au vocabulaire émotionnel de la dévotion.

Conclusion

Dans la foulée de la constitution apostolique Munificentissimus Deus — qui a pour objet le dogme de l’Assomption—, le père dominicain Yves-Marie Congar déplorait l’exagération de certaines dévotions mariales qui substituaient au christianisme un marianocentrisme[51]. Quelques mois avant son décès, soeur Levasseur mentionnait sa fierté d’avoir développé un « moyen d’apostolat marial inauguré par les soeurs grises »[52]. On ne peut trouver deux visions plus différentes....

L’attachement que manifeste ici l’instigatrice de la dévotion trouve son explication dans la place qu’occupe la Vierge Marie et la fonction d’infirmière dans son identité. D’ailleurs, dans ses dernières volontés, elle demande :

Que mes médailles soient sur moi et ma médaille miraculeuse dans mon cou ; que ma croix de profession et mon chapelet soient dans mes mains ; que l’image de Notre-Dame Auxiliatrice soit sur moi […]. Je prierai pour que toutes les Soeurs grises soient de ferventes et heureuses apôtres (sic) du Sacré-Coeur de Jésus et Marie. […] Je suis heureuse d’aller voir papa, le Bon Dieu, Marie, Reine des infirmières, […], mère d’Youville […]. Malgré mes misères morales et ma pauvreté de mérites, je meurs avec confiance dans les bras de la bonne Maman du ciel [53].

Les émotions— parfois exprimées de manière enfantine —vécues par soeur Levasseur s’inscrivent dans une expérience marquée par des convictions profondes. À ses yeux, cette dévotion contribuait à valoriser l’image de Marguerite d’Youville et celle des Soeurs grises au sein de la société. Il faut reconnaître ici la capacité de soeur Levasseur, et plus largement des Soeurs grises, à maîtriser les mécanismes de développement et d’approbation par la hiérarchie religieuse d’un projet dévotionnel nouveau. Cela rappelle que « les éléments propagandistes traduisent aussi la volonté des créateurs d’associer des gens à la cause qui peut en même temps raffermir les assises de l’Église » (Lessard 1981, 22). Le contexte de l’année marial de 1954 fut pour soeur Levasseur le déclencheur. Comme femme consacrée, habituée à imposer sa vision dans ses tâches quotidiennes de gestionnaire d’une école d’infirmières et d’organisatrice d’une association provinciale, le développement de la nouvelle titulature lui apparaissait une bonne manière « d’ajouter une autre pierre à son diadème, ce qui permettra de la faire mieux connaître et aimer de toutes les infirmières du monde entier »[54]. Manifestement, Marie, Reine des infirmières s’inscrivait dans un maximalisme dévot : l’économie du salut qui passait d’abord par la Mère de Dieu — avant même le Christ ! — et faisait de la Vierge, en ses dernières apparitions, l’ultime rempart de la catholicité assiégée par la modernité.

La représentation dévote de Marie, Reine des infirmières demeure profondément inscrite dans son genre. En un sens, même si le départ précoce de soeur Levasseur a laissé la dévotion orpheline, il n’est pas certain qu’elle se serait taillée, à moyen terme, la place espérée par son instigatrice à moyen terme, soit dans le contexte propre à la réforme conciliaire du renouveau de la figure du Christ sur le plan ecclésiologique, du nouveau style émotionnel encouragé au sein de l’Église, mais aussi de la laïcisation des soins de santé et de la profession d’infirmière au Québec, dans le reste du Canada et ailleurs dans le monde. À ce chapitre, les conséquences croisées de Vatican II et de l’évolution sociale doivent encore attirer les chercheurs vers de nouvelles analyses.

La mise en place de la dévotion Marie, Reine des infirmières dans la décennie 1950 démontre la capacité des femmes consacrées de dynamiser les dimensions spirituelles propres à leur existence. Malgré son style quelque peu conservateur, cette dévotion illustre à quel point des initiatives individuelles peuvent venir modifier et ajouter des émotions à une communauté émotionnelle. L’expérience faite par soeur Levasseur en est une de conviction et fait la démonstration qu’il faut nuancer les explications privilégiant la verticalité et la centralisation de toutes les décisions par les autorités religieuses. Le projet de cette religieuse fransaskoise d’adoption témoigne d’une vision qui hybride l’ancien et le nouveau, ce qui élargit aussi le sens de la vie spirituelle et des émotions au sein des congrégations. Il faut se garder de n’y voir qu’un souvenir anecdotique. Cela témoigne de la mutation constante de l’expérience de la religion vécue par des femmes qui cherchent à enraciner dans leurs traditions une nouvelle expression d’un mystère toujours à redécouvrir.