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Dix ans après la publication de son Complexe d’Hermès, réflexion philosophique sur le travail de traduction récompensée du Prix Victor-Barbeau de l’Académie des lettres du Québec, finaliste des Prix littéraires du Gouverneur général dans la catégorie Études et essais, et qualifiée par le Conseil des arts du Canada de « réflexion brillante et riche d’un vaste savoir culturel » (Gouvernement du Canada, 2009, n.p.), Charles Le Blanc dévoile un nouvel essai, Histoire naturelle de la traduction. À partir des conclusions de son précédent ouvrage, il pousse sa réflexion, délaissant la mythologie grecque au profit de cinq contes populaires : Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, La Reine des neiges d’Andersen, L’Apprenti sorcier de Goethe, La Barbe-bleue de Perrault et Hansel et Grethel des frères Grimm. Au fil des pages, Le Blanc rapproche ces oeuvres et traverse l’Histoire afin de dégager cinq caractéristiques de la traduction et cinq périodes de l’art de traduire, de l’Antiquité au romantisme du XIXe siècle, en passant par la Renaissance, dans le but de répondre à une question en apparence toute simple : « Qu’est-ce que la traduction ? » La réponse est, selon l’auteur, aussi simple que la question : ce qui définit la traduction, c’est son histoire.

Comme l’énonce son auteur (p. 13), l’ouvrage propose trois essais en un. Le premier combine le prologue et l’épilogue. Le prologue s’ouvre sur sept courts récits mettant en scène l’ensemble des éléments théoriques qui résoudront le puzzle de l’ouvrage au fil des chapitres, parmi lesquels l’angoisse de la page blanche de l’auteur et la peur du traducteur ; le lecteur et sa culture ; le livre et son rapport au lecteur ; la tâche du traducteur ; la mise en avant de l’oeuvre. L’épilogue qui lui répond, en deux parties, se présente sous la forme d’un conte norvégien suivi de clés d’interprétation. Le deuxième essai constitue le corps de l’ouvrage et s’articule en cinq chapitres, chacun d’eux introduit par un extrait de conte destiné à illustrer des éléments théoriques en traductologie. Enfin, les notes de bas de page, très riches, abondent tout au long du texte et forment, selon Le Blanc, un petit essai in nuce (p. 13), permettant d’approfondir la réflexion principale.

Dans son premier chapitre, illustré par un extrait du Portrait de Dorian Gray, Le Blanc démontre comment le sens est l’objet d’une construction, de la même manière qu’un portrait est le fruit d’un modèle. Il s’interroge sur les notions de représentation et de réel, sur l’effet du temps sur les traductions, et compare habilement les oeuvres d’art, de peinture notamment, au processus de traduction. Ce passage par la peinture lui permet de mettre en scène un aspect fondamental des traductions : faire comprendre le sens et non simplement le communiquer (p. 58). Selon Le Blanc, les questions de traduction s’articulent autour d’une théorie de la connaissance et non d’une théorie de la communication ; bien plus que les mots, ce sont les charges culturelles et symboliques d’une oeuvre qui font d’elle une « oeuvre », car la signification de l’oeuvre en question dépend de son époque, de son lieu de naissance, de son contexte social et politique. Tout en comparant la traduction à une toile, Le Blanc distingue celle-ci de toute autre oeuvre, dans la mesure où, contrairement aux autres formes d’art, elle se substitue à l’original pour le lecteur qui ne maîtrise pas la langue d’origine (p. 47). Il nomme le texte source « texte originel » et le texte cible « texte originaire » (p. 81). Le texte originel, oeuvre « originale », fruit de l’imagination de l’écrivain, est un acte d’écriture faisant l’objet d’une lecture. Il est porteur d’un sens sémantique et donne naissance au texte originaire. Ce dernier est un acte de lecture, notamment celle du traducteur, et donne naissance à la traduction, qui tire son origine du texte de l’écrivain, dont elle prolonge le sens et devient le symbole (p. 49). Le Blanc précise également que le texte originaire est porteur d’un rapport au temps, contrairement au texte originel. Ce temps diffère entre le moment de l’écriture d’une oeuvre et sa ou ses traductions (p. 71), réalisées pour les lecteurs d’une époque donnée et donc amenées à vieillir, contrairement à l’oeuvre d’origine, qui dispose d’un élixir de jouvence. Ce faisant, Le Blanc fait écho à Antoine Berman, qui déclarait que « toute traduction est appelée à vieillir, et c’est le destin de toutes les traductions des “classiques” de la littérature universelle que d’être tôt ou tard retraduites » (1984, p. 281), ou à Gideon Toury et à son étude des retraductions de la nouvelle Les tueurs d’Ernest Hemingway (1998, p. 29). Le Blanc rappelle également que la traduction se distingue aussi par son degré de liberté restreint, un sujet sur lequel il reviendra à plusieurs reprises dans les chapitres suivants. Un traducteur, contrairement à un peintre ou même à l’auteur d’un texte littéraire, qui tous deux peuvent prendre des libertés avec le réel, est en effet soumis à la fidélité, à l’exactitude, à une grammaire, à un usage linguistique, en d’autres termes, à des normes.

Le deuxième chapitre s’ouvre sur un extrait de La Reine des neiges d’Andersen et aborde la construction du sens par le traducteur, qui est également (et avant tout) un lecteur, celui du texte originel. C’est de sa lecture que naît la traduction. En remontant le temps jusqu’à l’ère de Cicéron, Le Blanc s’interroge sur la notion de beauté de l’époque, qui n’est pas que subjective, mais également une activité individuelle (p. 108). Il illustre la nuance sémantique subjective de ce mot entre son origine grecque et sa retraduction latine, car, même si un traducteur propose un équivalent d’un mot d’une autre langue, il ne peut prendre avec lui son usage et son histoire (p. 112). Sous la plume de Le Blanc, le traducteur se transforme alors en portraitiste : c’est lui qui redessine les mots du texte originel pour le lecteur cible, avec son propre regard (p. 120). Ainsi, le sens voit le jour grâce au regard du traducteur-lecteur, et la traduction qu’il propose renvoie la lumière du texte originel, dont la beauté est perçue à travers le regard de celui qui l’a lu. Et si tout au long de la lecture de ce chapitre on peut s’interroger le rapport entre la réflexion de Le Blanc et le choix du conte d’Andersen, la réponse apparaît dans ses dernières lignes :

Chaque ouvrage lu, analysé et étudié […] est une manière d’extraire de notre oeil les éclats du miroir d’Andersen, ce miroir qui déforme la réalité. S’éduquer par les livres, c’est épurer son regard, et, plus on lit, plus ce regard épuré, plus cette position, cette attitude particulière face au monde, prend de l’importance, met en forme, donne un sens à ce qui nous entoure, mais un sens qui, en définitive, n’est sens que pour nous seuls.

Le Blanc, 2019, p. 145-146

La subjectivité du traducteur et sa liberté relative constituent l’objet du troisième chapitre, illustré par L’Apprenti sorcier de Goethe. Le Blanc rappelle que le traducteur ne dispose pas du même pouvoir que l’auteur, principalement parce que la traduction du texte d’origine ne lui est jamais égale, d’où la naissance de retraductions. Le Blanc oppose ainsi la liberté de l’auteur et celle, limitée, du traducteur, cet « apprenti sorcier » qui se retrouve avec un balai entre les mains sans savoir comment l’animer comme le fait son maître (p. 159). Par rapport à l’auteur qu’il doit traduire, le traducteur n’est qu’un lecteur (p. 161). Un lecteur qui écrit. Le produit de son travail est un nouveau texte qui possède toutes les qualités de celui d’origine, rédigé dans une autre langue, et qui dévoile les stratégies de lecture du traducteur-lecteur. Celles-ci ne découlent pas de la liberté, mais de contraintes, que Le Blanc nomme contrainte de liberté et contrainte de finalité (p. 161). La première est une liberté négative, une illusion, car si cette liberté est déterminée par son objet (le texte originel), Le Blanc souligne qu’elle ne peut être positive. Le traducteur ne bénéficie que de la liberté de lecture. Seul l’auteur peut décider de changer le contenu de son texte, lui qui dispose de la liberté de création. Le traducteur ne peut que le suivre. La deuxième contrainte est celle de la finalité de l’oeuvre. Seul l’auteur en possède la clé et connaît le chemin qu’il souhaite emprunter, et ce, même lorsque le traducteur-lecteur est parvenu au bout du texte. Le Blanc définit ainsi la traduction comme « une création textuelle à laquelle manquent la liberté et la finalité, qualités qui, on vient de le voir, accompagnent l’acte d’écriture » (p.164). L’acte d’écriture du traducteur, qui naît de l’acte de lecture, c’est la transmission du sens. Et c’est le traducteur qui interprète celui-ci pour le lectorat d’arrivée, parmi plusieurs significations possibles, en fonction notamment de son bagage de connaissances, indispensables pour une bonne compréhension du texte originel et différent de celui de l’auteur. Comme le souligne Le Blanc, la lecture devient acte de substitution et donne naissance à un nouveau texte, dont le sens n’est plus tout à fait le même que celui voulu par l’auteur (p. 166). Mais pour le lectorat de destination, la traduction éclipse totalement l’oeuvre originale, et l’apprenti sorcier prend ainsi la place de son maître. Pour leur part, les retraductions au fil des époques donnent naissance à une pluralité de sens qui évolue dans le temps. Cette pluralité de sens est soumise à la subjectivité des traducteurs et à leur propre lecture. Le sens d’une traduction devient alors indissociable de l’Histoire et de ce qui l’entoure au moment de sa conception. Quant à l’histoire des traductions, celle-ci demeure, comme le précise Le Blanc, indissociable de celle de la littérature (p. 176).

Dans le quatrième chapitre, intitulé « Les clés de Barbe-Bleue », en référence au conte de Perrault, Le Blanc démontre que l’avenir d’une oeuvre traduite dépend en partie de la clé qu’utilise le traducteur, détenteur du trousseau que lui a confié l’auteur dans le but de reproduire sa parole. Ainsi, Le Blanc affirme que « le texte dit quelque chose, mais ce qu’il veut dire relève d’une décision. C’est par une décision du lecteur que ce qui est dit par l’auteur veut dire quelque chose » (p. 201). Cependant, les clés que l’auteur remet au traducteur n’ouvrent pas forcément toutes les portes de l’oeuvre traduite pour les lecteurs, car les serrures changent en fonction des époques et, par conséquent, le sens que le traducteur donne au vouloir dire de l’auteur se transforme (p. 209-210). Retraduire est essentiel, tant en raison de ruptures herméneutiques qu’en raison de l’évolution naturelle de la langue. Les traductions diffèrent en effet d’une époque à l’autre, car la langue évolue, le sens des mots et la variété des usages se modifient. La réflexion de Le Blanc, dans ce chapitre, fait également la part belle à la légitimité d’une histoire des traductions. Les traductions d’un même texte, mises en relation les unes avec les autres, permettent en effet de comprendre les particularités du traducteur et son activité en fonction de l’époque de la traduction dudit texte, mais aussi de déterminer l’existence d’un lien essentiel entre théorie et histoire de la traductologie et de proposer une approche empirique de la traduction (p. 224-225).

Enfin, dans un cinquième et ultime chapitre, Le Blanc utilise l’histoire d’Hansel et Grethel de Grimm afin de rétablir « le dynamisme des lectures “déviantes” ou, si l’on préfère, de ces lectures qui ne suivent pas l’intentio auctoris dans sa reconstitution d’une oeuvre lue » (p. 19). Lorsque le traducteur procède à la lecture du texte à traduire, il prend le chemin du sens et, de ce fait, s’efforce de trouver l’original, comme les deux jeunes enfants du conte, qui cherchent la maison paternelle. Dans sa quête du sens, le traducteur, lecteur empirique, lecteur-modèle ou lecteur singulier, peut se perdre, en dépit d’un plan donné par l’auteur, qui délimite le tracé de son interprétation. S’il procède à un quelconque changement, il modifie la destination finale. Le Blanc distingue également le temps de l’écriture et celui de la lecture, oppose l’angoisse de l’auteur devant la page blanche à la peur du traducteur, celle de ne pas comprendre le texte, celle relative aux choix limités dont il dispose pour procéder à la traduction, et celle de l’erreur (p. 257). Les contresens, les faux sens, les omissions, les contraintes linguistiques, esthétiques ou culturelles représentent de nombreux dangers disséminés sur le chemin et auxquels le traducteur doit faire face pour transmettre le sens. Pour clore ce chapitre, Le Blanc, qui n’a eu de cesse au fil des pages de marquer la distinction entre acte d’écriture et acte de lecture, texte originel et texte originaire, atteste que la traduction ne s’oppose en rien au texte qui fait l’objet d’une traduction. Tous deux, au contraire, se complètent, et la traduction offre un nouveau monde au texte d’origine, un « espace-temps-langue » que l’auteur n’avait pas prévu (p. 279). De plus, les différentes traductions forment un patrimoine littéraire qui met en lumière le sens du texte originel en l’inscrivant au coeur d’une histoire de la lecture et de la réception du sens des oeuvres.

Il était une fois un voyage. Un voyage au coeur de l’histoire. Avec Histoire naturelle de la traduction, dont le titre renvoie à l’oeuvre de Pline l’Ancien, Histoire naturelle, Le Blanc nous invite à traverser le temps. Nous survolons les époques et rencontrons des figures de proue qui ont façonné l’Histoire ainsi que l’histoire de la littérature, de Cicéron à Sainte-Beuve en passant par Montaigne, Shakespeare ou Conan Doyle. La figure du lecteur passe au premier plan, et la traduction se présente comme une lecture et un parcours. Les chapitres se font écho, l’auteur maîtrise son sujet, et sa plume, élégante et raffinée, offre une lecture agréable d’un bout à l’autre. Si ce nouvel ouvrage est somme toute une réussite et recevra très certainement autant d’éloges que celui qui l’a précédé il y a une décennie, il présente cependant quelques bémols. Bien que les notes de bas de page soient très pertinentes, leur profusion, dans la mesure où elles sont présentes à chaque page, au point de parfois éclipser le texte principal (les pages 40, 110, 136 et 137, 176 ou encore 213 en sont des exemples) peuvent dérouter le lecteur, qui jongle sans cesse entre la réflexion principale et des explications secondaires, telle une gymnastique continue qui peut rapidement l’essouffler. Par ailleurs, les nombreux va-et-vient entre la réflexion de Le Blanc sur la traduction et les références historiques, littéraires et philosophiques qu’il sème tout au long de son récit, sur des pages entières, donnent par moments au lecteur l’impression de perdre le fil du sujet principal. Ces quelques ombres au tableau n’empêchent toutefois en rien de conclure que l’essai de Le Blanc peut parfaitement s’ajouter à la liste des ouvrages traductologiques indispensables à découvrir et qu’il regorge d’informations pertinentes, délicieusement mises en scène.