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Le sujet est vaste et complexe. On pourrait facilement soutenir que le rôle de la traduction est absolument primordial dans la réception anglo-canadienne de la littérature québécoise, et on aurait raison; on pourrait également soutenir que son rôle est tout à fait secondaire. Je m’explique.

Une question de frontières

Une des grandes joies de la recherche en histoire littéraire, lorsqu’elle est menée avec un esprit ouvert, c’est qu’on y fait constamment des découvertes imprévues, parfois même au point de se trouver devant l’obligation de revoir ses hypothèses de départ. Et ce sont souvent les sujets les plus difficiles qui s’avèrent à la longue les plus révélateurs. Dans ce sens, le projet de recherche sur la réception de la littérature québécoise au Canada anglais dans lequel je me suis engagée avec Réjean Beaudoin et André Lamontagne en 1994[1] a débouché sur une série d’interrogations extrêmement riche.

Lorsqu’on veut faire un inventaire, tout d’abord, il faut établir des catégories « scientifiques » très claires, qui permettent à tous d’en comprendre les paramètres, les frontières. Le titre du projet, à lui seul, soulevait à ce moment-là trois questions difficiles : qu’est-ce que la littérature québécoise, qu’est-ce que la « réception », et qu’est-ce que le Canada anglais? Dans le cadre de notre projet, la définition de la littérature québécoise était claire : ce terme désignait la littérature de langue française publiée par des auteurs québécois ou par des auteurs ayant produit la majorité de leurs oeuvres au Québec. Mais est-ce que cela inclut alors Le Théâtre de Neptune de Marc Lescarbot, les écrits de Samuel de Champlain, ou Maria Chapdelaine[2]…?

Le deuxième défi, auquel une importante réflexion a été consacrée lors de la conceptualisation du projet, a été de définir en quoi consiste la « réception » d’une littérature linguistiquement autre. Celle-ci doit-elle passer par la traduction, ou peut-elle désigner aussi la réception de la part de lecteurs suffisamment bilingues pour lire et commenter les oeuvres dans leur langue d’origine? Il aurait été difficile de prétendre que toute la réception de la littérature québécoise au Canada anglais devait passer nécessairement par la traduction, car cela eût été faire abstraction des milliers de Canadiens non francophones de naissance qui, dans ce pays aux deux langues officielles, lisent et étudient cette littérature dans sa version originale. Voilà pourquoi nous avions décidé d’établir pour notre inventaire une base institutionnelle plutôt que linguistique, qui tiendrait compte des études publiées en anglais ou en français dans le cadre des revues, maisons d’édition et universités anglophones du Canada (y compris celles au Québec). Avec le temps, cependant, on s’est aperçu que cette base de données incluait, surtout à l’époque moderne, tellement de textes rédigés par des Québécois francophones (en français et en anglais) que cela faussait complètement les statistiques, au point qu’il ne pouvait plus être question, si on les gardait dans notre corpus, de « réception anglo-canadienne ». Il a donc bien fallu éliminer ces études de l’inventaire, en conservant uniquement, à partir de la base institutionnelle déjà délimitée, les textes rédigés par des Canadiens anglais. Cette décision ainsi que les difficultés subséquentes entraînées par la nécessité de déterminer si, oui ou non, tel critique était Canadien anglais, ont soulevé d’autres questions intéressantes et donné lieu à un article d’André Lamontagne et moi-même intitulé « Le Canada anglais : une invention québécoise? ». Nous avons fini par répondre à cette question par la négative, tant il semble indéniable que le ou la critique élevé-e dans un milieu anglo-canadien, de par son expérience de la vie quotidienne, son imaginaire, ses premières références littéraires, appartient par beaucoup d’aspects à la même communauté interprétative que le lecteur canadien-anglais non spécialiste, quelles qu’aient été ses études subséquentes. Son expérience esthétique et l’horizon d’attente différent qui en découle l’entraîneront à poser des questions autres que celles qui viendraient du lecteur québécois. Nous avons néanmoins reconnu que la poursuite des recherches « mettra sans doute en lumière une réception anglo-canadienne plus complexe qu’on ne l’imagin[ait], et présentant des convergences certaines avec la critique québécoise » (Hayward et Lamontagne, 1999, p. 479).

Une telle affirmation ramène aux hypothèses qui ont présidé à la mise sur pied du projet. En effet, en partant de l’idée que le Canada anglais représente une « communauté interprétative » (Fish) distincte de celle du Québec, un des objectifs de ce projet était d’identifier les écarts et les convergences entre la réception anglo-canadienne et celle de sa contrepartie francophone afin de voir s’il était possible d’y cerner les caractéristiques d’un discours autre sur la littérature québécoise. Les écarts entre la culture de départ et la culture d’arrivée existent bel et bien, évidemment, comme l’illustrent les recherches d’André Lamontagne sur la réception de l’oeuvre de Roch Carrier, de Hubert Aquin et de Jacques Poulin à partir des textes critiques répertoriés. Ces données confirment les propos plus intuitifs déjà tenus par Pierre Hébert sur la réception étonnante de l’oeuvre de Roch Carrier au Canada anglais par rapport à celle, plus modeste, qui lui est réservée au Québec. Par ailleurs, il est intéressant de noter que Jane Koustas, dans une étude des traductions consacrées (ou non consacrées) aux oeuvres de Roch Carrier et de Jacques Poulin au Canada, est arrivée à la même constatation. Elle en conclut que

le traducteur se voit attribuer, grâce à la sélection de l’oeuvre à traduire ainsi qu’à sa façon de la traduire, un pouvoir énorme, à savoir celui de déformer l’image de l’Autre. Il s’ensuit que l’étude de la traduction doit tenir compte de la sélection ainsi que de la réception de la littérature en traduction, et de la (sub)version qui en résulte.

Koustas, 1998, p. 115

Le rôle de la traduction dans la réception de la littérature québécoise au Canada anglais, en dépit de toutes les nuances mentionnées plus haut, est en effet indéniable. Les études qui reflètent une nette différence dans l’attitude anglo-canadienne envers l’oeuvre de Jacques Poulin, laquelle est constatée par André Lamontagne, par exemple, sont souvent basées sur des lectures de l’oeuvre en traduction. En revanche, et d’autres collègues pourront sans doute corroborer ces propos, je n’ai jamais rencontré de réactions négatives à l’oeuvre de Jacques Poulin de la part des étudiants canadiens-anglais qui étudient ses romans en français. Poulin constitue au contraire, depuis des années, un des auteurs québécois le plus fréquemment enseignés dans nos cours de première année. Se peut-il que les textes de cet auteur se traduisent mal, qu’ils fonctionnent moins bien en anglais? Est-il possible, dans la même veine, que les oeuvres de Roch Carrier se traduisent tellement bien qu’elles rejoignent mieux le lecteur en anglais qu’en français? Chaque langue a son génie propre, après tout. L’oeuvre de Poulin est fort poétique, et l’on sait que la poésie présente un très grand défi au traducteur. La plupart du temps, l’oeuvre traduite est une oeuvre autre.

1900-1940 : Les traductions disponibles

Si l’on peut comprendre pourquoi il faut nuancer l’importance du rôle de la traduction dans la réception anglo-canadienne de la littérature québécoise à l’époque contemporaine, surtout lorsque cette « réception » concerne les études critiques consacrées à cette littérature, serait-ce nécessairement le cas pour la période entre 1900 et 1940 dont il sera surtout question ici? Il semble logique de supposer que les oeuvres traduites (ou non traduites) à cette époque-là, dans un Canada bien antérieur à la politique de bilinguisme-biculturalisme et à la Trudeau-manie, devaient exercer une influence beaucoup plus importante sur la réception anglo-canadienne — dans la mesure, bien entendu, où une telle chose existait. Jetons donc un coup d’oeil sur les textes disponibles en traduction entre 1900 et 1940 afin d’essayer de discerner l’image de l’autre qu’ils pouvaient générer[3].

Côté poésie, où se produisaient les oeuvres québécoises les plus importantes et les plus prisées, il n’existait à peu près pas, à ma connaissance, de traductions[4]. Dans le domaine théâtral, alors peu développé au Québec, il n’y avait de traduit que Le Théâtre de Neptune (1606) de Marc Lescarbot, la première pièce de théâtre représentée en Amérique du Nord (traduite par R.K. Hicks dans le Queen’s Quarterly d’octobre 1925, avec une introduction historique par W.L. Grant, et ensuite par Harriet Taber Richardson dans une version publiée à Boston en 1927). Cette traduction est d’ailleurs liée à l’intérêt considérable qui existait au début du XXe siècle, au Canada anglais et aux États-Unis, pour l’histoire de la Nouvelle-France, intérêt qui donnera lieu à de nombreuses traductions historiques de qualité étonnante, dont quelques-unes font encore autorité aujourd’hui[5]. Plusieurs contes de folklore étaient parus en traduction — La Jongleuse de l’abbé H.-R. Casgrain (version française 1861, trad. 1895), « Christmas in French Canada » de Louis Fréchette (texte anglais 1899, en français 1900), La Chasse-galerie, légendes canadiennes d’Honoré Beaugrand (original et traduction de l’auteur, 1900), « L’île au massacre » de Joseph-Charles Taché (1861, trad. 1901), Le Bouquet de Mélusine, scènes de folklore de Louvigny de Montigny (1928, trad. 1929) —, mais l’activité la plus importante se trouve indubitablement du côté du roman : Les Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé, père (1863 ; trois traductions différentes, en 1864, 1890, 1996); Les Révélations du crime, ou Cambray et ses complices de François-Réal Angers (1837, trad. 1867); Le Centurion d’Adolphe-Basile Routhier (1909, trad. aux États-Unis en 1910); un choix de textes de Fréchette (trad. en 1917 aux États-Unis); Maria Chapdelaine de Louis Hémon (1916, trad. 1921 (2) et 1989); Chez Nous d’Adjutor Rivard (1914, trad. 1924); Récits laurentiens du Frère Marie-Victorin (1919, trad. 1922 et 1925); Grand Louis l’Innocent de Marie LeFranc (1925, trad. en 1928 aux États-Unis); Vieilles choses, vieilles gens de Georges Bouchard (1926, trad. 1928); À la hache d’Adolphe Nantel (1932, trad. partielle 1937); Les Demi-Civilisés de Jean-Charles Harvey (1934, trad. 1938); Trente arpents de Ringuet (1938, trad. 1940).

Si l’on s’en tient aux oeuvres traduites au Canada, il est évident que le portrait qu’on pouvait se former du Canada français à partir des traductions littéraires citées ci-dessus, mis à part Les Demi-Civilisés, était celui d’une société rurale fidèle au passé et aux traditions, profondément attachée à la religion catholique. Dans une ère d’urbanisation et d’industrialisation, cette vision stéréotypée et folklorique devait sans doute être agréable, rassurante. Mais avant de céder à la tentation d’interpréter ce choix d’oeuvres à traduire comme un signe de condescendance de la part des Anglo-Canadiens, il faudrait se rappeler que telle était aussi l’image que le Québec (ou ce qu’on appelait alors le Canada français) voulait (se) projeter de lui-même à l’époque. En effet, les oeuvres qui prônaient l’idéologie agriculturiste ou l’idéologie de la survivance étaient celles, au début du XXe siècle, qui recevaient l’accueil le plus chaleureux auprès de la critique littéraire québécoise officielle. Aux États-Unis aussi, paraît-il, ce genre de littérature qu’on qualifie de « Mind Cure Literature », à cause de sa capacité de contrer l’aliénation provoquée par l’industrialisation et l’urbanisation assez sauvages auxquelles la population devait faire face à l’époque, était très populaire. Le rapport difficile avec la ville peut donc aider à expliquer l’enthousiasme avec lequel les critiques d’alors accueillaient la traduction de tableautins rustiques comme Chez nous d’Adjutor Rivard ou Vieilles choses, vieilles gens de Georges Bouchard.

Si l’on examine de près la date de parution des traductions publiées avant 1940, on remarquera qu’il y a des moments privilégiés qui semblent avoir plus de rapport avec une question de mode qu’avec la date de publication (parfois lointaine) de l’original. Ainsi, il y a eu une première période d’activité dans les années 1860, une deuxième vers le tournant du siècle (entre 1890 et 1905), et une troisième, de loin la plus importante, dans les années vingt. Ensuite, au cours des années trente, il y a peu de choses jusqu’à la traduction des Demi-civilisés de Jean-Charles Harvey en 1938 et celle de Trente Arpents de Ringuet en 1940[6].

L’année 1921

Tableau I

Textes sur la littérature québécoise publiés au Canada anglais

Textes sur la littérature québécoise publiés au Canada anglais

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Par ailleurs, si l’on examine les statistiques sorties de l’inventaire des textes parus sur la littérature québécoise au Canada anglais entre 1900 et 1940, on est de nouveau frappé par l’importance exceptionnelle atteinte dans cette réception durant la décennie des années 1920 (voir Tableau I)[7]. On remarquera tout d’abord le bond remarquable qui a lieu en 1921. Celui-ci s’explique à notre avis par trois facteurs principaux: (1) des efforts entrepris par certains intellectuels canadiens-anglais de promouvoir l’idée d’une « entente cordiale » entre les deux peuples de la nation canadienne[8]; (2) la fondation de la Canadian Author’s Association en 1921, à Montréal, à laquelle sera vite associée (après une petite période de tensions) une branche canadienne-française connue sous le nom de Société des écrivains canadiens ; (3) la parution quasi simultanée sur la scène canadienne-anglaise, la même année (1921), de deux traductions anglaises de Maria Chapdelaine, l’une de W.H. Blake et l’autre de Sir Andrew Macphail.

Il serait difficile de surestimer l’importance de la fondation de la Canadian Authors’ Association dans l’institutionnalisation et le développement de la littérature canadienne à cette époque. Une des premières actions de cette association, grâce en particulier au concours assidu apporté par Louvigny de Montigny, sera d’ailleurs de militer auprès du gouvernement fédéral pour la protection des droits d’auteur. D’une importance tout aussi primordiale, cependant, est la publication de Maria Chapdelaine en anglais.

L’oeuvre « canadienne » par excellence !

Il serait intéressant de savoir combien de collègues, au moment d’expliquer qu’ils étaient spécialistes de la littérature québécoise, se sont fait dire : « Eh bien, moi, en littérature québécoise, je ne connais que Maria Chapdelaine. » Si cet événement est sans doute moins fréquent aujourd’hui, on ne saurait en exagérer la fréquence dans les décennies précédentes. Qu’on en juge par le témoignage suivant, de 1949:

If the average English Canadian gives any thought to French Canadian literature at all, he thinks of it solely in terms of one work – Maria Chapdelaine – which was written almost forty years ago, not by a native Quebecer but by a Frenchman who received all his literary training in France. This work, although a masterpiece, is in many ways completely outdated as a realistic picture of life in the Province of Quebec today. […] English Canadians are completely unaware of the impressive achievements of French Canada in the literary field during the past two decades. They do not know that Quebec literary production is, on the whole, superior to that of English Canada […]. The same is true of English Canadian book publishers. Their lists are almost completely bare of translations into English of recent outstanding Quebec novels, or short stories, poetry, and historical works.

Greening, 1949, p. 272

En effet, la fortune littéraire exceptionnelle qu’a connue le roman de Louis Hémon prouve au-delà de tout doute qu’il ne faut en rien sous-estimer le rôle primordial que peut jouer la traduction – disons même une traduction – au sein d’un polysystème[9] littéraire national.

Pour commencer, la parution presque simultanée de deux traductions différentes d’un même volume prenait l’allure, dans le milieu littéraire canadien-anglais assez restreint de 1921, d’un véritable événement. La version de sir Andrew Macphail, alors professeur à l’Université McGill et homme de lettres fort bien connu, s’accompagne des illustrations de Suzor-Côté qui avaient orné la première édition française de ce volume en 1916. Cette traduction paraît en même temps chez A.T. Chapman, à Montréal, en collaboration avec Oxford University Press à Toronto, « John Lane. The Bodley Head » à Londres, et John Lane Company à New York. C’est dire à quel point le capital symbolique dont jouissait sir Andrew Macphail inspirait confiance en son entreprise. Quant à W.H. Blake, qu’on présente sur la page titre comme « Author of "Brown Waters", etc. », il est moins célèbre que sir Andrew Macphail. Dans la préface qui précède sa traduction, Blake insiste sur le fait que sa version du texte tente de « capture the spirit Louis Hémon has imprisoned on his page, rather than to invite its escape in a too literal rendering » (Hémon, 1921b, p. 10). Ses éditeurs (Macmillan de Toronto) insistent eux aussi sur cette « extraordinary fidelity to the spirit of the page », laissant entendre que c’est cette qualité, de pair avec la valeur extraordinaire du roman lui-même, qui devait assurer le succès de leur entreprise. Ils prévoient d’ailleurs déjà que ce petit roman pourrait devenir un des grands classiques de tous les temps, et reconnaissent au nom de tous les Canadiens l’énorme dette qu’ils doivent à Hémon pour cette « immortelle flowering in the somewhat straggling garden of Canadian literature » (Hémon, 1921b, p. 7). Macmillan avait vu juste, et ce récit écrit par un Français qui a passé fort peu de temps au Québec, deviendra vite, au Québec comme au Canada anglais, le roman « canadien » par excellence (c’est-à-dire canadien-français pour les Québécois d’alors, et canadien tout court pour les Anglo-Canadiens) contre lequel toute oeuvre subséquente dans les deux cultures devra, pendant de longues années, se mesurer.

À l’origine, sir Andrew Macphail et William Hume Blake préparaient la traduction de Maria Chapdelaine en collaboration. C’est à la suite d’un argument sur la nécessité ou non de la fidélité à l’original que les deux hommes se seraient séparés et auraient décidé de poursuivre le travail chacun de son côté. L’histoire a de toute évidence donné raison à W.H. Blake, celui qui prônait la fidélité à l’esprit plutôt qu’à la lettre de la page, car c’est sa traduction à lui qui sera reprise inlassablement dans toutes les traductions anglaises de ce roman depuis 1921 jusqu’en 1989. Et lorsqu’on sait, par exemple, qu’entre le mois de janvier 1921 et octobre 1922, il y a eu pas moins de douze éditions différentes de sa version du roman chez Macmillan à New York, le chiffre total des livres impliqués défie l’imagination. Le catalogue publié lors de l’exposition organisée par la Bibliothèque nationale du Québec, en automne 1980, à l’occasion du Centenaire de la naissance de Louis Hémon, illustre de façon éloquente la réussite internationale incroyable de Maria Chapdelaine. Tout en se défendant d’être exhaustif, il dénombre 250 parutions du roman (dont certaines de plus de 5 000 exemplaires) entre 1914 et 1980, en français, en anglais et en 19 autres langues (voir Cormier, 1980, pp. 11-12).

Dans une brève étude comparative des deux traductions de Maria Chapdelaine publiée dans Canadian Bookman en décembre 1921, l’auteur anonyme mais de toute évidence fort compétent (il connaît le roman de Hémon, qu’il a lu en français, il connaît l’histoire de la vie de l’auteur ainsi que l’histoire de la collaboration de Macphail et de Blake), opte pour la version de Blake. Pour appuyer son jugement, il donne plusieurs exemples, et puis il fournit pour le lecteur un passage du roman en français (la scène des bleuets où Maria promet d’attendre le retour de François Paradis) avec, de chaque côté, une des traductions. Il est vrai que la version de W.H. Blake emprunte en général un langage plus naturel, mais la traduction de Macphail se lit assez bien elle aussi. Et j’étais intriguée de découvrir chez Blake, dès le premier chapitre, un contre-sens où les souvenirs d’autrefois réveillés chez Maria par l’arrivée de François Paradis se transforment en souvenirs de la veille (Hémon, 1921b, p. 20). La traduction de Macphail, en revanche, respecte le sens du texte original. Mais comme chacun sait, une fausse note a moins d’importance que l’interprétation globale du morceau. À lire l’article du Canadian Bookman, cependant, on se prend à regretter que cet auteur anonyme n’ait pas traduit le roman lui-même, lui qui écrit si bien, qui maîtrise de toute évidence si bien les deux langues et qui sait faire de si bonnes suggestions aux deux traducteurs. Mais il ne cache pas sa préférence très nette pour l’original : « There is a sense in which translation is impossible; and we are quite sure that neither Sir Andrew Macphail nor Mr. Blake will complain of us for advising all those who can possibly do so to read the novel in its original tongue » (Anonyme, 1921, p. 7).

Quoi qu’il en soit, le succès phénoménal du roman de Hémon explique en grande partie le regain d’intérêt pour une littérature canadienne bicéphale, en deux langues distinctes, dans les années 1920[10]. À l’intérieur de notre corpus, Maria Chapdelaine fera l’objet de 15 articles différents entre 1921 et 1939, sans compter une infinité de références passagères. Il semble bien que l’enthousiasme provoqué par l’oeuvre de Hémon puisse expliquer alors l’apparition de la vague importante de traductions dans les années 1920 dont il a été question plus tôt. Se peut-il qu’il faille explorer l’hypothèse que le roman Maria Chapdelaine soit à l’origine de l’invention de la littérature canadienne en tant que polysystème conscient au début du XXe siècle?

Le phénomène Maria Chapdelaine

C’est le succès exceptionnel de ce texte, par ailleurs, qui a poussé Nicole Deschamps, Raymonde Héroux et Normand Villeneuve à analyser et à dénoncer ce qu’ils appellent Le mythe de Maria Chapdelaine, phénomène hautement idéologique qui, disent-ils, finit par occulter en quelque sorte le roman lui-même. L’idéologie agriculturiste, nationaliste et profondément catholique y trouve son compte, bien sûr, et les Français de France en particulier y liront l’épopée canadienne, ce miracle de la survivance de l’Ancienne France dans un coin reculé de l’Amérique. « Dans toutes ses manifestations, le mythe de Maria Chapdelaine apparaît ainsi comme l’expression d’une société-musée qui vit de ses souvenirs et qui refuse, sans doute involontairement, de se créer une nouvelle histoire » (Deschamps et al., 1980, p. 218). Il y a évidemment un côté missionnaire dans cette tentative de démystification, que Nicole Deschamps reconnaît avec une lucidité étonnante dans son introduction : « Parler, à propos de l’allégorie inventée par les premiers lecteurs de Hémon, de notre situation de peuple colonisé comporte évidemment des risques, celui, entre autres, de retomber dans la mythologie que nous prétendons dénoncer » (Deschamps et al., 1980, p. 13). Il s’agit en tout cas d’une analyse précieuse et richement documentée, qui sera un important outil de référence pour des années à venir. Son grand défaut, de notre perspective, c’est qu’elle se restreint à la réception du roman en France et au Québec, faisant abstraction des raisons qui pourraient expliquer le succès connu par ce texte en anglais, en allemand, en catalan, en danois, en espagnol, en flamand, en gaélique, en grec, en hollandais, en hongrois, en italien, en japonais, en persan, en polonais, en portugais, en roumain, en russe, en slovaque, en suédois, en tchèque. En outre, Nicole Deschamps présente la campagne de publicité entreprise par la maison Grasset en France en 1921 de façon à ce qu’on finisse par avoir l’impression qu’il ne s’agit en somme que d’un succès à la Walt Disney, totalement sans rapport avec la qualité du roman lui-même. Or, au moment où Bernard Grasset planifie sa campagne magistrale, W.H. Blake a déjà fini sa traduction et la préface qui l’accompagne, datée ainsi : « POINTE AU PIC, QUEBEC, JULY, 1921 » (p. 10). Et sir Andrew Macphail ne devait pas être trop loin derrière[11].

Il est néanmoins fort probable que le fait que Maria Chapdelaine soit devenu un best-seller en France et aux États-Unis ait influencé la réception de cette oeuvre au Canada anglais, culture où la réception littéraire, surtout à l’époque, est très sensible à tout phénomène de consécration extérieure. De tels facteurs institutionnels ne suffisent pourtant pas à expliquer entièrement la réussite spectaculaire et durable de ce petit récit. L’analyse de Deschamps et al. touche sans doute à un point important lorsqu’elle propose que cette oeuvre se prête à « la rencontre d’aspirations et de besoins les plus divers » (1980, p. 217). Le Canada anglais, en particulier, devait être particulièrement sensible à la thématique de la tentation de « l’Autre », de l’exil aux États-Unis, comme à celle d’un certain romantisme nationaliste qui se traduit à la fin par la volonté de perdurer et de participer à l’oeuvre collective de survie. L’exotisme du contexte, « chez nous » et pourtant si « autre », n’a pas dû déplaire non plus. Par ailleurs, la tendance chez le narrateur de Hémon à offrir subrepticement de petites observations métaphysiques pleines de perspicacité et de sagesse donne au lecteur l’impression d’étendre ses connaissances sur la condition humaine. Est-ce une coïncidence si c’est Alan Brown, le traducteur de Bonheur d’occasion, qui décide de finalement refaire la traduction de Maria Chapdelaine en 1989 ?

Les oeuvres « reçues » hors traduction

Quelle que soit l’importance qu’on accorde au phénomène Maria Chapdelaine, il est clair que la réception de la littérature québécoise évolue de façon remarquable au cours de la période entre 1900 et 1940, tout comme la littérature québécoise elle-même, d’ailleurs. L’impression que j’avais eue au début de mes recherches, à savoir que cette réception se faisait surtout en fonction des traductions rendues disponibles sur le marché, a dû être corrigée par la suite. Vers le début du siècle, par exemple, la réception, peu fréquente, semble dictée plutôt par l’importance politique de l’auteur (Le Centurion du juge Adolphe-Basile Routhier, par exemple, fait l’objet de plusieurs comptes rendus brefs en 1909, lors de sa parution en français, — et un an avant sa traduction aux États-Unis) ou par un événement important tel que la mort du poète Louis Fréchette en 1908. La reconnaissance d’un écrivain à l’étranger, comme déjà noté, aura aussi un effet tout à fait disproportionné sur le capital symbolique dont cet auteur jouit au Canada. Ainsi, il est à peu près impossible de trouver un texte rédigé sur Fréchette au Canada anglais (en commençant par celui de Charles G.D. Roberts en 1883) qui ne mentionne pas le prix Montyon que ce poète avait reçu de l’Académie française en 1880.

La liste des auteurs québécois dont il sera question dans les comptes rendus, articles et livres publiés au Canada anglais entre 1900 et 1940 est en fait assez étonnante. Outre Fréchette et Routhier, il y a, pêle-mêle: Albert Lozeau, Paul Morin, Octave Crémazie, Nérée Beauchemin, Robert Choquette, Benjamin Sulte, Jules Fournier (et son Anthologie des poètes canadiens), Émile Nelligan, Jean Narrache, Jules Tremblay, Léo-Paul Desrosiers, Marie Lefranc, Lionel Groulx (La Réponse (sic) de la race, Au Cap Blomidon, et ses livres d’histoire), Samuel de Champlain, Alfred DesRochers, Henri d’Arles, le Vieux Doc, Louis-Joseph Papineau (l’orateur), Camille Roy, Marie de l’Incarnation, Marius Barbeau, Émile Chartier, Olivier Maurault, Edouard Montpetit, Louis Francoeur, Arthur Maheu, Henri Bourassa, Mme Dandurand, Michel Bibaud, François-Xavier Garneau, Joseph Lenoir-Rolland, Pamphile Lemay, William Chapman, Charles Gill, Albert Ferland, Blanche Lamontagne, Antoine Gérin-Lajoie, Wilfrid Laurier, Thomas Chapais, Joseph Marmette, et j’en passe. Et lorsqu’on tient compte d’articles comme celui de Jane M. Turnbull sur les « French-Canadian Women Writers[12] », un survol où paraissent les noms de presque toutes les femmes qui ont publié au Québec, quel que soit leur domaine, ou des manuels comme celui de Pierce, rares sont les oubliés.

De toute évidence, la réception de ces auteurs ne dépendait pas de la traduction. C’est à partir de 1910, surtout, qu’on rencontre dans certains périodiques anglo-canadiens des articles importants sur des poètes canadiens-français dont les oeuvres, à notre connaissance, n’étaient pas disponibles en anglais, à commencer par Nérée Beauchemin (1910, de W. Wood) et Albert Lozeau (1911, de K. Campbell[13]), puis Les Soirées du Château de Ramezay de l’École littéraire de Montréal (1912, de B. Muddiman[14]), Paul Morin (1916, de B. Muddiman), Crémazie (1920, de B. Muddiman[15]). Avant cela, on rencontrait presque toujours l’éternelle introduction générale à la littérature canadienne-française.

Il nous semble essentiel de mentionner ici qu’en 1913/ 1914, l’abbé Camille Roy signera dans l’ambitieuse encyclopédie en 23 volumes, Canada and Its Provinces. A History of the Canadian People and Their Institutions by One Hundred Associates, un très long texte de 54 pages, en anglais, intitulé « French-Canadian Literature ». Cette histoire littéraire a dû beaucoup contribuer à la connaissance de cette littérature au Canada anglais, même si les citations des oeuvres se font en français. Camille Roy, le père de l’histoire littéraire du Québec, qu’on pourrait peut-être même considérer comme « l’inventeur » de la littérature canadienne-française, jouit d’ailleurs d’une réputation enviable auprès de ses compatriotes anglophones, comme en témoignent non seulement le fait qu’on lui a confié la rédaction de ce chapitre dans Canada and Its Provinces, mais aussi les trois articles différents sur lui parus dans divers périodiques pendant cette période, dont un de la plume de Lorne Pierce, destiné à devenir son homologue ontarien. Dans un rapport sur une conférence, « The Historic Part of Canadian Letters », donnée par Mgr Roy à Ottawa, le 17 janvier 1927, devant le Club littéraire d'Ottawa, on dit même que « [o]ne of the strongest links between French and English-Speaking Canada in a literary sense is Monsignor Camille Roy, rector of Laval University, Quebec... » (Anonyme, 1927, p. 52.). Ce rôle d’intermédiaire étonnera sans doute certains lecteurs qui connaissent Camille Roy comme celui qui a revendiqué le premier, dès 1903, la « nationalisation de la littérature canadienne[-française]» et qui a assuré la réussite de ce programme par une action concertée pour introduire cette littérature dans le système d’éducation ainsi que par la publication de toute une série d’études et de manuels sur la littérature du Québec.

Le rôle des manuels

Près de vingt ans après le premier Tableau de l’histoire de la littérature canadienne-française (1907) de Camille Roy, paraissent au Canada anglais les premiers « manuels » littéraires qui présentent la vision d’une littérature canadienne à deux volets, l’un français et l’autre anglais. En ordre chronologique, ce sont : Head-Waters of Canadian Literature d’Archibald MacMechan en 1924, An Outline of Canadian Literature de Lorne Pierce en 1927, sans oublier A Handbook of Canadian Literature de V.B. Rhodenizer en 1930. D’une importance primordiale aussi est le volume sur Essential Traits of French Canadian Poetry publié par Jane M. Turnbull en 1938. Si l’on ajoute à cela la rubrique que E.K. Brown, et ensuite, surtout, Felix Walter, consacreront à la production littéraire annuelle du Canada français dans le University of Toronto Quarterly vers la fin des années trente, il est évident qu’à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, déjà, la reconnaissance de l’importance de la littérature québécoise au Canada anglais n’est plus à faire. Et les spécialistes qui en parlent au public anglo-canadien lisent les oeuvres en français et ne dépendent nullement de la traduction.

Nul ouvrage n’est plus représentatif de cette capacité des critiques à lire et réévaluer les oeuvres québécoises en version originale que Head-Waters of Canadian Literature de Archibald MacMechan, professeur à l’Université Dalhousie (Halifax). Il s’agit d’un volume étonnant, dont on n’a pas encore reconnu toute l’importance mais qui, dans son appréciation de la littérature québécoise, est d’une modernité étonnante. Presque un tiers des 247 pages est consacré à la littérature québécoise. Et Maria Chapdelaine n’y est même pas mentionnée (sauf une fois, dans l’épilogue) ; c’est tout dire de l’originalité de l’approche de MacMechan !

Head-Waters of Canadian Literature propose une nouvelle périodisation, géographiquement déterminée, de l’évolution de la littérature canadienne. Cet ouvrage distingue, en ordre chronologique, la période de Halifax, celle de Québec, celle de l’Ontario, celle de Montréal, puis celle du Dominion dans son ensemble. MacMechan devient ainsi le premier à avoir consacré à la littérature canadienne-française une partie importante d’un volume sur la littérature canadienne, et certains ne manqueront pas de le lui reprocher. De plus, il osera formuler des opinions sur la valeur des oeuvres étudiées. Son franc parler et ses jugements très clairs n’ont pas toujours plu au Canada anglais. Mais sa connaissance approfondie et personnelle des oeuvres est plus qu’impressionnante, et c’est un véritable plaisir de parcourir, par exemple, la dizaine de pages consacrées à Nelligan où, en plus des citations en français, l’auteur nous propose sa propre traduction du « Vaisseau d’or » et du « Cloître noir ». Il offre aussi une douzaine de pages excellentes sur Lozeau[16], et huit pages au sujet de l’oeuvre de Paul Morin. Il admire énormément Morin, dont la poésie serait intraduisible, dit-il, tant le sens se marie étroitement aux mots, à leurs forme et sonorités. Le Paon d’émail constitue, à son avis, le meilleur volume de poésie en français produit jusqu’alors au Canada. Signalons que cette section que MacMechan consacre à Paul Morin est probablement la meilleure étude de l’époque (en anglais ou en français) consacrée à l’oeuvre de ce poète.

Ainsi, ce critique a surtout étudié dans la littérature canadienne-française le genre littéraire qui avait produit jusque-là les oeuvres les plus remarquables : la poésie. À la fin, il conclut, à l’encontre de Camille Roy, que la production la plus importante est celle qui provient de l’école de Montréal : « Their  “note” is attention to artistic form; they are more learned and more critical than the Quebec school; and their success is undoubtedly greater. The poetry of Nelligan, Lozeau and Morin is a greater glory to Montreal than her fifty millionaires » (MacMechan, 1924, p. 185).

Trois ans plus tard, en 1927, c’est au tour de Lorne Pierce de produire son Outline of Canadian Literature (French & English), dédicacé à Mgr Camille Roy, recteur de l’Université Laval. L’auteur est très fier du fait que « This Outline is the first attempt at a history of our literature, placing both French and English authors side by side. [Et il ajoute :] Here after they must share equally in any attempt to trace the evolution of our national spirit. » La nation de Pierce comprend deux peuples, de sorte que chaque section de son histoire, basée sur un genre, présente d’abord l’historique des oeuvres canadiennes-françaises, puis celui des oeuvres anglo-canadiennes. Cette différentiation n’est pas perçue comme incompatible avec la nature politiquement unificatrice de l’ouvrage :

If English-speaking Canadians will read Charles Guérin, Les Anciens Canadiens, Jacques et Marie, Jean Rivard, Pour la patrie, Noël au Canada, Chez nous et Maria Chapdelaine, they will find a highway to the hearts of our fellow countrymen, which constitutes the only real rapprochement.

Pierce, 1927, « Foreword », s.p.

Comme Olivier Maurault le signale en 1935 (p. 80), il est permis de se demander si Lorne Pierce a lu lui-même tous les ouvrages dont il est question dans son volume, car il est un peu difficile d’envisager Pour la patrie de Tardivel comme un instrument de bonne entente entre les deux peuples canadiens ! La dette de l’auteur à Camille Roy, pour qui Pierce a une admiration sans bornes, est sans doute assez grande.

Celui-ci a également eu la bonne idée d’imiter le doyen de la critique littéraire canadienne-française dans sa tentative de produire des livres qui encourageront la canadianisation de l’enseignement. En plus de son histoire (fort impressionnante, malgré tout), il lancera à Ryerson Press trois séries qui participeront à la diffusion de sa vision de la littérature canadienne : Makers of Canadian Literature, les Ryerson Canadian History Readers, et les Ryerson Poetry Chapbooks. Pour les écoles, il publiera les Ryerson (Canadian) Books of Prose and Verse (1927ss). Puis, en 1935, il sortira, avec Bliss Carman, l’anthologie de Our Canadian Literature : Representative Verse, English and French.

L’attitude de Pierce envers la littérature québécoise se comprend mieux quand on sait qu’il était pasteur méthodiste et qu’il partageait sensiblement la même vision du monde et les mêmes paramètres esthétiques que Camille Roy. (En cela d’ailleurs, il est assez représentatif de l’élite ontarienne de l’époque.) C’est donc la littérature québécoise « officielle », régionaliste et catholique, qui passe la frontière sous sa plume. Émile Nelligan, par exemple, tant loué par MacMechan, ne se mérite ici qu’une demi-page (à côté d’une page entière pour Pamphile Lemay), et sa poésie est présentée assez négativement : « His aestheticism lacks mellowness and depth, while he exchanges the nostalgia of the older poets for a pensive, and occasionally morbid, thirst for the satisfaction of his own artistic desires » (Pierce, 1927, p. 59).

Les tandems littéraires

L’entente admirable qui semble exister entre Lorne Pierce et Camille Roy joue donc un rôle important dans le développement de la littérature canadienne à cette époque. Elle sera rendue explicite non seulement par la dédicace de An Outline of Canadian Literature accompagnée de la reproduction d’une lettre de Camille Roy qui, avec une modestie plutôt surfaite, accepte cet honneur (Pierce 1927, s.p.), mais aussi par la réciprocité de ce geste de la part de Mgr Camille Roy qui, en 1930, exceptionnellement, consacrera une partie de son Histoire de la littérature canadienne à la littérature canadienne-anglaise. Voici ce qu’il écrit, à ce moment-là, au sujet de son ami Lorne Pierce :

Nous avons dû ici recourir à une précieuse collaboration. En 1927, M. Lorne Pierce publiait à Toronto An Outline of Canadian Literature (french and english [sic]). Après entente cordiale avec notre excellent ami M. Lorne Pierce, nous avons largement utilisé son ouvrage, la partie qui traite de la littérature canadienne-anglaise, ainsi que les notes précieuses qu’il a bien voulu communiquer.

p. 9

Pour justifier cet ajout assez inouï au Québec, Camille Roy fait aussi une sortie contre le « provincialisme étroit » qui « se double chez nous d’un provincialisme intellectuel qui est une forme canadienne de l’ignorance » (p. 8-9).

Nous ne savons pas pour l’instant si MacMechan avait un homologue au Québec qui lui facilitait l’accès aux renseignements sur les productions littéraires du Canada français. On remarquera cependant que Head-Waters est dédié à sir Andrew Macphail, professeur à l’Université McGill et fervent littéraire, qui vivait à Montréal même s’il n’a jamais écrit sur la littérature québécoise. Il y a aussi le fait, assez étrange, que Paul Morin a accepté, en juillet 1924, de publier un article dans le Dalhousie Review sur « Art, Literature and Ideals of French Canada », un geste vraiment étonnant et inhabituel de sa part. Il est de notre avis que cette collaboration à la revue de l’Université Dalhousie est venue à la suite de la rédaction de la section du volume de MacMechan sur la poésie de Morin, mais il est difficile de savoir s’il existait oui ou non une amitié entre ces deux écrivains.

De tels tandems littéraires rappellent l’amitié Fréchette-Drummond à la fin du XIXe siècle. Lors de cette autre période de « bonne entente », en effet, Louis Fréchette avait accepté de rédiger une préface fort positive au fameux volume de poésies de William Henry Drummond, The Habitant and Other French-Canadian Poems, paru en 1897. Puis en 1899, Fréchette étonne de nouveau en publiant un recueil de contes de Noël, Christmas in French Canada, en anglais, alors que le même volume, à toutes fins pratiques, ne sera publié en français qu’en 1900. Dans la préface au premier recueil, Fréchette affirme qu’un de ses objectifs en écrivant ces contes en anglais était :

to do something to popularize, among exclusive English readers, this portion of the American soil called French Canada, with the characteristic features that she borrows from her sui generis climate, and especially from her people, whose language, manners, customs, traditions, and popular beliefs bear an exceptional stamp, and must thereby be invested with a peculiar interest in the eyes of the surrounding populations. 

Fréchette, 1899, pp. vii-viii

L’écho qu’on peut discerner entre une telle perspective et celle qu’on rattache souvent aux « habitant poems » de Drummond se trouve renforcé par la dédicace du volume de Fréchette. En effet, Christmas in French Canada est dédié:

To

My Three Excellent Friends and Brother Poets

George Murray

William McLennan and

William Henry Drummond

This first English book of mine is cordially

and thankfully dedicated

L. F. (p. vi)

De toute évidence, nous nous trouvons ici, au plan de la dédicace, du paratexte, dans une situation similaire à celle de Pierce et Camille Roy. Il s’agit de ce que Pierre Bourdieu appelle une « stratégie de références privilégiées », ce qui équivaut – consciemment ou inconsciemment — à une prise de position « politique » (Bourdieu, 1971, pp. 119, 121). L’important, c’est que le choix de « l’interlocuteur privilégié », dans ce cas-ci, transcende les frontières culturelles des deux peuples fondateurs du Canada, fournissant ainsi un signe plus tangible que d’habitude du caractère polysystémique de la littérature « canadienne » qui se construit. Lors de certaines périodes d’ouverture à l’autre, d’« entente cordiale » entre les deux « races », comme on disait, on acceptait de se tendre la main comme à des égaux. Dans le domaine littéraire, cependant, il faut avouer qu’à cette époque-ci la réception de la littérature québécoise du côté anglais s’accompagnait en général d’une vive admiration et d’un grand désir d’émulation. Combien de fois ne lit-on pas, sous la plume des critiques anglo-canadiens, que la littérature canadienne-française est nettement supérieure à celle du Canada anglais, à moins qu’ils ne disent – et c’est souvent le cas – que la littérature du Canada français est en fait la seule des deux qui puisse se prétendre distincte, « nationale ».

La langue (de lecture)

Tous ces « agents de reproduction et de consécration » (Bourdieu) dont il est question ci-dessus sont de toute évidence capables, à des degrés variables, de lire la littérature de « l’autre » dans sa version originale. Et si l’on juge par la prolifération des articles en anglais où les extraits d’oeuvres sont cités en français, il faut croire que le nombre de lecteurs au Canada anglais capables de lire le français était en fait assez important. Comment comprendre autrement le contexte lorsque Bernard Muddiman, en 1916, fait suivre la citation d’une strophe de Paul Morin, « La voix claire de muezzin,/ Dans le jardin fleuri de roses,/ Tombe d’un minaret voisin,/ Émaillé de faïences roses, » par le commentaire : « There you see the whole skill of his art » (180) ? De la même façon, Hector Garneau, dans la présentation qu’il fait de la littérature québécoise dans le Canadian Bookman de 1921 (et où il adopte une perspective beaucoup plus ouverte à la littérature moderne que C. Roy), cite au moins dix poèmes en entier en français – dont « La poussière du jour » de Lozeau, « La romance du vin » de Nelligan et « Flamme » de Paul Morin — avant d’enchaîner en disant, non sans ironie[17], « By this time, I trust, the reader will be convinced that the language of French Canadians is well-nigh understandable and a genuine one, and further that they own at least the essentials of a national literature » (Garneau, 1921, p. 29).

Il existait donc une élite canadienne-anglaise assez importante capable de lire des poèmes (et a fortiori des textes en prose) en français. Stephen Leacock écrit d’ailleurs un article révélateur à ce sujet où il se plaint amèrement du système d’éducation ontarien qui apprend aux gens à lire et à traduire les textes les plus compliqués en français, mais sans qu’ils soient le moindrement capables de parler cette langue. Un certain Charles E. Saunders réplique alors en défendant le parti pris culturel d’un tel enseignement, qui serait selon lui la raison la plus importante pour apprendre une autre langue.

Il s’agit ici, bien entendu, d’une élite (mais n’est-ce pas toujours une élite qui lit de la poésie et les oeuvres spécialisées ?), d’un public restreint (quoique beaucoup moins qu’on ne pourrait être tenté de le croire aujourd’hui). Ce qu’il y a d’intrigant, c’est que ce public restreint semble parfois préférer des écrivains qui ne sont pas nécessairement les mieux cotés par des critiques québécois tels Camille Roy ou Adjutor Rivard, comme par exemple Paul Morin.

Néanmoins, il existe aussi un autre public canadien-anglais qui ne maîtrise pas suffisamment le français et qui ne peut avoir accès à la littérature québécoise que par le biais de la traduction. La réaction d’un nommé A.E.S. Symthe à l’anthologie A Book of Canadian Prose and Verse de E.K. Broadus et E.H. Broadus est assez symptomatique à cet égard. Le critique, qui semble avoir paniqué en voyant que le volume commence par une section sur Fréchette et une chanson folklorique en français, s’est calmé par la suite car :

(The reader) is reassured when he discovers that it is only a few pages selected in tribute to real Canadian genius from Louis Fréchette that he has happened upon, and that the only other French piece in the book is a French-Canadian Folk Song; he feels there is a chance for the tongue commercial yet.

Symthe, 1923, p. 265

Ce public non bilingue constitue sans doute une partie importante de la population, et appartiendrait grosso modo à ce que Bourdieu appelle « le champ de grande production ». C’est auprès de ce public, le plus nombreux, que le rôle de la traduction tout comme le « phénomène Maria Chapdelaine » a le plus d’impact.

Qu’est-ce que la traduction ?

En 1930, Vernon Blair Rhodenizer, dans son Handbook of Canadian Literature, avoue ouvertement que la majorité des Canadiens anglais, n’étant pas bilingues, dépendent de la traduction pour connaître la culture de leurs compatriotes francophones. Il cite alors, en exemple, des oeuvres comme celle de William Henry Drummond qui traduisent les Canadiens français à leur manière, des traductions de « such illuminating works as Rivard’s Chez Nous and Hémon’s Maria Chapdelaine » (Rhodenizer, 1930, p. 251), et des présentations historiques de cette littérature comme la sienne ou celles, plus fouillées, de Archibald MacMechan et Lorne Pierce.

Mais voilà que le sens du mot « traduction » se complique, et s’étend en fin de compte à tout ce qui est réception de la culture québécoise, à tout ce qui vise à « traduire » ou faire connaître cette culture au Canada anglais.

Pour être parfaitement juste, il faudrait adopter la définition proposée par Le Désert mauve de Nicole Brossard, où la traduction n’est plus une simple question de passage d’une langue à une autre, mais recouvre aussi toute reprise d’une histoire pour la raconter autrement, voire la simple tentative de traduire le vécu en mots… En somme, tout texte, y compris cet article, constitue une forme de traduction. L’évocation du Désert mauve est d’ailleurs d’autant plus appropriée ici que Nicole Brossard, par l’influence énorme qu’elle a exercée sur certaines féministes du « Canada anglais », rappelle aussi l’importance que peut exercer « la réception de la littérature québécoise » dans l’évolution du (poly)système littéraire canadien-anglais.