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Alors que les Espagnols avaient exploré la côte nord-ouest de l’Amérique pour des raisons politiques et que les Britanniques l’avaient fait pour tenter de trouver un passage entre la baie d’Hudson et l’océan Pacifique[1], c’est dans le but de découvrir de nouvelles réserves de fourrures que les explorateurs canadiens traversèrent les Rocheuses. Les trois premières expéditions d’envergure furent en effet effectuées par des associés de la North West Company (NWC) : Alexander Mackenzie, Simon Fraser et David Thompson. La NWC, de même que la Hudson’s Bay Company (HBC) après la fusion de 1821, allaient par la suite exploiter sur le versant ouest des montagnes un immense territoire peuplé de nombreuses nations amérindiennes. Or, si une abondante documentation est consacrée aux voyages de découvertes et aux activités commerciales, on ne parle à peu près jamais de l’interprétation ni des interprètes.

Dans le présent article, je fais d’abord ressortir, en me fondant sur les journaux tenus par les explorateurs, le rôle que les Amérindiens jouèrent en tant qu’interprètes au cours des expéditions. Je traite ensuite des interprètes au service de la NWC ou de la HBC pendant la première moitié du XIXe siècle et, après avoir fait état de leur statut, de leur salaire et des différentes fonctions qu’ils assumaient, je décris les dangers auxquels ils étaient exposés, l’influence que certains avaient sur les populations locales ainsi que le rôle des femmes comme interprètes et comme enseignantes des langues autochtones. Je donne, enfin, un aperçu de la personnalité et de la carrière de quelques interprètes. Il s’agit d’une étude essentiellement informative. Mon objectif est de montrer que ni les explorations par voie terrestre ni les échanges commerciaux dans les comptoirs n’auraient été possibles en l’absence d’interprètes et que, par conséquent, ceux-ci contribuèrent à ouvrir la voie aux mouvements d’immigration qui suivirent.

L’interprétation au cours des explorations

Alexander Mackenzie (1793)

La North West Company, fondée en 1787, songeait dès 1790 à étendre ses activités, ce qui lui permettrait peut-être d’obtenir un monopole sur certains territoires de traite, comme le fait remarquer Lamb, éditeur du journal de Mackenzie : « To expand it would be necessary to explore, and the Company hoped that exploration, which could be linked with an extension of British sovereignty, might win it support and concessions from the British Government » (1970, p. 7). C’est dans le cadre de cette politique que Mackenzie effectua le voyage qui devait le rendre célèbre.

Le 9 mai 1793, l’explorateur partit du fort Fork, situé au confluent de la rivière Peace et de la rivière Smokey, avec dix hommes, dont deux Amérindiens engagés comme chasseurs et interprètes. Il ne fournit pas le nom de ces derniers, mentionnant simplement que « one of them, when a boy, was [sic] used to be so idle, that he obtained the reputable name of Cancre, which he still possesses » (1970, p. 257) !

La lecture du journal de Mackenzie montre qu’au cours des premières semaines de l’expédition, les interprètes donnèrent satisfaction (on n’y trouve pas, du moins, de commentaires négatifs à leur endroit). Par la suite, toutefois, il devient clair que ceux-ci ne possédaient ni la détermination ni le courage de l’explorateur. À deux reprises, il les soupçonna de lui cacher des renseignements parce qu’ils ne voulaient pas aller plus loin. Il nota en effet le 9 juin : « Nor was I altogether without my doubts respecting the fidelity of my interpreter, who being very much tired of the voyage, might be induced to withhold those communications which would induce me to continue » (p. 288), et de nouveau le 5 juillet : « The young men who had undertaken to conduct us were not well understood by my interpreters, who continued to be so displeased with their journey, that they performed this part of their duty with great reluctance »[2] (p. 341). De plus, il leur arriva à une occasion d’être si terrifiés « as to have lost the power of utterance » (p. 351) !

L’utilité des interprètes de Mackenzie est malgré tout indéniable. Par exemple, les autochtones rencontrés se montraient parfois au premier abord apeurés et méfiants, voire hostiles, mais les interprètes savaient généralement dissiper leurs craintes et les amadouer. C’est le cas, entre autres, d’un groupe de Sekanis que les voyageurs aperçurent le 9 juin près de la rivière Anzac : « My interpreter did not hesitate to assure them, that they might dispel their apprehensions, as we were white people, who mediated no injury, but were, on the contrary, desirous of demonstrating every mark of kindness and friendship » (p. 286). Les Sekanis finirent par donner du poisson aux membres de l’expédition, et l’explorateur réussit également à obtenir un guide.

En outre, grâce à ses interprètes, Mackenzie put à maintes reprises avoir des renseignements sur la route à suivre, même si une double interprétation était parfois nécessaire. Ainsi, le 22 juin : « Among the men I found four of the adjoining nation, and a Rocky-Mountain Indian, who had been with them for some time. As he was understood by my interpreters, and was himself well acquainted with the language of the strangers, I possessed the means of obtaining every information respecting the country, which might be in their power to afford me » (p. 319). En fait, ce n’est que quelques jours avant d’atteindre le Pacifique, le 20 juillet, qu’il dut commencer à communiquer par signes[3]. Le voyage de retour s’effectua rapidement (parti le 22 juillet, il arriva au fort Fork le 24 août) et, sur le plan de l’interprétation, les choses furent évidemment moins compliquées.

Bien que Mackenzie soit avare de compliments à l’égard de ses deux interprètes, il était bien conscient de l’importance du rôle des Amérindiens puisqu’il écrivait à leur sujet avant son départ : « I have had great trouble to procure young men to go along with me — none of them like the voyage [...] and without Indians I have very little hopes of succeeding » (1970, p. 450).

Simon Fraser (1808)

Il fallut attendre plus d’une décennie avant qu’un autre explorateur parvienne à se rendre jusqu’à la mer. Quelques expéditions avaient préparé le terrain : en 1797, James Finlay explora en partie la rivière qui porte maintenant son nom; en 1800 et en 1801, David Thompson effectua deux expéditions d’arpentage dans les Rocheuses; en 1805, Simon Fraser atteignit le lac McLeod, puis, l’année suivante, le lac Stuart. En 1807, enfin, il était au confluent de la rivière Nechaco et du Fraser, où il construisait le fort George.

C’est à partir de ce comptoir que, le 22 mai 1808, Fraser entreprit de descendre le fleuve — qu’il croyait être le Columbia  — jusqu’à son embouchure. Il avait avec lui vingt-trois compagnons[4], y compris deux Amérindiens, mais la fonction de ces derniers n’est pas précisée. Quoi qu’il en soit, tout au long du voyage, des Amérindiens servirent d’interprètes d’un campement ou d’un village à un autre. Ce rôle ne fut pas toujours facile, comme l’illustrent les passages suivants tirés de son journal :

[30 mai] The Atnah language has no affinity to any other that I know, and it was by means of two different interpreters [that] we were enabled to understand it.

1960, p. 65

[14 juin] When we came to the forks [...], the chief men, dressed in their coats of mail advanced to meet us, in order, to know our disposition before we could be admitted into their camp. Our Chief harangued them in his own language; they answered him in theirs, and we were obliged to employ three interpreters, on the occasion to settle the business.

p. 80

[16 juin] Here we got acquainted with a man of the Chilkcotin [Chilcotin] tribe who had left his own country when a boy but still retaining a little of his mother tongue, we made a shift to understand. [...] Since the departure of our Tha-how-tin [Tauten] Interpreter, this was the only man with whom we could converse to any advantage.

p. 84

Fraser paraît avoir apprécié ce Tauten, car il avait écrit la veille :

The watch having gone to rest at day light, the other did not pay due attention; and soon after we had the mortification to miss the Old Chief, his country man the pilot and our toohowtin [Tauten] Interpreter. These useful men [had] insinuated more than once their intention of leaving us, being afraid to continue. They behaved well, and I have reason to regret they did not give me an opportunity of paying them for their services. But I hope to meet them again on our return.

p. 81

De façon très générale, d’ailleurs, l’explorateur semble satisfait des différentes personnes qui jouèrent le rôle d’interprètes. On ne trouve qu’une remarque négative à leur endroit, en date du 18 juin : « Our Interpreter, who promised yesterday to conduct us to [the] sea, was either sick or pretended to be so. He would not understand a word and wished to remain » (p. 85).

À l’instar de Mackenzie, Fraser dut recourir à la communication par signes lorsqu’il approcha de la mer. Comme lui, il se heurta à l’hostilité des autochtones de la côte. Il se vit forcé de rebrousser chemin le 3 juillet, après avoir découvert à sa grande déception que le fleuve qu’il avait exploré n’était pas le Columbia. Cette fois encore, le voyage de retour fut rapide, et Fraser arriva au fort George le 6 août.

David Thompson (1811)

Les Américains Merriwether Lewis et William Clark avaient réussi à atteindre le Pacifique par voie de terre en 1806. Inquiète des conséquences que cette exploration était susceptible d’entraîner, la North West Company « était pressée de savoir si le fleuve Columbia pouvait être une voie d’accès à ses territoires de traite » (Nicks, 1985, p. 979). En 1807, David Thompson était chargé de trouver, au sud du Fraser, un chemin naturel qui permettrait de traverser plus facilement les Rocheuses, et l’on espérait qu’il parviendrait à découvrir la source du Columbia pour ensuite suivre le fleuve jusqu’à la mer. Toutefois, c’est seulement en 1810 qu’il entreprit de descendre le Columbia, après avoir reçu de nouvelles instructions, selon lesquelles il devait se rendre le plus vite possible à son embouchure pour y construire un comptoir avant que ne le fasse l’Américain John Jacob Astor, de la Pacific Fur Company, qui projetait une expédition par mer.

En juin 1811, à la suite d’une série de mésaventures, Thompson n’avait pas dépassé Kettle Falls, où se trouvait à cette époque un village amérindien. Après avoir fait construire un canot de cèdre, il s’embarqua le 3 juillet avec cinq Canadiens — dont l’interprète Michel Bourdeau[5]  —, deux chasseurs iroquois et deux Sanpoils, qui devaient eux aussi servir d’interprètes.

Dès le 5 juillet, il fit la rencontre d’autochtones que Michel Bourdeau n’arrivait pas à comprendre : « Their language is a dialect of the Saleesh; My canadian [sic] interpreter (Michel Bourdeaux [sic]) could not understand them, altho’ they understood him; my two Simpoils [sic] now became our interpreters [...] » (1962, p. 343). Le 7, ce fut au tour de ses interprètes amérindiens d’éprouver des difficultés : « [...] the language is still a dialect of the Saleesh, but my Simpoil [sic] interpreters find several words they did not understand [...] ». (p. 346) Le même jour, un homme qui disait être le chef d’une tribu qui habitait en aval demanda à Thompson de l’emmener avec sa femme jusqu’à son village et offrit en retour de lui servir d’interprète, faisant valoir que ceux de l’explorateur ne seraient bientôt plus compris. Thompson s’empressa d’accepter, et il ne regretta pas sa décision. En effet, on peut lire en date du 11 juillet, jour où le chef dut le quitter : « I paid him as well as I could for his services, which were of great service to us [...] » (p. 356).

L’explorateur n’était alors plus très loin du Pacifique. Il arriva le lendemain à un village dont le chef tenta de se faire comprendre en anglais, « making use of as many English words as he had learned from the ships when trading with them, some of them not the best » (p. 357)! Cependant, ce n’était pas suffisant pour que Thompson puisse obtenir les renseignements qu’il désirait : « I was anxious to learn the state of the River below us, but could only learn by signs that there were Falls and Carrying places » (p. 358). Il atteignit tout de même l’embouchure du Columbia le 15 juillet, mais les Américains l’avaient précédé et avaient déjà construit un comptoir (le fort Astoria).

Thompson repartit le 22 juillet et arriva le 11 août à Spokane House, où Michel Bourdeau régala les Autochtones du récit de leur voyage : « Several Indians of the Kullyspell and Skeetshoo tribes came to see us [...]; my Canadian Interpreter spoke their language fluently, and for hours they would sit listening to all he related [...] » (p. 379). L’interprétation ne semble pas avoir posé de problèmes sur le chemin du retour, car l’explorateur ajoute : « On our passage up, however busy the Natives were in fishing, they always gladly left their Nets to smoke and learn our adventures » (Ibid.).

Ces quelques extraits des journaux tenus par Mackenzie, Fraser et Thompson montrent que les trois hommes eurent constamment besoin d’interprètes et que la réussite de leurs explorations est en grande partie attribuable aux Amérindiens qui jouèrent ce rôle. On peut même dire que l’interprétation fut une question de survie pour ces voyageurs qui s’aventuraient dans l’inconnu avec un minimum de bagages et qui ignoraient tout des obstacles susceptibles de se dresser sur leur chemin. En effet, la communication par signes n’était pas très efficace, comme l’illustre une remarque de Robert Campbell qui fut contraint de l’utiliser pendant une expédition dans le nord de la Colombie-Britannique en 1838 : « We managed to trade for a little meat [...] though with some difficulty, as we had no properly qualified interpreter [...] (1958, p. 49).

Les interprètes dans les comptoirs

Le territoire exploité par la NWC et la HBC à l’ouest des Rocheuses

À la fin des années 1780, la Grande-Bretagne et l’Espagne revendiquaient toutes deux la partie de la côte comprise entre Sitka, établissement russe situé à 300 kilomètres environ au nord de la frontière actuelle entre l’Alaska et la Colombie-Britannique, et San Francisco, qui était alors une mission espagnole. Finalement, à la suite d’un traité signé en 1794, il fut convenu que le littoral serait accessible à tous ceux qui désiraient y faire du commerce, quelle que soit leur nationalité. Les Espagnols cessèrent presque aussitôt de fréquenter la région, mais les Britanniques et les Américains continuèrent à y envoyer des navires.

En 1818, une entente entre les États-Unis et la Grande-Bretagne fixa au 49e parallèle la frontière entre les territoires britanniques et les territoires américains qui se trouvaient à l’est des Rocheuses, mais « no delineation was made on the west side, and the Pacific slope was left open to joint occupation for ten years » (Ireland, 1939, p. 265). Cette période fut étendue par la suite : ce n’est qu’en 1846 que la frontière actuelle fut établie. Dès 1825, par contre, un accord entre la Russie et la Grande-Bretagne avait déterminé la limite nord, laquelle correspondait en gros à celle qui existe maintenant entre l’Alaska et le Canada.

Par conséquent, au cours de la période étudiée, les activités de la NWC et de la HBC sur le versant ouest des Rocheuses s’étendaient au-delà des limites de la Colombie-Britannique. Des comptoirs de traite des fourrures furent construits au sud du 49e parallèle, et des expéditions commerciales s’effectuèrent régulièrement jusqu’aux territoires espagnols. Le fort Vancouver, situé près de l’embouchure du Columbia, devint d’ailleurs rapidement le comptoir principal de la HBC à l’ouest des montagnes. Selon Rasky, « Those were the palmy days, [...] when Canadian fur traders ruled [...] a Rocky Mountain empire stretching from British Columbia to California » (1967, p. 104).

Statut et rémunération des interprètes

Isabel Milne, dans son mémoire sur l’histoire de la traduction en Alberta, fait une étude détaillée du statut et de la rémunération des interprètes dans les comptoirs de la North West Company et de la Hudson’s Bay Company (v. 1991, pp. 52-78). Rappelons simplement que le personnel de la NWC était composé des associés, des commis et des « engagés ». Les interprètes possédaient le statut le plus élevé parmi les engagés, mais ils avaient peu de chances de devenir commis parce qu’ils étaient pour la plupart analphabètes. Leur salaire se situait généralement autour de 500 ou 600 livres « argent du Grand Portage » vers 1820, mais il arrivait qu’il atteigne 1000 livres[6]. À cela s’ajoutaient des vêtements et des provisions.

En 1819, par exemple, Jean-Baptiste Lafleur père[7] fut engagé pour une durée de deux ans comme interprète « dans les dépendances de la Rivière de la Paix ». On s’engageait à lui verser annuellement 500 livres et à lui donner un équipement de bout[8] de canot, un habillement d’interprète[9] ainsi que 25 livres de farine et 25 livres de sucre (AHBC, F.5, pièce 38). Son fils, dont le prénom est aussi Jean-Baptiste, fut engagé pour un an en 1821 à de meilleures conditions. En effet, son salaire s’élevait à 1000 livres, et on lui fournissait non seulement un équipement de milieu de canot, un habillement d’interprète, du sucre et de la farine, mais aussi du tabac. En outre, la compagnie s’obligeait à le transporter en canot jusqu’à Montréal « avec ses familles » à l’échéance de son contrat et acceptait que son père passe l’hiver avec lui (AHBC, F.5, pièce 39).

Le personnel de la HBC, quant à lui, comprenait les gentlemen – le gouverneur[10], les agents à commission et les commis – et les serviteurs – les interprètes, les guides, les voyageurs, les ouvriers spécialisés, les manoeuvres, les pêcheurs et les chasseurs. Les distinctions entre les différentes classes d’employés y étaient plus marquées qu’elles ne l’étaient au sein de la NWC : en 1822, c’est-à-dire peu après que la HBC eut englobé la NWC, « les guides et les interprètes étaient expressément exclus du réfectoire des agents par un ordre du conseil du Nord. Leur supériorité par rapport aux serviteurs ordinaires était toutefois reconnue par le fait qu’ils avaient droit à leur propre réfectoire » (Payne, 1988, pp. 179-180, note 7).

Le gouverneur de la HBC, George Simpson, estimait également que le salaire des interprètes était trop élevé et décidait en 1825 que celui-ci ne devait pas dépasser 25 £. Cette décision se vérifie dans la plupart des contrats d’engagement antérieurs à 1848, année où le salaire fut porté à 30 £. La HBC ne fournissait pas de vêtements à ses engagés, mais ceux-ci continuaient à recevoir des provisions, et les interprètes étaient privilégiés sur ce plan. Ils avaient « an Allowance delivered [to] them on departure for the voyage inland of 1lb Tea 6lb sugar 10lb Biscuits and 10lb Beef or Pork besides an Extra allowance for the Wintering Grounds of 25lb Flour and 20lb Sugar and 10lb Grease in addition to the ordinary rations of Engages at the place where they winter » (Simpson, 1968, p. 238).

De plus, par souci d’économie, Simpson désirait que les agents et les commis apprennent des langues amérindiennes pour qu’ils puissent servir d’interprètes. C’est ce que semblent avoir fait James McMillan, Peter Warren Dease et François Noël Annance[11], dont la carrière se déroula en grande partie à l’ouest des Rocheuses. À titre d’exemple, les journaux rédigés par trois agents du fort Langley entre 1827 et 1830 montrent qu’aucun interprète ne figurait parmi le personnel. Par contre, Annance y est dit « clerk and Indian trader ». Ces cas sont cependant exceptionnels : « It was ridiculous to suppose that clerks could master the Indians’ languages as well as those of the servants, if only because apprentice clerks rarely spent more than two years in any district » (Goldring, 1980, p. 234) [12]. Joseph McKay, qui était à l’ouest des montagnes depuis 1843, se souvenait d’ailleurs en 1897 : « Most of the intercourse with the Indians was carried on through the interpreters, who were under the control of the clerks or other officers who might have charge of the trade of the department for the time being [...] » (1897, p. 24).

Des hommes à tout faire

Nous avons vu que les Lafleur cumulaient les fonctions de voyageur et d’interprète. Très fréquemment aussi, les interprètes étaient employés comme guides, chasseurs, pêcheurs ou même simples manoeuvres. Il est plus étonnant de constater que plusieurs d’entre eux jouèrent le rôle de justiciers.

Ainsi, Archibald McDonald mentionne que l’interprète Duncan Livingston, en route vers le fort du lac Babine en 1828, « was murdered by Indians of Simpson’s River in the most brutal manner »[13] (1971, p. 27). Jean-Baptiste Boucher dit Waccan, un autre interprète, tua l’un des meurtriers et devint par la suite, d’après Morice, « the official avenger of the killed » (1978, p. 253).

En 1831, c’est à l’interprète Jean-Baptiste Lolo que Francis Ermatinger, alors responsable du fort Kamloops, demanda de venger son honneur. John McLoughlin, le bras droit de Simpson à l’ouest des Rocheuses, écrivit au gouverneur pour lui expliquer ce qui s’était passé et pour excuser Ermatinger, qui avait été critiqué par ses pairs :

Mr. Ermatingers [sic] Woman ran away with an Indian last spring and he sent Leolo the Interpreter after her, and desired him to punish the Indian by cutting the tip of his ear, which he did, and though in the civilized world such an act will appear harsh, and on that account it would be preferable, that he had resorted to some other mode of punishment; still if the Indian had not been punished it would have lowered the Whites in their estimation, as among themselves they never allow such an offence to pass unpunished: however to prevent further difficulties on this subject I kept Mr. Ermatinger here [au fort Vancouver] [...].

1968, p. 227

Michel Laframboise, enfin, participa à plusieurs expéditions punitives. Sa réputation attira même l’attention du congrès américain parce que, selon certains, il aurait été « notorious for murdering Indians » (Spaulding cité dans McLoughlin, 1943, p. 144). Une fois de plus, McLoughlin prit la défense de son employé, écrivant le 15 novembre 1843 : « Laframboise has been here, since 1812, from the first Establishment of the Country, and from being Interpreter, has been conspicuous in every difficulty that has occurred with the Indians, but when he did fight, it was because, he was obliged to do so in self defence, and in punishing the wrongs others had suffered » (1943, p. 144).

Un métier dangereux

Cette remarque de McLoughlin au sujet de Michel Laframboise indique que l’interprète avait dû voir sa vie menacée à plusieurs reprises. Le journal de Daniel Williams Harmon révèle que Jean-Baptiste Boucher fut parfois en danger de mort lui aussi. Ainsi, en 1813 : « While at Frazer’s Lake, Mr. Stuart, our Interpreter and myself, came near being massacred by the Indians of that place, on account of the interpreter’s wife » (1957, p.155). Nous avons vu plus haut que Michel Bourdeau fut tué au cours d’un combat avec des autochtones en 1823 et que Duncan Livingston fut abattu par un Amérindien en 1828. En 1849, Alexis Bélanger allait connaître à son tour une mort violente.

Un cas plus rare est celui d’un interprète — un Amérindien dont on ne fournit pas le nom  — qui faillit payer de sa vie une traduction considérée comme inexacte. En juillet 1826, l’agent Archibald McDonald se rendit avec une trentaine d’hommes, dont le botaniste David Douglas, à une foire aux chevaux où six cents autochtones étaient réunis. Selon Douglas,

A misunderstanding having arisen between our interpreter and one of the Indian chiefs, the latter accused the former of not translating correctly, and words failing to express sufficiently his wrath, he seized the poor man of language, and tore off a handful of his long jet hair by the roots. On being remonstrated with for this violence, the Indian set off in a rage, and summoned his followers, seventy-three in party who came, all armed, each with his gun cocked, and the arrow on the bowstring. As, however, every individual in our camp had done all that was possible to accommodate matters, we took things coolly, and apparently careless of the results, stood, thirty-one in number, to our arms and asked if they wished for war? They said “No; we only want the interpreter to kill him, and, as he is no chief, this could not signify to us.” But our reply was, that whether chief or not, each individual in our camp [...] was entitled to our protection; and if they offered to molest him, they should see whether we had ever been in war before or not. The coolness [...] had the desired effect, and they earnestly begged for the peace which we were certainly quite as glad to grant.

Cole, 1979, p.117

Des hommes influents

Un grand nombre des employés de la NWC et de la HBC étaient mariés (presque toujours avec une Amérindienne), et ils vivaient dans les forts avec leur famille[14]. Tous les interprètes retracés avaient effectivement épousé une Amérindienne (et, dans certains cas, plus d’une !), laquelle était parfois de haut rang. En outre, par leur métier, ils étaient au premier plan dans les relations avec les autochtones. C’est sans doute pour ces raisons qu’ils semblent avoir eu une grande influence sur les populations locales. Ainsi, Jean-Baptiste Boucher, qui avait pris pour femme la fille d’un chef, « was to remain a personage of considerable influence among the Carrier for nearly half a century » (Van Kirk, [1980], p. 30). Alexis Bélanger, après avoir été chassé du fort Babine, fut réembauché peu après parce que « the necessity of an interpreter who was persona grata to such noisy Indians as the Babines have always proved to be, soon asserted itself more and more pressingly » (Morice, 1978, pp. 261-262). Jean-Baptiste Lolo, enfin, devint un « agent de liaison officieux entre la compagnie et les Indiens de toutes les tribus Salish [sic] de l’intérieur des terres [...] Il était respecté des deux côtés et il contribua à maintenir l’équilibre entre les deux avec une habileté remarquable » (Balf, 1977a, p. 520). À propos de cet interprète, Balf mentionne également que la compagnie lui décerna le titre honorifique de « chef » à la suite d’un incident qui aurait pu avoir des conséquences graves. En effet, Lolo ayant été molesté par un agent qui s’était emporté, les autochtones menaçaient de le venger, et ce témoignage de considération était destiné à les apaiser. (Ibid.)

Il est intéressant de constater que le gouverneur Simpson lui-même ménageait certains interprètes. Par exemple, il utilisa des moyens détournés pour éloigner l’un d’eux[15] d’une région où il causait des problèmes :

I therefore set myself seriously to work to get this Villain away with me without having recourse to force as he stands so high with the Indians that they would probably revenge on the Establishment any harsh measures that might be adopted in regard to him and the removal of him by fair means is no easy Matter as he is intimate with and attached to a Woman at the Fort whose Name he will not divulge but who I suspect to be Mr D...’s wife; by fair promises & flattering hopes however I have succeeded in enticing him away and he accompanies us under the impression he is to return in the Fall, but while I am in the Country he may consider himself a Ruperts Land Man [...].

Simpson, 1968, p. 137

Le rôle des femmes

Nous possédons très peu de renseignements sur le rôle des femmes dans les comptoirs. Comme le fait remarquer Meilleur, « Even as the journal keeper wrote down the strictest facts he was maintaining a fiction — that one half of the fort population did not exist, the half that consisted of women and children » (2001, p. 243). Elle ajoute que ces femmes, étant des autochtones, pouvaient comprendre et traduire des nuances qui risquaient d’échapper à l’interprète officiel. Van Kirk estime, quant à elle, que l’Amérindienne « played an important role as an interpreter and teacher of language » ([1980], p. 65).

Les sources consultées ne fournissent que deux exemples attestant que les femmes servaient effectivement d’interprètes. Le médecin William Fraser Tolmie, qui se trouvait au fort Nisqually en 1833, nota en effet dans son journal le 3 juillet : « It was discovered by accident tonight, that he [un chef amérindien] understood the Spokan language which H’s[16] wife speaks. H. took the opportunity of haranguing them [...] and was listened to with breathless attention by old & young » (1963, p. 214). Il inscrivit également le 10 octobre : « In the evening, a Klalum party appeared, the leader of which in a very fluent harangue, disclaimed all intention on the part of the chiefs of the natives of doing us harm [...] I did not say much, but shall tomorrow hold forth to him through the medium of P. Charles’s wife » (Ibid., p. 241).

Par ailleurs, au moins un des interprètes de la HBC semble avoir été bien conscient de l’aide que les Amérindiennes pouvaient apporter dans l’apprentissage des langues : « [...] to insure his safety and success as an interpreter and courier for various trapping parties, [Michel] Laframboise began a practice that brought him considerable notoriety : it was his boast that he had “a wife of high rank in every tribe” » (Nunis, 1968, p.147)!

Portrait de quelques interprètes

Bien qu’un nombre malheureusement trop grand d’interprètes aient laissé peu de traces dans les sources[17], certains ont fait suffisamment parler d’eux pour qu’il soit possible d’avoir un aperçu de leur personnalité et de leur carrière.

Ovide Allard (?-1874)

D’après l’acte de naissance de l’un de ses enfants, Ovide Allard aurait été natif de Montréal. Nous ne savons pas à quel moment il traversa les Rocheuses, mais en 1839 il était au fort Langley, à l’embouchure du Fraser, et il y travailla comme interprète jusqu’en 1852. James Murray Yale, responsable de ce comptoir en 1845, dit à son sujet : « Ovid Allard otherwise called Chatelain, is still here, and acts as Interpreter &c, his habits were not very praiseworthy when he first came here but he has reformed much of late, and was always a smart fellow » (Cité dans Morton, s. d., p. 272).

Dans un acte de catholicité rédigé en 1841, il est indiqué qu’Allard ne sait pas signer, mais celui-ci apprit certainement à écrire par la suite. En effet, après avoir été, entre 1852 et 1857, interprète au fort Victoria et à Nanaimo sur l’île de Vancouver, il se vit confier en 1858 la direction du fort Yale, sur le Fraser, puis celle du fort Langley[18] de 1864 à 1874, année de son décès. On ne lui aurait pas donné la responsabilité de ces deux comptoirs importants s’il avait été analphabète.

En 1853, il avait épousé religieusement une Cowitchan et légitimé leurs trois enfants. Le même jour, une fille qu’il avait eue d’une autre femme était baptisée. Deux autres enfants allaient être baptisés au cours du séjour d’Allard à Nanaimo, « Eugenie, whose mother was a member of the “Taetka tribe” in January 1854 and Sara, whose mother was a “Cawshin” woman, in August 1856 » (Morton, s. d., p. 272) !

Allard, malgré son penchant pour l’alcool[19], semble avoir été considéré comme un bon gestionnaire. Par contre, une remarque de Carl Friesach, un universitaire autrichien de passage au fort Yale en 1858, permet de supposer que ses traductions n’étaient peut-être pas de la meilleure qualité : « The officer in command is a French Canadian who has become half savage by living so long in the far West; he has almost forgotten his mother tongue, has never properly known the English language and makes himself best understood in Chinook »[20] (Cité dans Morton, p. 273).

Alexis Bélanger (1816-1849)

Alexis Bélanger, un Métis, entra au service de la HBC à l’âge de 13 ans. Selon Morice, « He must have had good aptitudes for languages, since, in a relatively short time, he picked up the Carrier dialect sufficiently well to act as interpreter at Babine, where we see him stationed with a salary of fifteen pounds a year » (1978, p. 260).

Il épousa une autochtone en 1837 et, peu de temps après, accusa son supérieur immédiat de se montrer trop familier avec elle. Celui-ci se défendit en disant que Bélanger faisait preuve d’une jalousie peu commune, mais il fut tout de même remplacé. Cet incident ne fut que le premier d’une série de conflits qui opposèrent Bélanger à ses patrons.

Ainsi, il fut chassé du fort Babine en 1838 parce qu’on le disait coupable de vol et d’insubordination (engagé en tant qu’interprète et manoeuvre, il refusait de faire des travaux manuels). Comme nous l’avons vu plus haut, il fut par la suite réembauché. Son deuxième séjour dans ce comptoir ne fut toutefois pas plus harmonieux que le premier, et il finit par déserter[21]. En janvier 1842, Peter Skeene Ogden, responsable du district de la New Caledonia, en avait assez des frasques de Bélanger. Il écrivit à McBean :

In regard to Alex. Bélanger, I have to request you to allow him to remain with the Indians and take not the slightest notice of him, and when you send your after-trade here, you will devise ways and means of sending him here, as it is my intention that he should go out and finally rid the district of his worthless carcass.

Morice, 1978, p. 262

Au mois de mars, Paul Fraser rappela à McBean les ordres d’Ogden, insistant sur le fait que « the man should on no account be allowed to enter into any of the Company’s establishments, or to be in any way employed by any gentleman in the district ». (Ibid.) Pourtant, Bélanger fut engagé dès l’année suivante ! Il semble avoir donné satisfaction pour une fois, car en 1844, il dirigeait un convoi de la compagnie. En 1848, son nom ne figurait pas sur la liste des employés, mais il était de nouveau au service de la HBC en 1849. C’est cette année-là qu’il fut tué par un Amérindien qu’il aurait « vivement provoqué »[22] (Balf, 1977b, p. 566).

Jean-Baptiste Boucher dit Waccan (?-1850)

Nous savons peu de choses de cet interprète, un Métis lui aussi, qui travailla d’abord pour la NWC, puis pour la HBC. Il participa aux expéditions effectuées par Fraser en 1806 et en 1808 (Fraser, 1960, pp. 153 et 237). On le retrouve au comptoir du lac Fraser en 1811 et en 1813 (Harmon, 1957, pp. 137 et 155), puis au fort St. James en 1820. (Klippenstein, 1992, p. 135) Il semble y avoir passé le reste de sa vie, et son statut se serait situé entre celui d’un gentleman et d’un serviteur : « He had a house to himself, and enjoyed privileges denied the latter » (Morice, 1978, p. 253).

Il épousa une Amérindienne en 1811 et, peu après, une Métisse qui était la fille de James McDougall, un des agents de la HBC. En 1842, un missionnaire de passage baptisa ses 17 enfants. Il mourut en 1850, au cours d’une épidémie de rougeole.

Jean-Baptiste Boucher semble avoir été grandement estimé. Par exemple, on se souviendra qu’en 1825, la HBC avait décidé que le salaire des interprètes ne devait pas dépasser 25 £. La même année, il avait également été convenu que les responsables d’un comptoir qui offriraient une rémunération plus élevée sans raison valable devraient payer de leur poche la différence. Or, l’année suivante, l’agent principal William Connolly « was spared this penalty, as he had “assigned satisfactory reasons for engaging Baptiste Bouché dit Waccan as Interpreter at £30 p. Annum Wages instead of £25” » (Milne, 1991, p. 76). Ces raisons ne sont pas mentionnées, mais Morice fournit sans doute une explication quand il dit que Boucher était devenu « the perpetual right arm of the successive managers, [...] who was repeatedly entrusted with the charge of the main fort during the absence of its official head » (1978, p. 253). Cet auteur ajoute que l’interprète s’était rendu indispensable, non seulement parce qu’il avait une très bonne connaissance de la langue des Carriers, mais aussi parce que son courage et sa sagesse lui avaient acquis leur respect (Ibid., p. 254).

François Houle (c 1800-?)

François Houle est l’un des rares interprètes dont la plupart des contrats d’engagement ont pu être retrouvés. Il semble être né autour de l’année 1800 : en 1828, on mentionne qu’il est âgé de 28 ans, on lui donne le même âge en 1830, et 39 ans en 1838 (AHBC, A.32, pièces 60, 61, 63). C’était probablement un Métis, mais peut-être aussi un Amérindien : selon les contrats, il est dit « natif d’Athabasca », « natif du pays » ou simplement « natif ». Il exerça son métier d’interprète dans l’extrême nord du territoire qui forme aujourd’hui la Colombie-Britannique de même qu’au Yukon.

En 1824, Houle fut engagé pour deux ans comme « gouvernail de canot » au salaire de 22 £ par année (AHBC, A.32, pièce 59). Dans les huit autres contrats repérés, la fonction indiquée est celle d’interprète ou encore d’interprète et de milieu de canot, d’interprète et de pêcheur, d’interprète et de constructeur de canots. Entre 1830 et 1847, il reçut annuellement 25 £ ainsi que le quart d’un baril de sucre, le quart d’un sac de farine et dix livres de graisse. En 1847, il était précisé dans son contrat qu’il n’aurait pas à fendre du bois ni à porter des fardeaux dans les portages[23]; on lui accordait également « the privilege of free passage to Montreal or Red River, with his family » (AHBC, A.32, pièce 68). En 1859, son salaire fut porté à 32 £, auxquelles s’ajoutaient « £2 gratuity in lieu of tea and sugar » (AHBC, A.32, pièces 70, 71). Cette rémunération élevée s’explique par le fait qu’il se trouvait alors au Yukon : « Wages of interpreters [...] in new territories in which the acquaintance of new tribes rendered their services extremely valuable, rose as high as £32 per year on the Yukon » (Innis, 1999, p. 311). Le dernier contrat retracé date de 1864. C’est dire que Houle fut au service de la HBC pendant au moins 40 ans.

Un incident survenu en 1838 laisse croire que la bravoure ne comptait pas parmi les qualités de cet interprète. Cette année-là, l’agent principal Robert Campbell explorait une région située le long de la rivière Stikine en compagnie de Houle et de deux chasseurs autochtones. À un moment donné, les quatre hommes arrivèrent en vue d’un pont construit par des Amérindiens et aperçurent la fumée d’un campement sur l’autre rive. D’après Campbell, « Hoole [sic], who though very handy, a splendid hunter & canoe maker, & most ingenious at all kinds of work, was exceedingly timid, & afraid of strange Indians, had no wish to advance any further [...] » (1958, p. 38). L’explorateur finit par le persuader de traverser, mais les autochtones s’étaient enfuis. Le lendemain, à l’aube, la petite équipe fut réveillée brusquement par l’arrivée d’une vingtaine d’entre eux, et Campbell nota : « Hoole’s first exclamation was characteristic of him, being “Let us run for our lives” and only by threatening him would I divert him from so doing » (Ibid., p. 39). Finalement, les craintes de l’interprète n’étaient pas fondées, et l’expédition se déroula bien.

Houle devait être très attaché à Campbell, car il le suivit malgré tout dans la plupart de ses voyages. Celui-ci allait d’ailleurs donner plus tard, en l’honneur de son fidèle compagnon, le nom de Hoole à une rivière du Yukon.

Le cheminement de François Houle illustre bien celui des interprètes « ordinaires »[24], c’est-à-dire du plus grand nombre : d’abord engagé comme voyageur, il devint interprète au même salaire quelques années plus tard, reçut une augmentation après avoir acquis une certaine expérience, sans toutefois que son salaire dépasse le maximum de 25 £ fixé par Simpson, sauf quand il travaillait dans une région « éloignée ». Notons également que, comme la plupart des interprètes au service de la HBC, il était analphabète.

Michel Laframboise (1793-1861)

Né à Varennes le 5 mai 1793, Michel Laframboise entra au service de la NWC en 1813, en qualité d’interprète au fort George, situé à l’embouchure du Columbia. Lors de la fusion avec la HBC, en 1821, il passa au service de cette compagnie. L’interprétation allait être sa fonction principale pendant plusieurs années; par la suite, il allait aussi diriger de nombreuses expéditions commerciales au sud du Columbia.

En 1831, Laframboise semble avoir considéré que ses services n’étaient pas appréciés à leur juste valeur et demanda une augmentation de salaire. Dans une lettre à George Simpson rédigée au fort Vancouver le 16 mars, John McLoughlin écrit :

Mr. Michl. Laframboises [sic] engagement is expired and he asked me £80. per annum; I told him I could give him no increase on his present terms and that I could only recommend him to your consideration, at the same time I gave him distinctly to understand that I did not think his terms would be acceded to, and with this explanation he remains for the Year.

1968, p. 229

Simpson refusa effectivement d’accorder les 80 £ demandées. Il paraît même avoir été outré des prétentions de l’interprète, dont il avait fait la connaissance en 1828 et dont il ne semble pas avoir eu une très bonne opinion si l’on se fonde sur ce qu’il en dit en 1832 dans son « Character Book » :

A Canadian about 48 Years of Age & 20 Years in the country. Was a labourer in the Service of the American Fur Coy, picked up a Smattering of several of the Languages spoken on the Columbia, promoted to the rank of Interpreter by the N W Coy and now usefully employed as a ‘Coureur de rouine’[25] Interpreter & Trader from Fort Vancouver; but a lying worthless blackguard who begins to consider himself a man of consequence and sets such a high value on his Services that I am very much disposed to allow him to take them to another market. Allowed a Saly of £60 p Anm.

Simpson, 1975, pp. 235-236

Selon Nunis, « Laframboise’s usefulness “as an Interpreter & Trader” saved him » (1968, p. 149). De fait, la HBC allait avoir recours à ses services jusqu’en 1845, année où il décida de prendre sa retraite. Entre-temps, son salaire était passé à 75 £ en 1833 et à 100 £ en 1837. Toutefois, ce sont probablement les profits qu’il permit à la compagnie de réaliser, plutôt que ses talents d’interprète, qui lui valurent ces augmentations.

Les expéditions commerciales de Laframboise, qui le menèrent jusqu’aux territoires espagnols (et même, de temps à autre, à l’intérieur de ces territoires) semblent l’avoir rendu célèbre. En effet, en 1838, alors qu’à la suite d’une série d’aventures il se retrouva sur une frégate russe, le gouverneur des colonies russes d’Amérique « expressed a great curiosity to see the person so celebrated, in California [...] » (McLoughlin, 1968, p. 289). Au cours de l’entrevue qui suivit, « Michel, no ways deficient in tact, [...] took the liberty of intreating his Excellency’s aid, in enabling him to rejoin his people, & with much address obtained the loan of twelve horses » (Ibid.).

En 1839, il épousa Émilie Picard, fille d’André Picard et d’une Okanagane (La veille du mariage, il avait reconnu et fait baptiser deux enfants qu’il avait eus de deux autres femmes). Il passa les quinze dernières années de sa vie dans une propriété qu’il possédait sur la rive ouest de la Willamette, laquelle comprenait en 1841 deux maisons, un moulin, une quarantaine d’hectares de prairies clôturées et environ quarante hectares également de terre en culture. Selon Nunis, « Although aging, he did not abandon completely the old ways, heavy drinking among them » (1968, p.169). Michel Laframboise mourut le 25 janvier 1861.

Jean-Baptiste Lolo (1798-1868)

L’origine ethnique de cet interprète, aussi connu sous le nom de St. Paul[26], est incertaine. D’après Balf, c’était probablement un Métis, de mère iroquoise (1977a, p. 520).

En 1810 et en 1811, un engagé appelé Lolo était au service de la NWC en tant que chasseur, dans la région qui forme aujourd’hui le Montana. En effet, David Thompson mentionne à quelques reprises dans son journal que cet homme lui apporte de la viande ou des fourrures (1950, pp. 100, 104, 183, 184). S’il s’agit de la même personne, Lolo était alors très jeune.

Il faut ensuite attendre 1822 avant de voir le nom de Lolo réapparaître dans la documentation. Cette année-là, il était interprète au fort St. James, un comptoir de la HBC. À la fin de 1827, il exerçait cette fonction au fort Kamloops, où, en 1828, on le réengagea pour trois ans (McDonald, 1971, pp. 33-34). En 1841, la direction du comptoir lui fut confiée « in the usual way for the summer » (Ibid., p.182). Lolo passa d’ailleurs le reste de sa vie dans la région de Kamloops et garda toujours des liens avec la compagnie, même s’il faisait de temps à autre du commerce à son compte. Il ne devait pas être un concurrent bien redoutable, car en août 1861, la HBC lui prêta 345 $[27] pour qu’il puisse acheter des articles de traite. Il remboursa rapidement une centaine de dollars, mais n’était pas pressé de régler le solde. Un des agents écrivait en effet en janvier 1862 : « Had a visit from Mr. Captain St. Paul and an important conversation on matters generally – on the whole the old rascally Saint left us in tolerable humour – notwithstanding his being again reminded of his debt and the propriety of his doing something about it » (Cité dans Brown et Lamb, 1939, p.125). À la fin de mars, toutefois, la dette fut effacée, peut-être par compassion, la santé de Lolo étant alors chancelante. Il mourut le 15 mai 1868.

La forte personnalité de l’interprète semble avoir inspiré à ses supérieurs des sentiments mitigés. Ils admiraient son courage et son ascendant sur les autochtones, mais son indépendance (il déserta à plusieurs reprises) et sa suffisance les irritaient. Samuel Black était visiblement agacé quand il écrivait à son sujet « this man whose inward policy is to be superior to his Master » (Ibid. p. 118). Les qualités devaient cependant l’emporter sur les défauts puisqu’il faisait l’objet d’un traitement de faveur. Ainsi, d’après Mayne, « when travelling with the officers of the Hudson’s Bay Company, St. Paul was always admitted to their mess [...] » (Ibid., p. 127). De plus, quand la HBC déménagea le comptoir de Kamloops en 1843, l’agent John Tod lui fit construire une maison sur l’ancien emplacement[28].

On semble avoir été satisfait de lui comme interprète, car il fut engagé en cette qualité pendant de nombreuses années. Pourtant, un visiteur écrivait en 1859 que Lolo s’exprimait « dans un jargon français qui lui était bien particulier » et un autre notait en 1863 qu’il « parlait un curieux mélange de français, d’anglais et d’indien » (Balf, 1977a, p. 520).

Conclusion

La réussite des voyages de Mackenzie, de Fraser et de Thompson est intimement liée à l’interprétation. En effet, c’est grâce à elle que ces explorateurs purent faire part aux Amérindiens de leurs intentions pacifiques, se procurer des vivres et obtenir des guides. Comme les langues parlées à l’ouest des Rocheuses étaient souvent très différentes les unes des autres, les autochtones rencontrés, qui se relayaient comme interprètes, jouèrent un rôle particulièrement important. L’utilité des Amérindiens à ce titre est d’ailleurs attestée par le fait que les explorateurs s’adressèrent à eux pendant toute la période étudiée. Encore en 1824, par exemple, George Simpson pouvait dire à propos d’une expédition dirigée par James McMillan : « The Natives received them well they [sic] got guides and interpreters from tribe to tribe and succeeded in leaving a favourable impression in regard to the Whites [...] » (Simpson, 1968, p. 114).

Dans les comptoirs de la NWC et de la HBC, les interprètes étaient souvent des Métis, ce qui n’est pas étonnant puisque le fait d’avoir un père francophone (ou, plus rarement, anglophone) et une mère amérindienne leur permettait non seulement de connaître deux langues dès leur jeune âge, mais probablement aussi de mieux comprendre la mentalité des autochtones.

Leur statut était relativement modeste : ils faisaient partie des engagés ou des serviteurs, et leur salaire était généralement deux fois moindre que celui d’un commis. Par contre, « they were the only servants to enjoy allowances of luxuries comparable to those received by gentlemen » (Goldring, 1980, p. 242). Il arrivait aussi que certains bénéficient de privilèges particuliers (C’est le cas, par exemple, de Jean-Baptiste Boucher et de Jean-Baptiste Lolo). Quelques-uns, enfin, devenaient chefs de comptoir (Ovide Allard) ou dérouiniers (Michel Laframboise), ce qui leur valait une rémunération plus élevée et leur donnait droit au titre de Monsieur, habituellement réservé aux gentlemen.

La position des interprètes était une position délicate, et leur responsabilité était grande. En effet, en tant qu’intermédiaires entre les autochtones et leur supérieur dans les échanges commerciaux, ils devaient satisfaire les deux parties en se montrant patients et impartiaux, ce qui n’était pas toujours facile. Leur comportement à l’égard des Amérindiens pouvait permettre de maintenir des relations harmonieuses ou, au contraire, mettre en danger non seulement leur vie, mais aussi celle d’autres personnes.

Les sources consultées ne permettent pas de porter un jugement sur la qualité de l’interprétation. Toutefois, les deux ou trois remarques relatives à la façon dont Ovide Allard et Jean-Baptiste Lolo s’exprimaient autorisent à penser que l’aptitude à convaincre et à rendre le ton du message était probablement plus importante que la pureté de la langue. Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que les interprètes étaient considérés comme essentiels. Ainsi, on ne semble pas pouvoir se passer d’Alexis Bélanger, dont on se plaint constamment, ni d’Ovide Allard ou de Michel Laframboise, qui étaient manifestement de gros buveurs. Comme le fait remarquer Goldring, « interpreters, whatever their peccadilloes, were among the most valuable men in the Company’s employment » (1980, p. 234). C’est sûrement ce que pensait John McLoughlin lorsqu’il écrivait à Simpson au sujet de Laframboise : « I could sooner dispense with a gentleman than him. People only know the value of an interpreter when they have none » (AHBC, D.4, pièce 121, 34d-35).

Enfin, bien que le but recherché par les explorateurs et les commerçants de fourrure n’ait pas été la colonisation, leurs activités, dont le succès fut en grande partie assuré par les interprètes, favorisèrent indéniablement la migration et l’immigration. Ainsi, certains employés de la HBC venus de l’est des Rocheuses ou (plus rarement) de Grande-Bretagne s’établirent dans les régions qui constituent aujourd’hui l’Oregon et la Colombie-Britannique, y fondèrent une famille et y laissèrent des descendants. Mentionnons, entre autres, Ovide Allard, Jean-Baptiste Boucher dit Waccan, Jean-Baptiste Lolo et Michel Laframboise. Avec le temps, les petites communautés formées autour des comptoirs par des commis, des voyageurs et des interprètes attirèrent d’autres personnes, et c’est ainsi que naquirent des villes comme Victoria, Yale, Hope et Kamloops.