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Après Sociologie de la traduction. La science-fiction américaine dans l’espace culturel français des années 1950, publié en 1999 dans la même collection, Jean-Marc Gouanvic poursuit sa réflexion traductologique avec un ouvrage intitulé Pratique sociale de la traduction. Le roman réaliste américain dans le champ littéraire français (1920-1960). Dès l’avant-propos, l’auteur annonce son programme : analyser un corpus de romans réalistes américains traduits en français à la lumière de la théorie de la culture de Pierre Bourdieu. Envisageant l’objet traduction comme une « production » plutôt qu’un produit ou un processus, Gouanvic se réclame du « constructivisme structuraliste » bourdieusien, un constructivisme non idéalisé « où le pouvoir symbolique est exercé avec la collaboration de ceux qui sont assujettis à ce pouvoir [et] qui rend compte de la part inconsciente des actions et des comportements humains » (pp. 26-27).

Dans les deux premiers chapitres, l’auteur passe en revue plusieurs concepts tirés des théories d’Antoine Berman, de Henri Meschonnic et des polysystémistes, en soulignant les apports essentiels et les limites de leurs approches. Il croit que le modèle sociologique en traduction est plus apte à rendre compte de la complexité de la traduction. Par opposition à l’éthique de Berman, qu’il qualifie d’élitiste, l’auteur propose une nouvelle définition de l’éthique en traduction en intégrant le concept d’homologie : « la traduction serait éthiquement une construction d’homologies fondées sur la signifiance concomitante des textes source et cible. » (pp. 46-47) L’éthique viserait donc à conserver la « signifiance » du texte source, un concept emprunté à Henri Meschonnic. Pour Gouanvic, l’éthique du traducteur passe par son habitus, c’est-à-dire sa « disposition durable, transposable acquise par un ‘corps socialisé, investissant dans la pratique les principes organisateurs socialement construits et acquis au cours d’une expérience sociale située et datée’. » (p. 22) En somme, le traducteur éthique,

habité par son habitus de traducteur et à partir d’une analyse rationnelle et intuitive de la signifiance du texte à traduire, [...] transporte (on a envie de dire [...] « translate ») ledit texte dans la culture cible, l’installant finalement dans une relation de communauté de destin avec la société source qu’est censé lui garantir l’à-venir lisible dans le texte-cible.

p. 49

Gouanvic insiste sur le caractère inconscient des choix de traduction, dictés par l’habitus du traducteur. L’illusio, qui renvoie au « jeu » auquel se prêtent les agents dans le champ, est également une des notions-clé de son approche :

L’illusio littéraire, cette adhésion originaire au jeu littéraire qui fonde la croyance dans l’importance ou l’intérêt des fictions littéraires, est la condition, presque toujours inaperçue, du plaisir esthétique qui est toujours, pour une part, plaisir de jouer le jeu, de participer à la fiction [...].

P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, p. 455, cité par Gouanvic, pp. 35-36

L’auteur passe ensuite à des analyses de romans réalistes américains selon les principes théoriques énoncés dans les premiers chapitres. C’est ainsi que le troisième chapitre, « Les traductions des auteurs américains dans le champ littéraire français : les traducteurs, préfaciers et éditeurs aux XIXe et XXe siècles », dresse un panorama de la réception des oeuvres américaines des XIXe et XXe siècles en France (Nathaniel Hawthorne, Henry James, John Dos Passos, Ernest Hemingway, William Faulkner et Francis Scott Fitzgerald). De ce panorama se dégage un intense mouvement de traduction de la littérature américaine après la Seconde Guerre mondiale en France. L’auteur explique ce phénomène par la légitimité accrue des États-Unis, vainqueurs de la guerre et alors considérés comme « la nation toute-puissante de l’Occident » (p. 59).

Les chapitres suivants (4, 5, 6, 7, 8) se penchent respectivement sur les traductions des romans d’Hemingway, de Dos Passos, de Miller, de Steinbeck et de James. L’auteur y mène des analyses contrastives de romans américains réalistes en traduction française qui éclairent tant les oeuvres que la méthode privilégiée, soit la sociologie de la traduction. Ces analyses permettent à l’auteur d’explorer des notions fondamentales à la théorie sociologique : habitus, illusio, homologie, ethos, censure, champ, en les appliquant aux traductions françaises de romans américains au XXe siècle. Par exemple, nous lisons que la première traduction de Tropic of Cancer d’Henry Miller par Henri Fluchère, qu’on pourrait qualifier d’assimilatrice, est déterminée par l’habitus du traducteur et a en fait contribué à légitimer l’ouvrage de Miller et à le hisser au niveau des autres oeuvres américaines traduites en français (p. 117). Nous apprenons également comment la première traduction de Grapes of Wrath de Steinbeck (Grappes d’amertume, par Karin de Haker) à été réalisée en Belgique occupée pendant la Seconde Guerre mondiale et « n’est ni plus ni moins qu’un instrument de propagande dans l’appareil culturel de l’Allemagne. » (p. 131) On pourrait ainsi multiplier les exemples. La rigueur de pensée de l’auteur et la connaissance approfondie du corpus donnent l’impression au lecteur de parcourir de manière exhaustive un phénomène traductologique très vaste. Les analyses des oeuvres révèlent que les textes américains sont privilégiés par les Français en raison de leur modernité, qu’ils sont traduits selon les normes en vigueur dans la culture cible tout en conservant les faits culturels américains (vu la légitimité de la culture), et que « l’essentiel de la spécificité américaine [est] malgré tout transmis. » (p. 171)

Le dernier chapitre s’intitule « L’habitus des agents Maurice-Edgar Coindreau (traducteur) et Marcel Duhamel (traducteur et directeur de collection) » et dresse un portrait de l’habitus respectif de ces deux traducteurs ayant joué un rôle important dans l’intégration du roman réaliste américain en France. Gouanvic conclut que, bien qu’issus de milieux différents et spécialisés dans des sous-genres différents, « aussi bien Coindreau que Duhamel contribuent à accréditer la modernité de la littérature américaine dans sa forme et dans son style [...] ». (p. 161) On trouve enfin un appendice qui reproduit un entretien avec André Bay, directeur littéraire des éditions Stock (1945-1980), qui saura intéresser quiconque veut en savoir plus sur les dessous de la traduction littéraire en France.

En conclusion, l’auteur pose la question suivante : « la théorie des biens symboliques interprétée en termes de traductologie suffit-elle pour rendre compte de l’essentiel de ce qui se passe en traduction? » (p. 169) Si elle permet de tenir compte de l’aspect socio-historique des traductions, Gouanvic affirme avoir parfois recours à ce qu’il nomme les « composantes techniques » des théories de Meschonnic et de Berman (signifiance, tendances déformantes), qu’il s’approprie pour les besoins de son approche. C’est ce qui lui fait dire que la théorie sociologique en traduction est « à la fois nécessaire et non suffisante » (p. 169). En somme, par le biais de la théorie sociologique en traduction, Gouanvic parvient à bien montrer les enjeux socio-historiques du phénomène de traduction massive des romans américains dans la France de l’après-guerre, mais il n’hésite pas à emprunter des outils à d’autres courants traductologiques pour venir compléter son approche, principalement pour l’analyse textuelle. On ne peut que saluer cette ouverture de l’auteur qui parvient à marier des approches qui peuvent a priori sembler incompatibles, mais qui, combinées, lui permettent de mieux sonder l’univers riche et complexe de la traduction.