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Langue, imaginaire : les territoires couverts par ces deux mots sont si immenses que même leur intersection ouvre des espaces infinis. Cet article se propose néanmoins de les explorer, en éclairant son chemin non par les recherches des théoriciens de la traduction mais par les témoignages directs ou indirects des écrivains. Par la fiction, l’autobiographie ou l’essai, ils sont nombreux, en effet, à traiter de la relation que le sujet entretient avec sa ou ses langues : langue maternelle, langue étrangère, langue choisie, langue subie. Par quelles allégories, quelles métaphores illustrent-ils cette relation constitutive de chacun d’entre nous? Je m’attacherai successivement au fantasme de la langue hermétiquement étrangère, puis, pôle opposé, à celui de la « panglossie » où toute langue apparaît comme connue. Nous passerons ensuite aux personnages dont le mal vient d’être écartelé entre deux langues, ce qui nous permettra d’aborder la problématique de la langue maternelle et du bilinguisme, problématique du déchirement, susceptible cependant de trouver – finale optimiste – une résolution sur le plan de la création.

Notre exploration commencera par une histoire d’égarement, celle que nous raconte avec un art consommé un écrivain hongrois extraordinaire, Ferenc Karinthy. Son roman, Épépé, écrit en 1970 et traduit en français en 1996, construit sa fable à partir des mésaventures d’un professeur de linguistique parti faire une conférence à Helsinki. À son arrivée, lorsqu’il descend de l’avion, le voyageur se retrouve dans une mégalopole inconnue : il s’est apparemment trompé de destination lors de l’embarquement. Hébété, il monte dans un car qui le dépose dans un hôtel où on lui prend son passeport et lui donne une chambre. Il essaie de se renseigner en essayant toutes les langues qu’il connaît : une bonne douzaine, appartenant aux familles les plus diverses (les principales langues indo-européennes, le chinois, l’arabe, les langues finno-ougriennes) mais personne ne comprend rien. Quant à la langue que parlent les gens, elle lui apparaît comme un « parfait charabia », un « toussotement inarticulé » qui n’appartient à aucun des groupes linguistiques connus. L’écriture est un « gribouillage vide de sens » (Karinthy, 1996, p. 37) dont il est incapable même de déterminer s’il s’agit d’une écriture alphabétique, syllabique ou idéographique.

Comme il a dormi dans l’avion, il n’a aucune idée de la longueur du trajet accompli. L’apparence physique des habitants ne lui révèle rien sur la région du monde où il a bien pu aboutir : toutes les races, tous les métissages se rencontrent. Et les produits en vente, les vêtements portés sont ceux que l’on trouve partout. Voici Budaï face à une équation dont tous les termes sont des inconnues! En savant linguiste qu’il est, il s’attelle bravement au déchiffrement de l’écriture. Il prend comme corpus principal un journal, mais il ne sait même pas dans quel sens le lire : il y a ce qui semble son nom aussi bien sur la dernière que la première page : faut-il lire de droite à gauche? De haut en bas? En boustrophédon? Il décide de faire un relevé systématique des différents caractères. Au deux cent trente-septième, il abandonne. Il essaie alors d’établir un table de fréquence pour repérer éventuellement les articles, mais y en a-t-il dans cette langue? Incapable d’obtenir le moindre résultat avec sa méthode pourtant si éprouvée d’analyse linguistique, il décide de s’attaquer plutôt à la langue orale « cette symphonie à mille voix » (Karinthy, 1996, p. 150). La première difficulté est que tout le monde est toujours pressé et que personne ne veut bien prendre le temps d’essayer de « prendre langue » avec lui. Faute d’espace et de temps, tout le monde vit dans une éternelle bousculade, qui laisse Budaï couvert de bleus les premiers jours. Il finit par entrer en relation avec la préposée à l’ascenseur. Mais il n’arrive même pas à percevoir correctement son nom : Dédé, Diédiédié, Tiétié, Ébébé. Il a beau avoir l’oreille professionnellement formée à la gamme des nuances phonétiques, il n’est jamais sûr de ce qu’il entend. « Les habitants de cette ville produisent des articulations si singulières qu’on ne les entend nulle part ailleurs. Comment le dire? Ils forment leurs mots autrement, d’une manière floue, sans netteté […] Ils parlent de la gorge, d’une voix gutturale, mais pas comme les Chinois, les Japonais ou les Arabes : les voyelles sont plutôt marmonnées, d’une coloration flexible, les consonnes sont plutôt enrouées, traînantes, avec des claquements par endroits. » (Karinthy, 1996, p. 163). Il finit par se rabattre sur le lien signe / référent et constitue un glossaire, mais sans parvenir à contrôler ses acquisitions en liant les signes écrits à des signes phonétiques. Il renonce. Et lorsqu’en désespoir de cause il couche avec Tiétié et lui raconte son histoire dans sa langue à lui, en concluant sur un absurde et pathétique : « Tu comprends? », elle lui répond en écho : « Tu comprends, tu comprends », prouvant par là que justement, elle ne comprend pas, ce qui déclenche la fureur de Budaï.

Épépé, c’est l’histoire d’un homme perdu dans une langue irréductiblement étrangère, auquel tout dans la culture où il s’est trouvé propulsé restera étranger : la religion, les sports, la politique. Aucune communication sémiotique ne vient pallier l’absence de communication sémantique. Le sens a disparu, le cauchemar est absolu.

Ce roman illustre, avec la force allégorique d’un roman de Kafka, ce que c’est que de ne pouvoir entrer dans une langue, d’être enfermé dans son propre idiome.

Aux antipodes de Budaï, un roman de Pablo de Santis, intitulé précisément La Traduction, nous offre, au sein d’une belle galerie de traducteurs fous et de fous traducteurs, le personnage de Miguel, un malade que son médecin exhibe dans les congrès scientifiques. Après avoir reçu une balle dans la tête et passé deux mois dans le coma, Miguel s’était réveillé totalement aphasique. Puis il avait guéri mais le retour du langage ne s’était pas limité à sa langue : il avait commencé à traduire à partir de langues étrangères qu’il n’avait jamais apprises. Pseudo traductions, bien entendu, mais il était incapable de dire : « Je ne comprends pas ». Son médecin explique : « Miguel trouve du sens à tout, il ne supporte pas qu’une signification reste obscure. Il n’y a pas une seule parole au monde qui paraisse étrangère à Miguel » (De Santis, 2000, p. 86). On passe donc ici du vertige de l’absence totale de sens à celui de l’excès de sens. Dans un cas, le sujet voit la muraille infranchissable de la langue étrangère l’enfermer dans une solitude absolue, dans l’autre, le « tout sens » déchaîne un vertige interprétatif illimité. Dans les deux cas, on est plongé dans l’absurde.

Autre cas pathologique présenté dans ce même roman, La Traduction, celui d’une spécialiste de la traduction simultanée qui ne peut s’empêcher de traduire tout ce qu’elle entend. Elle appelle « l’écho » cette voix intérieure qui l’empêche de penser dans une seule langue. « Même dans ses rêves, chaque mot était accompagné de ses équivalents. Mais en même temps l’écho lui ouvrait plusieurs possibilités, il n’était pas uniforme, il l’obligeait à chercher, à choisir, dans une nébuleuse de synonymes et de paraphrases » (De Santis, 2000, p. 30). La malheureuse s’épuise donc dans les limbes de l’entre-deux-langues, incapable de s’ancrer même momentanément dans l’une ou l’autre. Une autre héroïne, celle de The Interpreter, de Suzanne Glass, est affligée du même mal : quand une amie lui apprend la maladie mortelle de leur meilleur ami, elle ne peut s’empêcher de traduire immédiatement ses phrases, comme si elle était en cabine. Elle dit d’une de ses collègues, brillante interprète multilingue, qu’elle est « at home everywhere and nowhere. She is not at peace, never can be, for the words in her head can find no resting place » (Glass, 2000, p. 75).

L’impossibilité de vivre dans une seule langue, l’agitation kaléidoscopique qui en découle peuvent rendre fou. Le médecin chargé de traiter la patiente du docteur Kabliz, dans La Traduction, consulte un ingénieur spécialiste de traduction automatique et lui demande comment il peut déprogrammer cette machine à traduire qu’est devenue sa patiente – sans la débrancher… Après mûre réflexion, celui-ci lui conseille de la faire voyager dans le temps, en la faisant remonter jusqu’à l’époque où les choses et les mots coïncidaient « quand il n’y avait qu’une seule façon de tout dire, avant la démolition de la tour de Babel » (De Santis, 2000, p. 31). Kabliz interprète le conseil à l’échelle de l’existence individuelle et utilise des drogues pour faire remonter sa patiente à sa toute petite enfance. Et c’est le succès : « La traductrice retrouva l’instant du mot unique et du véritable langage. L’écho disparut » (De Santis, 2000, p. 31).

Le « véritable langage », qu’entendre par là?

Le livre d’Umberto Eco, La Recherche de la langue parfaite (Eco, 1994), raconte les avatars du mythe de cette langue d’avant la faute, langue édénique, langue parfaite. D’après lui, c’est au moment où commencent à naître les langues vulgaires, à la fin de l’empire romain, que l’Europe, effrayée par la fragmentation, la confusio linguarum, se tourne vers le passé pour tenter d’y retrouver la langue parlée par Adam, où le mot et la chose étaient en accord parfait. Ce mythe de la langue parfaite nourrit ce qu’on appelle l’hypothèse monogénétique qui pose que toutes les langues dérivent d’une même Langue Mère. Mais laquelle? Là-dessus, de la Renaissance au XXe siècle, les passions se déchaînent, y compris le nationalisme. Fatiguée de polémiques dont elle ne voyait pas le moyen de jamais sortir, la Société linguistique de Paris finit, en 1866, par interdire toute communication portant sur les origines du langage[2].

Le concept qui m’intéresse ici n’est pas celui d’une langue originelle, considérée dans une perspective historique, mais celui d’une langue parfaite. La tradition religieuse assurait que telle avait été la langue d’Adam, qui avait la même forme que le monde créé, et où chaque nom, en lui-même, exprimait l’essence même de la chose qu’il nommait, sa « quiddité ». Au niveau du sujet individuel, c’est ainsi qu’apparaît en ses débuts la langue maternelle. Langue maternelle, les mots le disent, du moins en français : langue maternelle, langue de la mère, de la venue au monde, de la venue à la parole. Évoquant le « lieu protégé où chante le corps maternel », la langue devenue « refuge charnel », la romancière Camille Laurens, citant Claude Louis-Combet, parle d’une « écriture inviscérée […], qui passe à travers le corps, qui rejoint le lieu d’origine, c’est-à-dire les viscères maternels » (Laurens, 2001, p. 67). La même image de « viscères » est utilisée par Michel Onfray quand il raconte la résurgence en lui des premiers mots (« mots viscéraux »), qu’il commente ainsi : « Les premières syllabes dites par un enfant, celles des limbes et qu’on sait cachées dans les pliures de l’âme, de la chair, de la moindre parcelle du corps » (Onfray, 2002, p. 185). La langue maternelle, dans laquelle s’opère le mystère de l’incarnation des mots, apparaît comme la matière même de l’être. Pour reprendre les mots d’Italo Calvino, « Tout peut changer mais pas la langue que nous portons en nous. Ou plutôt, qui nous porte en elle comme un monde plus exclusif et définitif que le ventre maternel » (cité par Bianciotti, 2001, p. 3).

Évoquant l’apprentissage de la langue par l’enfant, Claude Esteban y voit la quintessence de l’expérience poétique au sens premier du terme, « une manière d’acte de foi, que rien ne vient encore démentir, en l’authenticité des apparences et la validité de cette expression verbale qui leur est moins attachée qu’inhérente » (Esteban, 1990, p. 10). Chez l’enfant, « le langage […] est une illumination, une épiphanie du Sens, indissociable de l’Être, à travers les mots consentis » (Esteban, 1990, p. 13). Pour lui, « [l]es mots […] détiennent [la] vertu d’épouser la substance des choses et de la rendre comme translucide dans la profération verbale qu’ils nous permettent » (Esteban, 1990, p. 29). Toute langue est donc la langue parfaite pour l’enfant qui saisit le monde à travers elle. Mais cette adéquation des mots aux choses est impossible pour le bilingue, d’où le vertige ontologique du petit Claude Esteban confronté à deux versions différentes d’un objet unique. « Un mot demeurait pour moi l’équivalent formel de la chose qu’il convoquait dans ma mémoire. Sa consistance même, sa qualité phonologique, sa stridence ou sa douceur, son opacité ou sa transparence, formait autour de l’objet un tissu qui l’enveloppait au point de s’identifier à lui, d’en être inséparable comme la fameuse tunique de Nessus. Ce mot, c’était plus que la parure dont la chose était revêtue ; c’en était la chair elle-même sur mes lèvres et dans ma tête » (Esteban, 1990, p. 31). Les mots comme chair des choses : l’expression est très proche de celle de « chair du monde » qui concentre, pour Julia Kristeva, la relation de Colette à la langue et qu’elle a choisie comme sous-titre pour son étude sur cette romancière (Colette ou la chair du monde).

Or cette union intime des choses et des mots au sein du sujet est bouleversée par le bilinguisme. « L’acquisition d’une deuxième langue annule le caractère ‘naturel’ de la langue d’origine – et à partir de là, plus rien n’est donné d’office, ni dans l’une ni dans l’autre », dit Nancy Huston (Huston, 2000, p. 4). Pour Claude Esteban enfant, le bilinguisme vient ruiner la confiance dans le langage parce qu’il affecte la véracité des signes : en effet, s’il peut y en avoir deux pour une même réalité, ils n’ont plus le pouvoir de ratifier le réel. « D’être ainsi double en moi, le langage devient mensonge – et le mensonge n’est pas autre chose que le signe d’un démembrement funeste de la personne » (Esteban, 1990, p. 40). Il utilise l’expression « complexe de Janus » pour désigner la dévastation ontologique provoquée chez lui par la douloureuse dichotomie espagnol / français. « L’égalité des voix me fait sentir le souffle de la folie », atteste pour sa part Tzvetan Todorov dans un article au titre significatif : « Bilinguisme, dialogisme et schizophrénie » (Todorov, 1985, p. 25).

Au dangereux déchirement intime du bilingue, Claude Esteban oppose la solidité de l’unilingue et, pour ce faire, a recours à la métaphore de l’enracinement : « La langue est comme un sol premier où tout notre être prend racine – et l’on ne s’enracine pas à son gré. Encore moins transplante-t-on en une autre terre, pour accueillante qu’elle soit, l’arbre adulte déjà » (Esteban, 1990, p. 120).

Cette métaphore des « racines » établit une analogie entre l’attachement à la langue natale et le sentiment d’enracinement dans la terre natale. Certains écrivains se sentent solidement amarrés à leur sol natal, qui est comme le terreau nourricier de leur langue. Olivier Rolin, par exemple, reconnaît ce lien quand il dit : « Les paysages originels, ce sont les espaces sentimentaux par quoi nous sommes attachés au monde, les isthmes de la mémoire. » Mais il y oppose le mouvement inverse en ajoutant : « [L]’écriture aspire aussi d’être de nulle part, et d’être oublieuse » et il résume cette deuxième position dans une formule sarcastique : « Être enraciné, laissons cela aux betteraves » (Rolin, 1999).

Enracinement, déracinement, les deux mouvements se partagent les écrivains ou parfois partagent les écrivains eux-mêmes, dans un clivage ressenti comme déchirement douloureux ou exaltante multiplication.

Tant dans leurs essais que dans leurs romans, deux écrivaines, Julia Kristeva et Nancy Huston, témoignent de l’expérience de l’étranger et de la langue étrangère. La première, dans Étrangers à nous-mêmes, nous invite à voir dans l’étranger « la face cachée de notre identité » (Kristeva, 1991, p. 9). L’étranger nous oblige à nous penser et nous faire autres nous-mêmes. « Le ‘Je est un autre’ de Rimbaud n’était pas seulement l’aveu du fantôme psychotique qui hante la poésie. Le mot annonçait l’exil, la possibilité ou la nécessité d’être étranger, préfigurant ainsi l’art de vivre d’une ère moderne, le cosmopolitisme des écorchés. L’aliénation à moi-même, pour douloureuse qu’elle soit, me procure cette distance exquise où s’amorce aussi bien le plaisir pervers que ma possibilité d’imaginer et de penser, l’impulsion de ma culture. Identité dédoublée, kaléidoscope d’identités […] » (Kristeva, 1991, p. 9). Bien sûr, l’étrangeté se ressentira au premier chef sur le plan de la langue. « Ne pas parler sa langue maternelle. Habiter des sonorités, des logiques coupées de la mémoire nocturne du corps, du sommeil aigre-doux de l’enfance. Porter en soi comme un caveau secret, ou comme un enfant handicapé – chéri et inutile –, ce langage d’autrefois qui se fane sans jamais vous quitter. Vous vous perfectionnez dans un autre instrument, comme on s’exprime avec l’algèbre ou le violon. Vous pouvez devenir virtuose avec ce nouvel artifice qui vous procure d’ailleurs un nouveau corps, tout aussi artificiel, sublimé – certains disent sublime. Vous avez le sentiment que la nouvelle langue est votre résurrection : nouvelle peau, nouveau sexe » (Kristeva, 1991, p. 27).

Cette renaissance qu’elle théorise dans son essai, Julia Kristeva en fait le ressort d’un roman, Possession, où elle décrit l’expérience de Stéphanie, une bilingue qui a accepté de se laisser « greffer » la langue étrangère. Le passage d’une langue à l’autre est vécu comme une résurrection : « Renaître dans une autre langue, Stéphanie était prête à l’admettre. Personnellement, elle n’avait ni la même voix ni les mêmes pensées dans ses deux langues, mais il lui semblait que jusqu’à ses seins, son dos, son ventre, ses cuisses, ses mains changeaient lorsqu’elle passait du français au santabarbarois. Une sorte de mort suivie d’une résurrection qu’elle s’entraînait à expérimenter lors de chaque passage de frontière, oubliant une Stéphanie trépassée d’un côté, en faisant revivre une toute neuve de l’autre » (Kristeva, 1996, p. 215). La façon dont s’opère cette mue est double, par le haut et par le bas. Par le haut, c’est une transformation intellectuelle que le professeur Zorine, incarnation de la science dans le roman, décrit comme top down : « La nouvelle langue pénétrait en Stéphanie par l’intelligence ou par l’âme, en tout cas elle venait par en haut ». La « mue » part du langage et vient affecter les sensations. Mais pour qu’il y ait transformation totale, il faut que cette transformation intellectuelle s’accompagne d’une transformation symétrique bottom up : « […] lente, paresseuse, sensuelle, la montée [de la nouvelle langue] commençait par le chatouillement des odeurs, le tremblé des sons, quelques soupçons de couleurs et leur mise en ébullition, puis s’éclaircissait jusqu’à choisir des mots, ce qui revenait à les inventer, ou, plus modestement, à renouveler leurs sens ridés » (Kristeva, 1996, p. 216).

Expérience, donc, de renaissance dans la langue étrangère : choisir pour l’écriture une terre et une langue étrangère (Huston lie les deux), c’est vouloir effacer le déterminisme de sa naissance en s’auto-engendrant, c’est vouloir remplacer le donné par l’acquis.

Le risque est, bien sûr, que la transformation soit imparfaite et que la nouvelle langue, faute de « racines », ne conserve un caractère artificiel. D’où les métaphores de « masque » qui reviennent sous la plume de Huston comme de Kristeva. Comme le montrait la métaphore de la mue développée par Kristeva, trop d’inconscient vit dans la langue pour qu’une pure décision de la volonté suffise à donner pleinement vie à l’autre langue.

Il peut même arriver que se produise une crise linguistique qui ébranle les fondements de l’être et retire au langage lui-même son pouvoir de signification. Claude Esteban raconte ce qu’il appelle une « crise de mots », qui l’a dévasté à la relecture d’un poème qu’il avait écrit. « Je relisais, sans les comprendre, ces phrases qui, la veille encore, me semblaient transparentes. Elles avaient maintenant l’opacité d’une langue qui m’eût été totalement étrangère, et davantage encore, hostile, impénétrable à jamais. Les mots, côte à côte, ne représentaient rien. […] Le sens les avait désertés. Il n’y avait plus de sens nulle part, et l’envie me prenait de mettre fin à cette torture durant laquelle ma tête fut sur le point d’éclater » (Esteban, 1990, p. 160). En somme, voilà Esteban plongé dans le même cauchemar que Budaï dans Épépé, sauf que dans son cas, ce sont ses propres langues qui sont devenues radicalement étrangères, hermétiquement fermées au sens.

Le salut d’Esteban viendra avec sa renaissance comme poète. C’est le français qui sera sa langue de création mais pas par choix délibéré, simplement parce qu’au sortir de sa mort linguistique, les premiers mots qui ont manifesté en lui la renaissance du langage se sont présentés en français. « Je n’avais pas à choisir. Toutes les langues se valent, mais la poésie, plus encore que le lieu où s’est inscrit un destin, décide de celle qui sera la nôtre. Il peut se faire que ce soit la langue que nous considérions comme seconde. Mais ce partage ne dépend pas de nous. Seul le bilingue, par une étrange tentation de l’esprit, croit qu’il peut aller d’un idiome à l’autre à sa guise. Mais il ne vit qu’à la surface de lui-même. Il s’épuise dans la relation ; il est en perpétuelle errance, tout persuadé qu’il se veuille de ses pouvoirs d’ubiquité » (Esteban, 1990, p. 166). Tant que les mots ne sont qu’une monnaie d’échange pour la communication, « tout à la fois pratique et dérisoire » (Esteban, 1990, p. 141), on peut passer agilement d’une langue à l’autre, mais quand on les investit du pouvoir de se transmuer en la substance même du poète, on ne choisit plus, on est choisi.

Et puisque cette exploration de l’imaginaire de la langue a commencé par une allégorie, celle de Budaï prisonnier de l’étranger de la langue, il est logique de la terminer par une autre. Le Liber monstrorum de diversis generibus, du ixe siècle, nous recommande d’éviter soigneusement Polyglota, île de la mer Rouge où vit la race redoutable des Polyglottes. « Ces gens, qui parlent toutes les langues, paralysent de stupeur l’étranger de rencontre et peuvent ainsi le manger cru sur-le-champ » (Manguel et Guadalupi, 1998). Ogre tout puissant et prédateur, le Polyglotte? Il est au contraire apparu, dans notre corpus, comme un être fragile et fissuré, constamment menacé. Pour échapper à la perdition, il lui incombe de trouver son île enchantée, celle de la Parole. C’est, en effet, grâce à la poésie qu’Esteban retrouve « l’instant mythique où Être et Dire ne faisaient qu’un » (Esteban, 1990, p. 147). La langue parfaite est enfin trouvée : non telle ou telle langue, mais à l’intérieur de chaque langue, la parole de la création.