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Critique des traductosophies : le cas de la praxéologie et de l’éthique de la traduction

Nombreux sont les exemples de philosophes qui ont pensé la traduction, tant du côté de la tradition continentale (Benjamin, Heidegger, Derrida) qu’analytique (Wittgenstein, Quine, Davidson)[1]. À la différence de ces philosophes dont le propos sur la traduction demeure souvent général pour ne pas dire abstrait, Antoine Berman et Jean-René Ladmiral se sont efforcés de produire un savoir « régional » sur la traduction en tirant parti de la réflexivité philosophique. Bien que mâtinées de linguistique (théorie hjelmslevienne des connotations et sémiotique) ou de psychanalyse, la praxéologie de Jean-René Ladmiral et l’éthique de la traduction d’Antoine Berman puisent abondamment dans le registre de la philosophie contemporaine, qu’elle soit d’inspiration habermassienne, heideggerienne ou lévinassienne. À la suite de Jean-René Ladmiral, nous désignerons ces philosophies régionales de la traduction du terme de « traductosophie ». Nous les distinguerons des philosophies générales de la traduction comme celles de Benjamin ou de Heidegger, lesquelles mobilisent la traduction dans le cadre d’une réflexion plus large sur l’origine du langage ou sur le statut de l’être[2]. Il va de soi qu’une traductosophie digne de ce nom ne saurait se limiter à faire des prélèvements « sauvages » sur le corps de la philosophie faute de ne produire tout au mieux qu’une impression de philosophie susceptible de convaincre les plus naïfs. L’autre danger qui guette les traductosophies est de tomber sous l’emprise totale de la philosophie au point de perdre contact avec la « réalité » de la traduction ou de ne s’en servir que comme prétexte à spéculation. Dans son récent ouvrage Le complexe d’Hermès. Regards philosophiques sur la traduction, Charles Le Blanc voit poindre cette dérive notamment dans les « thématisations » de la traduction que proposent Antoine Berman et Jacques Derrida :

Quand on débat de l’éthique qui, chez Berman, sert de critère consensuel d’évaluation des traductions, il faut bien saisir que cette « éthique de la traduction » n’est qu’une scientia apparentialis, un modèle théorique, qui nous permet d’inscrire la traduction dans le cadre d’une réflexion plus vaste sur l’altérité, mais qui ne nous dit en définitive rien de la traduction elle-même.

2009, p. 62

Si nous reconnaissons volontiers avec Charles Le Blanc la réalité de ces deux dérives (que l’on pourrait baptiser respectivement du nom d’« impressionnisme » et d’« essentialisme » traductosophique), nous poserons toutefois qu’elles sont consubstantielles à l’usage que fait la-philosophie[3] de la traduction. Dans cette mesure, l’on ne peut en vouloir à la-philosophie d’être ce qu’elle est (à savoir thématisante), a fortiori si l’on continue à demeurer consciemment ou inconsciemment sous sa tutelle pour penser la traduction. Pour notre part, nous soutiendrons qu’une philosophie de la traduction, quelle qu’elle soit, ne peut envisager de penser la traduction sans s’interroger au préalable sur la légitimité de ses propres prétentions, sans donc se faire métaphilosophie et procéder à un examen de conscience. En dépit des efforts louables dont font preuve les traductosophes pour modérer les prétentions de la forme-philosophie et même en critiquer les excès (à l’image d’Antoine Berman et de Jean-René Ladmiral), nous verrons qu’ils demeurent toujours sous son emprise. En d’autres termes, le désir de s’enraciner dans l’expérience traductive ne garantit en rien contre le retour de prétentions philosophiques à légiférer sur l’identité, la possibilité ou la rationalité, par exemple, de la traduction. Somme toute, la différence entre les traductosophies et les philosophies de la traduction n’est que de degrés. Ainsi, une élaboration comme celle d’Antoine Berman, même si elle possède un caractère régional, émet cependant des jugements aussi bien sur la traduction que sur le langage en général. Cela dit, il importe également de rendre justice aux philosophies de la traduction au sens large pour leurs efforts, aussi vains soient-ils, de (faire) réfléchir la traduction. En effet, condamner massivement la réflexion philosophique sur la traduction en adoptant, par exemple, un point de vue exclusivement régionaliste ou bien en vertu d’un pragmatisme de circonstance reviendrait à fermer les yeux sur les efforts qu’elle met en oeuvre pour essayer d’en finir avec les hypostases platoniciennes afin de se rapprocher de la réalité immanente de la traduction saisie comme « historicité », « pratique » ou « expérience ». Dans le cadre restreint de cet article, nous nous intéresserons exclusivement aux traductosophies dans la mesure où elles prennent spécifiquement pour objet la traduction plutôt que de l’abstraire dans des considérations d’ordre plus général[4] et technique.

Comme s’ils voulaient s’immuniser contre les excès qu’ils dénoncent, les traductosophes commencent toujours par camper leur projet de théorie en condamnant stratégiquement les excès théoricistes et même philosophiques de leurs adversaires. Même Antoine Berman, auquel Charles Le Blanc prête des intentions théoricistes, oppose aux « philosophies de la traduction », ce qu’il nomme sa « pensée-de-la-traduction ». Appartenant au registre heideggérien de la « réflexion » plutôt qu’à celui de la théorie, cette pensée-de-la-traduction « […] n’est ni la description impressionniste des processus subjectifs de l’acte de traduire, ni une méthodologie […] Le discours ici ébauché s’enracine dans l’expérience de la traduction – dans la traduction comme expérience » (Berman, 1999, p. 16). Dans un article postérieur intitulé « L’essence platonicienne de la traduction », Antoine Berman interrogeait déjà le « très vieux lien » unissant philosophie et traduction. Plutôt que fonder ce lien en essence, Antoine Berman demeure fidèle à lui-même en en dévoilant l’historicité : « […] à chaque figure (historique) de la vérité philosophique correspond (sans nul lien de “causalité”) une certaine figure historique de la vérité du traduire, qui détermine celui-ci tant dans sa “pratique” que dans sa “théorie” » (1986, p. 63). La figure du « platonisme de la traduction », qui accorde au sensible (ou signifiant) le primat sur le non-sensible (ou signifié) représente précisément une déclinaison historique particulière du travers théoriciste. En régime platonicien, l’activité de traduction s’apparente ainsi à une recherche de ce qui est universel ou invariable d’un langage à l’autre. Foncièrement ethnocentrique, une telle traduction idéalisante ne peut qu’ignorer les particularismes, qui se trouvent alors relégués dans les ténèbres de l’intraduisible. Dans le cas de Jean-René Ladmiral, la critique du travers théoriciste se fait d’autant plus virulente que sa praxéologie entend procéder de la pratique traductive elle-même : « […] la traduction est une pratique, qui a son propre ordre; comme telle, elle se définit par opposition au discours de la théorie et au fantasme de prétendues techniques » (1994, p. 211). Plutôt donc que de chercher à formaliser la pratique traductive à la manière d’un méta-discours, la praxéologie s’attache à verbaliser la réflexion qui lui est implicite (Ladmiral, 1980, p. 28-29). À la manière de Socrate (ou dans un registre plus contemporain, du psychanalyste), le traductologue permettrait à la traduction d’accoucher d’un savoir latent qu’elle n’est pas en mesure de conceptualiser seule. Quoi qu’en disent les plus sceptiques, les traductosophies, autant celles de Jean-René Ladmiral que d’Antoine Berman, s’efforcent d’arrimer leur réflexion au plus près de l’expérience traductive à laquelle ils accordent à la fois autonomie et consistance. À cet égard, il est significatif de constater que les deux traductologues entendent, chacun à leur façon, soustraire l’activité de traduction de la subjectivité idiosyncrasique du traducteur pour la replacer dans le cadre plus objectif d’une traductologie. Ce cadre est celui d’une sémantique des connotations[5] pour le premier, et celui d’une analytique de la traduction pour le second. Clairement identifiable dans le cas de la praxéologie (qui pour autant refuse de tomber dans les excès du positivisme comme nous le verrons), l’exigence d’objectivité tient, pour ce qui est de l’analytique du traduire, à sa capacité à enregistrer à la manière d’une symptomatologie, les tendances déformantes de l’ethnocentrisme à même le matériau textuel, au moyen de catégories critiques (entre autres, « rationalisation », « destruction des systématismes », « exotisation »).

L’on retrouve cette attitude critique chez Georges Mounin qui, dans son ouvrage peu connu Linguistique et traduction, dénonçait déjà le « solipsisme professionnel » de la philosophie en vertu duquel elle s’autorise à perdre contact avec la réalité (de la traduction). C’est précisément en réaction à cette posture idéaliste (imputable selon Georges Mounin au philosophe Søren Kierkegaard) que le linguiste élabore sa théorie empiriste de la traduction dans le sillage des travaux du logicien américain W.V.O. Quine. Comme l’a souligné le regretté Henri Meschonnic, toute traductologie, a fortiori si elle est une traductosophie, est conduite, à la manière d’une théorie critique, à reconsidérer l’économie du rapport entre théorie et pratique. L’originalité des élaborations de Jean-René Ladmiral et d’Antoine Berman est précisément de bâtir leur entreprise en partant de la réalité immanente de la traduction désignée respectivement comme « pratique traductive » et « expérience de la traduction ». Par la grâce d’un geste qui tient à la fois de la science oraculaire et de la phénoménologie (en ce qu’elle entend retourner aux choses mêmes), les traductosophes s’efforcent de faire parler la traduction (d’)elle-même. Cependant, un doute demeure : comment peuvent-ils s’assurer que c’est bien la traduction qui parle et non la représentation qu’ils se font d’elle? Autrement dit, dans quelle mesure l’idée que les traductosophes se font de la pratique n’est-elle pas encore codéterminée par la théorie qu’ils entendent en tirer, à moins que ce ne soit l’inverse…

Le cas de la praxéologie de Jean-René Ladmiral constitue un exemple de la façon particulièrement subtile dont la théorie légitime son ascendant sur la pratique. Bien qu’elle commence par reconnaître le primat de l’expérience traductive, la praxéologie tient fondamentalement sa raison d’être de l’incapacité dans laquelle se trouve le praticien de formuler la théorie de sa pratique. Prolongeant l’idéal des Lumières, la praxéologie se donne ainsi pour mission d’« éclairer » [aufklären] (Ladmiral, 1994, p. 211) la pratique dont elle constitue en quelque sorte la conscience « autoréflexive ». Le terme d’« auto-réflexion » [die Selbstreflexion] est ici sciemment emprunté au vocabulaire de Jürgen Habermas, dont Jean-René Ladmiral a traduit plusieurs essais (La technique et la science comme idéologie[6] et Connaissance et intérêt). Ainsi est-ce le supposé défaut de recul critique attribué à la pratique, qui fonde la nécessité de l’entreprise d’éclaircissement traductologique. Il est intéressant de noter que cette exigence réflexive guide l’activité de traduction des textes philosophiques[7] dont les choix « […] s’inscrivent dans une logique rationnelle qui peut faire l’objet d’une argumentation […] » (Ladmiral, 1989, p. 135). En définitive, la force du préjugé à l’égard de la pratique se trouve occultée par la noblesse du devoir d’assistance invoqué par le théoricien, lequel conçoit son intervention comme une « aide » apportée au praticien. En ce sens, la praxéologie de Jean-René Ladmiral, qui se présente comme une thérapeutique, voire une maïeutique (aux allures de clinique de la traduction), n’est pas dépourvue d’un certain altruisme informant une éthique du geste (plutôt que de l’étranger, comme chez Berman). En outre, ce devoir praxéologique d’assistance va de pair avec un devoir de modestie lui-même inspiré par la pratique :

Au-delà du terrorisme « théoriciste » […] notre propos est d’avancer un certain nombre de « théorèmes de la traduction » – pour la traduction, c’est-à-dire finalisée par elle […] Il ne s’agit pas pour nous de proposer une théorie, la nôtre, et encore moins la théorie, la vraie et « scientifique », mais de la théorie pour la traduction : des théorèmes pluriels et juxtaposés, isolés et lacunaires, auxquels il manque l’harmonisation d’un discours totalisant et formalisateur.

Ladmiral, 1994, pp. 212-213

La praxéologie retient un certain nombre de caractéristiques (essentiellement négatives) de la pratique, qui témoignent comme telles de l’idée qu’elle s’en fait. Par un curieux renversement de situation, les défauts attribués à la pratique reçoivent une valeur positive lorsqu’ils sont élevés au niveau de la théorie. En effet, ceux-ci constituent un rempart contre cette ambition théoriciste que Jean-René Ladmiral reprochera, par exemple, à la poétique du traduire d’Henri Meschonnic (Ladmiral et Meschonnic, 1981, pp. 13-18). Tout comme chez Jean-René Ladmiral, l’on retrouve chez Antoine Berman cette même volonté de revenir au savoir sui generis de la traduction. Ceci étant, ce dernier démarque bien sa pensée-de-la-traduction des « philosophies de la traduction » comme celles de Martin Heidegger et de Jacques Derrida (dont il s’inspirera par ailleurs pour formuler sa pensée-de-la-traduction) :

[…] la traductologie, sans du tout être une « philosophie de la traduction », doit nécessairement s’enraciner dans la pensée philosophique. Elle n’est nullement une auto-explicitation, une phénoménologie naïve de l’acte de traduire. Elle se fonde sur le fait encore mal éclairé, mais indiqué au moins allusivement par Benjamin et Heidegger, qu’il existe entre les philosophies et la traduction une proximité d’essence.

Berman, 1999, p. 18

Prenant Walter Benjamin et Martin Heidegger à témoin, Antoine Berman modère les ambitions clarificatrices des philosophies (de la traduction) en invoquant son « lien de parenté » ou encore sa « proximité d’essence » avec la traduction. Cette intime proximité semble compromettre toute tentative d’éclaircissement par la philosophie de sa relation avec la traduction. C’est donc sur la base de ce lien historique certes obscur, mais excluant, semble-t-il, toute hiérarchie entre traduction et philosophie, que se fonde le projet traductosophique d’Antoine Berman. En ce qui concerne plus spécifiquement l’expérience-de-la-traduction, elle échappe elle aussi, en partie, à la rationnalité philosophique. De l’ordre d’une « pulsion » apparentée au « désir d’ouvrir l’Étranger en tant qu’Étranger à son propre espace de langue » (Berman, 1999, p. 75), l’expérience-de-traduction apparaît, dans une certaine mesure, extérieure au traducteur bermanien qui, contrairement à son confrère « archicompétent » ladmiraldien, la subit plus qu’il ne la maîtrise. Ainsi, au coeur de l’expérience traductive se loge une part d’étrangeté qui relève tout à la fois de l’inconscient du traducteur, de son conditionnement socioculturel et d’une mystérieuse responsabilité éthique à l’égard de l’Étranger (ou, en l’occurrence, de l’oeuvre étrangère). Dans cette mesure, l’on peut dire que l’expérience-de-la-traduction est riche d’un savoir ou plus exactement d’un non-savoir (qu’elle tient donc à la fois de l’inconscient du traducteur et d’une mystérieuse instance transcendante qu’on la nomme Être ou Autre) que la pensée-de-la-traduction se donne pour tâche de rappeler. En définitive, l’expérience-de-la-traduction se trouve surdéterminée par la transcendance de son propre secret que la pensée-de-la-traduction ne peut dévoiler complètement au risque de le trahir. En ce sens, l’on peut soutenir que la traductosophie bermanienne cultive l’épaisseur de son propre mystère, qui la prémunit contre ses propres excès théoriques. De même que l’expérience-de-la-traduction échappe en partie au traducteur, de même la pensée-de-la-traduction rejette toute ambition « […] d’échafauder une théorie générale de la traduction (au contraire, elle démontrerait plutôt qu’une telle théorie ne peut exister, puisque l’espace de la traduction est babélien, c’est-à-dire récuse toute totalisation » (ibid., p. 20). Au mieux, la pensée-de-la-traduction ne peut qu’enregistrer la symptomatologie de l’activité traduisante grâce à une analytique négative du traduire[8] ou bien la sublimer dans une éthique du traduire qui défie toute rationalisation trop clairvoyante. Interdisciplinaire à sa façon, la pensée-de-la-traduction opère au creux des interstices laissées par la réflexivité brisée entre pratique et théorie de la traduction. Si la praxéologie récolte le bénéfice de son incomplétude, la pensée-de-la-traduction tire profit de ses zones d’obscurité afin de se préserver contre ses propres abus métaphysiques de clarté.

Bien qu’ils s’efforcent d’accorder une certaine autonomie à l’expérience de traduction (prise chaque fois comme le point de départ de toute entreprise de théorisation), la praxéologie et la pensée-de-la-traduction continuent de la surdéterminer en sous-main. Tandis que la première fonde son utilité sur le défaut supposé d’autoréflexion attribué à la pratique; la seconde l’entoure d’un secret qui lui vient d’ailleurs – à savoir de la philosophie heideggérienne, mais pas exclusivement[9] – et auquel elle ne semble pas en mesure de résister :

Faire une expérience avec quoi que ce soit […] cela veut dire : le laisser venir sur nous, qu’il nous atteigne, nous tombe dessus, nous renverse et nous rende autre. Dans cette expression, « faire » ne signifie justement pas que nous sommes les opérateurs de l’expérience; faire veut dire ici, comme dans la locution « faire une maladie », passer à travers, souffrir de bout en bout, endurer, accueillir ce qui nous atteint en nous soumettant à lui […].

Heidegger cité dans Berman, 1999, p. 16

La seconde limite des traductosophies de Jean-René Ladmiral et d’Antoine Berman découle directement de ce que nous venons de dire précédemment. En se trouvant surdéterminée par la pratique (ou l’expérience), la théorie perd à son tour une partie de son autonomie au risque d’y laisser sa rigueur. Le désir, au demeurant légitime, d’éviter l’écueil du théoricisme, sert ainsi à justifier un manque d’unité ou de consistance théorique qui se donne tantôt pour une preuve de modestie, tantôt pour un respect authentique de l’étranger (dont il ne faudrait en aucun cas trahir le secret)[10]. L’alibi est chaque fois fort habile.

Le système de la Décision traductosophique

Les traductosophies de Jean-René Ladmiral et d’Antoine Berman ont en commun de ne pas pouvoir échapper au cercle vicieux de la codétermination entre pratique et théorie. En d’autres termes, elles ne peuvent pas penser l’expérience de la traduction et les conditions de sa théorisation sans les confondre[11]. Nous désignerons cette structure du nom de cercle de la « Décision traductosophique » qu’il faut comprendre comme une variation de ce que François Laruelle[12] nomme la « Décision philosophique » :

Le trait invariant le plus universel de la philosophie est une matrice fractionnaire à 2/3 termes : elle se donne une intériorité et une extériorité, une immanence et une transcendance simultanément, dans une structure à synthèse ou hiérarchie, l’une l’emportant sur l’autre alternativement. Cette matrice dite de la « Décision philosophique » peut se lire comme l’identité d’un double rapport de la philosophie à elle-même : identité du 2/3 (dans la mesure où le troisième terme, terme de synthèse, est immanent à la dyade, la philosophie étant en manque d’elle-même) et du 3/2 (dans la mesure où le terme de synthèse est transcendant à la dyade, la philosophie étant en excès d’elle-même).

Laruelle, 1996, p. 5

La Décision traductosophique se manifeste notamment à travers la circularité de débats académiques qui ne cessent d’osciller entre les doublets théorie et pratique, sens et lettre, même et autre, notamment, sans jamais parvenir à trancher, si ce n’est de façon arbitraire (c’est-à-dire en adoptant le point de vue d’un des termes du doublet). Dans ce contexte particulier, la Décision de traduire se donne nécessairement comme un compromis sous le sceau duquel le traducteur met en gage sa liberté. Plus exactement, la Décision traductosophique ladmiraldienne prend la forme d’une structure à deux étages articulés dialectiquement. Dans un premier temps, la rationalité philosophique[13] (qui se substitue à la fonction réflexive qui ferait soi-disant défaut à la pratique) surdétermine, ou en l’occurrence « éclaire », l’activité empirique de traduction[14]. Dans un second temps, la rationalité philosophique voit ses prétentions à son tour limitées par une exigence critique ou métathéorique (laquelle procède du refus de céder au théoricisme) d’« inachèvement théorique qui se veut à l’écoute de la pratique » (Ladmiral, 1994, p. 213). Au final, ce que la praxéologie perd en scientificité (bien qu’elle persiste à se donner une forme théorématique[15]), elle pense le gagner en reconnaissant l’ouverture irréductible de la pratique faite, selon Jean-René Ladmiral, des « […] hasards des bonnes et des mauvaises fortunes du traducteur […] » (ibid.). À défaut donc de prétendre au titre de science de la traduction[16], la praxéologie se présente avec la modestie d’une praxis déterminée en partie par le caractère imprévisible de la pratique.

Dans ces travaux postérieurs, Jean-René Ladmiral ajoute un troisième « étage » proprement philosophique à sa traductosophie. Conçu sur le mode de la dialectique kantienne, cet étage se présente comme une critique des métaphysiques sourcières du langage débouchant sur une pratique métaphilosophique. Les métaphysiques du langage, à l’image de celles de Walter Benjamin, de Martin Heidegger et de Jacques Derrida, commettraient ainsi l’erreur de sacraliser certains signifiants (en particulier sous la forme d’étymon), voire certaines langues (comme l’hébreu, le grec ou l’allemand). Ces sacralisations se présentent, en réalité, comme autant de symptômes d’un « inconscient théologique » obligeant à un respect religieux envers l’original. Aussi la critique métaphilosophique éclairée de Jean-René Ladmiral préconise-t-elle de prendre un recul libérateur par rapport au texte-source. Ce recul doit être envisagé moins comme une rupture absolue par rapport à la langue-source, que comme un effort visant à la faire entrer en dialogue avec la langue-cible par l’intermédiaire du traducteur-philosophe. C’est dans ce mouvement de va-et-vient dialectique entre la langue-source et la langue-cible, au terme duquel le texte-source se « reconstruit », que le traducteur-philosophe est le plus à même de s’affranchir de l’emprise qu’exerce sur lui l’original et d’éprouver ainsi sa liberté de Décision (qui n’est en fait que de compromis). Brisant, dans un premier temps, les essentialismes issus de la collusion entre langue et concept (c’est bien en cela qu’elle accomplit son oeuvre métaphilosophique de libération), la pratique cibliste de la traduction les reconstruit, dans un second temps, sous les auspices d’une nouvelle langue :

Il y a déjà comme une déchéance, comme une Chute, dans le fait que la Raison philosophique consente ainsi à s’incarner dans les signifiants d’une langue et à s’individuer dans l’oeuvre d’un auteur. Et pourtant il n’est pas douteux que la philosophie advient dans une langue et existe sous la forme de texte achevés. Cette profanation redoublée de la raison, la traduction la révèle et la rend manifeste, elle la « fait éclater » – dans le même temps où, par construction, elle s’attache à la dépasser en opérant nécessairement, et si l’on peut dire « par construction », une dissociation des signifiés conceptuels de la philosophie (d’une philosophie?) d’avec les signifiants de sa langue de départ ou langue originale (Lo), que l’on conviendra d’appeler en franglais la langue-source, afin d’en assurer ensuite la « réincarnation » dans les signifiants autres, étrangers, de la langue d’arrivée ou langue-cible dans laquelle le texte est traduit (Lt). Mais il aura bien fallu faire « éclater » la rassurante unité du signifiant et du signifié, qui va si bien de soi.

Ladmiral, 1998, p. 990

Telle que la conçoit Jean-René Ladmiral, la traduction a un statut métaphilosophique en ceci qu’elle permet de réfléchir la philosophie dans les termes d’une dialectique de la « réincarnation »[17]. En outre, contrairement au paradigme abstrait de la communication proposé par certains penseurs de l’école de Francfort, à commencer par Jürgen Habermas, celui de la traduction permet de pratiquer la philosophie au plus près des contingences de son médium langagier et de ses conditions de réception (ibid., p. 993). Bien qu’elle ouvre à la philosophie la perspective libératrice d’un ailleurs sémantico-sémiotique, la traduction finit toujours par reconduire dans une autre langue, l’unité qu’elle a fait imploser. La traduction fait corps avec la Raison philosophique qu’elle met en branle et dont elle étend l’empire tout à la fois. En ce sens, traduire (un texte philosophique) n’est pas différent de philosopher ou, plus exactement, en constitue la forme la plus radicale. Par ce chiasme, la traduction se trouve ainsi élevée à la hauteur d’un paradigme philosophique.

Le fonctionnement de la Décision traductosophique d’Antoine Berman est quelque peu différent. À défaut de se régler sur le mode d’une dialectique (de type kantien), l’unité entre traduction et philosophie est envisagée dans les termes d’une « parenté » ou d’une « proximité d’essence » qui semble échapper a priori à toute forme de clarification rationnelle. Ainsi cette unité se trouve-t-elle disséminée à travers l’histoire et la multiplicité des pratiques traductives régionales et, à ce titre, ne peut être totalisée ou subsumée (sous une théorie unifiée de la traduction, par exemple). La perte de l’unité originelle (dont la langue pure benjaminienne [v. notamment plus bas] demeure la trace par excellence) laisse place à un éclatement, symptomatique de l’état de déchéance de la condition moderne, la marque même de l’histoire. Dans ce contexte, traduire ou plus exactement traductosopher, c’est s’efforcer de renouer avec l’originaire (qu’il se présente sous les traits de l’« oralité épique », de l’« Étranger » ou bien d’une « langue-reine ») à travers l’épaisseur du médium de la langue-cible (ou plus exactement de ses « zones non-normées » susceptibles d’héberger l’autre langue). Cette réminiscence a notamment pour effet de « rajeunir » la langue-cible ou, à tout le moins de la renouveler. L’éthique bermanienne de la traduction importe ainsi pour une large part son expérience de l’altérité de philosophie qu’elle soit d’inspiration romantique (Hölderlin) ou bien franchement judaïque (Levinas), sans craindre d’ailleurs l’amalgame. Plus généralement, la traductosophie bermanienne accueille le corpus hétéroclite des philosophies dont elle se nourrit comme un savoir antérieur qu’elle subit à défaut d’être véritablement en mesure de l’interroger autrement que sous le mode passif de l’invocation. La traduction se donne ainsi comme un mode privilégié de manifestation de l’altérité advenant dans la matérialité de la langue (déjà trouée ou habitée par la présence de l’Autre). Au final, l’unité traductosophique se résout dans une dialectique singulière qui se distingue de celle de Jean-René Ladmiral en ce qu’elle met en jeu l’oubli et la remémoration. Ainsi Antoine Berman loue-t-il les vertus de la traduction que fait Hölderlin de l’Antigone et l’Oedipe-roi de Sophocle dans la mesure où elle s’efforce tout à la fois de manifester ce qui y a été « renié » (à savoir le feu du ciel) et de l’actualiser en bousculant l’assurance de la langue-cible (Berman, 1999, p. 87). Loin donc d’avoir l’apparence « immémoriale » de l’Étranger lévinassien, l’Étranger bermanien a en fait davantage l’allure d’un revenant, d’un parent lointain. Frappé d’une ambivalence fondamentale, celui-ci est trop proche pour ne pas éveiller des soupçons d’ethnocentrisme[18] et trop lointain pour ne pas pécher par excès de transcendance (en assujettissant l’opération de traduction au mystère de la révélation de l’Autre). Trouvant dans la confusion qu’elle suscite matière à entretenir son propre mystère, cette dialectique pour le moins opaque des oublis et des remémorations constitue le coeur de la Décision traductosophique d’Antoine Berman.

Réel (de) traduction, Analytique non-philosophique du traduire, philocentrisme et éthique-fiction

Dans cette dernière partie programmatique, nous définirons quelques concepts opératoires d’une théorie non-philosophique de la traduction (TNPT), que nous présenterons pour l’occasion dans les termes d’une Analytique non-philosophique du traduire[19]. Comme nous l’avons suggéré, il convient de rendre hommage aux efforts de Jean-René Ladmiral et d’Antoine Berman pour prendre en compte la réalité immanente de la traduction, en réaction à une certaine conception platonicienne de la théorie. Toutefois, ces tentatives se sont chaque fois soldées par un retour de la forme-philosophie respectivement comme condition de l’éclaircissement de la pratique et mode d’expérimentation de l’altérité. Thématisée par la forme-philosophie, l’immanence de la traduction se donne en l’occurrence sous la forme d’une pratique empirique en manque de réflexivité ou bien sous celle d’un mode de manifestation de l’altérité. Tout l’intérêt d’une TNPT est justement de mettre un terme au jeu dialectique de la philosophie qui, sous couvert de (faire) penser la traduction, reconduit le modèle de la Décision philosophique. À cet égard, Charles Le Blanc[20] a bien raison de souligner le paradoxe suivant, dont nous posons qu’il est consubstantiel à tout traitement philosophique (de la traduction) :

Il n’y a pas de dualité identité/autre, même/Étranger, mais l’exigence d’une complémentarité de sens entre les deux termes. Le paradoxe inhérent d’une pensée de la traduction qui s’appuie sur la paire identité/autre, même/Étranger est de vouloir une théorie cohérente – et donc unifiée – de la traduction, à partir d’une dualité de principe, ce qui est un non-sens logique […].

Le Blanc, 2009, p. 37, n. 1

Une TNPT s’efforcera donc d’unifier l’identité de la traduction en la soustrayant à la technologie de-la-division-et-de-la-synthèse-philosophique[21]. L’hypothèse de l’immanence radicale (ou de l’Un) telle que la formule la non-philosophie permet précisément de penser la traduction avant sa chute dans la matrice de la Décision philosophique. Il est bien important de comprendre qu’en raison de ses propriétés singulières (Laruelle, 1996, pp. 24-25), l’immanence radicale se distingue aussi bien de l’oubli heideggérien de l’Être que de l’Autre lévinassien, lesquels forment l’arrière-plan nostalgique, pour ne pas dire de l’éthique bermanienne de la traduction.

Comparé aux transcendantaux de l’ontologie et de la mystique, l’Un dont il s’agit dans la non-philosophie n’est ni transcendant ni transcendantal : il n’est qu’immanent au réel, immanent de part en part, d’une immanence (à) soi plutôt qu’à soi, qu’à l’Être, l’Ego, la Vie, la Substance, etc.

ibid., p. 25

De l’immanence radicale, il est possible de soutirer une identité réelle de la traduction que nous nommerons « le réel (de) traduction » doté de certaines propriétés analogues à celles de l’Un. Le réel (de) traduction est l’identité radicalement immanente de la traduction en tant qu’elle est forclose à la philosophie et échappe par conséquent à ses modes de division-et-de-synthèse (empirique/transcendant, même/autre). D’une autonomie sans faille, le réel (de) traduction n’a plus besoin de la béquille de la philosophie pour (se) réfléchir. Il est le principe d’une pensée qui ne commence pas par s’interroger de façon préjudicelle sur la possibilité, la rationalité ou l’identité (métaphysique ou éthique) de la traduction, mais l’accepte unilatéralement comme le réel même. Pour le dire autrement, loin d’être en défaut de réflexivité ou en excès de transcendance comme le postulent Jean-René Ladmiral et Antoine Berman, le réel (de) traduction pense et agit de toute son indifférence (à la philosophie). Il importe de bien comprendre que cette mise à distance de la philosophie ne procède en aucun cas d’un « anti-théoricisme » primaire, qui ne vaut pas mieux que ce qu’il rejette. Il est ici moins question de rejet de la philosophie ou bien de devoir d’assistance, que d’indifférence radicale à son égard. Neutralisée de la sorte dans ses prétentions (d’assistance, par exemple), la philosophie ne constituera plus qu’un matériau dont la TNPT pourra mettre à profit unilatéralement le symbolisme[22] en toute connaissance de cause, c’est-à-dire sans se voir manipulée en retour. C’est précisément sur l’écran de cette indifférence du réel (de) traduction (opérant un peu à la manière d’un inconscient à la causalité singulière) que se matérialiseront les hallucinations philosophiques dont la traduction est l’objet. Contrairement à la « pure visée de traduction » (Berman, 1999, p. 53), le réel (de) traduction n’est pas pris en otage par une représentation transcendante de l’Autre imprimant plus ou moins systématiquement son manque sur le corps de la traduction. En réalité, l’exigence d’objectivité de l’analytique bermanienne de la traduction est toute entière orientée pour ne pas dire biaisée par l’optique de l’Autre, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle n’enregistre, à titre de tendances déformantes, que les excès de clarté et non d’obscurité. Pour sa part, le réel (de) traduction constitue le pivot d’une Analytique non-philosophique du traduire à même d’enregistrer les formes d’appropriation philosophique de la traduction avec la toute la rigueur et le désintéressement de son indifférence (que l’on opposera donc à la perspective biaisée de l’Autre qui n’enregistre pas ses propres excès). Parmi les types de déformations philosophiques, on rangera notamment les tendances phénoménologiques (Mounin), platoniciennes (Berman) et métaphysiques (Ladmiral), mais également leurs contreparties matérialistes[23] (v. Rao, 2003).

De la même façon que nous avons détourné en la généralisant l’Analytique bermanienne de la traduction, nous réinvestirons les concepts d’« ethnocentrisme » et d’« inconscient théologique de traduction ». Ainsi désignerons-nous par « philocentrisme » ou « inconscient philosophique de traduction », le système des déformations que les philosophies de la traduction imposent à leur objet sous couvert d’en décrire l’essence. Les déformations qu’impose le philocentrisme ont ceci de systématique qu’elles procèdent de la mécanique de la Décision traductosophique, laquelle peut prendre une multiplicité de configurations. C’est précisément dans le cadre de cette Analytique non-philosophique du traduire que nous situons notre critique des traductosophies de Jean-René Ladmiral et d’Antoine Berman. L’Analytique non-philosophique du traduire n’est qu’une formulation parmi d’autres de la TNPT[24]. Plus exactement, on dira qu’elle en est une application non-bermanienne, dont le pendant naturel serait une éthique non-philosophique du traduire. Ainsi que nous l’avons suggéré, le pivot de l’Analytique non-philosophique du traduire n’est autre que l’hypothèse d’un réel (de) traduction qui est en fait la version épurée de la « pure visée de la traduction »[25] invoquée par Antoine Berman comme « présupposé » de son analytique de la traduction (Berman, 1999, p. 69). Réélaborée sous les conditions de la non-philosophie, l’éthique bermanienne dont les figures de proue sont l’accueil, l’hospitalité, la responsabilité, entre autres, cède la place à une Éthique-fiction[26] de la traduction (ou Éthique du traduire-étranger). Par là, il faut entendre une éthique qui ne recourt plus à l’imagination philosophique pour fantasmer ses figures traductosophiques de l’altérité. Comme le souligne François Laruelle, l’imagination philosophique demeure quelque peu limitée lorsqu’il est question d’envisager l’Autre :

L’excès spécifique de l’Étranger n’est donc pas celui de l’Autrui intersubjectif, d’un Autre tel que la philosophie peut le poser en rapport de transcendance idéelle ou réelle-ontique à un Moi. Cet excès est une irréductibilité à la transcendance elle-même. Comme si la transcendance d’Autrui n’était que le symptôme d’une irréductibilité plus ancienne et plus secrète. On sait que la philosophie contemporaine a parfois excédé l’altérité plus ou moins spéculaire d’Autrui vers une altérité plus irréductible encore. Mais elle l’a excédée à nouveau d’un excès premier de transcendance (excès du visage, du mal, de la différance, etc.), tandis que nous enracinons cet excès dans l’immanence la plus radicale.

Laruelle, 2000, p. 264

Comme nous l’avons suggéré, l’altérité bermanienne se présente tantôt sous les traits d’un revenant tantôt sous ceux d’un Autre transcendant de sorte que la traduction se confond avec un geste de remémoration ou de manifestation. Dans la mesure où il échappe à l’imagination philosophique et à ses modes de figuration, l’étranger non-philosophique (dont F. Laruelle dira qu’il est donné-sans-donation en raison de son identité radicalement immanente) inspire une Éthique-fiction du traduire dont la rigueur oblige à l’invention. En effet, il n’est plus question de faire revenir l’Autre dans le même[27] (en fonction d’une dialectique de la remémoration ou de la résurrection), mais plutôt de le performer unilatéralement (c’est-à-dire sans le représenter ou se faire prendre en otage) tout en mettant à profit le symbolisme philosophique défait de sa suffisance. François Laruelle appelle cette performance qui ne produit ni une image, ni un double de l’identité, le clonage[28] :

Ce clonage originaire de l’Un est la plus sûre destruction du doublage métaphysique ou des doublets métaphysiques, c’est même si l’on peut dire, l’identité telle quelle (du) double. C’est un reflet du Réel, reflet sur le miroir non pas de la Dualité elle-même mais plutôt de son terme empirique. Mais un reflet « sans miroir » au sens du moins où la philosophie au contraire met face à face le Réel à refléter et le miroir et produit le troisième terme, mixte du reflet comme transcendantal et réel simultanément.

Laruelle, 1996, p. 166

La non-philosophie telle que l’élabore François Laruelle offre un cadre à la fois complexe et novateur à une théorisation inédite de la traduction. Cette théorisation peut prendre à l’occasion la forme d’une Analytique non-philosophique (ou non-bermanienne) du traduire comprise comme critique systématique des philosophies de la traduction (que celles-ci soient générales ou régionales) et du philocentrisme. Plus exactement, l’Analytique non-philosophique, qui repose sur l’hypothèse (plutôt que le « présupposé » comme c’est le cas de l’Autre bermanien) constitutive est le réel (de) traduire, a pour finalité d’enregistrer le système des déformations que la philosophie fait subir à la traduction. Ces déformations ont un caractère systématique dans la mesure où elles se présentent sous la forme d’oppositions (lettre/sens, signifiant/signifié, sourcier/cibliste) dont la résolution s’opère par synthèse, selon la technologie de la Décision traductosophique. Comme nous l’avons montré, les traductosophies de Jean-René Ladmiral et d’Antoine Berman se situent aux deux bords de cette décision. Tandis que la première reconduit les prétentions de la philosophie sous la bannière de l’Aufklärung, la seconde se place sous la juridiction de la figure théologico-philosophique de l’Autre. Dès lors, il n’est pas surprenant que ces traductosophies produisent à leur tour deux téléologies bien distinctes : alors que Jean-René Ladmiral a foi en l’avancement de la science, en particulier la psycholinguistique (Ladmiral, 1994, p. 185), Antoine Berman prophétise, quant à lui, le retour de l’Autre et de ses manifestations (par exemple, l’origine ou l’oralité épique). L’Analytique non-philosophique du traduire a pour contrepartie une Éthique-fiction dont l’horizon est le réel (de) traduction (ou étranger (de) traduction). À la différence de l’éthique bermanienne de l’étranger, l’Éthique-fiction ne peut se faire une idée préconçue de l’Étranger. Elle n’a d’autre choix que d’inventer l’Autre plutôt que de le faire revenir toujours et encore sous les conditions de la réflexivité philosophique.