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Le véritable problème de la traduction du texte sacré est de parvenir à transmettre un sens de celui-ci sans risquer de porter atteinte à ses virtualités interprétatives. Cet état de fait peut s’expliquer par la nature particulière de ce type de texte et de celle de la traduction. En effet, s’il est admis qu’un texte peut susciter une pluralité de lectures, la possibilité que le texte sacré, véritable « creuset sémantique », puisse être traduit de plusieurs façons est d’autant plus grande. À cette multiplicité de sens s’ajoute la question de l’évolution de la langue-culture; du fait que l’original relève d’une époque ancienne, donc utilisant une langue reflétant l’état de société de cette même époque le problème auquel est confronté le traducteur est double : faut-il restituer l’état ancien de la langue de l’original ou faut-il l’actualiser pour rendre le message accessible au lecteur d’aujourd’hui? Comment traduire les termes qui, en raison de l’évolution de la langue-culture, réunissent de nombreuses acceptions? Faut-il opter pour l’acception la plus ancienne? Ou bien faut-il retenir la plus récente? Écartèlement entre l’état ancien et nouveau de la langue-culture source et de la langue-culture cible, le « là-bas et alors » et le « ici et maintenant », entre les servitudes que lui impose la langue-cible et les choix qu’elle lui offre, tel est le dilemme que le traducteur est amené à résoudre, dilemme qui nous fait toucher l'essence même de la traduction.

C’est sans doute en raison de la multiplicité de sens, principale pierre d’achoppement, que Chouraqui, traducteur de la Bible et du Coran, nous fait part de son scepticisme quant à la traduisibilité des textes sacrés : « Tous les traducteurs le savent comme tous les savants, grands ou petits : le Coran comme la Bible sont des textes intraduisibles. Mais sans doute, est-ce pour cela qu’ils excitent l’ardeur de tant de talents voués à cette quête de l’impossible » (1990, p. 10). Et c’est aussi pourquoi Muhammad Zafrullah Khan, traducteur du Coran, fait état des problèmes que pose la polysémie inhérente à ce texte sacré au traducteur qui, à la différence du commentateur, est tenu de retenir « un sens » parmi les nombreux sens possibles :

However careful and meritorious a translation may be, it can only go a certain distance in helping to convey the meaning of a book so many-faceted and rich in meaning as is the Qur’an. […] A translation, not being a commentary, is tied down to one rendering out of several possible ones, and the choice is not always an easy one. The context is very helpful in this behalf, but the reader should bear it constantly in mind that the translator’s choice does by no means exclude alternative renderings, some of which might be even more opposite in a certain combination of circumstances, than the one selected by him.

1997, pp. VII et X

D’où notre hypothèse quant à la nature de la traduction qui serait à voir comme une perception unique, c’est-à-dire le fruit d’une lecture interprétative que chaque traducteur effectue en opérant des choix suivant son propre système de raisonnement. Ainsi envisagées, ces « perceptions » que sont les traductions, peu importe leurs différences, constituent un ensemble de « possibles sémantiques » susceptibles d’éclairer le texte sacré, sans toutefois en épuiser le « dire ». Et c’est à partir de ce postulat que nous avons jugé pertinent de procéder à une analyse comparative entre traductions et entre original et traductions. Ce type d’analyse présente, de notre point de vue, une dimension heuristique d’autant plus féconde que les écarts et concordances entre les traductions et entre l’original et les traductions peuvent non seulement agir comme des révélateurs et servir de tremplin à l’analyse, mais aussi permettre de déployer le sens du texte original et d’en analyser les portées particulières.

De nature traductologique, notre approche s’appuie sur un appareil critique formé de réflexions axées sur la traduction en tant qu’activité discursive, sur l’éthique qu’elle suppose (v. Berman, 1999, pp. 73-78) et sur le pouvoir qu’elle détient[1]. Le point de convergence de ces réflexions critiques se situe dans leur opposition à l’impérialisme à l’oeuvre dans la traduction qui semble, dans bien des cas, constituer le lieu où s’exerce et se consolide le pouvoir d’un système, d’un pays ou d’un sexe sur un autre. Pour résumer, disons que si pour les théoriciens de l’approche descriptive[2] la traduction, comme pratique discursive socialement, idéologiquement et politiquement déterminée, constitue l’un des outils les plus susceptibles de rendre compte des rapports de forces intraculturels ou interculturels, pour Venuti, Niranjana, Simon et von Flotow, la traduction est aussi l’espace dont disposent les groupes marginalisés pour faire valoir leur différence. En effet, en réaction aux tendances hégémoniques que trahissent certaines traductions[3], ces auteurs, certains du pouvoir que détient la traduction, sont unanimes quant à la nécessité d’en faire un espace de résistance.

Pour Venuti, une telle « résistance » repose sur l’adoption de deux stratégies traductives : la première, le foreignizing[4], se veut une pratique respectueuse des différences linguistiques et culturelles du texte étranger (de l’Autre) et contestataire des valeurs hégémoniques[5]; la deuxième, le minoritizing[6], que l’on pourrait envisager comme complémentaire de la première, est une approche sociohistorique qui consisterait à circonscrire le remainder, formes linguistiques et discursives faisant l’objet de marginalisation, pour l’exploiter au profit des minorités linguistiques. Autrement dit, une traduction guidée par l’éthique de la différence serait celle qui rend compte de la diversité culturelle tant au niveau national qu’international.

Diversité, pluralité, multiplicité, voire instabilité culturelle sont aussi ce que met en avant Niranjana pour contester les représentations hégémoniques. Ayant constaté que le discours traductionnel que fait circuler l’empire colonial prétend, par sa cohérence et sa transparence, saisir l’Autre et rendre compte de sa réalité « effective » en ce sens que le signe représente sans équivoque la réalité, l’auteure se donne pour tâche de le déstabiliser et de le déconstruire[7]. Dans cette optique, c’est la juxtaposition d’éléments disparates, c’est-à-dire de la langue de l’original et de celle de la traduction, qui se révèle le procédé le plus apte à rendre compte de la pluralité de la culture indienne, que le discours traductionnel donne pour homogène et statique :

The drive to challenge hegemonic representations of non-Western world need not be seen as a wish to oppose the "true" other to the "false" one presented in colonial discourse. Rather, since post-colonials already exist "in translation", our search should not be for origins or essence but for a richer complexity, a compilation of our notions of the "self", a more densely textured understanding of who "we" are. It is here that translators can intervene to inscribe heterogeneity, to warn against myths of purity, to show origins as always already fissured. Translation, from being a "containing" force, is transformed into a disruptive, disseminating one.

Niranjana, 1992, p. 186

Antithèse donc de l’ensemble des axiomes sur lesquels repose le discours colonialiste, l’hybridation linguistique se veut à la fois une contestation du modèle intemporel et unique dans lequel on a jusque-là enfermé le « sujet » postcolonial et une revendication de l’identité plurielle du « sujet » postcolonial (ibid., p. 168). Elle est cet entre-deux culturel dont dispose le sujet postcolonial pour faire valoir son indétermination, sa multiplicité, son ambivalence et la discontinuité de ses caractéristiques, lesquelles sont symptomatiques autant des variantes ethniques que des différences de classes.

Le travail de sape, entrepris par Niranjana et par Venuti à l’encontre des traductions guidées par le paradigme de transparence, fait également partie des stratégies d’une branche du féminisme contemporain dont nous font part Simon et von Flotow. C’est donc au cours des années 1980, où l´idéologie féministe passe par des prises de position intellectuelle, linguistique et littéraire, que s’est amorcée la remise en question du langage patriarcal et de la théorie de la traduction. S’appuyant sur l’approche poststructuraliste, où toute critique de texte fondée sur une opposition binaire est suspectée de parti pris idéologique[8], les traductrices prônent l’abandon des modèles classiques fondés, selon elles, sur un système de représentation dichotomique et hiérarchique où le « premier texte-sexe » (original-homme) a toujours préséance sur le « deuxième texte-sexe » (traduction-femme) :

The hierarchical authority of the original over the reproduction is linked with imagery of masculine and feminine; the original is considered the strong generative male, the translation the weaker and derivative female.

Simon, 1996, p. 1

Dans cette optique, où il s’agit de s’en prendre à l’androcentrisme qui caractérise l’univers symbolique et qui s’exerce par le biais d’un masculin universel et paradigmatique, la traduction va s’avérer l’un des lieux les plus adaptés pour faire valoir leurs revendications : « Translation is not a simple transfer, but the continuation of a process of meaning creation, the circulation of meaning within a contingent network of texts and social discourses » (ibid., pp. 23-24). De ce point de vue, la traduction se veut une oeuvre littéraire, une réécriture au service de la culture qui est envisagée, non plus comme une entité homogène ou statique, mais comme un processus où interviennent la différence et la mobilité et donc la négociation et la « transformance »[9]. Une telle approche, où la traduction n’est plus une version « transparente », mais une ré-énonciation, portant les marques idéologiques, culturelles, cognitives et affectives de la traductrice, est de toute évidence, ainsi que le souligne Simon, « at odds with a long dominant theory of translation as equivalence grounded in poetics of transparence » (ibid., p. 13).

Examinée dans la perspective féministe, la traduction, déjà en soi une lecture critique, se veut à la fois une critique très rigoureuse du sexisme linguistique qui s’exerce par le biais d’une vision androcentrique, et une démystification des valeurs soi-disant universalistes. Comme le souligne Simon :

Divorcing itself from the unrealizable ideals of universal humanism, translation must work today through new logics of communication, through new configurations of commonality. Feminist interventions into translation have served to highlight the fact that cultural transmission is undertaken from partial (and not universal) perspectives, from constantly evolving cultural positions.

ibid., p. 166

Ces critiques, où la traduction se révèle n’avoir rien d’un transfert innocent, expliquent notre besoin d’analyser les traductions du verset 34 de la sourate 4 (Les femmes) qui, à en juger par la lecture des commentateurs et des ulémas, « consacrerait » l’autorité de l’homme et justifierait la mise en tutelle de la femme. Sinon pourquoi le code de la famille de la plupart des pays musulmans comporterait-il, encore aujourd’hui, des articles tels que ceux stipulant l’obéissance de la femme à son époux ou l’obligation pour toute femme d’avoir un tuteur matrimonial (wali)? Or, le maintien de ces stipulations tient, selon nous, à la pérennisation d’une lecture religieuse qui, bien qu’elle remonte à des siècles, continue d’exercer une grande influence tant sur les traducteurs[10] que sur les législateurs. C’est donc pour voir dans quelle mesure l’hypothèse de la mise en tutelle de la femme se justifie au regard du Coran que nous nous proposons d’effectuer une analyse comparative entre original et traductions, et entre traductions, en faisant des incursions dans le commentaire coranique[11].

Analyse des traductions

Pour éviter la répétition des noms des traducteurs, nous avons identifié chacune des traductions par un numéro :

  1. Albert de Biberstein Kazimirski (1840) : sont supérieurs 

  2. Présidence Générale des Directions des Recherches Scientifiques Islamiques (PGDRSI) (1984) : ont autorité 

  3. Jacques Berque (1995) : assument

  4. M. Pickthall (1930 et 1992) : in charge

  5. Pir Sahalahud-din (1960) : the guardians

  6. N.J. Dawood (2003) : have authority

Verset 34 de la sourate 4, ci-dessous translittéré en caractères latins :

Ar-rijâlu qawaammuna ‘ala an-nisa’ bimâ faddala Allahu ba’dahum ‘ala ba’din wa bimâ anfaqû min amwâlihim fas-sâlihâtu quanitâtun hâfidâtun lil-ghaibi bimâ hafida allahu

①:

Les hommes sont supérieurs aux femmes à cause des qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux-là au-dessus de celles-ci, et parce que les hommes emploient leurs biens pour doter les femmes. Les femmes vertueuses sont obéissantes et soumises; elles conservent soigneusement pendant l’absence de leurs maris ce que Dieu a ordonné de conserver intact.

②:

Les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur celles-ci, et aussi à cause des dépenses qu’ils font de leurs biens. Les femmes vertueuses sont obéissantes (à leurs maris), et protègent ce qui doit être protégé pendant l’absence de leurs époux, avec la protection d’Allah.

③:

Les hommes assument les femmes à raison de ce dont Dieu les avantage sur elles et de ce dont ils font dépense sur leurs propres biens. Réciproquement, les bonnes épouses sont dévotieuses et gardent dans l’absence ce que Dieu sauvegarde

④:

Men are in charge of women, because Allah hath made the one of them to excel the other, and because they spend of their property (for the support of women). So good women are the obedient, guarding in secret that which Allah hath guarded.

⑤:

Men are the guardians of women because Allah has exalted the one above the other, and because they spend their wealth on them. Truly good women are those who are obedient to their husbands, and guard in their absence what Allah desires to be guarded.

⑥:

Men have authority over women because God has made the one superior to the other, and because they spend their wealth to maintain them. Good women are obedient. They guard their unseen parts because God has guarded them.

Étant donné la longueur du verset, nous analyserons une à une les phrases de l’original et des traductions. Examinons donc l’original en analysant d’abord qawwamuna ‘ala, puis faddala Allahu ba’dahum ‘ala ba’din.

qawwamuna ‘ala

qawwamuna est un adjectif verbal de qawwama signifiant « rendre quelque chose droit » et ayant pour radical le verbe qâma qui veut dire « se tenir debout, se redresser, se lever », mais dont le sens varie dès lors qu’il est suivi d’une préposition. Par exemple, suivi des prépositions bi ou ‘ala, le qâma évoque l’accomplissement de quelque chose, comme en témoignent les entrées dictionnairiques suivantes : qâma bi-wâjibihi correspond à l’idée d’« accomplir son devoir » et qâma ‘ala ‘iyâlihi, à celle de « pourvoir à l’entretien de sa famille » (v. Jabbour, 2000, p. 1445 et Kazimirski, 1860, pp. 837-842). On peut citer comme exemple le verset 135 de la sourate 4[12] où le quawwama est employé pour exhorter l’ensemble des croyants à agir toujours avec justice. D’où la nécessité pour nous d’envisager le qawwamuna ‘ala comme étant destiné à inviter les hommes à assumer les responsabilités qui leur incombent dans le cadre de leur vie conjugale, les femmes ayant aussi les leurs : « l’époux a la responsabilité et l’obligation absolue de subvenir aux besoins de son épouse » et « la femme a pour responsabilité de s’occuper au mieux de ses enfants et de son foyer » (Aboû Chougga, 2000, p. 295).

faddala Allah ba’dahum ‘ala ba’din

Il s’agit ici d’une subordonnée introduite par la préposition bimâ qui signifie « en raison de », « sur la base de ». Bien que cette subordonnée vise à préciser les raisons pour lesquelles les « hommes » évoqués dans la principale sont tenus de prendre soin des femmes, elle présente des difficultés du point de vue sémantique. Composée du verbe faddala, du sujet Allah et du complément ba’dahum ‘ala ba’din, cette proposition se prête à diverses interprétations : faddala peut signifier tout aussi bien « a désigné », « a attribué particulièrement » que « a préféré » ou « a favorisé »; il en est de même pour ba’dahum ‘ala ba’din, dont la restitution peut varier suivant notre compréhension du qawwamuna ‘ala de la principale et du faddala de la subordonnée. Néanmoins, en suivant l’original à la lettre, on ne peut rendre le ba’dahum ‘ala ba’din autrement que par « certains (ba’dahum) par rapport (‘ala) à d’autres (ba’din) ».

faddala

Le verset nous dit que la prise en charge de la femme par l’homme est fondée sur « la préférence qu’Allah a accordée à certains par rapport aux autres ». L’important ici est de savoir, d’abord, ce que l’original entend par « préférence ». S’agit-il d’une « préférence » au sens de privilège ou s’agit-il plutôt d’une « désignation » pour une fonction idoine?

Dans le cas où il s’agit d’un « privilège » que l’on accorde à certains et non à d’autres, il importe de déterminer ce que l’original évoque par « certains » et par « d’autres ». Il convient de rappeler que cette ambiguïté est liée au fait que l’arabe possède, comme le français, la règle grammaticale selon laquelle le masculin l’emporte toujours sur le féminin. C’est pourquoi il est difficile d’assigner un sens précis à ce passage. Dire, par exemple, que ce privilège est conféré aux hommes par opposition aux femmes, c’est se heurter à une contradiction en ce sens qu’on ne peut être à la fois privilégié et lié par le devoir d’assumer des responsabilités qui exigent certains sacrifices. Conserver, en revanche, l’ambiguïté de l’original reviendrait à relativiser l’énoncé en le mettant en rapport avec le contexte humain. Les hommes ne sont pas dans tous les cas de meilleures figures que les femmes : s’il est des cas où les hommes surpassent les femmes, il en est d’autres où c’est l’inverse. Aussi, « la préférence d’Allah » est-elle relative.

Mais dans le cas où la « préférence » s’exprime en termes de « désignation » pour une fonction déterminée, celle de soutien de famille, par exemple, l’ambiguïté du segment « certains par rapport à d’autres » peut être levée par la traduction sans que soit mise en péril la logique de l’original. Expliquons-nous. En tenant compte de ce qui est énoncé dans la principale, à savoir que les hommes ont la responsabilité de subvenir aux besoins des femmes, on peut supposer que le pronom indéfini pluriel « certains » se rapporte à « les hommes ». Ce qui donnerait lieu à la lecture suivante : « Les hommes prennent soin des femmes en vertu de la fonction qu’Allah leur a assignée vis-à-vis de celles-ci et en raison des dépenses qu’ils font de leurs propres biens ». Dans ce cas, il s’agit d’une lecture fondée sur une certaine logique du texte et sur l’observation de la manière dont l’islam répartit les fonctions entre les hommes et les femmes. Et même si cette interprétation évoque la part de responsabilité assignée aux hommes dans le cadre d’un projet familial commun et non l’idée d’une hiérarchisation quelconque des rapports hommes-femmes, elle demeure, relativement à l’énoncé original, une possibilité parmi d’autres. Par là, nous voulons simplement dire que toute désambiguïsation, y compris la nôtre, implique forcément une projection des schèmes de pensée du sujet interprétant et qu’il importe, par conséquent, de ne jamais confondre le sens inféré avec la signification de l’original.

Voyons maintenant les explications que fournit Tabari de cette phrase. Selon lui : « Les hommes ont autorité pour s’occuper des femmes en vertu de ce par quoi Allah a conféré aux uns (aux hommes) un ascendant sur les autres (les femmes) et en raison du fait qu’ils dépensent de leurs propres biens (pour elles) » (1986-1987, p. 37; Godé, 1986, p. 349), cette phrase établirait les fondements mêmes de l’autorité des hommes sur leurs femmes.

On remarquera ici que le qawwamunaala a été rendu par « avoir l’autorité pour s’occuper de ». Pour justifier l’adjonction de la notion d’autorité dans son interprétation, Tabari fait appel à l’argument suivant : « les hommes, précise-t-il, ont autorité pour s’occuper des femmes, […] du fait que ce sont eux qui ont amené, lors du mariage, le douaire nuptial (mahr) qu’ils leur ont remis à ce moment-là » (ibid.). Or, un tel raisonnement, où l’autorité de l’homme sur la femme semble reposer sur une transaction financière par laquelle l’homme se fait l’acquéreur de la femme, s’avère en profond décalage avec la vision que véhiculent certains versets traitant des fondements de l’union conjugale. Par exemple, en stipulant qu’une dot doit être donnée aux femmes à titre gratuit[13], le Coran attend des hommes qu’ils n’exigent rien en retour. Pour Esposito, qui envisage cet aspect du point de vue du droit, le fait que le Coran prescrit de remettre la dot à la femme, et non à une tierce personne, est à voir comme reconnaissance de la personnalité juridique de la femme et comme protection de sa dignité : « She [la femme] became a party to contract rather than simply an object for sale. The right to keep and maintain her own dowry was a source of self-esteem and wealth in an otherwise male-dominated society » (1922, p. 95).

Par ailleurs, en encourageant les Musulmans, hommes et femmes, à choisir des partenaires honnêtes, abstraction faite de leur situation financière ou de leur rang social[14], le verset 32 de la sourate 24 laisse supposer que l’islam fait reposer l’union conjugale sur les valeurs morales plutôt que sur les valeurs matérielles. Et s’il exhorte hommes et femmes à rechercher ces valeurs chez leurs futurs conjoints, c’est bien parce que ni les uns ni les autres ne sont exempts de défauts. Mais quand nous lisons Tabari, nous n’avons pas du tout cette impression, car l’explication selon laquelle « ils [les hommes] s’occupent de leur éducation [celle des femmes] et ils peuvent les sanctionner pour ce qui concerne leurs devoirs envers Dieu et envers eux » (1986-1987, p. 38; Godé, 1986, p. 349; nous soulignons) laisse penser que l’islam part du principe que tous les hommes sont vertueux et toutes les femmes corrompues, ce qui justifierait alors la prépondérance des hommes et leur devoir de remettre les femmes sur le droit chemin.

Or, si l’on s’en tient aux propos de certains versets, le raisonnement de Tabari ne tient pas : tout d’abord, la vie conjugale implique des échanges de sentiments et d’obligations mutuels, plutôt que l’exercice d’une autorité quelconque; ensuite, l’obligation pour l’homme de subvenir aux besoins de sa femme ne laisse point supposer que celui-ci endosse les conséquences des erreurs morales de son épouse. Si tel n’était pas le cas, pourquoi le Coran affirme-t-il alors que « […] personne ne portera le fardeau d'autrui […] » (PGDRSI, 1984, p. 150, verset 164, sourate 6)? De ce point de vue, qu’il s’agisse de l’homme ou de la femme, la récompense ou la punition que leur réserve le Coran est fonction de la foi de chacun ou de son incroyance, de sa vertu ou de ses vices. Enfin, la stipulation selon laquelle il n’existe « [p]oint de contrainte en matière de religion » (Berque, 1995, p. 63, verset 256, sourate 2) vient montrer qu’en matière de foi, nul n’est en droit d’exercer de pression sur nul autre et encore moins de le réprimer. C’est du moins la conclusion à laquelle nous aboutissons lorsque nous mettons les propos de ce verset en rapport avec ceux rappelant au Prophète les limites de son autorité sur les gens en matière de foi : « Eh bien, rappelle! Tu n’es qu’un rappeleur » (PGDRSI, 1984, p. 592, verset 21, sourate 88)[15], « et […] tu n’es pas un dominateur sur eux » (ibid., verset 22, sourate 88)[16]. D’où la pertinence de l’observation de Berque : « […] dans cette optique, il [le Prophète] n’aurait pas de pouvoir, et c’est bien l’un des sens mentionnés par Tabari […] » (1995, p. 677). On se demande comment Tabari peut voir dans ces versets une consigne enjoignant au Prophète de ne jamais user de contrainte à l’égard des gens en matière de religion et aboutir en même temps à l’interprétation selon laquelle les hommes seraient autorisés à sanctionner leurs épouses pour ce qui concerne les devoirs envers Allah. Il y a donc bel et bien contradiction.

Bien entendu, en assignant à quawwamun ‘ala le sens d’avoir l’autorité, Tabari opère un choix sémantique qui va déterminer le sens de la proposition suivante. De ce point de vue, la restitution de faddala par « conférer un ascendant » et de ba’dahum ‘ala ba’din par « aux uns [aux hommes] sur les autres [les femmes] » ne fait que corroborer le propos de la principale. Par l’emploi d’ascendant à la suite d’autorité, deux termes solidaires par le sens, Tabari consacre de manière définitive la prépondérance masculine.

Passons maintenant aux traductions et comparons-les à l’original. Inutile de revenir sur le sens de qawwamuna ‘ala, l’analyse ayant montré qu’il signifie « prendre en charge », « prendre soin de » plutôt que « avoir l’autorité »[17]. Comme nous l’avons souligné, il est question d’« accomplissement d’un devoir » et non d’« exercice de pouvoir ». Faisons toutefois remarquer que sur les six traductions, seules ③et ④ont retenu cette option. En proposant les équivalents assument et are in charge, ces dernières expriment effectivement l’idée de responsabilité contenue dans le qawwamuna ‘ala. En revanche, les quatre autres, c’est-à-dire les traductions ①, ②, ⑤ et ⑥, se conformant vraisemblablement à l’avis de Tabari, assignent à qawwamuna ‘ala le sens de sont supérieurs (①), ont autorité (② et ③) ou have authority (⑥) ou encore guardians (⑤). Or, ce choix qui confère à l’homme une préséance absolue et place de facto la femme sous sa tutelle, mais qui reflète une idéologie autre que celle véhiculée dans l’original, ne fait que confirmer la pertinence des propos de Meschonnic : « au lieu que l’écriture transforme l’idéologie, c’est l’idéologie en langue d’arrivée qui a transformé l’écriture de la langue de départ » (1973, p. 385).

Or, si le qawwamuna ‘ala a donné lieu à deux types de traductions différents, il en va autrement pour le faddala Allah ba’dahum ‘ala ba’din. On remarque, en effet, que l’ensemble des traductions s’accordent pour rendre la même idée, à savoir qu’Allah a « préféré » les hommes aux femmes. Dans les traductions françaises, une telle « préférence » s’exprime au moyen des pronoms personnels masculins et féminins : chez ①, nous lisons Dieu a élevé ceux-là au-dessus de celles-ci, chez ① faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur celles-ci, chez ② Dieu les avantage (les hommes) sur elles. Dans les traductions anglaises, l’absence en anglais de pronoms personnels marqués est comblée par le recours aux pronoms the one et the other, dont les antécédents sont respectivement men et women. Lorsque nous lisons chez ④Allah hath made the one of them to excel over the other, chez ⑤ Allah has exalted the one above the other ou chez ⑥God has made the one superior to the other, nous comprenons immédiatement que la « préférence divine » va aux premiers cités, c’est-à-dire men.

Comme nous l’avons expliqué plus haut, si le faddala peut vouloir dire « préférer » ou « favoriser », ou encore « désigner » ou « attribuer particulièrement », ba’dahum ‘ala ba’din, signifie stricto sensu « certains par rapport à d’autres ». On est, de toute évidence, en présence d’une proposition absolument problématique, car alors même qu’elle se veut explicative de la principale en ce sens qu’elle est introduite par la préposition « en raison de » ou « sur la base de » (bimâ), elle dresse de véritables obstacles du point de vue sémantique (v. Al-Hibri, 1997, pp. 28-32). C’est pour cette raison que son interprétation est fonction de celle de la principale. Logiquement, on ne peut lever l’ambiguïté sémantique et affirmer, à l’exemple des traductions, que « Allah a préféré les hommes aux femmes » si l’on n’a pas rendu le qawwamuna ‘ala de la principale par des équivalents reflétant la supériorité ou l’autorité masculine. Pourtant, tel ne semble pas être le cas de toutes les traductions, car si ①, ②, ⑤ et ⑥ témoignent de cette logique, il en va autrement pour ③ et ④ : en proposant pour qawwamuna ‘ala les équivalents de assumer ou are in charge, deux termes évoquant la nécessité pour les hommes d’accomplir leur devoir, et en faisant passer par la suite ce devoir pour une « préférence », ces traductions laissent apparaître une certaine inconsistance[18].

Sur quoi les traducteurs se sont-ils alors appuyés pour désambiguïser cette proposition et mettre en avant l’idée selon laquelle « Allah a préféré les hommes aux femmes »? Y a-t-il quelque verset qui laisserait voir la « préférence divine » des hommes et justifierait alors ce type d’intervention? Bien que nous pensions que faddala Allah ba’dahum ‘ala ba’din peut être rendu autrement, nous ne pouvons nier l’existence d’une stipulation coranique, où les enfants mâles se voient attribuer une part représentant le double de celle de leurs soeurs[19]. Les traducteurs n’ayant fourni aucune note justifiant leur choix, on peut penser que l’avantage matériel que ce verset confère, en apparence, aux enfants mâles est l’une des raisons pour lesquelles tous ont rendu faddala Allah ba’dahum ‘ala ba’din, par « Allah a préféré les hommes aux femmes ». Vue sous cet angle, la « préférence divine » se situerait sur le plan matériel, comme semble l’envisager Tabari. Or, quoi qu’en dise celui-ci et quoi qu’en pensent les traducteurs, une telle « préférence » est, de notre point de vue, une idée creuse, pour la simple raison que les hommes sont tenus d’entretenir leurs épouses alors que celles-ci sont exemptes de pareilles obligations quelle que soit la valeur des biens qu’elles possèdent[20]. En effet, tout comme on peut voir dans la double part d’héritage un avantage pour l’homme, on peut voir dans sa responsabilité financière un avantage pour la femme. Cela dit, il importe de faire remarquer qu’en tentant de lever l’ambiguïté inhérente à ce type de textes, le traducteur « ne se rend pas compte que ce qu’il réactualise c’est, non pas un absolu, mais sa vision du texte, son modèle […], une hypostase qui ne coïncide que partiellement avec l’énoncé sur lequel portent ses efforts […]. C’est, qu’il le veuille ou non, l’idée qu’il se fait du texte » (Folkart, 1991, p. 333).

Reprenons à présent l’original et examinons fas-sâlihâtu quânitâtun hâfidâtun lil-ghaibi bimâ hafida allahu, la deuxième phrase du verset.

qânit

Il s’agit ici d’un adjectif qualificatif, d’où les formes qânit (masculin singulier), qânita (féminin singulier), qânitîn (masculin pluriel) et qânitatun (féminin pluriel). Ce terme, comme en témoignent les définitions dictionnairiques, signifie : « assidu à faire ses prières », « abstinent » et « pieux; résigné à la volonté de Dieu » (Jabbour, 2000, p. 1446) et, en tant que tel, il sert à qualifier les personnes remplies de ferveur religieuse. Par ailleurs, la preuve que le terme qânitatun fait ici référence à la « dévotion des femmes », plutôt qu’à autre chose, nous est fournie par le Coran qui utilise le même terme pour évoquer la piété des hommes[21], des femmes[22] ou des deux sexes à la fois[23]. Nul besoin donc de pousser plus loin l’analyse dans la mesure où le terme qânit évoque, dans tous les cas de figure, l’idée de « soumission à Allah exclusivement »[24].

lil-ghaibi

Ici, nous sommes en présence d’un terme composé de la préposition li qui peut, selon le cas, correspondre à « pour », « à », « sur », « en » ou « dans » et du substantif al-ghaib. Celui-ci peut, quant à lui, évoquer les notions d’« absence » ou de « secret ». Notons, en passant, que les dictionnaires semblent ne pas s’entendre sur le sens premier de ce terme. Par exemple, As sabil al wasit (Reig, 1999, p. 483) en donne les équivalents « invisible (n.m.), mystère (divin) » et « secret (n.m.) », les notions d’« absence », d’« éloignement » ou de « disparition » étant mises en correspondance avec le terme ghaibah, qui fait l’objet d’une entrée différente. Dans les autres dictionnaires (Jabbour, 2000, p. 1379; Kazimirski, 1860, pp. 520-521), en revanche, ce sont les notions d’« absence » et d’« éloignement » que l’on donne comme premiers équivalents de al-ghaib, celles de « caché, invisible, occulte, secret, mystère » venant en deuxième position. Contentons-nous, pour l’instant, de faire observer que ce terme ne se laisse pas saisir facilement, d’où la difficulté pour nous d’arrêter, à ce stade de l’analyse, un choix sémantique.

Tournons-nous maintenant vers le commentaire coranique et voyons les explications qu’il nous fournit de cette phrase. Toujours selon Tabari, le sens de cette phrase serait le suivant : « Les femmes vertueuses sont les femmes obéissantes qui gardent intacts (les droits de leur mari) en cas d’absence (de celui-ci) grâce au fait qu’Allah (les) préserve » (1986-1987, p. 38-39; Godé, 1986, p. 349; nous soulignons). En ce qui concerne le terme « obéissantes », qu’il propose comme équivalent de qânitatun, Tabari nous fait savoir qu’il entend par là « les femmes qui pratiquent leur religion avec droiture et fermeté (al-mustaqîmât ad-din) et font le bien » (1986-1987, p. 38 et Godé, 1986, p. 350). Faisons néanmoins remarquer que s’il attribue à qânitatun le même sens que celui auquel nous avons abouti, à savoir l’« attachement sincère des femmes au service d’Allah », il ne manque pas d’ajouter que ces femmes « obéissantes » sont aussi celles « qui obéissent (mutî’ât) […] à leur mari » (ibid.). Or, ce rapprochement que Tabari établit entre « l’obéissance des femmes à Allah » et « leur obéissance aux maris » s’inscrit dans le prolongement de celui qu’il fait, dans la phrase précédente, entre les « devoirs des femmes envers Dieu » et « leurs devoirs envers les maris » (ibid.). On peut, à travers cette double équation, voir que Tabari se fait plus le porte-parole du patriarcat, qui ne pouvait, à l’époque, envisager la femme autrement que soumise à l’homme, que l’interprète du Texte.

Pour ce qui est de lil-ghaibi, dont nous n’avons pas encore une idée précise, Tabari y voit, comme nous venons de le mentionner, le sens d’absence du mari. D’après lui, les femmes « obéissantes » sont celles « qui, en l’absence (ghaiba) de leur mari, veillent à respecter les droits que celui-ci a sur elles et veillent sur leurs biens » (ibid.). On le voit, les explications que fournit Tabari pour justifier son interprétation de lil-ghaibi concourent vers le même but, à savoir la mise en évidence de la prépondérance du mari et l’obligation pour l’épouse de faire en sorte que cet état de fait se maintienne même en l’absence de celui-ci. Or, deux remarques s’imposent dans ce cas. D’une part, rien ne garantit l’interprétation de Tabari, car les quelques occurrences du mot ghaïb que nous avons pu relever dans le Coran[25] semblent évoquer les notions d’« inconnaissable », de « mystère », de « secret », d’« invisible ». C’est sans doute pour cette raison que Godé ne manque pas d’observer que « [t]ous les propos cités par Tabari à cet endroit indiquent que le terme "ghayb" est à prendre ici dans le sens de "ghayba" : absence, en l’occurrence : absence du mari » (ibid.). D’autre part, dans le cas où le terme lil-ghaibi évoque effectivement la notion d’absence, rien dans le texte ne permet de déduire qu’il s’agit de l’absence du mari. C’est pourquoi soutenir que lil-ghaibi évoque l’idée selon laquelle « en cas d’absence du mari, la femme se doit de protéger les droits que celui-ci a sur elle » revient à livrer une interprétation qui va non seulement au-delà du contenu du texte, mais qui donne aussi à entendre que le mari a des droits ou des prérogatives que la femme n’a pas, ce qui n’est pas du tout le cas.

Voilà qui clôt notre analyse du commentaire coranique et nous permet de passer à la confrontation des traductions avec l’original. Comme on a pu le voir à travers les dictionnaires et les versets coraniques, le terme qânitât évoque la piété. À cet égard, la traduction ③ s’avère, grâce à l’emploi de dévotieuses, très proche de l’original. Il en va de même pour les traductions ①, ④ et ⑥. En effet, en lisant chez ① « [l]es femmes vertueuses sont obéissantes et soumises; elles conservent […] ce que Dieu a ordonné de conserver intact », chez ④ « [s]o good women are the obedient, guarding in secret that which Allah hath guarded » ou chez ⑥ « [g]ood women are obedient. They guard their unseen parts because God has guarded them », on comprend immédiatement que l’obéissance dont il s’agit ici est une obéissance à Allah ou à ses préceptes. Ce qui n’est, de toute évidence, pas le cas de ② et ⑤. En faisant suivre obéissantes par à leurs maris et obedient par to their husbands, ces deux traductions s’éloignent de la notion de « piété » contenue dans l’original en même temps qu’elles se rapprochent de l’extrapolation faite par Tabari. Notons, toutefois, que cette restriction sémantique n’a pas les mêmes répercussions sur le sens global de la phrase dans chacune des traductions. Par exemple, quand nous lisons chez ⑤ que les « […] good women are those who are obedient to their husbands, and guard in their absence what Allah desires to be guarded », nous découvrons que les femmes vertueuses sont celles qui se montrent obéissantes à la fois à leurs maris et à la volonté divine. Mais lorsque nous examinons les propos de ②, selon lesquels « [l]es femmes vertueuses sont obéissantes (à leurs maris), et protègent ce qui doit être protégé pendant l’absence de leurs époux, avec la protection d’Allah », nous retenons que si les femmes sont soumises aux maris et protègent ce qui doit l’être, ce n’est pas par soumission à Allah, mais seulement avec sa protection, ce qui évacue complètement la notion de « volonté divine » comprise dans l’original et transmise par l’ensemble des autres traductions.

Il en va d’ailleurs de même pour le their unseen parts proposé par ⑥. Comme nous l’avons souligné précédemment, ce terme se prêtant à diverses interprétations, il est difficile de lui assigner un sens aussi précis que celui proposé par les traductions ①, ②, ⑤ et ⑥ sans risquer de tomber dans le piège de ce que l’on appelle communément la « surtraduction ». Car l’ajout par ces traductions de mari ou de parts, deux notions complètement absentes de l’original, n’est autre chose qu’une extrapolation.

Compte tenu du propos énoncé dans la phrase précédente, à savoir que « les hommes ont l’obligation de prendre en charge les femmes », on peut, en effet, supposer que le devoir des femmes dont il est question dans cette phrase concerne leur fidélité au mari. Mais cette fidélité est, si l’on en juge par l’original, une fidélité d’abord à Allah qui peut se traduire ensuite par une fidélité aux époux, puisque la fidélité à Allah exige l’observation de règles religieuses et morales destinées à préserver autant la relation de l’être humain à Dieu que celle des femmes à leurs maris et inversement. Cependant, si vraisemblable soit-elle, cette hypothèse doit demeurer à l’état latent, d’une part, parce que la fidélité qu’exprime le terme qânitat est, comme nous l’avons vu, une fidélité à Allah exclusivement et, d’autre part, parce qu’aucune des notions évoquées par lil-ghaibi ne permet d’éclairer de manière indiscutable le sens de la phrase. C’est pourquoi rendre qânitat par obéissantes à leurs maris et lil-ghaibi par pendant l’absence de leurs maris revient à évacuer Dieu et son mystère au profit des hommes et de leur toute-puissance. Or, il convient ici de rappeler le contenu du verset 35 de la sourate 33 où seuls les hommes et les femmes réunissant certaines qualités, dont la piété qu’expriment les termes qânitin (masculin pluriel) et qânitat (féminin pluriel), peuvent bénéficier de la clémence divine :

Les musulmans et musulmanes, croyants et croyantes, pieux et pieuses [al-qânitîn wa al-qânitât], loyaux et loyales, endurants et endurantes, les hommes humbles et les femmes humbles, ceux et celles qui font l’aumône, jeûnent, gardent leur chasteté et invoquent souvent Allah, Allah leur a réservé un pardon et une énorme récompense.

Nous traduisons

En même temps, ce verset ne manque pas de nous montrer que la notion de « préférence divine », examinée dans la première phrase, peut s’appliquer tout aussi bien aux hommes qu’aux femmes dans la mesure où tous bénéficient de son pardon et d’une énorme récompense dès lors qu’ils réunissent les qualités évoquées.

En proposant pour lil-ghaibi des équivalents aussi explicites et univoques que « l’absence des maris » et « their unseen parts », les traductions ①, ②, ⑤ et ⑥ « font dire » à l’original ce à quoi il se refuse. Pourtant, tel n’est pas le rôle de la traduction :

[...] pour le traductologue, les présupposés de la langue [...] font partie de l’association des signifiés à la connaissance du monde; les sous-entendus sont les intentions qui fournissent l’impulsion nécessaire à la production du dire. Ils sont compréhensibles ou tout au moins supputables mais ne font pas partie du sens à transmettre en traduction.

Lederer, 1994, pp. 34-35

Par ailleurs, l’obscurité ou l’ambiguïté inhérente à certains textes étant perçue comme partie intégrante de leur richesse (Ballard, 1990, p. 154), tenter de la lever revient à « restreindre » la signifiance de l’original et à causer l’appauvrissement du texte de la traduction. D’après Berman, qui s’en prend à toute tentative de désambiguïsation, l’ajout qui en résulte « n’ajoute rien […] ». Au contraire, il « aggrave l’informité originaire de l’oeuvre, la fait passer d’une informité pleine à une informité creuse » (1999, p. 56). D’où la décision de Berque de rendre lil-ghaibi par dans l’absence tout court et d’accompagner sa traduction de la note explicative suivante : « [O]n peut comprendre aussi : "gardiennes du mystère" des rapports de couple, sous le signe de lois non écrites, sauvegardées par Dieu » (1995, p. 101). De ce point de vue, les femmes seraient, selon la volonté d’Allah, dépositaires des secrets qu’implique l’union conjugale. Ce qui rejoint quelque peu la vision mystique dans laquelle, nous dit Schimmel, « [l]a femme apparaît […] comme celle qui connaît le mystère de l’amour » (2000, p. 97). C’est pourquoi nous croyons que seules les traductions ③ (dans l’absence) et ④ (in secret) laissent l’original se mouvoir librement.

Conclusion

Cette analyse, nous l’espérons, aura montré que le sens n’est pas donné une fois pour toutes, mais qu’il se construit suivant la grille de lecture de chacun des traducteurs. En effet, envisager la traduction comme un acte discursif, c’est admettre une prise de parole par le sujet traduisant qui laisse sa marque sur le texte :

Toute saisie d’un objet par un sujet constitue un filtrage, c’est-à-dire une médiation par le sujet récepteur. Celui-ci plaque sur l’objet la grille de présupposés culturels, idéologiques, expérientiels, intellectuels qu’il s’est constitué au fil d’une existence et, à moins de se faire violence pour résister à la tentation de caser l’objet dans les structures du connu, à moins de faire table rase de ses pré-jugés [sic], ce qui exige une véritable ascèse d’anthropologue, il finit par ne reconnaître que ce qu’il a appris au préalable à connaître.

Folkart, 1991, p. 310

Si ce « filtrage » reflète l’idiosyncrasie de l’acte traduisant, il reste que son auteur, le traducteur, s’inscrit dans l’univers qui l’entoure. Ainsi que le souligne Folkart, le traducteur étant lui-même « [t]ributaire de la société dans laquelle il vit, [il] ne saurait totalement transcender celle-ci » (1991, p. 309). C’est pourquoi, connaitre les univers historique et socioculturel des traducteurs peut apporter un éclairage sur les concordances ou divergences que peuvent présenter leurs traductions. Par exemple, savoir que Kazimirski (①), véritable érudit de la langue arabe et auteur d'un dictionnaire arabe, a effectué sa traduction en 1840, permet de voir que ce qu’il met en avant est tout à fait en harmonie avec le contexte sociohistorique dans lequel il s’inscrit : la « supériorité de l’homme » n’était-elle pas l’un des présupposés de l’époque? Savoir aussi que la traduction ② est le fruit du travail d’un groupe de traducteurs saoudiens, permet de constater que ces traducteurs ne font que plaquer les présupposés culturels et idéologiques spécifiques à leur environnement socioculturel sur la langue de traduction. Effectivement, même si cette traduction est relativement récente (1984), le fait que les traducteurs placent d’emblée la femme sous l’autorité de l’homme reflète la conception, voire les lois en vigueur dans leur pays, c’est-à-dire en Arabie saoudite. Il en va de même pour l’auteur de la traduction ⑤. En tant que Pakistanais, Pir Salahud-din ne fait guère exception. En effet, évoluant dans un pays musulman où les femmes sont particulièrement défavorisées et font l’objet de discrimination, ce traducteur des années 1960 se fait en quelque sorte le porte-parole de sa société dont il exprime la vision patriarcale. On peut dire la même chose de l’Irakien Dawood, dont la traduction (⑥) a été réalisée en 1956 et a subi pas moins de sept révisions, la dernière étant celle de 2003. Si Dawood nous dit que: « in preparing this translation it has been my aim to present the modern reader with an intelligible version » (2003, p. 3), il reste que pour ce traducteur, imprégné de la culture musulmane, placer la femme sous la tutelle de l’homme va de soi puisque telle a toujours été sa condition. Si tels sont les cadres sociohistoriques ou socioculturels informant les traducteurs ①, ②, ⑤ et ⑥, il en va autrement pour Berque et Pickthall, respectivement auteurs des traductions ③ et ④. Professeur, sociologue et orientaliste, Jacques Berque est non seulement l’un des plus célèbres explorateurs des subtilités coraniques, mais aussi l’un des rares orientalistes à souligner l’insistance du Coran sur la nécessité de faire appel à la raison[26] ainsi que l’ouverture du Texte à l'innovation. C’est cet intérêt marqué pour l’étude de l’islam et pour l’anthropologie des sociétés musulmanes qui l’amène à réviser sa première édition en 1995, non sans pointer du doigt le fondamentalisme musulman qui devrait, selon lui, « soumettre ses principes à une critique historique, faute de quoi il n’y a plus ressourcement, mais utopie passéiste : l’authentique a perdu sa puissance germinale… » (1995, p. 795). On peut donc dire que par sa traduction, Berque participe à l’un des discours ambiants prônant une relecture du Texte susceptible d’ouvrir les perspectives d’un islam éclairé où raison et foi ne s’excluent pas mutuellement. Pour ce qui est de Pickthall, ce romancier anglais et érudit en islam, il convient de signaler que sa traduction (④) ne peut s’inscrire que dans le prolongement de son engagement à défendre l’islam[27] auprès des Occidentaux en en présentant la vraie image : « The aim of this work is to present to English readers what Muslims the world over hold to be the meaning of the words of the Koran […]; the Book is here rendered almost literally and every effort has been made to choose befitting language » (1930 et 1992, p. xxvii). On peut donc aisément conclure que le souci de Pickthall relativement à la littéralité auquel s’ajoute l’acuité du jugement est ce qui lui a permis de produire l’une des traductions anglaises les plus respectueuses de l’original.

Nous espérons, par ces explications, si brèves soient-elles, avoir dégagé le cadre sociohistorique dans lequel s’inscrit chacun des traducteurs et aidé à comprendre pourquoi la traduction porte toujours en elle les traces de son auteur en même temps que celles de l’horizon dans lequel elle prend forme. Comme le fait si bien remarquer Meschonnic, chaque traduction est « une historicité spécifique, un acte de langage spécifique […] [faisant partie] d’un ensemble culturel daté » (1999, p. 69).

Par l’examen de ce verset, qui évoque la relation entre époux, nous voulions vérifier si celui-ci affirme la supériorité sociale de l’homme, ce qui justifierait la mise en tutelle de la femme, ou s’il ne fait qu’exposer le devoir incombant à celui-ci dans le cadre de la vie conjugale. Or, nous l’avons vu, outre le fait qu’il évoque la nécessité pour l’homme d’assumer ses responsabilités familiales, il ne laisse entendre d’aucune façon la nécessité de la mise sous tutelle de la femme, le mot qawwama s’étant révélé exempt de toute notion de hiérarchisation. Mais nous avons également vu que l’ambivalence fondant la signifiance de l’original est sacrifiée au profit d’un sens conditionné par la vision que les traductions ont de l’homme et de la femme et qui, par rapport à l’original, est ni plus ni moins qu’un symptôme de la persistance de schèmes patriarcaux. Sinon, où les traductions ont-elles pu puiser l’idée d’« autorité » de l’homme, de sa « supériorité », ou de « préférence » qu’Allah lui aurait accordée? C’est parce que ces notions relèvent d’une logique androcentrique que l’on pense et continue de penser que le texte sacré, quelle qu’en soit l’obédience, serait le fondement même d’une telle logique. Comme le souligne, à juste titre, Barbara Folkart dans sa comparaison entre lecteur et traducteur, ce dernier « ne se rend pas compte que ce qu’il réactualise c’est, non pas un absolu, mais sa vision du texte, son modèle […], une hypostase qui ne coïncide que partiellement avec l’énoncé sur lequel portent ses efforts […]. C’est, qu’il le veuille ou non, l’idée qu’il se fait du texte » (1991, p. 333). Et c’est parce que la femme est encore, dans presque tous les pays musulmans, placée sous la tutelle de l’homme que nous avons tenté de voir dans quelle mesure les commentaires coraniques, les lois instituant une telle servitude et les traductions se justifient au regard du texte et du propos qui le sous-tend.

Autrement dit, le traducteur participe, consciemment ou non, à la production de sens dans un espace social donné et, ce faisant, il opère des transformations qui débouchent le plus souvent sur une traduction plus proche du « discours dominant » que de l’écrit même. Par « discours dominant », nous entendons un discours patriarcal qui remonte sans doute à plusieurs milliers d’années et dont le traducteur a hérité, parfois à son insu, une certaine manière de voir le monde et aussi de le traduire[28]. Berman ne nous dit-il pas que la conception et la perception du traducteur ne peuvent être purement personnelles dans la mesure où ce dernier est marqué par tout un discours historique, social, littéraire et idéologique […] (1995, p. 74)? Aussi, le discours dominant étant de nature patriarcale, il n’est pas du tout surprenant de voir des traducteurs y adhérer, même si leur adhésion se situe, comme on a pu le voir, à des niveaux ou à des degrés différents. Ce que Berman voit comme des positions traductives aussi nombreuses que les traducteurs et dont la reconstitution n’est possible qu’à partir des traductions elles-mêmes, car c’est là où « la subjectivité du traducteur se constitue et acquiert son épaisseur signifiante propre […] » (1995, p. 75). Subjectivité que Meschonnic dit aussi être inscrite dans la traduction : « la traduction dit aussi qui traduit […], de même que l’écriture écrit celui qui écrit » (1973, p. 410). En effet, nous avons eu l’occasion d’observer que la traduction a dans la plupart des cas proposé une lecture qui, par l’autorité qu’elle confère à l’homme, rejoint le discours dominant plutôt que l’écrit même. C’est là que nous rejoignons Simon qui envisage la traduction comme « a process of mediation which does not stand above ideology but works through it » (1996, p. 8).