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Translation must become a decentered process conducted by teams of people linked electronically through technological systems, rather than by single individuals or even groups of individuals coordinating their efforts from a single space [...].

M. Tymoczko, 2005, p. 1089

L’avènement des nouvelles technologies a modifié les façons de procéder des traducteurs et les listes de diffusion leur permettent aujourd’hui de s’adresser à leurs collègues à tout stade du processus de traduction pour solliciter différents types d’aide sous forme de questions posées à un collectif réuni par courrier électronique. Cette évolution de la pratique nous amène à postuler que le matériau verbal fourni par ces listes peut contribuer à ancrer la traductologie dans l’empirie, à la différence d’une traductologie spéculative ou théorique par exemple (Lörscher, 2005, p. 597). La présente contribution porte exclusivement sur la traduction écrite, censée ménager un espace ou temps de réflexion concrétisé par le recours à ces listes et s’inscrit dans le cadre des études empiriques centrées sur le processus de traduction. Il s’agit de chercher à cerner l’apport de ce matériau au regard des méthodologies existantes, quitte à reprendre occasionnellement des points déjà développés dans des articles antérieurs (Plassard, 2005, 2006a, 2006b et 2007b notamment).

1. Nature du matériau fourni

Les listes de diffusion (mailing lists) reposent sur le mécanisme du courrier électronique et permettent d’expédier simultanément un message à plusieurs destinataires, l’abonné recevant tous les messages expédiés à la liste considérée (Plassard, 2007b, p. 433 et sq.). Le matériau fourni par ces listes est un matériau verbal spontané qui s’inscrit dans le cadre d’interactions verbales, autrement dit dans l’« espace parolique » auquel fait référence J.-R. Ladmiral (2008, p. 29). Ce matériau se prête de fait à plusieurs types de description : formelle, fonctionnelle et « strictement » traductologique.

1.1. Description formelle

Forme d’échanges conversationnels ou de production interlocutive relevant à la fois de l’analyse conversationnelle, de l’ethnographie de la communication et de la sociolinguistique (Vié-Largier, 2005, p. 75), le matériau fourni par les listes est parfois sémiotique sous la forme d’émoticons, mais surtout et très majoritairement verbal, forme la mieux à même d’éclairer le processus de traduction selon Krings (2005, p. 349). Ce matériau repose en grande part sur le phénomène de la reprise discursive (Vié-Largier, 2005, p. 9), le fait d’extraire des éléments de discours de leur cadre discursif et énonciatif initial et de les transplanter ou transposer dans un autre cadre : « […] la reprise discursive rend également compte de la façon dont le locuteur gère, dans son travail de production, la somme des discours autres qui l’entourent et dont il ne peut complètement s’abstraire : discours situés, dans le temps et l’espace, et produits par d’autres locuteurs ou pour lui-même, ou bien ensemble diffus des discours en circulation dans une communauté discursive ou linguistique donnée » (ibid., pp. 254-255).

La reprise discursive s’applique au segment cité du texte de départ mais aussi à toutes les autres sources d’information explicitement mentionnées, voire citées. C’est le cas du slogan publicitaire « Qui sème le vent récolte la puissance », dans la question posée en introduction de l’exemple donné à l’Annexe 1, segment emprunté au texte de départ qui suscite la question, mais aussi des deux segments textuels cités à la réponse 4 de l’exemple donné à l’Annexe 2. La reprise discursive ancre l’énonciation du traducteur dans l’interdiscours qui caractérise son époque, son domaine, voire les deux et contribue une fois de plus à faire de la traduction une pratique de lecture-écriture (Plassard, 2007a) ou de « literacy » (Tymoczko, 2005, p. 1088), elle-même nourrie des discours ambiants, de « ce qui se dit » et faisant aujourd’hui intervenir la dimension de l’artefact. On notera toutefois que ce qui importe dans l’analyse de ces échanges, c’est surtout la nature des rôles énonciatifs qui y sont pris (voir infra, section Portée sociologique).

1.2. Description fonctionnelle

Les listes de diffusion se prêtent également à une description par analogie avec les forums de discussion, en fonction du nombre de leurs intervenants : une bonne centaine sur la liste du réseau franco-allemand, plus encore sur celle du réseau franco-anglais, de leur identité, ici les membres d’associations professionnelles prenant la parole en leur nom et ayant eu l’occasion de faire connaissance de visu lors de la rencontre annuelle de leur réseau respectif, du cadre participatif, ici la résolution de problèmes de traduction, de la configuration de la liste, le fait qu’elle soit modérée ou non par un modérateur, de l’interface et du degré d’interactivité, le courrier électronique étant ici l’interface informatique, et enfin de la possibilité de constituer des archives des échanges et de donner accès à des fichiers sur le site de chacun des groupes.

Il existe plusieurs types de listes, l’outil informatique ayant favorisé leur multiplication. Les listes générales portent sur les conditions d’exercice, les questions de statut et de clientèle. Les listes spécialisées le sont soit par thématique, finance, médecine, littérature par exemple, soit par regroupement linguistique, listes du réseau franco-allemand, franco-anglais, franco-espagnol par exemple. Il existe aussi des listes fondées sur un regroupement à la fois linguistique et thématique, celle des traducteurs littéraires italiens par exemple.

1.3. Description traductologique

Les listes de diffusion ont pour objet de faciliter la pratique professionnelle des traducteurs en leur permettant de poser des questions auxquelles la consultation des outils traditionnels (dictionnaires, encyclopédies, Internet) n’a pas donné de réponse satisfaisante ou de gagner du temps en faisant directement appel à l’expertise des collègues. La systématisation de cette pratique revient à « court-circuiter » les pratiques traditionnelles du fait d’une pression de plus en plus forte sur les délais de réalisation des traductions et remet en question la description elle aussi « classique » de la mise en oeuvre du processus de traduction.

2. Les listes de diffusion comme élément d’une stratégie plus globale

Tout en ne portant que sur des aspects ponctuels de la réalisation d’une traduction, toute question posée a pour objet la résolution d’un problème de traduction et constitue à ce titre une aide à la décision. Les réponses peuvent consister soit en une solution directe apportée à la question posée, c’est le cas des réponses 3 et 6 du premier exemple (Annexe 1), soit en une tactique permettant de le résoudre, c’est le cas des réponses 1, 2 et 5 dans ce même exemple, même si la tactique énoncée (« you could refer back », « you could paraphrase ») n’est souvent qu’une formule introductive à la solution effectivement proposée que l’on peut de ce fait assimiler à une réponse directe. Les réponses articulent dès lors la prise de conscience d’un problème et sa formulation à la solution qui peut lui être apportée et s’inscrivent dans une stratégie plus globale, au sens où l’entend W. Lörscher (2005, p. 599). Il s’agit de procédures mises en oeuvre pour résoudre des problèmes de traduction, qui ont pour point de départ la prise de conscience d’un problème et pour terme la solution trouvée au problème en question ou, a contrario, la nécessité d’admettre son caractère momentanément insoluble.

De par leur portée limitée, les échanges question-réponse s’inscrivent dans le cadre d’une stratégie d’ensemble dont elles sont le « produit intermédiaire » (Zwischenprodukt, Krings, 2005, p. 349), parallèlement à des éléments tels qu’annotations, marquages divers, ratures et autres, observables soit sur le produit lui-même, la traduction, soit en marge de son élaboration, mais auxquels nous n’avons pas accès dans ces échanges. Le recours à une liste de diffusion peut lui-même être considéré comme un sous-processus (Teilprozess, Krings, 2005, p. 345) relevant de la sous-compétence stratégique telle que définie par le groupe PACTE (2005, p. 610). Cette sous-compétence est primordiale en traduction, c’est d’elle que dépend la résolution de problèmes et l’efficacité du processus mis en oeuvre. C’est elle qui régit la planification du processus en fonction du projet de traduction, permet d’évaluer les résultats partiels obtenus et d’activer différentes autres sous-compétences en identifiant les problèmes de traduction, en compensant les faiblesses et en y appliquant les procédures idoines.

Pour toutes ces raisons, le recours aux listes de diffusion fait figure de stratégie d’appoint dont il reste néanmoins à catégoriser le matériau, l’apport spécifique au regard du processus dans son ensemble d’une part, mais aussi des méthodologies mises en oeuvre en traductologie d’autre part.

2.1. Catégorisation du matériau fourni par les listes de diffusion

Les questions posées font figure d’indice ou d’indicateur d’une difficulté de traduction. Plusieurs façons de les catégoriser sont possibles, selon le stade du processus auquel elles correspondent, selon la nature de leur apport cognitif et selon la nature de l’aide fournie.

2.1.1. Catégorisation selon le stade du processus

Pour mieux cerner l’apport des listes de diffusion à la réalisation des traductions, il importe dans un premier temps de s’interroger sur le stade du processus auquel correspondent les questions posées. Force est ici de constater que les descriptions exhaustives ou englobantes du processus de traduction à l’écrit sont rares, hormis celles de H. p. Krings (1986), de W. Lörscher (2005), de D. Gouadec (2005) qui modélise le processus sous l’angle de l’exécution d’une traduction, angle plus empirique que cognitif. La description formalisée en un tableau (Plassard, 2007a, pp. 272-273) reflète une vision relativement « idéalisée » (Lörscher, 2005, p. 597) de la mise en oeuvre du processus, élaborée à partir de ma propre pratique et qu’il resterait à affiner ou particulariser par des études empiriques.

Quoi qu’il en soit, un consensus s’est établi sur la succession de grandes phases de compréhension puis de reformulation (Krings, 2005), entre lesquelles s’intercale dans la théorie interprétative un moment de déverbalisation. Ce consensus permet dans un premier temps d’attribuer un échange question-réponse à l’une de ces deux phases, même si la distinction ne va pas toujours de soi, la reformulation étant toujours tributaire d’une compréhension préalable. L’exemple 1 (Annexe 1) relève de toute évidence de la reformulation, laquelle n’en reste pas moins tributaire d’une juste appréciation de sa composante formelle et donc, en l’occurrence, d’une compréhension de sa portée intertextuelle. Les éléments de l’exemple 2 (Annexe 2) relèvent davantage de la compréhension de différences culturelles dans la prise en charge de l’enfance et des institutions qui y correspondent. La longueur des éléments ou segments considérés, infraphrastique (mots, segments, proposition) ou supraphrastique (paragraphe, texte entier, plan extra-textuel) peut aussi servir d’élément de catégorisation. Les deux exemples considérés relèvent du niveau infraphrastique, tendance du reste dominante sur les listes observées et sans doute imputable au dispositif lui-même. À l’intérieur des grands axes du processus, une catégorisation plus fine peut s’opérer (voir infra). On notera toutefois dès ce stade un risque de dérive subjective dans l’appréciation de l’élément essentiel de la question posée : une même question peut fort bien relever à la fois de plusieurs catégories telles que compréhension et reformulation, compréhension et recherche documentaire, terminologie et reformulation par exemple.

2.1.2. Catégorisation selon la nature de l’apport cognitif

Outil de dépannage des traducteurs ou tactique de substitution à des procédés « classiques » de résolution de problème en traduction, les listes se caractérisent par un usage ponctuel et ad hoc dont l’apport cognitif sous la forme d’une réponse apportée à une question, peut être d’ordre

  1. déclaratif, lorsque la réponse est directe, c’est le cas des réponses 1, 2, 3 et 6 de l’échange intitulé « Qui sème le vent » (Annexe 1)

  2. procédural, lorsque sont indiqués une tactique à mettre en oeuvre, c’est le cas des réponses 1, 2 et 5 du même échange, ou encore un lien ou une source à consulter, c’est le cas de la réponse 4 du deuxième exemple (Annexe 2)

  3. métacognitif, lorsqu’est proposée une stratégie à mettre en oeuvre pour résoudre un problème, l’aide procédurale préalablement fournie n’étant que le point de départ à une recherche et non son aboutissement ni son terme.

On notera ici que plusieurs réponses, et notamment les 1 et 2 du premier exemple, relèvent simultanément de deux catégories, déclarative et procédurale. Cela s’explique par le fait que la réponse « déclarative » est elle-même introduite par une formule qui l’assimile à une réponse procédurale, dans la mesure où est énoncée une façon de procéder, exemple à l’appui.

2.1.3. Catégorisation selon la nature de l’aide fournie

Les échanges question-réponse peuvent également s’analyser d’après la grille de catégorisation élaborée par le groupe PACTE (2005, p. 615), en fonction de la nature du « support », de l’aide fournie. Ils relèvent souvent de « consultations complexes » dans la mesure où plusieurs personnes interviennent pour donner une réponse. De même, le type de recours, interne ou externe (ibid., p. 617), permet de faire la part entre les éléments fournis par la personne qui pose la question et ceux qu’apportent les traducteurs qui répondent, y compris sous la forme de renvois à des références externes à l’échange, liens hypertextes par exemple. C’est le cas à la réponse 4 du deuxième exemple où les deux îlots textuels cités constituent un support externe au cadre même de la liste. Les listes de diffusion relèvent du support externe à la réalisation d’une traduction, dans la mesure où il s’agit d’une aide que les traducteurs sollicitent lorsqu’ils constatent leurs propres limites, ce qui n’empêche pas que les éventuelles sources auxquelles font référence les collègues qui répondent ne constituent elles-mêmes une autre forme de support, lui-même externe à la liste.

3. Une nouvelle forme de connaissance : la connaissance partagée et située

Par leur principe même, les listes de diffusion mettent en oeuvre un processus cognitif qui n’est plus seulement individuel, même si la décision in fine appartient au traducteur qui pose la question, mais collectif. Il est facilité par l’artefact du courrier électronique d’une part et par la forme d’activité cognitive spécifique qui s’y déploie d’autre part : une « cognition distribuée » et « située », mettant en oeuvre des tâches complexes, dont la traduction par exemple, et impliquant la médiation « d’aides externes variées », qu’il s’agisse de méthodes, de procédures, d’heuristiques ou d’instruments, et réalisées dans des espaces de travail équipés. Cette forme de cognition est favorisée par le développement de technologies informatisées conçues pour faciliter le travail coopératif en équipe (Conein, 2004).

Ainsi conçue, la pratique des listes de diffusion renoue avec des formes de pratiques collaboratives plus anciennes, voire « refoulées » de la culture occidentale dont fait état M. Tymoczko (2005, p. 1089), les participants jouant en quelque sorte le rôle de public qui participe et contribue à l’élaboration d’un texte, tout en corroborant la tendance constatée par W. Wilss (2004) à l’horizontalité des pratiques et à leur nature délocalisée, décentrée et distribuée :

Translation, as an industry, is today valued for its capacity to create, on the basis of pre-given data, new knowledge and delivers a continuous stream of expert information which the potential recipient can exploit for its own purposes. [...] Today, the translation industry has seen, and is seeing, at a tremendous speed the re-moulding of the translator profession striving at lean production, new shapes, patterns, and formats within the framework of horizontally dispersed structures.

p. 784

3.1. Portée méthodologique des listes de diffusion

Nous partons de l’hypothèse que les listes de diffusion, par la nature du matériau qu’elles fournissent, sont susceptibles non seulement d’aider les traducteurs dans la réalisation de traductions, mais aussi de donner aux traductologues un point de vue nouveau ou renouvelé sur le processus lui-même. N’est-on pas en effet en mesure de postuler que cette forme de délibération et de concertation remplace celle qui resterait individuelle en l’absence de dispositif technique pour y faire écho? En ce sens, les listes pourraient se substituer, au moins partiellement, à plusieurs méthodologies existantes fondées sur le principe de la verbalisation et notamment aux protocoles verbaux, dans la mesure où elles présentent un matériau verbal et une délibération de nature dialogique répartissant les rôles argumentatifs entre plusieurs personnes au lieu d’une seule (voir infra). Elles se substituent également à la méthodologie plus récente de recueil de dialogues (talk aloud protocols, Krings, 2005, p. 352), dialogue mené par deux personnes réalisant une même traduction, élargi ici à un nombre illimité de participants. On peut aussi, bien que le lien soit nettement moins direct, les comparer aux logiciels d’enregistrement de saisie des traductions, tels Translog ou Proxy (Pacte, 2005), dans la mesure où les arguments contrecarrant une réponse peuvent faire figure de repentir ou de démenti, c’est le cas des réponses 8 et 9 du premier exemple (Annexe 1).

Leur suivi repose sur le principe d’une observation naturaliste et sur l’enregistrement ou la consignation de ce qui se produit ou se dit effectivement et peut à ce titre venir étayer la théorisation, tout en contribuant à dépasser une attitude normative qui a longtemps prévalu en traductologie (Tymoczko, 2005, p. 1085). La prise en compte de l’évolution technologique incite par ailleurs à renoncer au modèle individualiste ou individualisé de la traduction caractéristique de la traductologie occidentale (ibid., pp. 1088-1089) pour repenser le processus dans son ensemble ainsi que le rôle et l’identité des traducteurs.

Les propos y sont formulés en situation réelle, de façon spontanée, sans aucun artifice induit par un dispositif d’observation quel qu’il soit, et leur éventuel apport méthodologique relève des méthodes dites naturalistes. Leur observation ne saurait être faussée et échappe donc aux critiques régulièrement formulées à l’encontre des protocoles verbaux. Les propos sont formulés par des professionnels au cours de la réalisation d’une traduction (Krings, 2005, p. 350), même si leur formulation amène temporairement à se détacher du texte qui suscite la question. Ils confortent le constat fait par W. Lörscher (2005, p. 605) d’une prise de conscience des problèmes de traduction au fil de sa réalisation d’une part et le statut des listes de diffusion comme outil ou stratégie mobilisés en cours de processus d’autre part. Les échanges question-réponse constituent ce qu’il est convenu d’appeler un « événement de traduction » (Übersetzungsereignis) selon Krings (2005, p. 343). Ils contribuent de ce fait à élargir le champ d’investigation de la traductologie par une approche descriptive et non plus normative (ibid., p. 344). Ils relèvent de la cognition partagée puisqu’à la question posée par un individu correspondent en général plusieurs réponses, montrant la nature heuristique de la démarche de traduction dans une progression pas à pas. En revanche, l’échange ne donne pas accès au texte de départ dans sa totalité, seul un extrait en est cité, limite assez considérable dans l’étude du processus puisqu’elle oblige pratiquement à dissocier le processus du produit dans son ensemble. Utiliser cette nouvelle forme de protocoles verbaux spontanés pourrait s’inscrire dans le projet d’une traductologie qui chercherait à cerner toutes les formes de la pratique (Tymoczko, 2005, p. 1087), sans pour autant qu’il soit exclu de les associer à d’autres méthodologies pour en tirer le maximum d’informations (Krings, 2005, p. 357).

Les propos échangés sur les listes de diffusion permettent parfois de contredire ou infirmer certains propos de traductologues. Selon W. Lörscher (2005, p. 605), les professionnels de la traduction auraient tendance à poser des questions à l’échelle de segments, de phrases ou d’unités supraphrastiques, là où les étudiants se cantonneraient à des mots ou syntagmes. Le suivi d’une liste sur quelques mois tend à prouver le contraire et les professionnels se posent eux aussi majoritairement des questions à l’échelle du mot ou du syntagme. Sans doute y aurait-il néanmoins lieu ici de tenir compte des contraintes techniques du courrier électronique et des critères de confidentialité obligeant les traducteurs à limiter le plus souvent à l’échelle infraphrastique les éléments portés à la connaissance collective. On observe toutefois qu’ils donnent en général suffisamment de précisions pour restituer un contexte à la fois verbal et cognitif, en anticipation de la compréhension de leurs collègues.

Selon ce même auteur, les professionnels vérifieraient leur reformulation principalement selon deux critères, ceux de la correction stylistique et de l’adéquation au genre textuel, là où les étudiants se concentreraient davantage sur l’équivalence lexicale et la correction syntaxique (ibid., p. 606). Si cette assertion se vérifie en partie, notamment dans l’exemple du proverbe adapté à des fins publicitaires où les propositions formulées respectent le critère stylistique de la forme proverbiale (Annexe 1), force est de reconnaître que les critères lexicaux et syntaxiques ne sont pas absents des préoccupations des professionnels qui peuvent être amenés à s’interroger sur le genre d’un acronyme utilisé comme substantif, DVD par exemple, dans le passage d’une langue à une autre. Enfin, selon ce même auteur (ibid., p. 605), les professionnels auraient tendance à ne prendre pleinement conscience des problèmes de reformulation qu’au stade de la relecture. Nombreux sont les exemples donnés sur les listes observées, prouvant que le professionnel subodore ou anticipe un problème de reformulation ou le constate, voyant que la proposition qui lui vient à l’esprit n’est pas satisfaisante.

3.2. Portée sociologique

Les listes de diffusion articulent la pratique individuelle de la traduction à celle, collective, de la délibération autour de questions ponctuelles. Source de cohésion d’un groupe réuni par une même pratique, elles revêtent une dimension phatique. À l’heure du « tournant sociologique », les listes présentent de ce fait un intérêt sociologique, sous la forme d’un matériau brut montrant comment s’organisent les relations à l’intérieur d’une « communauté de pratique » (Lave et Wenger, s.d.).

3.2.1. Nature du groupement

Quoiqu’intitulés spécifiquement réseau franco-anglais ou franco-allemand par exemple, ces groupements relèvent de différentes dénominations, dans une valse des étiquettes qui va de pair avec la priorité accordée à leur finalité : « communauté de savoir », « réseau d’apprentissage » ou de « partage de connaissance », il s’agit en tout état de cause d’un groupe de personnes réunies par une pratique et un domaine de compétence communs qu’on peut aussi qualifier de « communauté discursive » (Beacco, 1992) ou de « communauté de pratique » (Lave et Wenger). Les listes de diffusion permettent de concilier l’étude du processus de traduction avec les dimensions sociologiques de la pratique, en acte et en situation. Le matériau verbal peut servir de point de départ à l’analyse des rôles pris par les traducteurs dans l’échange, susceptibles de contribuer à dresser le portrait type ou différencié du ou des traducteurs. L’analyse des rôles argumentatifs selon la typologie qu’en propose Vié-Largier (2005, p. 64), permet de catégoriser en première approche les rôles pris successivement par les traducteurs.

3.2.2. Fonctions discursives des propos échangés

Les différentes entrées en matière des réponses dans les deux exemples donnés en annexe créent une sorte de concaténation et contribuent à structurer l’échange dans sa globalité en situant chaque réponse par rapport aux autres. C’est le propre de la fonction de structuration qui a trait à l’organisation interne des échanges (ibid., p. 411). La réponse 3 du premier exemple et la quasi- totalité des réponses du deuxième exemple ont une fonction d’information, dans la mesure où chacune apporte des clés de compréhension de la question posée et en donne, de fait, un éclairage particulier. La réponse 7 du premier exemple a une fonction d’étayage concrétisée notamment par des formules telles que « I’ve been reading […] so in your context […] I think it is difficult to » : elle a pour objet d’appuyer un propos, une réponse déjà fournie, en apportant des éléments susceptibles de les renforcer ou de les justifier (ibid., p. 427). Plus spécifiquement encore, cette réponse relève du discours d’expertise, sous-catégorie du discours d’étayage, dans la mesure où son auteur procède à une exégèse du slogan publicitaire, le resitue dans sa relation d’intertextualité avec le message biblique, tout en concluant par une série de propositions de reformulation. Les réponses 4, 8 et 9 de ce même exemple relèvent quant à elles du support de positionnement, avec d’une part une reprise discursive introduite par « A. said » et « it seems to me as though » ou un marqueur de ce positionnement « I agree », et viennent prendre parti ou position sur les éléments déjà formulés. Il en va de même des réponses 1, 2 et 3 du second exemple. Dans la réponse 3, le support de positionnement prend la forme d’un désaccord formulé par l’expression « your suggestion […] does not quite fit the context ».

Conclusion

Les listes de diffusion donnent accès au matériau verbal, à la partie formulée, verbalisée du fonctionnement cognitif, mais laissent dans l’ombre une part importante du processus de traduction : le texte qu’il s’agit de traduire. Dans la mesure où l’apport de ces listes peut s’inscrire en complément des méthodologies psycho-cognitives existantes, une bonne partie de la terminologie déjà forgée y est applicable. Le matériau verbal s’y articule en une double dimension, cognitive d’une part et sociologique de l’autre, se prêtant à une analyse en termes de rôles argumentatifs. Les pratiques collaboratives de la traduction, quoique le plus souvent réduites à des segments sur les listes de diffusion, amènent à revoir, redécrire, repenser le processus de traduction dans sa globalité et à le placer sous le signe de la délibération. Elles renouent paradoxalement avec une forme « classique » d’enseignement où le texte de départ et sa traduction font, en situation pédagogique, l’objet de commentaires et de critiques qui amènent progressivement à formuler un résultat consensuel. Elles portent par ailleurs crédit aux propos de M. Tymoczko (2005, p. 1095), entrevoyant un avenir de la traduction où se redessinent les canons et les stratégies de traduction sous l’effet de l’évolution technologique.