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Introduction

Au XVIIe siècle, John Dryden décrivait trois types de traduction de poèmes : 1) la métaphrase ou la traduction littérale, 2) la paraphrase ou la traduction fidèle au sens, mais relativement libre sur le plan de la forme et 3) l’imitation, voire l’adaptation infidèle (1992, p. 17). Pour lui, la traduction « idéale » d’un poème était la paraphrase, située entre les deux extrêmes que constituent l’imitation et la traduction littérale (ibid., p. 26). Depuis, les typologies de traductions poétiques se suivent et se ressemblent. Souvent, elles ne renvoient qu’à une facette du poème, donnant lieu à des classifications où cohabitent des types définis en fonction de la traduction du sens ou de la forme. Albert Schneider, par exemple, présente une catégorie d’ordre linguistique et deux autres d’ordre esthétique : 1) la traduction littérale, 2) la traduction en prose et 3) la traduction en vers (1978, pp. 25-26). D’abord, on peut se demander quelle serait, pour traduire la langue, la solution de rechange au mot-à-mot, qui peut surgir en prose comme en vers. D’ailleurs, la prose poétique et le poème en prose ne font-ils pas éclater ces frontières génériques? D’une part, le poème en prose s’inscrit selon Hermine Riffaterre dans la même lignée que le poème en vers libre en ce qui a trait à sa volonté de briser les traditions. D’autre part, le poème en prose opère selon elle une rupture encore bien plus définitive avec les formes fixes : « The prose poem involves a more radical change, extending through the entire text. It is a whole genre born out of [the] elimination principle [of formal rules] » (Riffaterre, 1983, p. 98). Comme le font remarquer plusieurs auteurs[1], la nature du poème en prose est ambiguë du fait de l’antithèse générique contenue dans la désignation elle-même. En effet, l’expression est problématique, puisqu’elle réunit deux genres traditionnellement contraires, repoussant ainsi les limites de deux catégories littéraires pourtant établies par des générations de théoriciens. Si l’on peut quand même appeler « poème » cette étrange construction littéraire qui semble pourtant renier sa propre poéticité, il en découle que le vers ne peut donc à lui seul garantir l’existence d’un poème. Par ailleurs, il peut s’avérer trompeur de ramener toutes les traductions versifiées sur un pied d’égalité, car une métrique particulière n’a pas la même valeur à différentes époques, dans différents pays, chez différents auteurs, ni chez un même auteur à différentes étapes de son oeuvre. Enfin, les catégories concernant la transposition du mètre ou de la rime risquent de devenir obsolètes dès que l’on s’éloigne des formes fixes.

Les typologies existantes ont l’avantage d’avoir ouvert le chemin : à présent, il est temps de le baliser. Selon nous, le manque de précision d’une majorité des catégorisations découle du fait que l’on définit souvent trop vaguement l’objet d’étude : le poème. Puisque nous considérons que la traduction du vers peut être traitée sous trois aspects (conceptuel, sonore et spatial), nous proposerons d’abord une méthode d’analyse susceptible de donner lieu à une catégorisation plus spécifique des traductions poétiques. Ensuite, nous appliquerons notre méthodologie à l’analyse de six versions anglaises publiées sur support papier du premier poème d’Árbol de Diana de l’Argentine Alejandra Pizarnik (1936-1972), un recueil ayant reçu un accueil particulièrement favorable sur la scène littéraire argentine comme internationale : celles de Lynne Álvarez (1979), de Yishai Tobin (1980), de Frank Graziano et María Rosa Fort (1987), de Sylvia Molloy (1991), de Cecilia Rossi (2000) et de Susan Bassnett (2002). Cette étude de cas démontrera comment une analyse rigoureuse des aspects conceptuel, sonore et spatial peut aider à reconnaître les particularités du poème source, et à évaluer comment elles ont été accueillies en langue cible.

1. Vers une nouvelle méthode d’analyse

Selon nous, la poéticité d’un poème, que l’on devrait en principe retrouver dans ses traductions, se situe à trois niveaux. D’abord, il y a l’« aspect conceptuel », qui concerne le message des mots et le travail personnalisé d’un poète sur sa langue, qu’il manie souvent de façon inusitée, voire non grammaticale ou agrammaticale. Un poème est composé avant tout de signes linguistiques agencés de façon personnalisée, parfois inhabituelle, voire agrammaticale, mais qui ne sont jamais pour autant vides de sens. Comme le texte en prose, le poème transmet lui aussi toujours « quelque chose » au lecteur, même s’il est parfois difficile de savoir exactement ce dont il s’agit. Ensuite, il y a l’« aspect sonore », car tout poème, peu importe sa forme, présente toujours un certain travail phonique. Par exemple, il fait entendre au lecteur (dans sa tête ou réellement s’il lit tout haut) le rythme des syllabes et l’harmonie ou la cacophonie des consonnes et des voyelles. Aussi, certains mots n’ayant normalement aucun lien sémantique peuvent se trouver liés par des ressemblances phoniques (assonance, allitération, rime). La musique qui en résulte laissera parfois deviner la période historique où le poème a été rédigé, pourra émouvoir ou être chargée de signification symbolique. Enfin, il y a l’« aspect spatial », car le poème écrit (publié ou manuscrit) est une entité concrète, visible dans l’espace. John Hollander rappelle d’ailleurs que l’apparence physique du poème imprimé a forcément une raison d’être, ne serait-ce que celle d’orienter la lecture :

[…] by the middle of the 16th century, the look of the poem on the page had begun to assume a canonical importance, and patterns of versification and typographical arrangement to play a small but definitive role in the history of form.

1985, p. 268

Puisque nous jugeons que la poésie traduite doit être analysée sous ces trois aspects, nous avons élaboré une méthodologie susceptible de donner lieu à une classification plus spécifique des versions poétiques que celles qui ont été proposées à ce jour[2]. Pour chacun des trois aspects, nous proposons qu’il existe potentiellement trois types d’approches traductives correspondant grosso modo aux trois catégories traditionnellement relevées par les traductologues (traduction littérale, traduction littéraire et adaptation), que nous nommons ici la traduction structurelle, la traduction fonctionnelle et la traduction adaptative. Or, les caractéristiques de ces trois approches et leurs effets potentiels diffèrent selon que l’on étudie l’aspect conceptuel, sonore ou spatial d’un poème. Chaque approche a donc été définie spécifiquement en fonction de l’aspect étudié.

1.1. Aspect conceptuel

En principe, tout texte que l’on appelle « traduction » résulte d’un compromis entre l’impératif d’adéquation au sens et au style d’un texte source et celui de répondre aux attentes d’un nouveau public cible, ce qui correspond à une approche fonctionnelle de l’aspect conceptuel. Mais toutes les versions ne présentent pas le même degré de « fonctionnalité ». Afin de pouvoir évaluer ce degré, nous proposons une grille d’analyse inspirée de Francis R. Jones (1989, pp. 187 et seq.), qui compte sept catégories de stratégies traductives :

  1. Le « transfert » concerne les cas d’équivalence qui rendent à la fois le(s) sens et les effets d’une unité sémantique ou stylistique (un sens = un sens; plusieurs sens = plusieurs sens).

  2. La « divergence » touche les modulations ou transpositions qui introduisent des connotations nouvelles ou différentes de l’original (un sens = plusieurs sens).

  3. La « convergence » désigne les modulations ou transpositions qui éliminent la polysémie initiale au profit d’une formulation univoque (plusieurs sens = un sens).

  4. L’« improvisation » vise l’ajout d’éléments sémantiques ou stylistiques absents de l’original dans le but de recréer un effet impossible à rendre autrement.

  5. L’« abandon » se rapporte à la non-traduction de mots entraînant une perte sémantique.

  6. L’« importation » englobe les emprunts, les mots apparentés (étymologiquement ou phonétiquement) et les calques créant un effet d’étrangeté dans le texte cible.

  7. L’« adaptation » relève des cas de non-équivalence sémantique, dont l’ajout d’éléments qui créent un effet différent ou introduisent un sens absent de l’original.

D’abord, un usage récurrent de la sixième stratégie, l’importation, qui consiste à créer un « effet d’étrangeté », pointe vers une approche plutôt structurelle de l’aspect conceptuel. Traditionnellement appelées « littérales » ou « sourcières », les versions structurelles sur le plan conceptuel usent de termes apparentés, de calques lexicaux et syntaxiques. Bien qu’elles rendent essentiellement le sens original, elles « sentent » la traduction lorsqu’elles ne répondent pas aux normes linguistiques ou littéraires cibles. En revanche, une traduction comportant une majorité de traits rattachés aux quatre premières stratégies concorde avec une approche plutôt fonctionnelle de l’aspect conceptuel. Le transfert équivaut à un haut degré d’équivalence au sens et au style de l’auteur. Pour leur part, la divergence, la convergence et l’improvisation – auxquelles on peut ajouter les cas d’abandon n’entraînant pas de perte sémantique significative – font preuve d’une certaine adéquation au sens et au style de l’auteur, mais la griffe du traducteur, c’est-à-dire les marques de son intervention personnelle, y est plus perceptible. Communément appelées « littéraires » ou « ciblistes », les versions fonctionnelles sur le plan conceptuel semblent avoir été rédigées directement en langue cible et présentent un contenu équivalent à l’original de façon à la fois efficace et fluide. Enfin, un usage prépondérant de la septième stratégie, l’adaptation, produit des versions dont le contenu et le style n’équivalent souvent pas à l’original. On rangera également dans la catégorie adaptative les cas d’abandon entraînant une perte sémantique importante. « Recréations » plus ou moins ressemblantes à l’original, ces versions portent surtout la griffe du traducteur, si bien que l’on n’y reconnaît parfois plus du tout l’auteur original, et témoignent donc d’une approche plutôt adaptative de l’aspect conceptuel.

1.2. Aspect sonore

Une majorité de théoriciens déclarent qu’un poème, de forme fixe ou non, est avant tout le fruit d’une exploitation significative des sonorités d’une langue[3]. Or, ce qu’on appelle la « musique » d’un poème est souvent plus un « rythme », c’est-à-dire l’ensemble du traitement sonore de la langue, « de la prosodie à l’intonation » comme dirait Meschonnic, qui rend la voix du texte unique, particulière et donc reconnaissable, et qui créent ce qu’il appelle un « mouvement dans la parole » (1999, p. 100). On peut classer ces « rythmes » en trois catégories principales : 1) les répétitions phoniques (assonances, allitérations, rimes, par exemple), 2) les répétitions lexicales (mots, segments ou vers complets) et 3) les répétitions métriques (accents, pieds, strophes). Selon nous, la traduction de l’aspect sonore peut être abordée de trois façons principales, qui se distinguent surtout par l’effet créé. D’abord, l’importation des recours phoniques et mètres originaux en langue cible témoignera d’une approche structurelle. Dans le cas où les langues source et cible sont apparentées, cette approche ne créera pas nécessairement d’effet d’étrangeté. Cependant, plus le système phonique et métrique des langues seront éloignées, plus une approche structurelle du son pourra mal sonner à l’oreille du lecteur cible ou produire un texte qui, sur le plan conceptuel, s’éloignera beaucoup de l’original. Un exemple extrême serait Mots d’Heures Gousses, Rames, version phonétique de Mother Goose’s Rhymes, une traduction « son pour son » qui ne rend pas le sens original, explique Don L. F. Nilsen, mais où il y a quand même assez de sens et de grammaire pour donner l’illusion d’un texte « légitime » (1989, p. 114). Ensuite, l’approche fonctionnelle de l’aspect sonore se caractérise par la reproduction des effets originaux à l’aide des ressources propres à la langue cible, comme quand on rend l’alexandrin français par un pentamètre iambique anglais. C’est la volonté de créer un effet sonore équivalent, « par transformation », comme dirait Meschonnic (1999, p. 88), qui fera foi d’une approche fonctionnelle de l’aspect sonore. Quant à l’approche adaptative, elle consiste à réinventer complètement la trame sonore originale, comme en transformant des vers libres en vers réguliers ou en transposant des alexandrins en vers libres. Ce qui caractérise ici la version adaptative est la création d’un effet sonore manifestement distinct de celui produit par les recours phoniques originaux.

1.3. Aspect spatial

Afin de structurer l’étude du traitement de l’aspect spatial, nous avons adapté la grille de John Lennard, composée de huit niveaux de « ponctuation » (2000, pp. 5-6), entendant « ponctuation » au sens large, comme englobant tous les éléments graphiques qui découpent le texte en parties visibles et en orientent ainsi la lecture. Ce faisant, nous avons accordé une attention particulière à cinq niveaux : 1) la page comme unité de lecture, 2) la mise en page, 3) les mots ou groupes de mots qui se distinguent visuellement, 4) les signes de ponctuation et 5) les blancs typographiques. Là encore, trois approches traductives sont possibles. Une approche structurelle de l’aspect spatial consiste à calquer le plus possible l’apparence originale : la disposition du ou des poèmes individuels (la découpe des vers; les blancs typographiques; la ponctuation) et, le cas échéant, leur distribution sur la page. L’effet produit est souvent équivalent à l’original, du moins dans les littératures occidentales, où les genres se ressemblent visuellement. Pour sa part, une approche fonctionnelle témoigne d’un compromis entre la reproduction de l’aspect original, les contraintes éditoriales et les règles typographiques cibles. Même lorsque le dessin graphique diffère, la griffe de l’auteur est perceptible, comme lors de l’adéquation de la ponctuation aux normes cibles ou de la reproduction, sur le plan micro-textuel, des caractéristiques visuelles de chacun des poèmes (disposition et longueur des vers, ponctuation, casse, entre autres), mais non, sur le plan macro-textuel, de leur nombre ou de leur distribution sur la page, notamment par souci de rentabiliser l’espace. Enfin, une approche adaptative de l’aspect spatial prête au poème traduit une toute nouvelle allure, rendant le style original méconnaissable en changeant la distribution des poèmes ou des strophes, en versifiant un poème en prose, ou en ponctuant de façon normée un poème non ponctué.

Le modèle d’analyse proposé a l’avantage d’être fondé sur une définition claire mais non restrictive du poème. Par conséquent, les trois aspects identifiés (conceptuel, sonore et spatial) s’appliquent à l’étude de poèmes de tous types, qu’ils soient en vers ou en prose, de forme fixe ou non. Notre modèle tient donc toujours compte de la traduction de chacun des trois aspects intrinsèques du poème, peu importe sa forme, ce qui devrait nous permettre de détailler l’approche des traducteurs anglais d’Alejandra Pizarnik. Nous pourrons notamment observer l’importance respective que chaque traducteur accorde à la reproduction des différents aspects du poème, puis mesurer, s’il y a lieu, la fréquence des combinaisons traductives.

2. Étude de cas : Árbol de Diana en espagnol et en traduction anglaise

Entre 1960 et 1964, Alejandra Pizarnik séjourne à Paris, où elle mène une vie littéraire très productive : elle y rédige de nombreux articles, des traductions, la majeure partie des entrées de son journal intime, des poèmes et des textes en prose. C’est au coeur de cette période parisienne que Pizarnik compose Árbol de Diana [AD], recueil de poèmes publié en 1962 aux prestigieuses éditions Sur (dirigées par Victoria Ocampo) et préfacé par Octavio Paz[4].Ce premier livre de Pizarnik rédigé en France[5] remporte un vif succès sur la scène poétique argentine comme internationale. En fait, AD apparaît « central » pour Pizarnik dans tous les sens du terme. D’abord, le recueil se situe chronologiquement au centre de sa production poétique. Ensuite, il contient les premiers fruits du pèlerinage littéraire de l’auteure à Paris, une période cruciale de sa vie. Sur le plan professionnel comme personnel, ce livre représente un véritable « passage à l’âge adulte[6] ». Il s’agit un recueil « charnière » au sein de l’oeuvre pizarnikienne, à la fois récapitulatif des ouvrages antérieurs et précurseur des publications postérieures. Sur le plan thématique, AD raconte la quête d’unité linguistique et ontologique d’un sujet lyrique, quête qui s’avère être une constante dans l’oeuvre de la poète[7]. Sur le plan formel, le cycle contient de courts poèmes épigrammatiques typiques de l’époque de jeunesse de Pizarnik ainsi que ses premiers poèmes en prose, genre que l’on associe davantage à ses derniers recueils[8].

Si le cycle d’AD occupe une place privilégiée au sein de l’oeuvre originale de Pizarnik, il contribue aussi de façon capitale à la diffusion de ses poèmes en traduction. En effet, les textes d’AD sont parmi les plus traduits, en particulier en anglais, et ce, sur la plus longue période de temps. Entre 1979 et 2002, six traducteurs anglophones d’AD ont publié une sélection partielle du cycle dans des revues, des anthologies ou au sein de recueils et d’articles scientifiques, et certaines ont même été éditées plus d’une fois. La première sélection anglaise d’AD, signée Lynne Álvarez, paraît deux fois : d’abord en 1979 dans la revue littéraire Review, puis en 1982 dans l’anthologie Towards an Image of Latin American Poetry[9]. En 1980, une anthologie consacrée à la poésie juive, Voices Within the Ark, inclut des traductions d’Alina Rivero et de Yishai Tobin[10]. En 1991, Sylvia Molloy publie quelques nouvelles versions anglaises d’AD[11] dans l’anthologie Women’s Writing in Latin America. En 1996, Jill S. Kuhnheim cite ses propres traductions des poèmes AD 3, 14 et 16 qu’elle analyse dans son livre Gender, Politics, and Poetry in Twentieth-Century Argentina. En 2002, Susan Bassnett publie la plaquette Exchanging Lives, qui contient quelques extraits traduits du cycle d’AD[12]. Certaines de ces traductions ont paru précédemment dans l’anthologie de poésie féminine latino-américaine These Are Not Sweet Girls (1994)[13].

La première version anglaise complète d’AD paraît en 1987, dans le tout premier recueil de Pizarnik en traduction anglaise : Alejandra Pizarnik: A Profile. Le livre offre une vue d’ensemble de l’oeuvre de la poète, y compris des extraits de sa poésie, de ses écrits en prose et de ses journaux intimes. Frank Graziano et María Rosa Fort cosignent la majorité des traductions, dont celle d’AD. Depuis, trois nouvelles retraductions anglaises complètes ont vu le jour. En 1999, Cecilia Rossi signe une nouvelle traduction anglaise du cycle d’Árbol de Diana, qui remporte le premier prix au prestigieux concours de traduction littéraire John Dryden, organisé conjointement par la British Comparative Literature Association et le British Center for Literary Translation. Ces nouvelles versions sont publiées en 2000 dans le numéro 22 de la revue Comparative Criticism. En 2003, Mark G. Rackers signe une troisième traduction complète du cycle d’AD dans le cadre de son mémoire de maîtrise à l’Université de San Diego State, qui reste à ce jour inédite. Enfin, Zachary Chartkoff publie sur son blogue, entre le 22 novembre et le 2 décembre 2005, des extraits traduits de plusieurs recueils, dont une nouvelle version anglaise complète du cycle d’AD.

À première vue, plusieurs des versions anglaises d’AD revêtent des traits adaptatifs sur le plan spatial. Entre autres, les textes tendent à ne pas être numérotés ou à porter un chiffre qui ne correspond pas à celui de 1962. Il arrive aussi que leur ordre initial ne soit pas reproduit ou que l’on apporte des changements à leur mise en page ou à leur ponctuation. Ces observations préliminaires nous poussent à nous demander si ces versions sont des adaptations sur le plan spatial seulement ou sur les trois plans du poème. Pour les besoins de notre analyse, nous avons choisi d’étudier l’un des poèmes les plus traduits en anglais, soit le tout premier poème du recueil, dont on compte en tout huit versions. Étant donné que notre étude comporte une analyse de l’aspect spatial des versions, c’est-à-dire notamment de leur mise en page, nous avons exclu la version de Chartkoff qui a paru dans un blogue sur Internet. En effet, une publication électronique, en particulier lorsqu’elle ne relève pas d’un éditeur ou d’un comité éditorial, ne répond pas aux mêmes normes et contraintes qu’une édition sur support papier, où le nombre de pages peut être limité (pour des raisons économiques, par exemple) et le format, préétabli (comme cela pourrait l’être dans le cas d’une collection). En outre, comme nous nous intéressons à la façon dont l’oeuvre de Pizarnik est présentée au public anglophone, nous avons mis de côté la traduction de Rackers, qui, parce qu’elle reste inédite, a probablement été très peu diffusée. En revanche, les six autres traductions ont toutes été rendues publiques, incluses au sein d’une revue ou d’une anthologie. En somme, le corpus sélectionné, bien que restreint, semble donc représentatif de l’oeuvre de Pizarnik en terme de style, et de l’ensemble des traductions anglaises d’Árbol de Diana. Les traductions choisies on également l’avantage d’être parues sur papier, sous un format comparable sur le plan spatial.

2.1. Aspect conceptuel

Malgré leur facture à première vue décousue, les poèmes d’Árbol de Diana forment un tout. Selon Jill S. Kuhnheim (1996, p. 68) et Michal Heidi Gai (1992, p. 257), ils constitueraient même les fragments d’un seul poème. Ainsi, bien que l’ordre chronologique des extraits ait été conservé par tous les traducteurs, le fait qu’Álvarez, Tobin, Molloy et Bassnett n’aient pas traduit le cycle entier, comme nous l’avons remarqué plus haut, confère à leurs versions incomplètes un trait adaptatif. Lues en bloc, les versions incomplètes racontent en effet forcément une histoire différente de l’originale, qui compte 38 « chapitres ».

Dans le premier vers espagnol[14], le « je » lyrique dit avoir « fait le saut de lui-même jusqu’à l’aube » [notre trad.]. Il y a transfert du sens[15] dans cinq des six vers anglais. La plupart de ces traducteurs ont fait preuve d’une économie de type fonctionnel, préférant le verbe « to leap » (Álvarez, Graziano et Fort et Molloy) ou « to jump » (Tobin). En fait, seules Bassnett et Rossi, syntaxiquement plus structurelles, ont conservé la formulation « verbe + substantif ». Cela dit, le sujet de Bassnett ne déclare pas avoir « sauté » [leap], mais plutôt « donné son énergie vitale [surge] à l’aube » [notre trad.], glissement de sens qui donne au vers traduit un air d’adaptation.

Au deuxième vers, le sujet lyrique espagnol dit avoir « laissé son corps près de la lumière » [notre trad.]. Ici, tous sauf Bassnett ont fait preuve de transfert en rendant la locution prépositive « junto a » [près de] par un adverbe : Álvarez, Graziano et Fort et Molloy ont choisi « next to »; Tobin, « near »; et Rossi, « beside ». Par contraste, le sujet de Bassnett n’est plus « à côté » de la lumière, mais carrément « uni à » elle : « joined with the light ». Or, si « joined » rend le sens adjectival de « junto », celui-ci n’est absolument pas en cause en espagnol. Au troisième vers, Bassnett est encore une fois seule à faire preuve d’adaptation. Tandis que les trois actions du poème (faire le saut, laisser le corps, chanter) sont successives en espagnol, les deux dernières sont simultanées chez Bassnett, celle-ci ayant traduit la conjonction « y » par « while ». En outre, le « chant » de Pizarnik est à propos de la tristesse de « quelque chose qui naît » [notre trad.], sans préciser de quoi il s’agit exactement. Tandis que tous les autres traducteurs ont procédé de façon fonctionnelle, rendant « lo que nace » par « what is born », Bassnett a opté pour « being born ». Or, ce gérondif crée une convergence en précisant que la « chanson » est à propos de la voix lyrique, elle-même triste de naître. Enfin, la nature du chant est ambiguë en espagnol, tandis que dans la version de Bassnett, le verbe à particule « sing out » (au lieu de « sing » tout court, comme chez les autres traducteurs) représente un autre cas de convergence, mettant en scène une voix forte, voire un cri, plus qu’un chant proprement dit.

Par ailleurs, le traitement des temps de verbes varie dans les versions. En espagnol, l’usage du pretérito perfecto implique une certaine proximité avec le présent. En anglais, ce temps équivaut au present perfect, désignant aussi un passé indéterminé et récent, ou qui a des répercussions jusque dans le présent[16]. Ici, on pourrait s’attendre à ce que les trois verbes fassent l’objet d’un transfert fonctionnel au present perfect, mais cela ne se produit que chez Álvarez, Tobin, Molloy et Rossi. Chez Graziano et Fort, le dernier perfecto, « he cantado », a été rendu par un simple past, « I sang ». Or, l’incursion du simple past au dernier vers génère un effet discordant. La troisième de trois actions successives, en principe la plus récente, appartient ici à un passé plus lointain que les premières. Le fait que « sang » soit suivi d’un simple present, « what is born », ajoute au manque de concordance, car il est difficile de concevoir que l’on puisse avoir fini de « chanter la tristesse de ce qui naît » [notre trad.] avant même que cette naissance ait eu lieu. En fait, la présence du simple past chez Graziano et Fort déroute au point que « sang » paraît être le fruit d’une erreur typographique plus que d’une approche adaptative. En revanche, le simple past de Bassnett semble délibéré, parce qu’il affecte les trois actions du poème. Or, cette conjugaison peut être considérée adaptative, car elle modifie la trame conceptuelle du poème, les actions au simple past n’ayant plus aucun lien avec le « présent » du « je » lyrique.

En somme, cette analyse de l’aspect conceptuel des traductions incomplètes d’Álvarez, de Tobin, de Molloy et de Bassnett a permis de constater qu’elles recèlent des traits adaptatifs sur le plan macro-textuel car, faisant partie d’un cycle incomplet, elles ne peuvent plus constituer le début d’une histoire en 38 « chapitres ». Sur le plan micro-textuel, cependant, elles font preuve, comme les versions complètes de Graziano et Fort et de Rossi, d’une tendance plutôt fonctionnelle. En effet, ces cinq versions présentent une majorité de transferts et restent assez proches de la structure syntaxique du poème source, tout en demeurant idiomatique en langue cible. En revanche, les nombreux glissements de sens relevés dans chaque vers de la version de Bassnett, qui fait en outre déjà partie d’un cycle incomplet, nous poussent à la considérer comme fortement adaptative sur le plan conceptuel.

2.2. Aspect sonore

L’élément sonore principal qui structure le poème original est une figure de style nommée en espagnol « similicadencia ». Peu commun en français, où l’on préfère le terme « homéotéleute », le terme « similicadence » désigne les répétitions de morphèmes, telles que les terminaisons verbales (flexion, temps ou mode) ou les suffixes servant à créer des substantifs, des adjectifs ou des adverbes[17]. Elle est ici construite à partir de trois verbes en début de vers conjugués au pretérito perfecto, à la première personne du singulier. Ainsi, la répétition du morphème « ado » fait l’effet d’une rime interne consonante, suivie au premier vers d’une assonance en « a/o » (« salto ») qui crée un genre de rime « en écho »[18], les phonèmes rimés apparaissant deux fois de suite. Ces répétitions phoniques confèrent au poème une certaine régularité, voire une impression de circularité.

La similicadence proprement dite a disparu dans toutes les versions anglaises. Néanmoins, son effet structurant semble reproduit de façon fonctionnelle au moyen d’une anaphore du sujet et de l’auxiliaire « I have », triple chez Álvarez, Tobin, Molloy et Rossi (la dernière fois sans sujet), et double chez Graziano et Fort (deux premiers vers). Aussi, les versions d’Álvarez et de Graziano et Fort comptent une paronomase[19] au début des vers 1 et 2 (« I have lept/leapt; I have left »), qui donne l’impression d’une rime interne partielle. On entend même un écho vocalique dans le « è » de « myself » et de « next », ainsi qu’un écho consonantique dans le « l » et le « t » de « light ». Incidemment, on dirait aussi que le « I » du « je » lyrique anglais de tous les traducteurs résonne dans le « i » de « light ». La paronomase est moins forte dans la version de Molloy, en raison de la conjugaison alternative « leaped », ainsi que dans celle de Rossi, qui a opté pour « taken the leap ». Toutefois, l’écho allitératif en « l/t » dans « leap(ed) », « left » et « light » est perceptible dans leurs versions, et, dans celle de Molloy, l’écho vocalique du « è » s’entend encore dans « myself » « left » et « next ». Enfin, la chanson traînante et triste du [s] de « sang/sung/the sadness » de tous les traducteurs rappelle les sibilantes espagnoles (« la tristeza de lo que nace »).

En outre, on relève dans toutes les traductions anglaises une assonance de la voyelle ouverte longue [ɔ:] aux vers 1 et 3 (« dawn » et « born »), enrichie par la répétition de la consonne [n] en position finale. Cette assonance en position finale compense elle aussi pour la rime intérieure de la similicadence espagnole, en particulier chez Bassnett, où le simple past des trois verbes élimine la possibilité d’anaphore et de paronomase. Mais la traduction de Bassnett ne manque pas pour autant de répétitions sonores. L’allitération en « s » de « surge of myself » du premier vers revient au troisième dans « sang out the sadness », et la répétition de l’occlusive [b] dans « being born » reprend celle de « body » au deuxième vers, un peu comme « salto » fait écho à « dado » en espagnol. Tobin crée une impression similaire grâce au retour du « u » court de « jumped » dans celui de « sung ».

Par ailleurs, Michal Heidi Gai note que les vers de Pizarnik, bien qu’ils ne correspondent à aucun modèle versifié conventionnel, « a veces recaen en la insistencia propia del estribillo » [imitent parfois l’insistance propre au refrain] (1992, p. 257, notre trad.). Ce commentaire nous incite à considérer AD 1 d’un point de vue métrique[20]. Comme il s’agit d’un poème en vers libres, il n’est pas étonnant que ceux-ci soient de longueur inégale (le premier compte 10 syllabes, le deuxième, 11 et le troisième, 13) ni que la position des accents semble a priori aléatoire. Néanmoins, une écoute plus approfondie révèle certaines constantes. Par exemple, le premier vers présente un rythme prédominamment iambique (∪—), tandis les deux derniers semblent partager un rythme plutôt anapestique (∪∪—). Aussi, on remarque que les deux premiers vers comportent chacun quatre accents toniques, tandis que le troisième n’en comporte que trois, dont les deux premiers font écho aux patrons du deuxième (3e syllabe) et du premier vers (7e syllabe) :

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À première vue, toutes les traductions anglaises présentent un mélange hétérogène de rythmes iambiques et anapestiques. S’il est difficile d’y déceler des patrons proprement dits, on constate néanmoins une certaine régularité dans la récurrence du nombre d’accents toniques, qui oscille toujours entre trois et quatre. Ainsi, les versions d’Álvarez, de Tobin, de Graziano et Fort et de Molloy présentent toutes un schéma similaire : trois accents toniques au premier vers, quatre au deuxième, et encore trois au dernier. Même si ce schéma (3/4/3) diffère de l’original (4/4/3), il crée, sur le plan rythmique, un effet circulaire qui contribue, au même titre que la similicadence espagnole, à structurer le poème, ce qui nous incite à le considérer comme fonctionnel. Quant aux versions de Rossi et de Bassnett, elles se démarquent des autres, mais non pour les mêmes raisons. La traduction de Rossi présente une distribution d’accents toniques de 4/4/3 comme le poème espagnol, ce qui lui confère une certaine saveur structurelle. Pour sa part, le rythme de la version de Bassnett paraît plus régulier encore que l’original, chaque vers comptant quatre accents toniques si l’on ignore le nombre de syllabes faibles. Cette relative « isométrie », qui ne se retrouve pas dans le poème original, pourrait à la limite être considérée comme adaptative.

Quoi qu’il en soit, il est intéressant de noter que la versification « purement accentuelle », où seul le nombre de syllabes fortes importe[21], est incidemment typique des formes orales traditionnelles anglaises : « Pure accentual [is] the meter of the earliest Germanic poetry; it is preserved in nursery rhymes and in much lyric verse » (Hollander, 2001, pp. 4-5). Ainsi, le rythme de toutes ces versions anglaises, en évoquant notamment celui des comptines anglaises, reproduit l’impression de « refrain » créée en espagnol par la similicadence, que soulignait d’ailleurs Gai dans son analyse du texte original (1992, p. 257), ce qui correspondrait à une approche plutôt fonctionnelle de la métrique du poème.

En définitive, ces observations indiquent que sur le plan phonique, toutes les versions anglaises abordent l’aspect sonore d’un point de vue plutôt fonctionnel, usant des ressources anglaises, notamment des vers « purement accentuels » de trois ou quatre syllabes, pour recréer une structure sonore assez répétitive approchant l’effet circulaire des assonances et rythmes pizarnikiens. Cela dit, deux des glissements de sens notés précédemment chez Bassnett pourraient en fait relever d’une approche structurelle de l’aspect sonore. Ainsi, au premier vers, le choix de « surge » au lieu de « leap » semble vouloir imiter le « s » du « salto » espagnol. Ensuite, au deuxième vers, la traduction de « junto a » par « joined with », ressemble à une tentative de traduction phonétique. Ainsi, bien que la version de Bassnett paraisse essentiellement fonctionnelle sur le plan sonore, elle recèle aussi des traits structurels.

2.3. Aspect spatial

Pizarnik accorde une attention particulière à la spatialisation de sa poésie. Peintre à ses heures, elle « dessine » ses poèmes sur un tableau avant de les rédiger. Ses textes souvent très courts, peu ponctués, n’occupent qu’une mince portion de la page. Sur le plan spatial, le premier poème d’Árbol de Diana est donc représentatif du style pizarnikien : il forme un bloc de trois vers à simple interligne situé seul sur la page, dans la moitié supérieure, entouré de vide. Sur le plan macro-textuel, Bassnett est la seule qui semble aborder la mise en page de ses traductions de façon structurelle : dans son livre comme dans celui de Pizarnik, chaque poème a sa propre page. Bien que l’espagnol occupe la moitié supérieure et l’anglais, la moitié inférieure, l’espace d’impression reste très aéré. En revanche, tous les autres traducteurs anglais présentent les poèmes traduits de façon compacte, l’un à la suite de l’autre, séparés par une simple ligne blanche. Curieusement, cette tendance à l’économie d’espace confère aux versions des traits adaptatifs. Sur le plan stylistique, on peine à reconnaître dans leur abondance de caractères imprimés le style dépouillé, « anorexique » (comme l’a déjà qualifié Bassnett en 1996, p. 139) typiquement pizarnikien. Sur le plan rythmique, le fait que presque aucun blanc typographique ni saut de page n’invitent à faire une pause entre les poèmes incite à lire les traductions plus rapidement que les originaux.

Toujours d’un point de vue macro-textuel, précisons que les poèmes originaux sont numérotés de 1 à 38. Le chiffre est centré, séparé du poème par une ligne blanche. Cette ponctuation numérique, qui rappelle la division d’un livre en chapitres, exerce une fonction déictique, invitant à lire les poèmes en ordre chronologique. Parmi les versions incomplètes, celle d’Álvarez est la plus structurelle : les chiffres correspondent à ceux de 1962 et sont centrés au-dessus des poèmes, dont ils sont séparés par une ligne blanche. Quant aux versions de Molloy, de Bassnett et de Tobin, elles sont à cet égard les plus adaptatives : aucun des extraits de Molloy et de Bassnett n’est numéroté, et aucune des 17 versions de Tobin, à part la première, ne porte le même chiffre qu’en 1962. Par conséquent, même l’ordre des poèmes sélectionnés est dans les trois cas « chronologique », le lecteur n’a aucun indice que le cycle est incomplet, ni même, chez Molloy et Bassnett, qu’il s’agit d’un cycle proprement dit. Pour leur part, les versions complètes de Graziano et Fort et de Rossi sont à cet égard plutôt fonctionnelles, car elles reproduisent la numérotation originale. Notons toutefois que la mise en page des chiffres diffère : les traducteurs l’alignent à gauche, et insèrent un point après chaque chiffre, suivant peut-être une autre convention typographique.

Enfin, sur le plan micro-textuel, on note que la découpe des vers traduits n’est pas toujours la même que celle des originaux : en espagnol, chacun gagne progressivement en longueur, reproduisant le profil d’un escalier descendant, qui pourrait illustrer l’amorce de la descente de la voix lyrique au fond d’elle-même, descente symbolique qui se poursuit d’ailleurs tout au long du cycle sur le plan sémantique comme visuel. Chez Tobin, Rossi et Bassnett, le deuxième vers est plus court que les deux autres, ce qui donne l’impression d’un « trou », et chez Graziano et Fort, les trois vers, de longueur presque identique, dessinent un bloc compact, rectangulaire. Certes, il est fort probable que les traducteurs n’aient pas accordé une grande attention à la découpe des vers. Jusqu’à un certain point, le transfert linguistique rend ces différences graphiques inévitables, ce qui nous pousse à les considérer fonctionnelles. Cela dit, il est intéressant de remarquer que les versions d’Álvarez et de Molloy reproduisent une découpe en escalier similaire à l’originale, ce qui pourrait résulter d’une approche plus structurelle.

En somme, la traduction de l’aspect spatial semble donner lieu à des solutions plus hétérogènes que celle des aspects conceptuel et sonore. En effet, le traitement que les traducteurs réservent à l’espace est un mélange de deux, voire de trois approches, selon que l’on observe le poème d’un point de vue macro-textuel (la page, la mise en page) ou micro-textuel (ponctuation et blancs typographiques). D’abord, on décèle des traits adaptatifs dans toutes les sélections traduites dont font partie les versions à l’étude. Aussi, l’approche structurelle est un peu plus présente, mais elle n’est pas la plus récurrente, et se concentre surtout dans les versions d’Álvarez et de Molloy. Enfin, les traits fonctionnels se retrouvent surtout dans les traductions de Graziano et Fort et de Rossi, qui sont, incidemment, toutes deux des versions complètes.

Conclusion

En définitive, le fait d’aborder l’un après l’autre les trois aspects du poème et de ses versions anglaises a permis de détailler l’approche de chaque traducteur[22]. Du point de vue conceptuel, une majorité de traducteurs ont reproduit l’essentiel du contenu sémantique et stylistique, tout en s’assurant que leur version soit idiomatique. Du point de vue sonore, aucun ne calque les répétitions phoniques espagnoles, mais tous en insèrent là où ils le peuvent, voire en rajoutent, pour recréer l’effet itératif et circulaire original. Sur le plan spatial, on constate un mélange de traits fonctionnels, adaptatifs et structurels. Jusqu’à un certain point, il n’est pas étonnant que l’approche fonctionnelle ait été presque systématiquement adoptée pour la traduction des deux aspects les plus souvent considérés en traduction poétique : le conceptuel et le sonore. Après tout, le traducteur est souvent perçu comme un « ré-écrivain »[23] tenu, en principe du moins, de faire preuve d’un certain degré d’adéquation à l’original, ce qui pousse Umberto Eco à déclarer : « A translation that manages to “say more” might be an excellent piece of work in itself, but is not a good translation » (2001, p. 45). Après tout, précise Seán Golden, les lecteurs cibles veulent lire l’auteur, non le traducteur : « [...] most readers are looking for what they will perceive (or want to perceive) as the original, by the original poet’s name, not for the translation [...], nor by the translator’s name » (1997, p. 219). Par ailleurs, les littéraires et traductologues sous-estiment souvent la signifiance du traitement de l’espace poétique, le considérant comme une sous-catégorie de l’aspect sonore, une tendance qui, selon Hollander, prendrait sa source dans l’Antiquité, où l’on avait établi une parfaite relation d’identité entre musique et poésie (1985, p. 7). Cela pourrait expliquer pourquoi les traits fonctionnels sont moins dominants lors de la traduction de l’aspect spatial, malgré son importance incontestable dans l’oeuvre de Pizarnik.

Au terme de l’analyse, il ne fait aucun doute que tous les aspects de la matérialité du langage – le concept, le son et l’espace – sont appelés à devenir signifiants en poésie et qu’ils méritent d’être pris en compte lors de l’analyse de traductions. Tout bien réfléchi, la complexité du genre poétique semble vouée à faire éclater toute typologie préétablie. Notre méthode d’analyse vise donc moins à établir des « catégories » proprement dites qu’à fournir des paramètres opérationnels qui dépassent les habituelles distinctions entre traduction littérale ou littéraire et adaptation.

Certes, il serait souhaitable d’appliquer notre grille d’analyse à un plus grand corpus pour cerner la portée réelle des tendances traductives observées et leurs effets à long terme sur la réception de Pizarnik. Notamment, il serait fort intéressant d’étudier les traductions de ses autres recueils, voire les traductions poétiques que Pizarnik elle-même a signées afin de vérifier l’importance qu’elle a accordée à la reproduction des trois aspects de l’oeuvre d’autres poètes. Dans une perspective plus large, on pourrait également étudier l’oeuvre complète d’autres auteurs traduits ou retraduits dans une même langue ou dans plusieurs langues, ou encore l’ensemble des versions d’un traducteur ayant marqué son époque. Dans un avenir prochain, nous souhaiterions également évaluer la fonctionnalité de notre méthodologie dans un contexte non littéraire, comme celui de la traduction multimédia, par exemple, où le sens interagit aussi avec le son et l’espace.